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Chapitre 12. Topographie judiciaire : l’état des lieux du crime
p. 225-242
Texte intégral
Nous irons sur les lieux, nous les examinerons de nos propres yeux1.
Mais la fixation d’état des lieux n’est rien si elle n’est pas faite en liaison étroite avec l’étude méthodique des lieux, laquelle comporte essentiellement l’étude des voies d’accès et de départ, celle des effractions, de la position du cadavre, des liens et des habits, des blessures, des taches de sang, enfin la recherche systématique et méthodique de toutes les traces qui peuvent avoir été laissées par le criminel : empreintes digitales, traces de pas ou de véhicules, poussières, objets perdus ou abandonnés, outils, armes, etc.2
1Pour fixer les lieux du crime, l’auditeur peut recourir au « topographe judiciaire ». Bien équipé (règle, équerre, planchette, rapporteur, compas, crayon, tire-ligne, fil à plomb, jalons, voire boussole), le topographe judiciaire arpente la scène du crime dont il « dessine les plans3 ». « Plan fait visuellement de la maison du nommé Mégevand et de ses alentours pour servir à l’intelligence de la procédure » : la topographie illustre littéralement l’information criminelle, comme le note l’auditeur en 1782 pour éclairer les circonstances de lieu et de temps d’un assassinat commis dans le mandement près de Jussy4. Croquis sommaire, « relevé » géométrique, plan schématique, dessin détaillé : la topographie judiciaire affine l’enquête inquisitoriale. Elle offre au magistrat la certitude géométrique de l’arpentage, qui vise à « tracer en petit sur le papier la figure exacte d’un terrain avec tous ses détails, en conservant l’égalité des angles et la proportionnalité des côtés5 ». La plume et l’encre inscrivent sur le papier l’état des lieux du délit pour rendre ce que le magistrat a vu de ses propres yeux en recherchant des indices, en repérant des traces. En 1779, l’auditeur fait dresser le « plan de la chambre » de la prison qui a été le cadre d’une tentative d’évasion. Localisant les principales pièces de la prison dessinée en plan avec le jardin et la chambre du geôlier, le graphique en fixe les circonstances matérielles6. La topographie judiciaire clarifie parfois la levée de corps. En 1698, un auditeur reporte sur le « verbal de perquisitions » le croquis des lieux d’exhumation d’un squelette humain enterré dans les plates-bandes d’un maître chirurgien. Cette levée de corps singulière accuse le propriétaire du jardin et certifie l’identité du mort : un voleur de grand chemin pendu, dont le cadavre a été volé pour être disséqué secrètement par des chirurgiens7. Le dessin judiciaire peut résoudre un litige de juridiction entre Genève et la Savoie, lorsque le cadavre d’un homme gît sur la frontière des deux États. Par un schéma mis à l’échelle du terrain, l’enquêteur formule alors le scénario probable de l’homicide volontaire8. Une autre fois en 1791, c’est la topographie d’un vol nocturne de munitions que fixe le dessin des lieux de l’effraction dans le « magasin de poudre » situé dans un bastion des fortifications9. La topographie judiciaire détaille aussi le mode opératoire de la violence criminelle.
2Sur les lieux du crime ou de l’accident, avec ou sans greffier, l’auditeur veut en objectiver visuellement les circonstances matérielles, aggravantes ou atténuantes. En octobre 1782, un apprenti âgé de 15 ans tue d’un coup de fusil son « ami intime » (20 ans) assis dans les latrines d’un logis populaire. Ayant traversé le mur en bois, la balle perce le « corps du jeune homme par la fesse droite », puis « perfore l’intestin » et érafle la cuisse gauche. Mandé sur les lieux de l’accident, un médecin ne peut stopper l’hémorragie mortelle de la victime. L’auditeur descend sur le théâtre de l’homicide. En y enquêtant, il trace le schéma qui étaie la thèse du « coup de feu accidentel » que soutient l’accusé. Poursuivi en justice, le tireur est blanchi. Croquis en mains, le procureur général François-André Naville oppose la « circonstance atténuante » de l’homicide accidentel à la « volonté de tuer10 ». En 1807, même démarche de « fixation des lieux » pour reconstituer les circonstances d’un viol commis dans son logis par un commerçant sur sa servante11.
