1Des cas spectaculaires et parfois tragiques de fiascos politiques – pensons par exemple au récent effondrement d’un viaduc à Laval ou encore au scandale des commandites – attirent régulièrement l’attention des médias. Si pour ces cas fortement médiatisés il y a souvent consensus sur le fait que l’on est face à de véritables défaillances politiques, pour le quotidien de l’activité étatique, le succès ou l’échec d’une politique est un enjeu de débat tant pour les partis politiques que pour les groupes d’intérêts : ce qui est considéré comme un succès par les uns est souvent présenté comme un échec par les autres. Se pose dès lors la question de la détermination des critères objectifs qui permettent de juger une politique. Cette question est au centre des préoccupations de l’évaluation des politiques publiques, pratique qui cherche à apprécier de façon systématique le fonctionnement et les effets d’une politique afin d’améliorer les rouages de l’action publique. Trois difficultés majeures apparaissent à ceux qui se prêtent à l’exercice : Comment mesurer et juger les effets d’une politique ? Comment expliquer l’efficacité, ou l’inefficacité, d’une politique ? Comment mettre en place un processus d’apprentissage qui permettra de corriger les éventuelles lacunes et de rendre l’activité étatique plus efficace ? Le processus d’adoption et de mise en œuvre d’une politique est confronté à trois défis qui correspondent à ces questions : choisir la bonne politique, la mettre en œuvre avec succès, et l’améliorer.

2Dans une vision technocratique du processus de prise de décision, pour choisir la bonne politique, il suffit d’analyser le problème et de définir des objectifs à atteindre pour ensuite adopter les moyens adéquats permettant de réaliser ces objectifs. Dans un monde idéal, nous disposerions de toutes les informations et de toutes les ressources nécessaires afin d’effectuer une analyse complète du problème et des solutions envisageables. Cette analyse nous conduirait ensuite à choisir l’option qui maximiserait les résultats par rapport à nos objectifs de départ. Une fois cette politique définie, l’appareil bureaucratique se chargerait de la mettre en œuvre en suivant à la lettre les étapes définies en amont. Une répartition claire de l’autorité, des ressources adéquates, des mécanismes de contrôle ainsi qu’une communication transparente entre les différentes structures organisationnelles seraient les garants de la mise en place des étapes de réalisation. Une fois la mise en œuvre achevée, l’évaluation de la politique s’assurerait que les objectifs auraient bien été atteints et permettrait aux fonctionnaires d’apporter les corrections révélées nécessaires. Ainsi que nous allons le montrer dans la suite de ce chapitre, cette vision technocratique ne correspond pas à la réalité des processus de décision, de mise en œuvre et d’évaluation d’une politique publique. La réalité politique est nettement moins ordonnée et caractérisée par une rationalité bien plus limitée. Revenons plus en détails sur les trois défis pour l’évaluation des politiques publiques que nous avons évoqués dans l’introduction.

Défi n^o 1 : Choisir la bonne politique

3En premier lieu, la question se pose de savoir comment certains enjeux accèdent au statut de problème politique à résoudre. La science politique aborde cette question sous l’angle de l’émergence et de la mise à l’agenda politique d’un enjeu. La formulation d’un besoin d’action publique fait partie du jeu politique. Afin d’initier une intervention publique, le problème doit d’abord être identifié (naming), les causes et les responsabilités doivent être attribuées (blaming) et la nécessité d’un changement doit être articulée (claiming). Les stratégies que les différents acteurs utilisent en vue de cadrer un enjeu de manière à retenir l’attention des décideurs et des médias jouent un rôle crucial dans cette phase d’émergence des problèmes politiques. Les efforts pour contrôler l’agenda politique peuvent autant viser à initier un processus de décision en vue de la résolution du problème que tendre à contrecarrer les efforts d’acteurs aux intérêts opposés et à bloquer l’accès à l’agenda. En prenant en considération tous ces éléments, il devient évident que la manière dont le débat s’organise influence considérablement le choix des mesures à prendre. En d’autres termes, la structuration du débat prédéfinit le registre de solutions qui seront considérées. Il arrive toutefois que le débat mène finalement à l’absence de décision ou à une lenteur excessive dans la réponse de l’État. Prenons par exemple le cas du sang contaminé. Dans plusieurs pays, les gouvernements se sont vus reprocher de ne pas être intervenus suffisamment tôt auprès des organisations en charge de la gestion des dons de sang pour empêcher la contamination au VIH et les décès qui s’en suivirent.

