1La multiplication contemporaine de revendications placées sous le signe de la citoyenneté, portées par des groupes luttant pour obtenir droits et reconnaissance, témoigne des tensions qui travaillent, de l’intérieur, les citoyennetés nationales. Ces tensions ne peuvent malheureusement pas être saisies par les modèles classiques de la citoyenneté. En effet, ces modèles n’envisagent généralement que les frontières nationales de la citoyenneté, sans porter suffisamment d’attention à ses variations intranationales. Pourtant, les tensions qui traversent la citoyenneté dessinent avec beaucoup de force des lignes de partage entre les citoyens d’un même pays. Afin de révéler et comprendre ces lignes de partage, je commence par définir ce que j’appelle les « lisières » – par opposition aux « frontières » des modèles classiques – de la citoyenneté, puis propose un cadre analytique, le « régime de citoyenneté », qui permet de les déceler et les penser.

Penser la citoyenneté

2La citoyenneté est l’expression concrète d’un principe fondamental de la modernité politique : l’égalité entre les membres du corps politique. Cette égalité, depuis les écrits de Jean Bodin jusqu’à ceux de J.-J. Rousseau et des libéraux anglais, implique droits et prérogatives. En ce sens, la citoyenneté ne pouvait s’imposer qu’une fois déchus les systèmes féodaux et patrimoniaux, comme le rappelle Reinhard Bendix dans un texte désormais classique :

Dans la vie politique médiévale [...] les droits et les libertés sont conférés à des groupes, à des corporations, à des Etats, plutôt qu’à des individus ; la représentation dans les corps judiciaires et législatifs passe par les États jouissant traditionnellement de privilèges. Ce système ne reconnaît pas de droits propres aux sujets en situation de dépendance économique comme les paysans liés à la terre, les apprentis, les ouvriers et les serviteurs [...]. Ce régime sera brisé par les deux révolutions jumelles de l’Occident - la politique et l’industrielle – qui ont mené à la reconnaissance des droits de la citoyenneté à tous les adultes1.

3À travers ces transformations sociales, l’individu devenait citoyen, reconnu en tant qu’être humain, sujet de droit et responsable face à sa communauté politique par sa participation à la vie collective. La citoyenneté supposait ainsi l’assurance d’une protection contre l’ingérence de l’État et la reconnaissance de la liberté individuelle. Elle supposait également que l’État soit le garant de l’égalité. En d’autres termes, la citoyenneté n’était possible que dans la mesure où elle était assurée par l’État. D’où le lien étroit entre citoyenneté et État et l’importance, pour bien comprendre la naissance de la citoyenneté, de définir l’État qui la supporte.

4Cet État, c’est évidemment l’État moderne, ce qui explique que la citoyenneté s’est édifiée sur les concepts de souveraineté du peuple et de souveraineté nationale. On peut distinguer deux modèles politiques à la source de l’État moderne. Le premier est la cité-État de la Renaissance, où se sont épanouies les notions d’espace et d’action publique par opposition aux espaces et actions privés. Les conflits entourant la taxation et les revendications autour des garanties de sécurité ont abouti à l’invention du citoyen moderne, le « bourgeois ». La rupture avec les attaches féodales était ici claire, puisque le « bourgeois » était politiquement et légalement autonome, se définissant simplement par son appartenance à la cité (au « bourg »). Certaines de ces cités-États prirent la forme de « Républiques », créant de la sorte un « modèle républicain » qui inspira deux des principales révolutions politiques modernes, les Révolutions française et américaine.

