1Des lieux multiples de l’escroquerie, où la devineresse abuse du menu peuple et provoque le scandale, au théâtre public de l’enrôlement de mercenaires par un recruteur, la justice criminelle réprime ceux qui menacent les individus et défient l’autorité de l’État. Enclavé dans le Pays de Gex au nord de Genève, le village de Genthod est le théâtre, en février 1756, d’une brutale chasse à l’homme. Trois cavaliers français, en situation d’infraction territoriale, traquent deux Allemands, « déserteurs » des troupes royales. Talonnés, ils se cachent chez un cabaretier qui les dissimule dans la « chambre haute » de l’auberge : les militaires repartis bredouilles sur la route de Versoix en terre française, les deux hommes narrent aux villageois leur « recrutement forcé ». Attablés dans un cabaret de Versoix pour « boire un coup », ils sont séduits par la fille d’auberge qui les saoule, puis agrafe une cocarde à leurs chapeaux. Apparaît soudainement un homme au costume vert, borgne de l’œil gauche : en brandissant un « billet d’engagement », il leur dit « vous êtes engagés » dans un régiment français. Les deux hommes se débattent, refusent le salaire prévu et résistent. Leurs besaces sont confisquées et ils errent durant trois jours aux environs de l’auberge. Ensuite, un garçon boulanger leur indique le chemin de Genthod pour gagner Genève.

Traqué comme une bête

2Si les deux hommes échappent aux griffes des « enrôleurs », l’été de la même année, Beat Ecoffey, un jeune bourgeois né à Yverdon (Pays de Vaud) fuit le même recruteur. Or il n’a pas la chance des deux Allemands : au matin du 26 juin, le châtelain de Peney fait procéder à la levée de son cadavre. Visage ensanglanté, tempe gauche enfoncée, portant un « mauvais chapeau sans bord ni cocarde », vêtu d’un méchant costume de « toile blanche », n’ayant qu’un pied chaussé, l’homme a été assassiné de trois coups de sabre, dont un au cœur, selon le rapport médico-légal du chirurgien qui visite le cadavre sur les lieux du crime. Selon l’« Acte d’apprentissage » daté du 23 juillet 1754 trouvé dans l’une de ses poches, Beat Ecoffey s’était toujours « comporté en honnête homme ». Il n’avait jamais « commis aucun acte indécent, ni reprochable ». Il aimait son métier de sellier. Sur la scène du meurtre, le magistrat genevois recueille un témoignage contre le sergent recruteur, un Suédois nommé André Palacker. Il avait déjà traqué en février les deux Allemands. Un villageois âgé de dix-sept ans l’a vu le jour de l’assassinat sur un « cheval, vêtu de vert, avec des galons d’or, chapeau avec cocarde blanche ». Il défonçait les haies, piétinait les labours et menaçait les paysans refusant de s’engager. L’ayant débusqué du tonneau où il se cachait, Palacker reconduit Ecoffey en France. Le jeune homme résiste. Le militaire l’insulte : « Je te ferai bien marcher, bougre de Jean Foutre, ou je te casserai la tête ! » À la croisée de Genthod, Ecoffey tente de se « sauver par la descente qui conduit au lac ». Palacker le poursuit « sabre à la main ». Ayant rejoint sa proie cachée sous un noyer, Palacker l’assassine à coups de sabre. Plus tard, l’officier parade dans le village, son « sabre nu à la main ». Il est fier d’avoir « tué ce grivois qui n’a pas voulu marcher, parce qu’il n’avait point de soulier1 ». Non sanctionné, mais dénoncé à la Résidence de France, ce fait divers met en relief les circonstances, souvent tragiques, de l’enrôlement de mercenaires sur les terres de la République jusqu’aux années 1760.

