Les scientifiques et la question du sens
p. 17-27
Texte intégral
1 La question du sens de l’homme (ou de son insignifiance) se pose en des termes radicalement différents depuis la révolution scientifique commencée avec Copernic. En effet, la position de l’homme dans l’univers avait une signification tout autre avant que l’on pose, et que l’on montre, que physiquement il n’occupe aucune place privilégiée et centrale dans l’univers (dont les dimensions, vues par la science précopernicienne, même en le supposant grand, étaient forcément définies et, d’une certaine façon, à mesure d’homme). À la suite de la révolution copernicienne, et des découvertes scientifiques accumulées depuis, l’homme se voit maintenant comme occupant une position marginale dans l’univers, sur une petite planète, auprès d’une étoile sans importance, dans une des milliards de galaxies de l’univers visible, dans un univers qui n’est peut-être que l’un des innombrables univers possibles. Bref, de sa position centrale comme roi de la création, l’homme se voit ramené à l’état de créature insignifiante dans un méga-univers qui le dépasse infiniment. S’il peut se consoler en invoquant son statut de créature douée de conscience et capable de comprendre l’univers par sa science, il sait maintenant qu’il descend d’êtres qui l’ont précédé et dont il peut étudier les liens évolutifs avec son espèce et toutes les autres espèces. Même les états de conscience dont il pouvait se glorifier se retrouvent, sans doute à un autre niveau, dans des animaux qu’il imaginait, jusqu’à tout récemment, lui être de beaucoup inférieurs. Bref, l’homme se trouve, après quelques siècles de découvertes scientifiques, dans un état d’« humiliation » par rapport à l’image grandiose que s’en faisaient les penseurs précoperniciens. Au terme de cette révolution intellectuelle, l’image que la science se fait de l’homme le ramène à une position d’être « insignifiant » dans un univers qui n’en a pas besoin.
2Il y a plus. L’univers physique s’explique en termes purement probabilistes. D’une fluctuation quantique menant à un univers macroscopique par le jeu d’un processus inflationniste, à la formation de galaxies et d’étoiles qui elles-mêmes, après quelques générations d’étoiles ayant, à la fin de leur évolution, ensemencé l’espace des éléments lourds nécessaires à des systèmes planétaires, donnent naissance à des planètes propices à la vie, tout s’explique en termes de probabilités. En bref, tout être physique a une certaine probabilité d’exister ; si son niveau de probabilité est plus bas, il faudra plus de temps pour y arriver. Or, et c’est un des résultats importants de la science contemporaine, avant d’en arriver à nous, l’univers a eu beaucoup de temps. Assez de temps pour que la vie naisse, se développe, et donne finalement naissance à l’homme. Notre existence sur la terre n’est, finalement, que question de probabilité, de temps. Nul besoin, pour expliquer notre existence, d’un grand dessein. S’il y a un sens à l’existence de l’homme, ce n’est pas dans cette direction qu’il faut le chercher. Ou encore, s’il existe un tel dessein, la science n’en a pas besoin pour expliquer l’univers et ce qu’il contient, y compris l’homme.
3Voilà, brossée à grands traits, l’image de la place de l’homme dans l’univers telle qu’elle ressort d’une vision « scientifique » de cet univers et des processus qui ont donné naissance au « contenu » de l’univers dont, bien entendu, l’homme est l’un des éléments. Dans une telle vision, la question du sens ou de l’insignifiance de l’homme est vite résolue : l’homme est une partie infime et insignifiante de l’univers ; il avait une certaine probabilité d’exister et, au terme d’un processus d’évolution plus ou moins chaotique, il est apparu sans autre raison plus profonde sur une planète sans grande importance. Toute question sur le sens de son existence n’a aucune signification sur le plan scientifique et n’a, en toute probabilité, de l’intérêt que pour un naïf qui se plaît à entretenir des illusions.
4Le résumé que nous venons de présenter, malgré les raccourcis un peu caricaturaux, présente une position sur la question du sens qui n’est pas très éloignée du discours de plusieurs scientifiques ; il a l’avantage de pousser à la limite le raisonnement basé sur la révolution (on pourrait dire sur le changement de paradigme) que l’approche scientifique moderne a produite par rapport aux positions qui prévalaient auparavant. Il importe maintenant d’examiner avec soin les questions de méthode, les présupposés intellectuels, les attitudes sous-jacentes qui sont à la source de la science et de l’activité scientifique et qui peuvent conduire à ce discours. En particulier, il faudra se demander si la recherche d’intelligibilité et de rationalité qui fonde la science épuise tout le spectre ouvert par cette recherche ; existe-t-il ainsi d’autres avenues que la démarche scientifique vers l’intelligibilité, la rationalité, le sens ? Si ces avenues ne peuvent être identifiées à partir de la démarche scientifique, cette dernière peut-elle être invoquée pour en nier ou en interdire l’existence ou la validité ?
