1On peut relire aujourd’hui, avec un brin de nostalgie, certaines des prophéties les plus radicales sur l’avenir de la guerre formulées au tournant des années 1990. À l’instar de la « fin de l’histoire » que suggérait Francis Fukuyama en 1989, l’obsolescence des conflits armés semble, en effet, avoir été annoncée prématurément. Le retour à la compétition multipolaire et aux guerres d’antan ne s’est, par contre, pas non plus matérialisé, pas plus d’ailleurs qu’un « conflit des civilisations » ou « l’anarchie montante » prédite par Robert Kaplan. L’environnement stratégique de ce début de millénaire ne semble pas vouloir se laisser enfermer dans les formules, aussi élégantes soient-elles. La fin de la première décennie du XXI^e siècle nous permet cependant, à 18 ans de distance, de mieux distinguer que nos prédécesseurs certains des traits et des tendances qui caractérisent les conflits armés post-guerre froide. L’objet de cet essai est d’en présenter un inventaire succinct.

Une diminution significative de la violence internationale

2La réduction significative de la fréquence des conflits armés depuis la fin de la guerre froide est maintenant un fait reconnu par tous les instituts de polémologie. Le nombre de guerres est ainsi passé de 40 par année, en 1989, à moins de 20 en 2005, soit une diminution de 50 % en 15 ans. Spécifiquement, la présence des guerres interétatiques a fortement diminué, surtout si l’on tient compte de la taille croissante de la communauté internationale.

3La proportion de sociétés qui connaissent la guerre a aussi chuté de façon draconienne depuis 1990, passant de 50/159 (31 % des États à l’époque) à 15/192 en 2007 (7,8 % des États aujourd’hui). Le nombre annuel de conflits dans le monde (15) a atteint, à cette date, son plus bas niveau depuis 1970. L’ampleur des confrontations armées depuis plus de deux décennies est d’ailleurs demeurée modeste et leur impact ne soutient pas la comparaison avec les grands conflits du passé. Une mesure, parmi d’autres, de l’intensité des conflits serait le nombre de victimes des guerres. De ce point de vue, il est frappant de constater, d’après les données les plus récentes, que les guerres font de moins en moins de morts (20 000 personnes en 2002). Malgré les nombreux conflits ethniques qui ont caractérisé la période 1990-2000, le nombre de victimes des affrontements armés a rarement dépassé 100 000 par année. Par comparaison, la guerre de Corée (1950-1953) et la guerre civile en Chine (1946-1949) n’ont pas fait moins de 700 000 morts par an, au début des années 1950. La diminution marquée, sinon la disparition, de certains types de conflits, comme les guerres interétatiques, et leur baisse d’intensité constitue, de ce point de vue, un phénomène sans précédent qui a amené Evan Luard à avancer que : « Compte tenu de l’ampleur et de la fréquence des guerres en Occident durant les siècles passés, cela constitue un changement spectaculaire, peut-être l’une des discontinuités les plus frappantes de l’histoire de la guerre. »

La fin des armées de masse

4Avant même la fin de la guerre froide, la guerre conventionnelle moderne a également entamé une période de transformation unique dans l’histoire militaire contemporaine. Le modèle de la guerre industrielle, tel que nous le connaissons depuis le début du siècle passé, est en effet tombé en désuétude, même si certaines de ses caractéristiques ont survécu jusqu’à nos jours. La conscription demeure, ainsi, une tradition dans beaucoup de pays. L’organisation et l’équipement des armées conventionnelles, avec leurs chars et leur parc d’artillerie, ont survécu dans plusieurs cas jusqu’à la fin de la guerre froide. Personne n’avancerait cependant qu’une nouvelle version de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale pourrait avoir lieu aujourd’hui. Un affrontement massif opposant des sociétés complètement mobilisées pour la guerre pendant plusieurs années est difficile à envisager à notre époque, autant pour des raisons techniques que pour des raisons purement sociologiques. Les populations des sociétés industrialisées consentiraient-elles aux mêmes sacrifices que leurs ancêtres ? La notion de « nation en armes » a-t-elle encore un sens dans le contexte des sociétés cosmopolites postmodernes ? L’arme nucléaire, parce qu’elle rend n’importe quel pays vulnérable, nie par ailleurs toute possibilité de mobilisation industrielle à long terme. N’oublions pas non plus que les armes conventionnelles toujours plus létales et précises qui sont mises au point depuis la Seconde Guerre mondiale interdisent le champ de bataille à l’amateur ou au conscrit, quel que soit son patriotisme. La guerre industrielle moderne est de plus en plus l’affaire du professionnel-technicien, et de moins en moins celle du citoyen-soldat.