Un délit doublement qualifié

3Durant l’Ancien Régime, l’« enrôlement » libre ou forcé d’un homme consiste à « engager des soldats pour aller servir des princes étrangers ». Ordonnances royales, législation militaire : les lois limitent ou prohibent le recrutement mercenaire auquel recourent habituellement les armées pour renforcer leurs troupes2. Marquée par le jus romanum qui excluait de l’armée les esclaves, la doctrine pénale des Lumières qualifie l’enrôlement comme un « crime de Lèse-Majesté au premier Chef » : « Haute-Trahison », attentat commis contre la « Souveraineté et la Sûreté de l’État ». Selon Pierre-François Muyart de Vouglans, parmi les dix délits qui violent la souveraineté de l’État, la « levée » et l’« enrôlement des gens de guerre sans la permission du Roy » sont des délits à peine moins qualifiés que la « ligue offensive avec l’ennemi » et la désertion3.

4Renforçant en 1536 la sécurité de son territoire morcelé par des traités d’alliance perpétuelle avec Berne, Zürich (1548), puis par des traités avec la France (1749) et la Sardaigne (1754), la République de Genève est souveraine jusqu’à son annexion en avril 1798 par la France du Directoire. Pour garantir sa souveraineté, assurer la police et l’ordre public de la cité, la ville-État entretient une garnison d’environ 700 soldats, souvent recrutés à l’étranger. Le serment des officiers de la garnison stipule de ne « faire aucunes levées de soldats, directement ni indirectement pour le service d’aucun prince ni État étranger4 ». Le serment oblige l’officier à dénoncer les enrôleurs et les enrôlés. Tournée vers la neutralité militaire et confessionnelle, la République interdit à partir du XVI^e siècle l’enrôlement de soldats genevois ou étrangers sur son territoire. « Arrêté de faire défenses à peine de la vie que nul n’ait à enrôler soldat et que nul n’ait à s’enrôler ni absenter la ville sans licence, à peine de la vie » : en 1567, le Petit Conseil défend l’enrôlement, qui est un crime capital jusqu’en 1650. Ensuite, il est un délit sanctionné « arbitrairement » par la fustigation infamante et le bannissement5. Au cours du XVIII^e siècle, la prohibition de l’enrôlement est réitéré à onze reprises. La neutralité genevoise envers les monarchies européennes, opposées par les guerres de religion ou de succession, ne concerne pas l’enrôlement à Genève pour le régiment Lullin de Châteauvieux. En 1783, une convention de capitulation met ce régiment au service du roi de France jusqu’à l’insurrection révolutionnaire du 31 août 1790.

5Outre de violer la législation conforme aux prérogatives de la souveraineté en matière militaire, le crime d’enrôlement est doublement qualifié selon le procureur général Jean Galiffe. En 1747, il réclame la mort contre Jean Brion et Dufour6. « Proclamés » et « contumax » car fugitifs, les deux « enrôleurs » sont pendus en effigie. Ayant « oublié toute crainte de Dieu, ils avaient loué, à la place du Molard [forum marchand de Genève], des ouvriers Savoyards sous prétexte de les faire travailler aux vignes [pour les conduire au bord du lac] où ils les ont fait monter ensuite dans un bateau et les ont emmenés de force dans un service étranger, s’étant par là rendus coupables d’enrôlement forcé et d’avoir violé le Territoire de la République, cas et crime méritant grave punition corporelle ». Enlèvement d’hommes conduits de force en Italie, peine capitale : cet enrôlement illustre la typologie d’un « délit d’une extrême conséquence pour l’État et les particuliers », selon Galiffe.