4Le choix de répondre ou non à un problème est tributaire de cette phase cruciale de la mise à l’agenda. Ce processus est, en outre, caractérisé par une rationalité limitée. Herbert Simon, économiste lauréat d’un prix Nobel, a développé l’idée de la rationalité limitée dans les années 1950. Selon Simon, la réalité de la prise de décision au gouvernement et au sein de l’administration ne correspond pas à l’idéal d’une rationalité parfaite. La formulation d’une politique ou d’un programme est fortement influencée par le fait que les capacités cognitives sont limitées, que les ressources ne sont pas infinies, et qu’elles sont restreintes également par le cadre institutionnel et le jeu partisan. Les connaissances sur les possibles solutions sont très souvent incomplètes et fragmentées. L’attention ne peut être dirigée que vers un nombre limité d’objets et les différentes facettes d’un problème ne peuvent être traitées dans leur globalité, mais le sont plutôt de manière séquentielle, les unes après les autres. Dans ce cadre de capacité cognitive limitée, la tentation est forte de se tourner vers les solutions déjà mises en place. Ainsi que Simon l’a montré, on pourrait dire qu’au lieu de chercher la solution optimale qui réaliserait entièrement les objectifs, on cherche davantage à obtenir un résultat satisfaisant qui s’approcherait suffisamment de l’objectif visé. Ainsi, les processus de formulation des politiques publiques sont souvent perçus comme des processus incrémentaux, durant lesquels on cherche à améliorer les choses, sans pour autant se livrer à une analyse exhaustive de la question.

5Le processus de formulation de l’action publique est également tributaire du cadre organisationnel. Le cadre institutionnel – ainsi que les politiques publiques déjà mises en place – ne fixent pas seulement les règles du jeu politique, mais incarnent également les normes et les valeurs qui influencent le comportement des acteurs. Par exemple, un ministère ou une agence peut développer une culture et une identité distinctes, qui auront à leur tour un impact spécifique sur le comportement des fonctionnaires ainsi que sur les solutions que ces derniers seront prêts à considérer.

6Il faut aussi noter que dans le domaine de l’analyse des politiques publiques, l’idée selon laquelle gouverner signifie résoudre des problèmes est contestée. La formulation des politiques publiques peut aussi être comprise comme la gestion de conflits de valeurs et d’idéologies, et comme la résultante de la distribution inégale de l’exercice du pouvoir entre les différents protagonistes du champ politique. Dans cette perspective, ce sont des visions contradictoires du rôle de l’État et de la forme de l’action publique qui façonnent la formulation des politiques publiques. Pour comprendre les choix de politiques publiques, il faut savoir quels sont les groupes qui articulent le mieux leurs intérêts dans les différentes arènes politiques.

7En combinant les différentes perspectives discutées jusqu’ici, on pourrait dire que même si nous percevons la formulation des politiques publiques comme étant la recherche de solutions à un problème, ce processus est fortement influencé par le cadre organisationnel, par les limites des capacités cognitives et par la compétition entre les différentes visions du monde qui influencent la définition du problème et le registre de solutions envisageables. Les causes qui expliquent qu’une politique ne produit pas les effets souhaités peuvent apparaître dès le moment du choix des objectifs à atteindre. Cependant même un « bon choix » n’est pas une garantie que la politique soit un succès : il faut aussi réussir sa mise en œuvre.

Défi n^o 2 : Réussir la mise en œuvre

8La littérature qui traite de la mise en œuvre des politiques publiques a attiré l’attention sur le fait qu’il existe souvent une différence considérable entre la conceptualisation d’une politique, par les élus et par l’administration, et sa mise en œuvre concrète par les responsables et les fonctionnaires sur le terrain. En réalité, la mise en œuvre est une phase aussi politique que la mise à l’agenda et la formulation d’une politique. Une politique ne formule pas toujours ses objectifs de manière précise. Les ressources allouées ne permettent pas toujours de mettre en œuvre l’ensemble des mesures prévues et la mise en œuvre ne se déroule pas au sein d’une hiérarchie bureaucratique claire, mais plutôt au sein de réseaux composés d’acteurs multiples dont les intérêts ne sont pas nécessairement convergents. Il serait ainsi erroné de présumer que la mise en œuvre ne se résume qu’à une traduction mécanique et fidèle des décisions prises en amont.