5Les armées de masse disparaissent donc, peu à peu, depuis quelques décennies. Les États-Unis voient ainsi la taille relative de leurs forces armées par rapport à la population diminuer des deux tiers de 1955 à 2003, passant de 1,6 % à 0,5 % durant cette période. Celle des forces britanniques diminue, en termes relatifs, des trois quarts durant la même période (de 1,6 % à 0,4 %). Un constat similaire pourrait être fait pour la France, l’Allemagne et même l’URSS / Russie. En 1990, le nombre d’hommes qui se trouvent sous les armes en Europe et en Amérique du Nord représente moins de 1 % de la population ; ce pourcentage tombe à moins de 0,4 % en 2003. Les grandes armées capables de déployer plus d’une centaine de milliers d’hommes sont donc rares et, en 2006, il n’y a plus guère que la Chine qui dispose d’une armée de plus de deux millions d’hommes. En fait, seuls quatre pays au monde déploient des forces armées de plus d’un million de soldats (Chine, États-Unis, Inde et Corée du Nord). Faut-il s’étonner, alors, que la France ait eu de la difficulté à déployer plus de 14 000 hommes lors de la guerre du Golfe en 1990 ? À cette occasion, une coalition, formée d’une dizaine d’États et comptant trois des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, a réussi à déployer un demi-million d’hommes au Koweït, ceci ne représentant, il faut le préciser, que la moitié des forces que la seule Allemagne a employées en septembre 1940 contre la Pologne… L’invasion de l’Irak en 2003, quant à elle, a requis une force encore plus réduite (263 000 hommes). Cela souligne, à nouveau, que la taille des armées régulières des États les plus puissants ne cesse de diminuer, alors que leur efficacité augmente.

De la Révolution dans les affaires militaires à la Transformation

6Les changements que connaissent les armées d’aujourd’hui vont cependant au-delà de la disparition des armées de masse. Depuis les années 1970, en effet, on assiste à une mutation technologique profonde. Celle-ci, que l’on peut appeler la révolution technétronique, a pour origine les progrès considérables qui se sont produits dans les techniques de reconnaissance, de communication et de l’électronique. De façon très schématique, les moyens de reconnaissance les plus avancés, et en particulier les systèmes imageurs optiques, infrarouges ou radars (spatiaux ou aéroportés), permettent aux armées modernes, comme celle des États-Unis, de dissiper en partie ce que Clausewitz appelait le « brouillard de la guerre ». Des plates-formes, comme le système aéroporté de détection AWACS ou le radar interarmes de surveillance JSTAR, sont à même, théoriquement, de « voir » dans la profondeur du champ de bataille, de jour comme de nuit, par beau ou mauvais temps, les moindres faits et gestes d’un ennemi armé de façon conventionnelle. Ces données, transmises souvent en temps réel aux différents niveaux de commandement, permettent aux forces disponibles de cibler avec grande précision les forces de l’adversaire et de les détruire avant même qu’elles ne soient engagées. Deux outils complètent cette capacité de reconnaissance des forces armées modernes : la mise en réseau des unités, quelle que soit leur arme d’appartenance, et la précision croissante des systèmes d’armes (missiles, artillerie, bombes). Idéalement, une force militaire interarmes peut ainsi agir à distance comme un seul système d’armes extrêmement précis. Il est remarquable de constater, de ce point de vue, que si seulement 10 % des bombes employées durant la première guerre du Golfe (1990) méritaient le qualificatif d’armes de précision (smart weapons), plus de 70 % des munitions utilisées durant l’opération Iraqi Freedom, en 2003, entrent dans cette catégorie. Ce que les militaires américains appellent la Révolution dans les affaires militaires, ou la « Transformation », implique non seulement l’intégration croissante des trois armées (air-terre-mer) au sein d’un même système de reconnaissance et de frappe, mais aussi la restructuration des forces en un ensemble plus petit, mais plus létal. À titre d’illustration, si les États-Unis ont eu besoin d’un demi-million d’hommes et d’une dizaine de divisions pour l’emporter contre l’Irak en 1991, ils n’ont employé que deux divisions et 250 000 hommes dans le cadre de leur intervention en 2003.

Une nouvelle façon de faire la guerre ?