6Ayant repéré le dimanche matin 16 avril huit ouvriers désœuvrés au Molard, Brion et Dufour les engagent pour travailler la vigne d’un notable genevois avec le modeste salaire quotidien de 29 sols. Marché conclu, les deux recruteurs conduisent leurs proies dans un cabaret où, jusqu’au soir, ils leur font boire dix-huit bouteilles de vin. Ivres, les ouvriers sont ensuite embarqués de force pour la « promenade » sur le bateau loué par les enrôleurs. Les recrutés, « soupçonnant qu’ils étaient trompés », « avertis par plusieurs personnes qui se trouvèrent sur le rivage et qui leur crièrent qu’on les menait à la guerre, firent leurs efforts pour […] sortir du bateau. Que quatre d’entre eux y réussirent avec peine en se jetant dans l’eau, mais que les autres quatre en furent empêchés par la violence [des recruteurs] qui les saisirent par les cheveux et les retinrent dans le bateau […] en tirant quelques coups de pistolet. » Le lendemain, les ouvriers sont débarqués à Saint-Gingolph (rive sud du Léman), puis menés au-delà des Alpes jusqu’à Ivrea, via Aoste. Revenu devant la justice, François Michon, âgé de trente ans, emmené de force, dénonce les circonstances du rapt mené par les deux recruteurs aux gages d’un officier du régiment de Savoie : « [sur le lac] ils rencontrèrent deux autres bateaux où il y avait du monde et des recrues [embarquées aussi à Cologny] qui faisaient le même chemin qu’eux ; ils arrivèrent le lendemain au matin à Saint-Gingolph d’où ils ont fait route jusqu’à Ivrea ; [ils ont] rejoint le régiment de Savoie, où ses trois camarades ont été reçus ; [il a été] réformé comme trop petit […] et renvoyé […] sans avoir reçu la moitié de l’engagement qu’on lui avait promis7 ». Selon le procureur général Galiffe, outre la violation de la loi genevoise sur la prohibition de l’enrôlement, plusieurs circonstances aggravent ce délit qualifié comme un « enlèvement, un rapt frauduleux et violent ».

7Préméditation, tromperie, subordination, brutalité, menace armée, soumission à l’autorité militaire étrangère : les circonstances aggravantes de l’enrôlement s’ajoutent aux « préjudices » des « particuliers » qui le subissent. Galiffe réclame la pendaison des deux enrôleurs fugitifs et jugés en contumace.

8Selon le magistrat, l’enrôlement forcé est un crime d’État qui viole l’intégrité physique et morale des hommes arrachés à leur communauté sociale :

Ce sont des pères qu’on enlève à leurs enfants, ou des enfants qu’on ravit à leurs pères, des maris à leurs femmes, des habitants à leur patrie, et des sujets à leur souverain. Ce sont peut-être encore des personnes nécessaires pour l’entretien et pour la subsistance de leurs familles, et ces familles privées de leurs secours peuvent être réduites à la plus grande misère. [L’enrôlement expose les recrutés] à être tués et estropiés dans le hasard de la guerre ; ou à mourir ignominieusement s’ils cherchent à quitter un parti forcé qui peut être entièrement opposé à leur caractère ou à leurs sentiments8.

Motivations des enrôlés

9Quelles sont les motivations des enrôlés ? Appât du gain, chômage, conflit familial, rupture amoureuse, ennui ou choix politique : l’attrait pour le mercenariat est complexe. Maintes causes conduisent un homme chez l’enrôleur, qui promet de l’argent et l’uniforme couvert d’« épaulettes ». « Ce sont mes dettes et le chagrin qui me font partir », affirme en janvier 1742 un homme recruté à Carouge, qui abandonne les siens pour servir dans les armées sardes9. Lorsqu’il n’est pas kidnappé, l’enrôlé est donc volontaire. Contre la communauté, poussé par le goût de la mobilité géographique, il affirme son individualité. Parfois, sous la cocarde d’un régiment piémontais, et en dépit de la discipline militaire, il recherche l’aventure. L’enrôlé peut s’enflammer pour la cause d’une guerre « juste », à l’instar de ces Genevois entre 1702 et 1705 qui veulent rejoindre les Camisards cévenols. Les motivations du départ sont multiples. Pourtant, la précarité sociale mène souvent à l’enrôlement.