La science et les origines
La science comme méthode
5Il ne s’agit pas ici de traiter de façon exhaustive de la méthode scientifique, mais plutôt de reprendre certains choix méthodologiques et caractéristiques de la démarche scientifique qui se répercutent sur la vision ou les positions que la science est amenée à prendre sur les questions de sens ou d’absence de sens tant de l’univers que de l’homme.
6L’explication scientifique réside toujours dans un « avant » du phénomène à expliquer : l’état de la nature « maintenant » contient l’explication de ce qui viendra « après » (ce qui n’est pas la même chose que de poser un déterminisme absolu). L’« avant » dont il est question ici n’est pas nécessairement un avant temporel, mais davantage un avant logique où l’explication d’un phénomène se trouve dans les conditions de possibilité de l’existence de ce phénomène. Ainsi, la raison d’être d’une particule peut se trouver dans les conditions de réalisation d’une symétrie donnée ; les caractéristiques physiques de cette particule reflètent alors ces conditions, et la rationalité profonde de cette particule (son caractère intelligible) se trouve réalisée par la saisie des caractères mathématiques décrivant cette symétrie.
7L’intelligibilité de la nature telle que la conçoit la science exclut a priori une finalité : ainsi, la vue ne s’explique pas par la vision, mais par la réussite évolutive des êtres qui spécialisent progressivement les cellules sensibles à la lumière vers un organe qui peut utiliser au maximum l’information véhiculée par la lumière. Si toutes les étapes de ce processus évolutif sont expliquées individuellement et identifiées par l’observation, l’explication par « cause finale » apparaît superflue. Par une sorte de cercle logique, le rejet a priori de l’explication par la cause finale se trouve ainsi conforté. L’absence de recours à la finalité comme source d’explication n’exclut cependant pas l’existence d’une telle finalité, mais situe ce recours à l’extérieur de la démarche scientifique proprement dite. La « plus-value » d’un tel recours à la finalité devra cependant se justifier à l’intérieur d’une démarche rationnelle compatible avec les résultats scientifiques (exigence de cohérence).
8Nous venons d’invoquer la nécessité, pour le scientifique, d’avoir un discours cohérent, non seulement quand il travaille comme scientifique, mais aussi lorsqu’il traite d’autres questions qui se situent ou bien à l’extérieur de la problématique scientifique, ou encore qui ne peuvent pas se ramener complètement à une démarche s’appuyant sur la méthode scientifique. Ainsi en est-il de questions qu’on identifie souvent à la thématique du sens de la vie, comme la question de la liberté, de la survie après la mort, de l’existence d’êtres autres que ceux que l’on peut atteindre expérimentalement, etc. Nous reviendrons plus loin sur l’importance de la cohérence de la démarche du scientifique. La question qui sera alors posée portera sur la légitimité, sur le plan scientifique, d’un discours sur un sujet qui, a priori, échappe à la science.
9L’explication scientifique se construit par étapes (et aussi par changements de paradigmes), de sorte que tout niveau d’explication (y compris ceux atteints maintenant) peut et devrait aboutir à un autre niveau qui engloberait davantage de phénomènes : toute explication scientifique doit donc contenir les éléments permettant au chercheur de confirmer ou d’infirmer cette explication. Nous reviendrons plus loin sur le caractère ouvert de la démarche scientifique ; la construction d’une démarche de sens basée sur l’état de la connaissance scientifique à un moment donné risque toujours d’être déjouée lors du prochain changement de paradigme scientifique. Ainsi, assimiler création et démarrage de l’univers par un Big Bang pose automatiquement la question de l’interprétation de la création lorsque la cosmologie postule (dans le cadre des différents modèles « inflationnistes ») l’existence d’un avant-Big Bang, et pose la possibilité d’univers parallèles (multivers). Cette caractéristique de la démarche scientifique met en cause toute tentative d’étayer une recherche de sens sur l’état des connaissances scientifiques, à un moment donné de l’histoire.
Quelques présupposés a priori de l’activité scientifique
10Telles sont quelques-unes des positions sur la recherche scientifique qui ont joué un rôle fondateur dans la démarche scientifique, et qui peuvent être perçues comme limitant cette démarche en simplifiant le spectre des arguments probants (ainsi en est-il de la définition de l’explication scientifique en termes d’antécédents logiques ou temporels, à l’exclusion de la cause finale aristotélicienne, de la définition des conditions de vérifiabilité des hypothèses, et de la remise en question permanente de l’acquis). Ces positions fondent – ou supposent – aussi une attitude qui va au-delà de la méthode et crée une mentalité, une vision du monde qui déborde sur les questions qui peuvent ne pas relever à proprement dit de la démarche scientifique.