7La révolution militarotechnique actuelle et la réduction significative des effectifs militaires qui lui est associée a, bien sûr, influencé la façon dont les stratèges conçoivent l’usage de la force, donnant naissance à ce que Martin Shaw a appelé le nouveau type de guerre « à l’occidentale » (new Western way of war). Compte tenu des menaces à la fois plus diversifiées mais aussi moins directes qui caractérisent aujourd’hui la scène internationale (terrorisme, États voyous, crises humanitaires), les forces militaires des États industrialisés, quoique réduites, seraient plus en mesure de surveiller globalement leur environnement stratégique et d’intervenir partout dans le monde sur demande, un peu comme une force de police internationale. Les nouvelles technologies devraient faciliter des interventions rapides et efficaces, minimisant ainsi leurs coûts politiques et économiques. Par-dessus tout, les opérations militaires devraient se dérouler discrètement, « à distance » et l’on veillerait à limiter autant que possible les pertes et les dommages collatéraux, surtout en ce qui concerne les populations civiles. La précision accrue des frappes aériennes serait particulièrement utile dans ce cadre. Un théoricien américain, John Warden, avance ainsi que le vieux rêve des tenants de la puissance aérienne est maintenant réalisable. Les moyens de reconnaissance modernes permettraient de viser un ennemi « à la tête » et de l’abattre avant même qu’il puisse mobiliser ses forces. La révolution dans les affaires militaires permettrait donc d’effectuer des opérations brèves, « propres » et peu coûteuses, tout en gérant les risques politiques et en contrôlant l’aspect médiatique des conflits – dimension qui prend de plus en plus d’importance aujourd’hui.

Le retour des petites guerres

8L’ironie de la situation actuelle réside dans le fait que le nouveau modèle de guerre « à l’occidentale » – ou « à l’américaine », si l’on préfère – a été mis en échec immédiatement après avoir obtenu ses plus grands succès au printemps 2003. L’Afghanistan et l’Irak sont ainsi rapidement devenus le théâtre de confrontations qui rappellent plus l’Antiquité que le XXI^e siècle. La guérilla et le terrorisme sont en effet aussi vieux que la guerre elle-même. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, des groupes humains ont existé qui, faute de moyens et ne pouvant affronter leurs ennemis à découvert, ont dû recourir à des méthodes de combat particulières, notamment les coups de main, les embuscades, les assassinats, les attentats, mais aussi les massacres ou le terrorisme. Le contexte de ces « petites guerres » est presque toujours le même. Une armée « occupante », une société ou un territoire « occupé » et un ou plusieurs groupes réfractaires qui ont recours à la violence politique. Les méthodes employées par des groupes comme les talibans ou Al-Qaeda ne constituent donc pas une nouvelle forme de guerre, mais bien un type de combat qui existe en parallèle à la guerre conventionnelle depuis fort longtemps, au même titre que les opérations spéciales ou le terrorisme. Il s’agit probablement d’une des ironies de notre époque qu’il est plus facile de détruire un pays (ou de l’envahir) que de l’occuper. Il est vrai que les puissances occidentales n’ont pas montré beaucoup de compétence pour lutter contre la « petite guerre » et, depuis 1945, les efforts des forces armées pour éliminer les guérillas et les terroristes ont débouché sur une longue liste de fiascos, et cela se confirme en Irak aujourd’hui. Quels sont les facteurs qui expliquent ces échecs ? Quatre points méritent d’être rappelés.

9Premièrement, il existe presque toujours un rapport de forces très asymétrique entre une armée occupant un pays et la population de ce dernier. Comment une armée de quelques dizaines ou même quelques centaines de milliers d’hommes – considérés comme des étrangers et des envahisseurs – peut-elle faire régner l’ordre à long terme dans un pays de plusieurs dizaines de millions d’habitants ? Aucune armée au monde n’a résolu ce casse-tête.

10Deuxièmement, compte tenu de cette asymétrie, une poignée d’insurgés qui peut se fondre dans la masse de la population détient une capacité de nuisance sans commune mesure avec sa taille.

11Psychologiquement, par ailleurs, le rapport de forces, a priori défavorable aux insurgés, joue en leur faveur aux yeux de tous les publics témoins du conflit. Palestiniens ou Hezbollah contre Israéliens, Vietcong contre GI, jihadistes contre Américains sont tous perçus comme des faibles luttant contre le fort, des David contre des Goliath.

12Finalement, les guérilleros ont l’avantage du temps. Ils n’ont nulle part où aller. Ils sont chez eux, alors que les forces occupantes doivent justifier quotidiennement leur présence. Comme l’a dit Kissinger il y a fort longtemps, les forces de l’ordre perdent par le simple fait qu’elles ne gagnent pas. Les insurgés gagnent aussi longtemps qu’ils ne perdent pas.

Les guerres du troisième type

13Un second type de conflits, qui a donné beaucoup de fil à retordre aux armées occidentales depuis 1990, a été surnommé guerre « du troisième type » par Kal Holsti. De quoi s’agit-il ? Plusieurs traits particuliers la distinguent des autres genres de guerre.