Indices matériels, vestiges du crime
3Étayant l’enquête inquisitoire — écrite, secrète et non contradictoire —, la topographie judiciaire permet de qualifier avec plus de certitude le délit en objectivant les « circonstances qui l’accompagnent », selon Pierre-François Muyart de Vouglans, notamment celles qui résultent de l’« agression, de la qualité des armes et des instruments dont on est s’est servi, du temps, du lieu, de la qualité des blessures, et de l’endroit où elles ont été faites12 ». L’enquête inquisitoire réunira les indices naturels ou matériels observés ou récoltés sur la scène du délit. Les « Juges, exige l’Ordonnance criminelle de 1670 (titre IV), dresseront sur-le-champ et sans déplacer, Procès-Verbal de l’état auquel seront trouvées les personnes blessées, ou le corps mort : ensemble du lieu où le délit aura été commis, et de tout ce qui peut servir pour la décharge ou la conviction13 ». Transport du magistrat, arpentage et « état des lieux » du crime pour en rassembler les « indices » ou les « vestiges » : l’enquête criminelle repose sur ce protocole.
4Depuis la fin du XIXe siècle, appuyée par la photographie judiciaire et la démarche expérimentale, la police scientifique systématise l’observation de la scène du crime et la cueillette des traces matérielles. Professeur de criminologie à l’Université de Lausanne, Marc Bischoff plaide en 1938 pour l’« automatisme parfait et l’exactitude rigoureuse de la reconstitution des faits ». Il énonce l’idéal positiviste de la « topographie judiciaire ». Son application invariable sur la scène criminelle transforme l’investigation des lieux en instrument universel de la criminologie. Selon Bischoff, les « constatations à faire sur les lieux des délits et des crimes » devront « fixer aussi exactement et aussi objectivement que possible les circonstances matérielles de l’acte criminel14 ». Les premières observations de l’enquêteur révèlent le mode opératoire du criminel et informent peut-être sur son mobile. Entre croquis, dessin réaliste et réduction géométrique, la topographie judiciaire appartient à l’outillage de la police scientifique, suivant l’un de ses pères fondateurs, Hans Gross (1847-1915)15. Arrivé à l’« endroit où le crime a été commis », note en 1948 le policier de laboratoire Edmond Locard, l’enquêteur rendra visuellement l’« état des lieux16 », car le criminel y laisse des indices puis le quitte en en emportant des vestiges. Lier les indices aux vestiges permet alors de remonter jusqu’à l’homo criminalis. Le paradigme indiciaire donne ici tout son sens à la topographie judiciaire, telle qu’elle s’affirme déjà au XVIIIe siècle. Elle constitue l’anthropologie de la trace criminelle en rassemblant et en objectivant les indices qui confondront le délinquant et forgeront l’intime conviction du magistrat17. Mis en série et objectivés, les indices et les traces pourront étayer le procès, renforcer le réquisitoire du parquet ou conforter la défense du prévenu.
5Pour l’Ancien Régime, l’histoire de l’objectivation des circonstances matérielles du crime reste à écrire. La topographie judiciaire appartient à l’histoire du naturalisme judiciaire qui, dès la Renaissance, s’affirme en Europe continentale avec la procédure inquisitoire et son aspiration à un système probatoire détaché du providentialisme médiéval18. La topographie du crime évoque les mutations matérielles qui transforment la technique et le protocole de l’enquête judiciaire. Née avec l’inquisitio, l’enquête judiciaire vise l’« histoire naturelle du délinquant19 ». L’enquêteur établira positivement l’« état des lieux du crime ». L’investigation établit la représentation neutre de la violence criminelle, afin de mieux la qualifier. Selon l’article 43 du Code d’instruction criminelle (1808), le « Procureur du Roi, au début de son enquête, se fera accompagner d’une ou de deux personnes présumées, par leur art ou profession, capables d’apprécier la nature et les circonstances du crime ou du délit20 ». L’« observation minutieuse » suppose l’objectivité technique de la topographie, cet « art de représenter sur le papier la configuration d’une portion de terrain avec tous les objets qui sont à sa surface21 ».
6Grammaire visuelle des circonstances matérielles du crime, la topographie judiciaire sur la scène du délit transforme les traces et les indices de l’homicide en signes positifs de la dangerosité. D’une manière holistique, la topographie du crime ressemble à la « topographie médicale ». Cette nosographie positiviste vise la « description des lieux, l’étude de l’état de l’atmosphère et la qualité des eaux, ainsi que les émanations du sol, […] des corps vivants ou morts ». En fixant les critères du « salubre et de l’insalubre du milieu [social] », la « topographie médicale » inscrit les pathologies individuelles ou les pandémies dans un déterminisme quantifiable (« influences des agents physiques sur l’organisme »). Prophylactique, elle encadrera la politique d’hygiène de l’État pour prévenir l’insalubrité ou la pandémie22.