11Le premier présupposé préalable à toute entreprise scientifique est l’exigence de l’intelligibilité de la nature : cette exigence de l’intelligibilité de la nature est telle que toute tentative d’explication qui ferait appel à un principe échappant à la démarche scientifique serait perçue comme un échec, ou une démission de la science et de la rationalité. L’inconnu que toute démarche scientifique suppose et reconnaît est à la base de la démarche, et représente la motivation sans doute la plus profonde de la recherche scientifique. Cette recherche, en retour, est justifiée par la conviction que l’entreprise scientifique pourra toujours faire reculer l’horizon de l’inconnu. En revanche, cette exigence d’une intelligibilité à rechercher à tout prix échappe à la démarche scientifique elle-même et fait partie d’une démarche humaine qui demande explication. Le scientifique porte en lui la conviction que la nature se laissera toujours comprendre davantage si les bonnes méthodes sont employées et les bonnes questions sont posées. Il reste cependant que cette conviction est un a priori dont la science ne peut rendre compte par sa démarche.
12Un autre critère qui n’est pas à proprement parler d’ordre méthodologique est celui de l’exigence de la « beauté » de l’explication scientifique : une théorie qui manque d’esthétique ou d’élégance est perçue comme incomplète et requiert une explication plus profonde qui devra forcément résoudre les problèmes que posent les caractères « inesthétiques » de la théorie précédente. Ainsi, le modèle standard de la physique des particules, malgré ses succès extraordinaires (il n’existe aucune observation actuelle qui échappe à ce modèle) est perçu comme insatisfaisant : il fait appel à trop de constantes (plus d’une vingtaine) déterminées expérimentalement et devient inélégant dans sa complexité. Encore une fois, rien n’assure le physicien que la nature répondra toujours à ce besoin ; il est cependant caractéristique de la démarche scientifique, comme démarche humaine, que toute rationalité doit refléter, pour être satisfaisante, une certaine « esthétique ».
13Nous avons déjà invoqué le caractère méthodologique de la possibilité a priori d’une nouvelle explication qui se situerait toujours « au-delà » de l’explication « ultime » en cours. Par exemple, le Big Bang n’est plus l’origine absolue de l’univers ; on peut parler d’un avant-Big Bang, qui contient peut-être l’explication de l’univers dont nous faisons partie et qui rend nulle et non avenue toute tentative de concordance entre origine physique de notre univers et création (envisagée comme posant un instant ante quod nihil existit) ; nous avons déjà vu que cette conviction intellectuelle devient une caractéristique méthodologique. Toute réussite scientifique doit être testée et remise en question grâce à des mesures de plus en plus précises et en formulant des hypothèses basées sur d’éventuelles violations des théories explicatives des phénomènes. Ce caractère ouvert de la science a une importance intellectuelle telle que toute hypothèse sur une éventuelle fin de la science (ou de la physique) finirait par tuer toute motivation de poursuivre la démarche scientifique. Au-delà de l’impact sur la science de ce postulat sur une science toujours inachevée, il existe une caractéristique humaine, une exigence qui, d’une certaine façon, rejoint la quête de sens, et qui demande aussi explication.
La science comme attitude devant la réalité
14Les caractéristiques de la démarche scientifique, au-delà de la recherche scientifique proprement dite, créent chez le chercheur des attitudes et des dispositions qui ont des répercussions même lorsqu’il n’est plus question de science proprement dite. Le chercheur, nous l’avons déjà indiqué, ressent un besoin de cohérence intellectuelle entre les exigences de la démarche scientifique et les questions qui lui sont posées par les événements de son existence, même lorsqu’il ne peut interroger ces événements à l’intérieur d’une entreprise véritablement scientifique : ainsi les questions éthiques, les interrogations portant sur la mort, sur l’existence d’êtres inaccessibles à l’observation instrumentale, etc.
15L’exigence de l’intelligibilité et de la rationalité inhérente à la démarche scientifique crée ainsi une attitude intellectuelle à l’égard des phénomènes extraordinaires marquée par le scepticisme : une autre explication « ordinaire » doit toujours être préférée et recherchée ; bien plus, toute admission d’échec à trouver cette explication plus « ordinaire » et conforme au contenu de la science ne peut être que provisoire. Le caractère ouvert de la science pourra toujours être invoqué pour adopter une position sceptique et d’attente devant un phénomène inexpliqué ou apparemment non conforme aux connaissances scientifiques du moment.