10« Le service de Genève n’est pas bon », affirme en 1719 un domestique qui suit un sergent enrôleur, récidiviste dans le recrutement illégal d’hommes10. En mars 1717, l’endettement mène un « mauvais » soldat à rejoindre un régiment suisse. Abandonnant son sabre et sa baïonnette en « mauvais état », accompagné de quatre autres soldats genevois, il « déserte » la garnison de la République11. Incriminé en octobre 1725 pour avoir sollicité ses camarades à s’« engager, soit dans la cavalerie, soit dans les dragons », un ancien soldat genevois estime qu’il est à « Genève comme en galère12 ». Après avoir servi cinq ans à Genève, un soldat âgé de 30 ans cherche en 1745 à s’engager à Versoix ; il s’ennuie sur les remparts de la République et veut « faire un tour de France13 ». Condamné, exposé trois jours sur le cheval de bois à la garnison montante, puis banni en mai 1749 pour avoir engagé d’autres soldats à « quitter le service de la République » et à rejoindre les troupes des Provinces-Unies, un caporal estime que le « service de Hollande est préférable à celui de Genève, parce qu’on n’y monte pas autant de garde14 ». Incriminé en 1756 pour avoir fait le « métier d’embaucheur », un imprimeur âgé de 36 ans avoue avoir signé pour sa « Majesté le Roi de France […] à cause d’une fille ». Au passage, il évoque la brutalité du recrutement : s’il avait refusé de signer, on l’« aurait fait marcher par force15 ». Sur les lieux de l’engagement forcé (cabaret, auberge, place du marché), l’enrôlé qui veut quitter la République, par goût de l’argent ou par attrait de l’aventure, obéira au pacte de recrutement.

Le pacte de recrutement

11« L’argent ne vous manquera pas » : formulée en décembre 1719, la promesse du recruteur à l’enrôlé donne sens aux enjeux du recrutement dans le régiment étranger. L’enrôlement repose sur un rituel d’honneur qui engage la parole du recruté. Les moyens financiers du recruteur, souvent ancien soldat, sont importants. Dans le cabaret où il repère ses proies, il peut éponger les dettes d’un enrôlé, lui payer sa journée de travail si celui-ci part immédiatement, voire l’entretenir quelques jours avant de rejoindre un régiment en Hollande ou à Turin.

12Né en 1686, incriminé en mai 1749, Charles de la Rozière, est un recruteur modèle. De « bonne physionomie », l’ancien soldat de la garnison genevoise a enrôlé plusieurs hommes pour les troupes des Provinces-Unies, où il se rend souvent16. Dans le contexte du crépuscule de la guerre de Succession d’Autriche (1740-1748), l’activité de l’enrôleur qui recrute des Français inquiète le Résident de France à Genève. Treize fois au moins entre 1747 et 1750, le diplomate invite les autorités genevoises à « prendre des mesures pour arrêter cet écoulement des sujets du Roi ». Il exige la répression sévère des enrôlements perpétrés sur le sol de la République au profit des Provinces-Unies17. Installé dans une auberge de Saint-Gervais, où l’espionne l’indicateur du Résident, Charles de la Rozière accueille des « étrangers assez mal habillés ». Déserteur français, manœuvrier chômeur, colporteur ruiné : les futurs mercenaires reçoivent « dix-huit sols à manger par jour, pendant trois semaines ». De la Rozière est secondé par sa femme. Elle évalue la motivation des mercenaires. Le recruteur tient le « rôle » des hommes sollicités et envoyés à Coppet ou à Rolle (Pays de Vaud sous domination bernoise). Ils y attendent leur transfert pour la Hollande. L’enrôleur n’accepte que les Français qui s’engagent de « bonne volonté » dans le « corps de grenadiers » du « Prince stathouder ». Recherché, arrêté et interrogé, de la Rozière récuse l’accusation d’enrôlement. Les hommes qui se sont adressés à lui sont venus « librement », sans qu’il les ait « sollicités » : « quoiqu’il leur ait donné de l’argent, il leur a toujours dit qu’il ne les engageait pas, qu’ils étaient libres de le servir ou de rester ». De la Rozière emprisonné, sa femme continue ses « manœuvres ». Elle « exhorte » les enrôlés à s’engager en leur indiquant les « moyens pour prendre la route de Hollande ». Malgré la « requête » de sa femme qui supplie la clémence judiciaire pour son époux, le recruteur est condamné au « bannissement à vie » sous peine de prison perpétuelle, malgré l’appui diplomatique du Conseil de guerre des Provinces-Unies. Mandés en justice comme témoins à charge, les recrutés se taisent, car ils restent fidèles au pacte de recrutement scellé dans l’honneur. Ils ont promis « mutuellement de ne rien découvrir [de] préjudiciable à leur enrôleur », selon l’espion du Résident de France qui épie la scène de l’enrôlement.