7De son côté, la topographie judiciaire fixe la scène de l’anomie sociale que représente le crime. Pour enregistrer les indices matériels du meurtre ou du cambriolage, le topographe utilise un langage descriptif qui fige les lieux. Le symbolisme et les conventions graphiques de la topographie du crime positionnent le cadavre, dressent le plan d’une maison ou la carte d’une région, détaillent le lieu de l’homicide ou du vol qualifié par l’effraction. Basée sur l’arpentage judiciaire qui explicite les indices visibles et cachés du crime, la « fixation de l’état des lieux » semble « objective », car elle repose sur l’« observation directe ». Elle mène à reconstruire les faits matériels, pour corriger la mémoire défaillante de l’enquêteur. Elle sanctifie la « preuve concrète » du délit. Elle pérennisera la matérialité des indices effacés par le temps ou altérés par la subjectivité des preuves testimoniales. Finalement, la topographie du crime attirera, a posteriori, l’attention sur un détail infime ou peu visible, ignoré par l’enquêteur. Marquée par la géométrie et l’objectivité des sciences naturelles, la topographie judiciaire applique la « preuve indiciale » graphiquement matérialisée. Ce protocole inductif enchaîne et visualise les observations immédiates, minutieuses et quantitatives réalisées sur le lieu du crime. « Dessins naturels », « croquis de la chambre du crime » séparant les parois et les planchers afin de redresser les murs pour obtenir une reconstitution tridimensionnelle (pliage)23, esquisses, schémas, plans ou autres « procédés graphiques » saisissant la « scène du délit » : la graphie de la topographie judiciaire élabore un système de représentation qui va du « général au particulier ».
8L’arpenteur judiciaire fera un « croquis montrant la distribution des pièces d’un appartement par exemple, puis un croquis montrant la disposition des meubles dans la chambre où le crime a été commis, enfin un ou plusieurs croquis de détail pour la notation des éléments spéciaux comme la position d’un cadavre, l’emplacement des taches de sang, des traces d’effraction, etc. ». Menant aux hypothèses plausibles de la résolution analytique et de la reconstitution judiciaire, la topographie judiciaire éclaire les « motifs qui ont fait agir un individu ». Elle livre le « cadre matériel dans lequel il a opéré ». Le théâtre du crime est relevé de « manière complète, objective et impartiale ». Induit par la « certitude physique » opposée à l’arbitraire de la morale, l’indice jaillit de l’« étude topographique du crime ». Entre « plans exacts », « mesures rigoureuses », « échelles précises » ou « points de repères fixes », la vérité judiciaire totalise mathématiquement les observations directes de chaque circonstance matérielle du crime24.
9La topographie judiciaire veut rationaliser et moderniser l’enquête. Elle s’inscrit dans la pratique judiciaire de l’Ancien Régime. Au cours du XVIIIe siècle, son usage est ponctuel. Ensuite, jusqu’au moment où cette technique d’objectivation entre en compétition avec la photographie judiciaire (vers 1860), elle fixe la scène du crime que lève et dessine le « géomètre conformément à la vérité des lieux ». En automne 1833, l’enquête sur l’infanticide commis à Genève mène à la découverte des « portions du corps » d’un nouveau-né jeté dans les latrines d’un logis populaire. Pour visualiser la levée particulière du fœtus qui accuse la mère, l’expert dessine le plan en coupe des canalisations bouchées par le cadavre de l’enfant tué à sa naissance25.
Meurtre sur la grève d’une rivière
10Parmi la quinzaine de meurtres commis à Genève entre 1817 et 1862, le cas Mugnier montre l’emboîtement de la topographie dans l’enquête judiciaire26. Alors qu’il pêche sur la rive gauche de la Versoix dans la campagne genevoise, Jean-Étienne Mugnier est abattu, entre les 17 et 19 décembre 1827, de deux coups de fusil. Embusqué dans les bois et éloigné d’une dizaine de mètres en surplomb de sa victime, l’agresseur le vise au « milieu du dos ». L’expertise du corps et des vêtements de Mugnier confirme le mode opératoire. L’impact des coups de feu le précipite dans l’eau. Ayant lâché sa ligne sur le rivage, il y reste submergé jusqu’à sa découverte le 24 décembre. Son cadavre est repêché à une centaine de mètres en aval des lieux du meurtre, où il avait accroché un seau métallique. Son chapeau a été dissimulé dans un gros chêne situé à trente mètres de la rivière. Sa bouche contient encore une « bouillie composée de pain et de fromage de chèvre mâché ; un assez gros morceau de ce dernier aliment n’avait pas encore été trituré ». Selon un expert, les « poissons trouvés dans le seau, paraissent avoir été pris depuis trois ou quatre jours ; l’un deux portait encore à la gueule un petit poisson, qui paraissait avoir servi d’amorce, indiquait par là une contravention aux lois de la pêche ». Le 24 décembre, le légiste procède à l’autopsie pour établir les causes apparentes de la mort :
Le cadavre avait été transporté par les ordres de l’adjoint du maire […] dans un hangar de la papeterie […] ; il était recouvert de ses habits, sans rigidité cadavérique et cependant n’offrait aucun signe de putréfaction commençante ; à la partie postérieure et droite du tronc existaient deux ouvertures à peu près rondes, de six lignes de diamètre, à bords enfoncés et comme recourbés en dedans, environnés d’une auréole d’un rouge livide et offrant tout à fait l’aspect d’armes à feu, et en particulier de celles qui résultent de l’entrée d’une balle de calibre ordinaire27.