9La mise en œuvre se déroule dans le cadre de réseaux d’acteurs qui comprennent non seulement les acteurs étatiques des différents niveaux hiérarchiques, mais également les groupes cibles de la politique, c’est-à-dire les clients ou bénéficiaires, ainsi que toutes les parties prenantes qui collaborent dans la mise en œuvre et visent à l’influencer. La mise en œuvre doit donc être plutôt comprise comme la gestion d’un réseau complexe composé d’une multitude d’acteurs provenant de différents champs, et non comme la simple réalisation de décisions prises dans l’arène politique par une hiérarchie bureaucratique. Les acteurs ne partagent pas la même vision du problème et, de ce fait, ils cherchent à influencer la mise en œuvre concrète de la politique en vue de maximiser leurs intérêts et de faire en sorte que leurs valeurs ou leurs besoins priment.

10Pour que la mise en œuvre d’une politique soit un succès, une coopération doit exister autant au sein de l’administration qu’avec et entre les acteurs issus de la société civile. Les compétences et les connaissances des acteurs du terrain, par exemple les professionnels, sont bien souvent indispensables pour mieux cibler les mesures et pour apporter des corrections étant donné que ceux-ci entretiennent un contact quotidien avec les groupes cibles de la politique. Leur savoir-faire peut s’avérer crucial pour le succès de l’opération.

Défi n^o 3 : Apprécier les effets d’une politique et tirer les leçons appropriées

11Dans une vision rationnelle des politiques publiques, l’évaluation est l’instrument principal du pilotage des politiques vers leur succès, compris en termes d’efficacité et d’efficience. Cependant, de multiples exemples sont là pour montrer que la constatation de l’échec d’une politique ne conduit pourtant pas nécessairement à son abandon ou à son adaptation.

12L’évaluation des politiques publiques permet d’apprécier de manière systématique les effets d’une politique ou d’un programme. Il n’est pas évident pour autant d’évaluer les impacts, à court et à long terme, d’une politique. Pour y parvenir, il est nécessaire de pouvoir attribuer précisément les changements constatés – ou le manque d’effets – à la politique évaluée. Or, dans le monde réel, plusieurs autres facteurs peuvent être responsables du changement observé. De plus, la délicate question des critères d’appréciation se pose toujours. Prenons l’exemple de la politique des garderies à 5 $ au Québec. Cette mesure a donné accès à un service de garde de qualité à prix abordable à de nombreuses familles disposant de ressources limitées. Cependant, le nombre de places disponibles n’est pas suffisant et la croissance du réseau des garderies ne parvient pas à satisfaire la demande croissante. Cet exemple démontre qu’une politique peut être la victime de son propre succès. Une telle tendance peut être renforcée par l’introduction d’autres politiques innovantes, et de facteurs extérieurs. Au Québec, la nouvelle politique de congé parental ainsi que l’augmentation des naissances en 2007 accroissent l’engorgement et allongent encore les listes d’attente dans le réseau des Centres de la petite enfance (CPE).

13La manière dont l’évaluation scientifique des politiques publiques juge du succès ou de l’échec d’une politique dépend donc des critères que nous appliquons. Pour déterminer ceux-ci, on se fondra souvent sur les objectifs officiels de la politique ou du programme. Mais l’utilisation de ces objectifs pour formuler ces critères n’est pas aussi évidente que l’on pourrait le penser. Une première difficulté réside dans le fait que les buts à atteindre ne sont pas toujours formulés de manière claire. Des objectifs généraux qui sont exprimés par des termes comme « augmentation » ou « amélioration » dans les plans d’action laissent énormément de marge de manœuvre dans l’appréciation des effets. Une deuxième difficulté est liée au fait que la politique évolue au fil de sa mise en œuvre, ce qui entraîne la formulation de nouveaux objectifs ou la modification des objectifs initiaux. Dans une telle situation, l’évaluateur doit prendre comme référence non pas les objectifs initiaux, mais ceux qui auront été articulés durant la mise en œuvre. Finalement, une politique peut avoir des effets qui n’avaient pas été prévus lors de sa formulation, ces effets pouvant être désirables ou indésirables.