13Étoffant les régiments mercenaires des armées que sert l’enrôleur à l’affût de « beaux hommes18 », la stratégie du recrutement repose sur la publicité. Par exemple, le recruteur Palacker qui assassine en juillet 1756 Beat Ecoffey (voir ci-dessus) travaille pour un lieutenant français nommé Isnard. Celui-ci installe son quartier général à l’auberge du Cheval-Blanc à Versoix. Pour améliorer sa campagne de recrutement forcé, il fait imprimer en février 1756 chez le libraire genevois Pierre Pellet (1697-1771) des « Avis » d’enrôlement. Entendu en justice, Pellet dit avoir imprimé ces billets avec l’autorisation du Premier syndic de Genève. Les agents d’Isnard distribuent ensuite les affichettes dans les caves à vin et les auberges. Ayant dîné avec Isnard qui veut recruter des hommes pour dix louis d’or, le garçon chirurgien Louis-Pierre Deschamps rapporte à l’auditeur que l’« officier prit sur son lit des Imprimés [qui] étaient fraîchement imprimés et par conséquent mouillés ; [qu’il en fit] sécher plusieurs exemplaires en les présentant devant le feu de la cheminée19 ». Déclaré hors-la-loi, Isnard est « consigné » aux portes de Genève, car il peut être arrêté par la garnison lors de son entrée en ville.

14Le pacte de recrutement vise au « bon engagement » ou départ volontaire. L’alliance entre le recruteur et le recruté repose à l’auberge sur le rituel du partage de nourriture et de vin qu’offre le premier au second20. Par souci de discrétion, l’enrôleur est parfois vêtu en « habits bourgeois ». Entre deux tournées de vin, il loue le « régiment », ce régiment où on « fait bonne vie ». Flattant la culture militaire du volontaire, il évoque l’avancement rapide dans les troupes étrangères. Le recruteur promet aussi la grande aventure militaire pour convaincre sa proie. Parfois, il débauche une femme en lui offrant la charge de cantinière sur les champs de bataille d’Europe. Avec des toasts pour le roi qui paie l’enrôleur, le rituel du recrutement mène à la signature (ou marque) du « billet d’engagement ». Le contrat stipule les conditions du service militaire dans l’infanterie : une à trois années sous l’uniforme, régiment, congés, solde. Équivalant parfois au salaire mi-mensuel d’un ouvrier, une avance revient à l’enrôlé avec la signature du « billet d’engagement ». Endetté avant de servir, le recruté rejoindra au plus vite son régiment. Pour entériner dans l’honneur militaire le contrat de recrutement, l’enrôleur offre la cocarde du régiment que servira le recruté. Déserter en risquant la mort ou « racheter » la parole donnée en payant le recruteur : l’enrôlé réticent n’a pas d’autres moyens pour briser l’engrenage du mercenariat, ce mercenariat qui offre risques et mobilité aux hommes que tente l’aventure militaire.