11Durant l’autopsie, la « sonde » du légiste « prouve que le trajet des blessures se dirigeait de dedans en dehors, et de haut en bas, faisant avec l’horizon un angle d’environ 20 degrés ». L’expertise balistique montre qu’un projectile, trouvé sur le sol d’un entrepôt où Mugnier repose avant son transport à Genève, l’a tué : « La balle est déformée, [elle] porte des traces de lésion et de frottement ; vue à la loupe, elle est hérissée de débris laineux ; [elle] présente des taches brunâtres et brillantes, ressemblant à du sang desséché. Elle pèse 20 grammes et 60 centièmes. » Pour fixer les lieux de l’assassinat, l’auditeur Guillaume Prévost convoque et assermente un géomètre de Carouge28.
12Le 6 janvier 1828, l’expert arpente et fixe les « localités » de l’assassinat. « Levé et dessiné […] conformément à la vérité », son plan résume les circonstances matérielles établies lors des « premières informations [judiciaires] faites sur les lieux » du meurtre. En montrant leur topographie — dénivellation du terrain, clairière, arbres, grève et rivière —, le géomètre renforce la thèse du « guet-apens » homicide. En janvier, un suspect désœuvré est arrêté près de Nyon : Alexandre Debogis, âgé de 42 ans, ancien gendarme, ruiné par son frère André. Transféré en prison, fort ému, il tente de se suicider en se brisant le crâne. Conduit à Genève, Debogis est incarcéré sous surveillance constante en raison de son « état d’émotion extrêmement violente ». Marginal, ayant vécu quelque temps chez Mugnier, il avoue le meurtre, que motivent des ressentiments financiers. L’instruction multiplie les expertises du fusil de Debogis. Un armurier en tire notamment des « empreintes de calibre » pour le confondre. Le procureur général base son réquisitoire sur les conclusions du légiste. Selon le praticien, visée à bout portant, la victime a « succombé en peu d’instants aux blessures traversant la poitrine ». Les plaies résultent de deux balles d’un « calibre ordinaire » qui ont traversé le corps d’arrière en avant. Jugé puis reconnu coupable par un jury populaire, Debogis est condamné pour assassinat commis avec « préméditation » et « à guet-apens ». Le 18 avril 1828, à 8 heures et 5 minutes du matin, mené à la Place Neuve (dans les fortifications), il monte sur la guillotine.
13Joint à l’enquête et aux expertises (légiste, armurier), le « plan des lieux » participe à la reconstitution judiciaire du passage à l’acte criminel. Apportant la « preuve matérielle » de la culpabilité de l’accusé, l’expertise renforce le réquisitoire du procureur général qui veut convaincre le jury. Donnant à voir les lieux du crime, la topographie judiciaire peut éclairer la personnalité de l’homo criminalis.
L’affaire Corboz : l’empreinte sanglante
14En octobre 1820, l’« assassinat de Plainpalais » (faubourg situé à l’ouest des fortifications hors de Genève) rend exemplaire le protocole d’enquête reposant sur la topographie judiciaire comme processus de construction de la culpabilité du délinquant29. Ce double meurtre nourrit l’insécurité publique. Il est commis « avec préméditation dans la soirée du 30 octobre 1820 sur la personne de Louis Corboz et Louise Miéville, suivi d’un vol considérable (argent, vaisselle, montres, linge, hardes) ». À l’instar des canards de l’Ancien Régime, deux brochures populaires évoquent avant et durant le procès le « crime atroce dont les annales de la République offrent peu d’exemples30 ».
15L’assassinat est découvert fortuitement. Des passants ayant aperçu par une fenêtre de la maison Corboz deux « corps baignant dans leur sang », ils informent la police qui saisit le procureur général. Descendu sur les lieux du crime avec son substitut et un greffier, il ordonne à un serrurier de forcer la porte close du logis. Les enquêteurs investissent le théâtre du massacre, où gisent deux cadavres égorgés, celui d’un vieillard et celui d’une jeune femme. Le double assassinat nocturne montre que la vie et les biens d’un bourgeois aisé ne sont pas à l’abri de rôdeurs meurtriers qui ajoutent le vol au massacre. Corps « saisis, percés de coups, terrassés », « maison pillée », cadavre « outragé » : les « circonstances incontestables » du massacre sont terribles. Durant l’instruction judiciaire, elles ressortent du « dessin plein d’exactitude » qui visualise l’ampleur du forfait. L’« état des lieux » est fixé par le dessinateur, géomètre et peintre Jean-François Burdallet, paysagiste alors réputé, ici assermenté par la justice31.