5Ce modèle républicain coexistait avec un second modèle, celui de la monarchie constitutionnelle, dont la gestation fut encore plus longue. Peu à peu, l’autorité royale s’est trouvée limitée par l’obligation imposée au souverain de faire entériner ses décisions relatives à deux champs fondamentaux de gouvernement, le pouvoir de lever une armée et celui d’imposer des taxes. En Angleterre, la Grande Charte et la Déclaration des droits de 1689 apparaissent ainsi comme les textes fondateurs de la citoyenneté moderne, car elles accordent les principales garanties de protection des droits civils, dans le cadre d’une relation d’échange : sécurité et protection pour les citoyens contre responsabilités de la participation. Cela impliquait des processus de décision complexes, nécessitant de nouvelles institutions : aux institutions de représentation de l’âge féodal succédèrent celles de la démocratie parlementaire.

6Les États nationaux, que ce soit dans des pays républicains comme la France, ou dans des monarchies constitutionnelles comme la GrandeBretagne, ont ainsi, au fil du temps, convergé vers des formes institutionnelles communes de gouvernement et vers le principe selon lequel la participation à la vie démocratique et la protection des droits civils transforment les sujets en citoyens. La construction de la citoyenneté moderne a donc été réalisée dans le cadre de l’État-nation.

7Depuis lors, dans beaucoup de travaux, la notion de la citoyenneté renvoie aux frontières politiques de l’État-nation, aux passeports et aux droits des « inclus ». Mais les limites de la citoyenneté n’ont jamais correspondu étroitement au territoire géographique du pays. Au sein des périmètres d’un pays souverain, des inégalités ont toujours séparé les citoyens à part entière des nationaux qui n’ont que des droits et une participation limités, et font donc figure de « citoyens de seconde zone » ou « d’immigrants de l’intérieur ». C’est pourquoi l’histoire de la naissance d’une citoyenneté recoupant les frontières des États-nations est incomplète. Néanmoins, les historiens, sociologues et politologues passent trop souvent sous silence les nombreuses luttes pour la citoyenneté qui se sont déroulées à l’intérieur des frontières nationales.

8Ainsi, depuis longtemps, des groupes divers ont lutté pour se voir reconnaître une citoyenneté à part entière. Les ouvriers et leurs associations syndicales, les femmes et leurs mouvements, les immigrants et leurs associations ont longuement réclamé leur inclusion à la cité, c’est-à-dire une citoyenneté à part entière. L’exclusion de la classe ouvrière était tout autant sociale que politique, l’assistance sociale relevant, jusqu’à la première moitié du XX^e siècle, d’un geste caritatif plutôt que d’un droit. Ce qui explique, par exemple, que le mouvement ouvrier ait fait, depuis la fin du XIX^e siècle, la promotion d’un État plus interventionniste et d’une citoyenneté plus sociale2. Dans un autre registre, la citoyenneté politique des femmes n’a été accordée qu’en 1940 pour les Québécoises et en 1948 pour les femmes belges. Et depuis, elles ont dû continuer à lutter pour un accès et une représentativité réels3.

9Ces luttes sont la marque historique d’une hétérogénéité dans les espaces nationaux de la citoyenneté. Tous les citoyens ne sont pas « également » citoyens, et l’attribution de la citoyenneté est une ressource pour l’Etat, qui en use comme d’un élément de régulation politique. Ainsi, l’État détermine les conditions de l’appartenance à part entière à la collectivité, de même qu’il restreint les droits et l’accès non seulement des étrangers, mais également de ceux qui sont des « immigrés de l’intérieur ». L’État dessine donc, au sein même des frontières nationales de la citoyenneté, des niveaux de citoyenneté différents, dont les contours forment ce que je nomme « lisières de la citoyenneté ».

10En modifiant ces lisières, les États étendent ou restreignent l’espace de la citoyenneté et, ce qui est certainement plus important, l’espace possible pour les revendications relatives à la citoyenneté. Les politiques néolibérales visent par exemple à réduire l’espace de la citoyenneté pour privilégier le marché, tandis que les personnes et les groupes qui luttent pour les droits à l’égalité cherchent à les étendre. Les efforts consacrés à rétablir les pratiques démocratiques, à retisser la solidarité sociale et à repenser les droits et les devoirs des citoyens et des non-citoyens représentent les luttes contre les États qui redéfinissent actuellement les lisières de la citoyenneté. Il est donc urgent de se doter d’un outil analytique qui permette de saisir et de penser ces lisières.