L’aventurier Sans Façon

15La biographie des enrôlés est souvent banale : elle met en lumière la précarité sociale, l’ennui ou le désœuvrement moral. Pourtant, parfois la justice poursuit un enrôlé dont la vie ressemble à celle d’un aventurier qui ajoute la mobilité géographique au déracinement communautaire. Le manouvrier, « faiseur de cire » et colporteur Jean Soret est un mercenaire aguerri. Parcourant l’Europe, il vend ses compétences militaires sous le nom de « Sans Façon ». Âgé de 25 ans en 1749, il est arrêté à Genève pour « soupçon d’enrôlement ». L’homme est analphabète. Face à l’auditeur de justice, il ne peut signer ses « réponses personnelles ». Celles-ci résument pourtant sa biographie d’aventurier sur les champs de bataille21.

16Au début des années 1740, le jeune Soret s’engage dans l’infanterie française. Durant trois années, soldat modèle, il sert fidèlement le roi avant de déserter. Rendu à la vie civile mais marginalisé, il « trafique des marchandises » entre le comté de Nice et la République de Gênes. Au « commencement de la dernière guerre », installé dans le port ligure, il s’engage dans les « troupes espagnoles, où il est resté environ un an ». À nouveau déserteur, Soret gagne le Portugal par la route en compagnie de mendiants et de rouliers. Il y reste trois ou quatre mois, puis s’engage avec un « corsaire Anglais ». L’ancien « Écumeur de mer » traque et coule les navires français dans la Méditerranée. Pendant une année, Soret participe à la course en servant loyalement le capitaine corsaire qu’il quitte à Gibraltar. Végétant durant quatre mois dans l’enclave anglaise, il est manœuvre à l’Hôpital général de la marine. De Gibraltar, Soret s’embarque « comme passager » sur un navire commercial qui cabote vers l’Italie. Débarqué près de Gênes, l’ancien mercenaire est à nouveau désœuvré. Il « cherche à travailler pour gagner sa vie en qualité de manouvrier dans toutes les professions où on a voulu l’employer ». Après « sept à huit mois », lassé par la misère des manouvriers du port de Gênes, il suit un recruteur qui le débauche. Le militaire lui fait signer un engagement pour l’infanterie espagnole, que le mercenaire sert « deux à trois ans ».

17« Quelque temps avant que les Espagnols se retirassent dans leur pays » depuis Annecy, Soret déserte à nouveau. En quelques jours de marche, il gagne Genève, où il arrive « environ un mois ou deux avant les vendanges de l’automne 1748 ». Voulant travailler de ses bras, il est engagé chez « Monsieur [Jean-Robert] Tronchin à la Boissière au remuement des terres et aussi comme ouvrier pendant les vendanges ». Soret reste plus d’un mois chez le futur procureur général qui en 1762 condamnera les écrits de Rousseau. Son maître et ses pairs domestiques louent son « honnêteté ». Tous saluent son labeur et sa fidélité au travail. Ayant laissé le domaine de la Petite Boissière, Soret remue encore un mois la terre sur un domaine rural de Malagnou, qu’il doit quitter car l’ouvrage manque. Encore une fois chômeur, il vagabonde durant deux semaines, puis gagne Lausanne, où il veut vivre de son métier en fabriquant de la « cire et de la pommade ». À nouveau colporteur, il traverse tous les « cantons suisses », fréquente les foires de Nyon et de Genève. Il y vend la « marchandise qu’il fabriquait et les livres qu’il achetait ». Son périple de colporteur le conduit dans le Chablais, puis en Savoie. D’Annecy, il remonte vers le Léman, gagne le Valais par Évian, revient vers Villeneuve et Vevey, s’arrête à Coppet, pousse jusqu’à Yverdon et Moudon. Revenant ensuite vers le Léman, il passe par Versoix où il entend parler d’un « Régiment suisse au service de France que l’on devait lever ». Il revient à Genève pour embarquer, avec d’autres colporteurs, sur le « brigantin de Céligny » (enclave genevoise en pays de Gex, sur la rive nord-ouest du Léman). Débarqué au port de village pour gagner Lausanne, Soret examine la potence avec les « armoieries » de la République. Il revient à Genève où il est arrêté, jugé et banni à perpétuité, car il est soupçonné de seconder le recruteur Charles de la Rozière incriminé, comme on l’a vu, pour enrôlement.