16Crayon, plume, pinceaux, règle, équerre, compas, papier fort et aquarelle : bien équipé, Burdallet arpente les lieux. Il brosse tout d’abord le « plan perspectif des localités extérieures » (maison). Ensuite, il dresse l’« autre plan sur une plus grande échelle » de la scène du crime. Finalement, il dessine la « vue perspective de l’intérieur de la salle à manger » de Corboz. Le bilan visuel de la violence homicide en révèle les circonstances objectives. Bain de sang, corps violenté, dégâts matériels : figés par le topographe, les lieux du crime montrent que les victimes ont été « cruellement » égorgées durant leur dîner (semoule, poulet). L’œil du topographe guide l’investigation judiciaire. L’enquête du magistrat et le relevé topographique forgent le récit judiciaire qui donne sens au crime :
[Une jeune femme] étendue en avant, les deux bras devant elle, la tête appuyée sur le côté droit, légèrement tournée sur le côté gauche, les deux jambes écartées […], la jambe gauche mordant un peu sur le plancher de la cuisine formé de briques […]. Cette femme était étendue directement de la porte à la fenêtre de la gauche de la chambre dont il s’agit, ainsi qu’il sera expliqué sur le plan qui sera joint à la procédure. […] Le second cadavre couché sur le dos était placé près de la fenêtre gauche […] dans une direction perpendiculaire à celle de l’autre. Les deux têtes à trois pieds et demi l’une de l’autre. Le plancher de cette chambre était amplement souillé du sang de chacun des cadavres ; il existait à main droite de celui de la femme une tache de ce fluide de 8 pouces de diamètre environ, avec des taches qui rejaillissaient autour et des empreintes qui semblent indiquer qu’on a marché dessus ; les carreaux de la cuisine offrent dans la direction de la porte d’entrée des emplâtres sanglants qui, sans avoir une forme déterminée, paraissent pourtant devoir être attribués à un pied qui aurait été teinté de sang au talon et au devant du soulier ; quatre de ces taches plus marquées et plus visibles que les autres ont à peu près 2 pouces et demi à 3 pouces de diamètre ; elles vont en diminuant de largeur et de coloration à mesure qu’elles s’éloignent de la chambre.
17Le transport judiciaire sur les lieux du drame mène à la perquisition. Celle-ci enregistre les traces de sang sur les murs, puis inventorie le mobilier et les objets de la « chambre du crime ». Une hypothèse s’impose aux enquêteurs en ce qui concerne le mode opératoire des meurtriers : les deux victimes auraient été égorgées durant leur dîner. Ensuite, éclairés par la chandelle saisie sur la table à manger, les assassins pillent la chambre du premier étage. Les circonstances morbides du double meurtre ressortent de l’« examen cadavérique » réalisé in situ par trois « docteurs et chirurgiens », convoqués et assermentés par le procureur général32. En observant les plaies, ils démontrent que les coups mortels ont été portés par un gaucher. Après avoir dénudé et lavé les corps glacés, les légistes procèdent à leur « ouverture ». Ils veulent établir les causes de la mort selon les « blessures reconnues sur les cadavres [aux] yeux flétris et ternes ». Éventrée puis égorgée jusqu’aux os de la nuque par une lame qui a « divisé complètement la carotide et la jugulaire gauche », la femme (âgée d’environ 20 ans) meurt d’une hémorragie. L’homme (âgé de 67 ans) s’est défendu courageusement : les coupures aux mains et aux avant-bras, entre le coude et le poignet, le prouvent. Ensuite, il a été mortellement frappé au cou et au thorax : plèvre incisée, lobe inférieur du poumon droit percé, oreillette droite du cœur sectionnée, vertèbres entamées. Les légistes imputent la violence homicide à la « même arme ». En remarquant la « fraîcheur des organes » et l’« absence de putréfaction », ils estiment que le moment du crime se situe entre quinze et trente heures avant la levée des cadavres. Les légistes établissent le lien causal entre les traumatismes corporels et le décès des victimes33. La qualification du double meurtre est mise sous l’autorité du naturalisme médico-légal qui rassemble les indices probatoires de la brutalité et de l’intentionnalité des assassins.