Le régime de citoyenneté

11La citoyenneté va par conséquent bien au-delà de la question des frontières, que symbolise par exemple le droit à un passeport. La citoyenneté définit l’appartenance à la communauté politique à la fois en définissant les frontières de l’exclusion et les lisières des droits et de l’accès qui assurent l’exclusion de certains nationaux.

12L’analyse de deux conceptions de la citoyenneté canadienne révèle bien ce caractère « large » de la citoyenneté. Le Canada a été le premier pays du Commonwealth à se doter, par le biais de la Loi sur la citoyenneté de 1947, d’une citoyenneté distincte de la citoyenneté britannique, rompant ainsi avec le mythe du sujet de l’Empire, à la fois comme identité juridique et subjective4. Le parrain de cette loi, Paul Martin père, a rappelé qu’il a été convaincu de la nécessité d’une telle loi après avoir visité en France un cimetière de la Seconde Guerre mondiale : « Depuis, aucune image n’a su représenter de façon aussi poignante le concept de notre nation que ce cimetière. Quelles qu’aient été leurs origines, tous ces gens étaient des Canadiens5 (notre traduction).

13Cette vision de la citoyenneté canadienne comme « identité » peut être comparée à celle défendue par John Millar dans son livre de 1899, Canadian Citizenship. A Treatise on Civil Government, qu’il écrivit alors qu’il était sous-ministre de l’Education de l’Ontario. Ce livre commence par les mots suivants : « L’objectif ultime de tout gouvernement est la culture d’une bonne citoyenneté » (notre traduction). Cette déclaration conviendrait certainement à ceux qui, en ce début du XXI^e siècle, sont préoccupés par les questions de cohésion sociale, de capital social et d’engagement des citoyens, ainsi que d’éducation civique :

Les bons citoyens sont ceux qui ont la maîtrise d’eux-mêmes et les institutions de l’État devraient contribuer à réaliser cet objectif. [...] Les coûts d’administration se trouveraient grandement diminués si les gens se souciaient toujours de bien se comporter. Si tous les citoyens respectaient les lois, on économiserait les importantes sommes actuellement dépensées pour payer les policiers et ériger et entretenir les prisons. Le problème du gouvernement serait simple si la famille et l’école étaient suffisamment puissantes pour élever le caractère, avant que les gens n’entreprennent les devoirs de la vie active6 (notre traduction)

14De John Millar à Paul Martin s’expriment deux façons de penser la citoyenneté, différentes mais apparentées. Pour Paul Martin, la citoyenneté est une question de reconnaissance, d’identité ; elle est la reconnaissance symbolique de l’appartenance, exprimée en partie par les sacrifices de la guerre, qui, d’hommes ayant des origines nationales, linguistiques et ethniques diverses, fit des Canadiens. Pour sa part, John Millar aborde la citoyenneté sous l’angle des responsabilités et de quelques droits. Sa conception de la citoyenneté repose sur les liens qui unissent les différents éléments de la société et permettent à cette dernière de fonctionner avec un degré minimum de civilité. Ici, les institutions publiques sont importantes, car elles contribuent à ce fonctionnement « civil ».