14Dans le jugement d’une politique, plusieurs cas de figure sont donc possibles : une politique peut produire ou non les effets visés, elle peut ne pas réaliser les buts prévus mais démontrer, en revanche, des effets positifs non envisagés initialement, ou encore, elle peut produire des effets non voulus négatifs qui viendraient faire contrepoids aux effets souhaités. La manière dont ces différents types d’effets sont pondérés fait qu’une politique peut être considérée à la fois comme un échec par certains et comme un succès par d’autres. Dans la pratique de l’évaluation, l’attribution de la responsabilité du jugement final sur le succès d’une politique reste débattue. Certains modèles d’évaluation attribuent clairement ce rôle à l’évaluateur, d’autres proposent plutôt une collaboration entre les parties prenantes et les évaluateurs, quand d’autres encore proposent de laisser le jugement aux seules parties prenantes impliquées dans l’évaluation.

15Beaucoup d’espoirs ont été fondés sur l’évaluation comme instrument d’amélioration des politiques gouvernementales, mais cet enthousiasme a rapidement refroidi quand on a constaté que de nombreuses évaluations restaient lettre morte. L’utilisation d’une évaluation dépend, d’une part, de sa qualité et de son contenu, et d’autre part, de son contexte politique. Mais une bonne évaluation n’offre aucune garantie en tant que telle que ses résultats seront utilisés pour améliorer la politique concernée. Les motivations pour réaliser une évaluation ne tiennent pas toujours à la volonté de mesurer la performance d’une politique : l’évaluation peut également être commandée pour des raisons purement stratégiques. En effet, elle peut servir divers buts politiques : mobiliser un soutien en faveur d’un projet, ou au contraire, susciter une opposition, augmenter la légitimité générale d’un programme, ou encore justifier une décision ex post. Dans tous ces cas de figure, l’intérêt principal est autre que l’amélioration de la politique évaluée. Des résistances organisationnelles peuvent en outre empêcher l’utilisation effective d’une évaluation, et il ne faut pas non plus sous-estimer l’attachement personnel des responsables ou des acteurs de terrain à leur politique, aux pratiques routinières et aux valeurs sous-jacentes. En somme, une organisation peut avoir des préoccupations (dont parfois celle de sa survie même) qui l’emportent en importance sur les effets de la politique menée. L’évaluation des politiques publiques se fait ainsi dans un contexte éminemment politique, et ses résultats ne constituent qu’un facteur d’influence parmi d’autres dans la prise de décision.

16La réponse à notre question de départ dépend fortement de la manière dont la formulation et la mise en œuvre des politiques publiques sont conceptualisées. Derrière la question de l’échec des politiques se cache l’idée que choisir une politique suit une logique de résolution de problèmes « réels » à l’aide d’instruments adéquats. S’il ne faut pas renier cette idée, il faut cependant nuancer celle d’une rationalité parfaite et d’une vision apolitique du processus de la formulation, de la mise en œuvre et d’évaluation d’une politique. La solution parfaite qui produit tous les changements visés n’existe probablement pas. La formulation et la mise en œuvre des politiques publiques sont tributaires du jeu politique, dès qu’émerge un enjeu, puis tout au long des phases de mise à l’agenda, de formulation, de mise en œuvre et d’évaluation. Les valeurs et les intérêts véhiculés par les acteurs impliqués, la distribution inégale de pouvoir et des ressources et la formation des coalitions et de liens de collaboration influencent les décisions, tant dans l’appareil administratif que dans les arènes gouvernementale ou parlementaire. Dans un contexte de ressources limitées et de connaissances imparfaites, les solutions adoptées auparavant ainsi que les routines déjà mises en place permettent d’agir, sans recourir à une analyse exhaustive du problème et des solutions envisageables. Finalement, à ces problèmes directement liés au processus d’élaboration des politiques publiques, vient se rajouter le fait que les événements ne sont pas tous prévisibles ou contrôlables, ceci particulièrement dans un monde où les politiques nationales s’insèrent dans un contexte d’interdépendance mondiale croissante.