18Qui sont les criminels ? Jacques Machon, ancien douanier français, et Claude Menoud, laboureur désœuvré et analphabète, tous deux âgés de 44 ans, sont arrêtés après une rapide enquête à Genève et en France voisine où se réfugie l’un des meurtriers. Pour « soulager sa conscience », Machon avoue la préméditation du double assassinat motivé par la recherche d’argent : repérage, discussion avec Corboz pour savoir s’il avait besoin d’un domestique, choix d’un sabre trop onéreux, puis achat et affûtage d’un poignard, expédition nocturne. Ensuite, en chargeant son complice, il confirme ce que l’enquête judiciaire avait établi sur le passage à l’acte : « [il] s’est jeté sur Monsieur Corboz, et l’a frappé comme un éclair d’un coup de couteau dans le corps, puis il a frappé la fille à la gorge […] ; ils n’ont crié, ni l’un, ni l’autre ; ça été fait dans un instant ; […] quand il a enfoncé le couteau dans le corps de Monsieur Corboz, celui-ci disait “Eh mon Dieu, faut-il mourir, faut-il donc mourir”34 ». Durant la reconstitution, confondu par les contusions de son visage et de ses mains qui prouvent la résistance de la servante, Machon reconnaît sa participation active dans le meurtre de celle-ci. Il sait ce qui l’attend au terme du procès : « Je sais bien ce qu’il m’en coûtera (en montrant son cou) », écrit à plusieurs reprises le greffier du juge.
19« Comme si la main meurtrière, après avoir plongé le poignard une première fois, l’avait retirée en partie pour la replonger encore et dans une autre direction », souligne le procureur général dans son réquisitoire capital. Quantifiées par les légistes, les perforations cadavériques des victimes objectivent la volonté meurtrière des rôdeurs. Cette circonstance aggravante durcit l’acte d’accusation nouant la complicité des deux meurtriers qui ont une « part active à la perpétration matérielle du double assassinat : un la saigne [servante], pendant que l’autre l’étouffe ». Basé sur la « disposition des traces de sang » observées dans la maison Corboz, l’acte d’accusation « exclut entièrement l’idée que le vol » soit séparé de l’assassinat : « celui-ci était le moyen préparatoire de celui-là, le préalable par lequel les auteurs du crime avaient commencé, pour être ensuite plus à leur aise et entièrement les maîtres dans le domicile de leurs victimes ». Établies par l’enquête et illustrées par le topographe, les « circonstances attestent de la manière la plus évidente » la préméditation « froide » du « projet d’égorger deux personnes ». La « sûreté » et l’« audace » de la double exécution prouvent la « barbarie des rôdeurs nocturnes35 ».
20Le topographe judiciaire montre bien les circonstances matérielles de l’« épouvantable crime ». L’état des lieux révèle en outre la monstruosité morale des meurtriers. On « voit, en effet, par les dessins pleins d’exactitude qu’a faits Monsieur Bourdallet [qu’on ne] peut entrer dans cette chambre sans franchir le corps de la fille dont les pieds se trouvent en travers de la porte. Or un homme, capable d’une telle horreur […] », n’appartient plus au genre humain selon le procureur général. L’image donne à voir l’intolérable, soit ce qui souille le cadavre de la servante : « [sur] sa robe, à la région du bas des reins, il existe une empreinte sanglante et chiffonnée, comme celle [produite par] le pied ensanglanté d’une personne qui se serait servi du cadavre comme d’un marchepied pour visiter une armoire36 ». Les dessins du géomètre pointent l’indice matériel qui met au jour le « défaut de principes moraux » et l’« absence de tout sentiment religieux » des rôdeurs. Bien visible, focalisant l’attention répressive du procureur général, la trace de pas ensanglanté sur le cadavre de la victime matérialise la perversité des criminels.
21Avec ce dispositif, le récit judiciaire qualifie le crime. Il rejoint la description imagée qui met en lumière l’atrocité morale du passage à l’acte. Le bilan verbal et imagé de la violence contribue durant le procès (27 février au 2 mars 1827, soixante témoins) à convaincre le jury de la culpabilité des meurtriers et au rejet de leur pourvoi en grâce que dépose un avocat (8 mars), qui invoque le « célèbre Beccaria ». Le 9 mars 1827, face aux accusés agenouillés devant la barre du tribunal installée exceptionnellement dans la rue devant l’Hôtel de ville, la confirmation de la sentence capitale est clamée en « présence du peuple appelé à son de trompe ». Ensuite, escortés d’un détachement de gendarmes, les deux meurtriers sont menés à la guillotine dressée sur la « place publique dite de la Comédie » : à 10 heures 30 du matin, ils sont exécutés.
22Génuflexion des condamnés, censure morale, trompette de la justice, foule autour des magistrats, cortège jusqu’à l’échafaud : l’affaire Corboz se termine par le retour au rituel pénal de l’Ancien Régime. Anachronique au temps de la Restauration, la justice préventive et expiatoire infligée aux deux complices est motivée par les atroces circonstances matérielles et morales du double assassinat de Plainpalais. Réparant publiquement la violence homicide des rôdeurs, la double exécution apaise le sentiment d’insécurité sociale née avec l’égorgement de Corboz et de sa servante37. Dressé sur les lieux du crime, le bilan imagé du massacre signale la nature « inhumaine » des rôdeurs.