15La notion de « régime de citoyenneté » englobe ces approches et nous permet d’identifier et d’analyser les lisières internes ainsi que les frontières nationales de la citoyenneté. Quatre éléments caractérisent un régime7 :

• Par la reconnaissance formelle de droits (civiques, politiques, sociaux et culturels ; individuels et collectifs), le régime fixe les lisières et les frontières de l’inclusion et de l’exclusion, identifiant ceux qui ont pleinement droit au statut de citoyen et ceux qui ont dans les faits un statut inférieur. L’identité des « ayant droit » et des « exclus » prend son sens eu égard, notamment, à ces aspects.
• Le régime de citoyenneté détermine aussi les règles du jeu démocratique : mécanismes institutionnels donnantaccès à l’Etat, modes de participation à la vie civique et aux débats publics, et légitimité des divers modes de revendication.
• Le régime de citoyenneté contribue également à définir le territoire de la citoyenneté, à la fois au sens étroit de la nationalité et du passeport, et au sens plus complexe de l’identité nationale et de son espace géographique. Il dessine ainsi les frontières del’appartenance et des identités nationales qui lui sont associées, y compris celles des minorités nationales.
• La dernière dimension de la citoyenneté a trait à l’expression de valeurs fondamentales touchant le partage des responsabilités qui incombent aux acteurs : le régime définit les limites des responsabilités de l’État — l’État qui établit l’espace de la citoyenneté. Il les distingue de celles sous la régulation des rapports marchands, familiaux ou de collectivité.

16Le « régime de citoyenneté » s’étend donc jusqu’aux dispositions, aux règles et aux interprétations institutionnelles qui guident et façonnent la prise de décision en matière de politiques et de dépenses publiques, la définition des problèmes par l’État et les citoyens, ainsi qu’à la présentation de revendications par les citoyens. Ce n’est qu’au prix de cet élargissement et de cet affinement du concept que nous pourrons comprendre les revendications de groupes contemporains et leurs luttes pour la reconnaissance d’une citoyenneté « à part entière ». Le « régime de citoyenneté » est le cadre analytique qui nous permet d’appréhender les lisières que dessinent ces luttes.

17Ainsi, le « régime de la citoyenneté » nous aide par exemple à analyser les revendications des mouvements de femmes qui oeuvrent pour l’obtention d’une citoyenneté égale à celle des hommes dans les faits et non seulement dans les textes légaux. L’utilisation du concept nous permet également d’entendre, dans les Amériques, les revendications des Autochtones qui ont été exclus des droits politiques jusqu’aux années 1960 et qui luttent pour une reconnaissance nationale au sein de leur pays ainsi que pour une participation à part entière aux décisions concernant leur avenir économique, social, et politique8. Il attire, dans un autre registre, notre attention sur les revendications des gais et des lesbiennes qui, dans de plus en plus de pays, demandent que leur mode de vie soit accepté et leur égalité reconnue en ce qui concerne les questions les plus traditionnelles, comme la formation d’une famille grâce à l’adoption, et surtout le droit de se marier. Le « régime de citoyenneté » rend également pensables les revendications touchant à la citoyenneté sociale, à l’heure où les mutations économiques liées à la mondialisation créent de nouveaux risques sociaux9. Mais ce n’est pas tout : dans nos sociétés qui connaissent une immigration importante et qui doivent assumer leur caractère polyethnique, la notion de régime rend lisibles les revendications, portées par des groupes unis autour d’une origine commune, pour une citoyenneté sans discrimination. Enfin, le concept permet de jeter un jour nouveau sur les questions de citoyenneté dans les régions où les Etatsnations doivent compter avec la construction d’ensembles politiques supranationaux. On songe ici bien entendu au cas emblématique de l’Union européenne10.

18Ces exemples démontrent combien les revendications liées aux citoyennetés traversent nos sociétés. Tant sur le plan national que supra-et infranational, le concept de « régime de citoyenneté » permet de mieux comprendre l’histoire et les enjeux contemporains de la citoyenneté. Un dernier mot s’impose ici. Parmi ces enjeux contemporains, les politiques menées depuis le 11 septembre 2001 doivent faire l’objet d’une attention toute particulière. La trame analytique que tisse la notion de régime de citoyenneté est singulièrement utile dans ce cas : elle nous aide à conduire une veille vigilante pour que continuent d’être respectés la citoyenneté formelle et les droits de nos concitoyens d’origines diverses.