Protéger les individus

18Poursuivre et incriminer les enrôleurs : tel est le but « politique » visé par la justice de la République. À l’instar de Jean Soret, le mercenaire Sans Façon, les enrôlés à Genève sont de jeunes hommes âgés de 17 à 30 ans. Vendangeur sans vigne, « remueur de terre », ouvrier au chômage, colporteur paupérisé, artisan ruiné, soldat de la garnison endetté ou lassé du régiment genevois, déserteur, marginal « sans aveu », aventurier : issus des groupes sociaux que marque la « vie fragile » de l’Ancien Régime, les enrôlés intéressent les recruteurs en raison de leur précarité sociale. Grâce à la solidarité corporative, le milieu du compagnonnage échappe aux enrôleurs. Cabaret, cave à vin, auberge et place du marché : sur les lieux de la sociabilité masculine, le recruteur recherche sa proie pour sa force, sa jeunesse, son isolement social. Promettant solde et aventure, le recruteur fait signer à l’enrôlé, parfois soûlé, le billet d’engagement pour le forcer à marcher dans un régiment étranger. Mercenaire aguerri, militaire démobilisé, homme de sac et de corde : le recruteur professionnel, à l’instar de Charles de la Rozière, s’appuie sur un réseau de complicité efficace. À Genève, le réseau s’étend des auberges aux bâteliers du Léman qui sont payés pour embarquer et acheminer la cargaison humaine. À la solde d’officiers restés dans l’ombre, l’enrôleur incriminé puis jugé est sommairement expulsé ou banni à perpétuité, parfois sous « peine de la vie ». Lorsqu’il a tenté de « débaucher » un ou plusieurs soldats de la garnison, le recruteur est exposé deux ou trois jours sur le « cheval de bois à la garde montante ». Quand il ajoute aux « simples circonstances » de l’enrôlement celles « atroces » de l’enlèvement d’hommes enivrés, le recruteur, toujours fugitif, est pendu en effigie. En ce qui concerne les enrôlés, la justice est moins sévère. Entendu comme témoin dans le procès du recruteur, le recruté est relâché après avoit été « censuré », voire chassé de la garnison qu’il n’a pas encore désertée.

19Basée sur la surveillance policière et le contrôle social des lieux de recrutement (villages genevois, port, place du Molard, caves, cabarets, auberges), la répression du crime d’enrôlement vise à restaurer la neutralité militaire et la souveraineté de la République. S’y ajoutent la protection et la sécurité des « personnes mêmes, objet toujours plus précieux que les biens », selon le procureur général Jean Galiffe. En mai 1747, le magistrat poursuit plusieurs recruteurs. Selon lui, tous les « gouvernements doivent être extrêmement jaloux de procurer une entière sûreté aux personnes qui, sous leur protection, viennent dans leur territoire et surtout à ceux qui y viennent pour des objectifs utiles et pour y offrir leur industrie et leur travail. Et ceux qui violent cette sûreté commettent un attentat qui est véritablement un crime d’État et bien digne d’une vengeance des plus exemplaires22. »

20Si la défense du monopole militaire de l’État et la sécurité des individus recrutés soulignent l’enjeu pénal de l’enrôlement criminel, la répression du vol domestique montre les enjeux judiciaires de l’abus de confiance. Après l’investigation sur les lieux publics du recrutement, l’auditeur enquêtera sur les lieux privés du vol domestique.