Les signes de la violence : l’objectivité à charge
23Du cadavre violenté des victimes à celui des suppliciés morts par « décapitation », l’expert encadre le processus judiciaire. Du début de l’instruction à son dénouement public avec l’exécution de la peine, il éclaire la justice. Il en renforce l’idéal de qualification objective tout en contribuant à la construction d’une pathologie morale de la violence. Inscrite dans le naturalisme de son observation naturelle, celle-ci charge l’accusé. Marquée par la procédure inquisitoire et la routine médicolégale, la topographie judiciaire vise à certifier positivement le délit. Elle apporte aux magistrats la certitude du « coup d’œil » direct sur les « lieux du crime » et sur le corps violenté de la victime. Pour peser la violence criminelle, l’expertise montre le cadavre d’un assassiné, détaille la blessure, balise dans le cerveau le trajet du projectile.
24En présentant à la cour (magistrats, jury) les lieux du crime et les plaies du cadavre, l’expert objective le passage à l’acte de l’accusé. Il fonde visuellement l’analogie entre le bilan médicolégal du corps violenté, la topographie des lieux et la dangerosité du meurtrier. La qualification judiciaire du crime repose sur l’analyse de ce bilan topographique. Bien visibles, les symptômes du crime informent sur sa causalité, soit la responsabilité pleine ou partielle de l’accusé. Devant les cours criminelles du XIXe siècle, le bilan illustré de la violence homicide ou le simple « état des lieux » évoquent la responsabilité du prévenu. Le 16 avril 1886, durant le procès d’un boucher sexagénaire qui a violé sa domestique âgée de 20 ans alors qu’elle nettoyait une chambre obscure, la topographie des lieux encadre les débats38. L’avocat de l’accusé demande au président du tribunal de « représenter aux jurés un plan de l’appartement de l’accusé ». Celui-ci s’ajoute à la plainte que prouve le rapport du médecin légiste Hippolyte-Jean Gosse (1834-1901) sur les blessures, la défloration et le traumatisme moral de la victime. Gosse convient qu’elle a été « vaincue par la douleur, par l’étouffement et par l’épuisement d’une lutte inégale ».
25Rapportée à des « signes » concrets et visibles, la dangerosité de l’homo criminalis peut ressortir de ce que montre le topographe judiciaire. La nature du crime réside dans l’observation naturelle. Plaies de la victime, atrocité cadavérique, mare de sang, saccage des lieux : la scène criminelle matérialise l’acharnement homicide et éclaire la « perversité » du meurtrier. Géométriquement fixée par le topographe judiciaire, ensuite photographiée avec « neutralité » au milieu du XIXe siècle, la scène du crime expose la « nature » monstrueuse du délinquant, car elle objective le « mode opératoire », qui suit la pulsion criminelle ou la froide détermination homicide. En 1821, réclamant l’échafaud, le réquisitoire contre les auteurs du crime de Plainpalais fait écho au bilan visuel du double homicide nocturne : « Voulant […] faire partager à vos Seigneuries l’horreur que doit inspirer un pareil crime, nous avons tâché de leur conserver l’horreur du spectacle qu’offrait son résultat. L’habile pinceau de Monsieur Burdallet nous a puissamment servi sous ce rapport, et les dessins qui sont pièces au procès ne laissent rien à désirer39. » La cour assiste au spectacle du double égorgement : l’intime conviction du jury en dépend.
26La topographie judiciaire écrit l’histoire naturelle du mal social qu’est le crime de sang. Elle ajoute, à la qualification légale du délit, l’image accusatrice de l’homicide : mesuré sur les lieux du crime, le symptôme médico-légal en devient le signe positif. L’expert qui exhume les vestiges de la violence meurtrière construit la pathologie de l’homo criminalis. Les traces matérielles du forfait signalent sa monstruosité et sa perversité mentale, que la criminologie veut endiguer. Entre topographie judiciaire et médecine légale qui balisent le corps saccagé et les lieux du crime, la représentation de la violence meurtrière constitue l’ultime mais cruciale circonstance aggravante contre l’homo criminalis.
27Enquête, topographie et photographie judiciaires, autopsie cadavérique, toxicologie, expertise et contre-expertise mentales : visant à reconstituer le mode opératoire, la personnalité « aliénée » de l’accusée et son mobile, entre les lieux du délit et la morgue, le travail complexe des experts du crime ressort de manière emblématique du crime de Coutance. À compter de mai 1886, en raison de son « atrocité » et de son impact traumatisant sur les sensibilités urbaines, l’affaire défraie la chronique judiciaire, mobilise la presse, bouleverse la population de Genève et met en œuvre le paradigme médico-légal dans toute son étendue.