14Ces conflits se déroulent en général dans le contexte d’un État faible ou en voie d’effondrement. Spécifiquement, le gouvernement ne détient plus le monopole de la force armée et ne contrôle plus la totalité de son territoire ni ses frontières. Il n’assure plus non plus ses fonctions régaliennes (sécurité, défense, justice). En fait, la notion de gouvernance est souvent pervertie : corruption, patrimonialisme, clientélisme sont la norme. Bref, l’État se médiévalise et un système de pouvoirs concurrents voit le jour. Chefs locaux, gangs, trafiquants, entrepreneurs politiques s’installent dans les interstices du système politique.

15Dans ce contexte, la violence ou la menace d’user de la violence devient un moyen privilégié pour assurer la survie économique des entités qui composent le système politique fragmenté de ces « États ». En effet, la réunion des moyens nécessaires pour faire la guerre dans le contexte d’un État faible n’est pas coûteuse. Les armes sont primitives, et les soldats – surtout lorsqu’il s’agit d’enfants – sont faciles à enrôler. Ces armées au rabais deviennent donc très rentables soit pour terroriser une population et la rançonner ou pour exploiter certaines des ressources que renferme un territoire. Même l’aide humanitaire devient une proie facile pour ces pouvoirs qui composent un État « en faillite ». Comme le note Herfried Münkler : « Les nouvelles guerres sont très lucratives pour beaucoup de leurs participants car, à court terme, l’usage de la force rapporte plus qu’elle ne leur coûte. Et les coûts à plus long terme sont payés par d’autres. »

16En devenant une activité économique rentable, la guerre se transforme donc en un « mode de vie » pour une partie de la population. Elle devient endémique, un phénomène récurrent caractérisé par des périodes de latence et des phases de flambées brutales.

17Dans ce type de guerre, la majorité des victimes sont civiles, ce qui a été maintes fois noté. Le contrôle du territoire passe en effet par le contrôle des populations, et la terreur est sans doute la méthode la plus courante pour atteindre cet objectif. La cruauté médiatisée fait donc partie de l’arsenal des guerres du troisième type. Ces dernières sont donc, en général, humainement coûteuses, entraînant dans leur sillage un ensemble d’excès qui se répercutent à l’échelle internationale (massacres, viols systématiques, pillages, vagues de réfugiés, spill-over dans les pays voisins).

18Comment appréhender les guerres du troisième type ? Certains y voient non le produit d’une transformation, mais plutôt une régression de la guerre vers des pratiques qui avaient cours à l’époque médiévale. D’autres les définissent plus comme une pathologie de l’État dans le monde en développement que comme des conflits internationaux. Quoi qu’il en soit, elles représentent bien une des formes actuelles du phénomène guerre et constituent donc, avec les nouvelles guérillas, un des problèmes principaux auxquels les institutions militaires actuelles ont à faire face.

Quo vadis bellum ? Le dilemme des armées d’aujourd’hui

19Les paragraphes précédents résument succinctement les défis auxquels les États industrialisés, confrontés aux multiples mutations du phénomène guerre, ont à faire face : gérer la restructuration des armées de type industriel dans le sillage de l’après-guerre froide, adapter les hommes et les matériels à une révolution technique sans précédent depuis l’invention de l’arme atomique ; faire face aux conditions très spécifiques des guerres de basse intensité (y compris le terrorisme) et des conflits du « troisième type ». En outre, la perspective d’une guerre conventionnelle entre grandes puissances n’est pas tout à fait exclue dans un environnement où la compétition stratégique et les motifs de crise graves subsistent dans plusieurs régions du monde. Il ne faudrait pas oublier non plus que, malgré des réductions radicales depuis 1990, les arsenaux stratégiques hérités de la guerre froide demeurent abondamment pourvus et continuent à faire planer le risque d’un affrontement nucléaire. Les événements des dernières années nous rappellent également que l’arme nucléaire conserve son attrait pour plusieurs États, comme l’Inde, le Pakistan, l’Iran, Israël et d’autres, autant en Asie qu’au Moyen-Orient. La question de la dissuasion, qu’elle se pose globalement ou pour une région donnée, demeure donc d’une grande actualité. Dans la mesure où tous les types de conflits (guerres de basse intensité, crises humanitaires, confrontations conventionnelles et même échanges nucléaires) demeurent possibles, les stratèges d’aujourd’hui sont confrontés à une situation unique dans l’histoire de la guerre. Comment se préparer militairement dans un contexte aussi fluide ? C’est probablement le principal casse-tête que les études stratégiques auront à résoudre dans les années à venir.