Notes de bas de page
1 Edgar Poe, Double assassinat dans la rue Morgue, 1841.
2 Marc Bischoff, La police scientifique, Paris, Payot, 1938, p. 14.
3 L. Lamotte, Traité élémentaire d’arpentage et de lavis des plans, Paris, 1851, p. 1.
4 PC 13844, « Assassinat ».
5 L. Lamotte, Traité élémentaire d’arpentage et de lavis des plans, op. cit., p. 57.
6 PC 13372.
7 PC 5336, 1698-1699, sommaire croquis du squelette ; Bernard Lescaze, « Un squelette sous les jonquilles », Revue du vieux Genève, 1981, p. 75-81.
8 PC 12900, 1776-1777, « Meurtre et brigandage », « Plan » des lieux du crime conforme au « Verbal » de l’auditeur.
9 PC 16510.
10 PC 13971, 1782, « Homicide par imprudence », « Croquis topographique », réquisitoire du procureur général.
11 PC 20058.
12 Les lois criminelles de France dans leur ordre naturel, op. cit., p. 3, 13, 19.
13 Cité selon Yves Jeanclos, La législation pénale de la France, op. cit., p. XX.
14 La police scientifique, Paris, Payot, 1938, p. 13.
15 Sa somme criminologique (Berlin, 1893) est citée ici dans son édition anglaise, Criminal Investigation. A Practical Textbook for Magistrates, Police Officers and Lawyers, Londres, Toronto, Sweet et Maxwell, 1924, III, p. 301-324.
16 Manuel de technique policière (Enquête criminelle), Paris, Payot, 1923, p. 15.
17 Voir René-A. Reiss, Manuel de la police scientifique (Technique), I, Vols et homicides, Lausanne, Paris, Payot, 1911, « Recherches sur les lieux », p. 172-173.
18 Voir James Franklin, The Science of Conjecture. Evidence and Probability before Pascal, Baltimore et Londres, Johns Hopkins University Press, 2001, « Proof », p. 495.
19 René-A. Reiss, Manuel de la police scientifique, op. cit., p. 12.
20 Louis Tripier, Les codes français collationnés sur les éditions officielles, Paris, 1850, p. 691.
21 Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1875, IV, p. 2257a.
22 Dictionnaire abrégé des sciences médicales, op. cit., XV, « Topographie », p. 161-162.
23 PC 20068, 1807, « viol ».
24 Marc Bischoff, La police scientifique, op. cit., p. 22-25 qui vulgarise Hans Gross ; voir aussi R.-A. Reiss, Manuel de la police scientifique, op. cit., « Étude topographique », p. 355-356.
25 Jur. Pén. V, 50, septembre-octobre 1833, « Infanticide ».
26 Jur. Pén. T 265bis, décembre 1827-avril 1828, « Meurtre de Jean-Étienne Mugnier ».
27 Ibid., « Rapport de Monsieur le Docteur Senn sur l’état du cadavre ».
28 Ibid., « Plan des localités où a été homicidé le nommé Étienne Mugnier ».
29 Jur. Pén. T 132bis, 31 octobre 1820, 2 mars 1821, 128 pièces, ca 1000 folios, dont « Rapport fait au Tribunal de Recours par Mr le Syndic Turretini, sur le pourvoi en grâce » des accusés (8 mai 1821).
30 Détails sur l’assassinat commis à Plainpalais, près de Genève, sur la personne du sieur Corboz et de sa servante, dans la soirée du 30 octobre dernier, Genève [1821] ; Procès complet des assassins de M. Corboz et sa servante, Genève [1821].
31 Voir Auguste Blondel, « Un oublié : le dessinateur Joseph-François Burdallet : 1781-1851 », Nos anciens et leurs œuvres, Genève, 1912 ; Burdallet apprécie l’« exactitude dans les moindres détails » ; voir notamment ses quatre grandes planches dans Robert Céard, De l’organisation des secours contre l’incendie, Genève, 1847.
32 Jur. Pén T 132bis, pièce 1, « Procès verbal de transport à [Plainpalais] dans le domicile du Sieur Corboz », 31 octobre 1820.
33 Ibid., pièce 2, « Rapport de Messieurs les Docteurs ».
34 Ibid., « Premier interrogatoire » de Jacques Machon.
35 Ibid., « Acte d’accusation », 5 février 1821, pièce 89.
36 Ibid., « Procès verbal de transport ».
37 Ibid., « Arrêt du Tribunal de Recours » ; « Procès verbal d’exécution ».
38 Jur. Pén. X 741, novembre 1885-avril 1886, « Viol », « Plan » produit par l’avocat.
39 Procès complet des assassins de M. Corboz et de sa servante, op. cit., p. 1-2.
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Sur la scène du crime
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