16Toute connaissance doit être soumise à la critique : la science se construit par une remise en question permanente de son acquis (pas nécessairement par la négation de l’acquis, mais dans une démarche qui le réinterprète dans un ensemble plus grand ; par exemple, des interactions entre particules : l’interaction électrofaible intègre l’interaction électromagnétique et l’interaction faible à un niveau supérieur, et se manifeste clairement à des énergies très supérieures à celles des expériences courantes). Cette attitude qui s’appuie sur la conviction que tout acquis a un caractère provisoire fonde le dynamisme de la recherche. À la limite, la science apparaît toujours comme un projet inachevé et ouvert. En retour, cette disposition du chercheur colore toute démarche du scientifique, même hors de l’objet de la science.
17Le caractère critique de la science provient aussi de la conviction du caractère faillible de la démarche scientifique ; l’erreur, l’illusion, la faillibilité des sens et des instruments obligent à une prudence dans l’affirmation et à une réévaluation constante des observations. Le scientifique sera amené par « déformation » professionnelle à traiter de la même manière tout phénomène, toute affirmation même dans des domaines qui échappent à l’entreprise scientifique : affirmation de la liberté, de la responsabilité personnelle, d’un moi transcendant, etc. Qu’en est-il du caractère falsifiable de telles affirmations ?
Retour sur le sens
18Quand il est question de sens, quelle que soit l’importance de l’exigence d’intelligibilité de l’univers physique et des différents êtres qui le constituent (particules et interactions fondamentales, objets de plus en plus complexes qui apparaissent au cours de l’histoire de l’univers), la question la plus importante qui se pose gravite toujours autour de la question du sens appliquée à l’être humain. Se posent alors plusieurs questions dont certaines font appel à des problématiques étrangères à la démarche scientifique ; toutes cependant supposent, pour le chercheur, d’entrer dans une démarche de cohérence, c’est-à-dire de sonder les limites qu’il peut atteindre à l’intérieur de sa démarche scientifique proprement dite, tout en faisant place à une possible ouverture sur une démarche autre, mais qui devrait respecter ce que sa science, à la fois comme ensemble de connaissances et comme démarche, comporte. Sans vouloir constituer une liste exhaustive de questions portant sur le sens, il peut être utile d’en formuler quelques-unes ; il apparaît alors que la quête d’un sens possible à l’existence humaine, tout en interpellant la démarche scientifique, se situe à d’autres niveaux (philosophiques, théologiques, poétiques, etc.). Se pose alors la question de la compatibilité des savoirs et des démarches.
- Y a-t-il nécessité du sens (ou d’un sens) ? S’agit-il d’une exigence logique qui découle de l’existence d’un être doué de conscience ?
- Quel lien y a-t-il entre le sens et l’explication scientifique de la venue à l’être d’une espèce donnée (ou d’un individu de cette espèce) ?
- Pour qu’il y ait sens, faut-il qu’il y ait plan préétabli, finalité des espèces ou de l’homme ?
- L’exigence du sens entraîne-t-elle la nécessité d’un sens de l’univers ? (Un univers qui est le fruit du hasard peut-il « engendrer » des « créatures » douées de sens ?)
- Y a-t-il un lien nécessaire entre le sens de l’homme comme espèce et le sens de l’homme ?
- Pour qu’il y ait sens, est-il nécessaire qu’il y ait préexistence du sens (comme Platon l’entendait) ?
- Peut-on se donner un sens ?
- Un sens peut-il être donné après coup ? Y a-t-il un lien entre sens et « importance » ?
19On le voit, ces différentes questions débordent largement le spectre des thèmes de la science. Elles interpellent cependant le chercheur parce qu’elles sont à la jointure de sa quête proprement scientifique et de la quête existentielle de tout être humain. Y a-t-il contradiction entre ces deux formes de quête ; peuvent-elles coexister dans une démarche cohérente ?
Quelques réflexions en guise d’avenues de réponse
20L’exigence d’intelligibilité des êtres « naturels » s’applique aussi à l’homme : la science se doit de comprendre l’homme, c’est-à-dire de rendre compte rationnellement des comportements humains, et en particulier de son origine. La science ne peut le faire qu’à l’intérieur des paramètres définissant sa démarche. Ainsi, l’« avant » de l’homme rend compte des comportements humains dans le cadre du processus évolutif ; nul dessein, nul plan n’est invoqué et le succès de l’entreprise scientifique d’explication de l’homme se mesure sur le plan de la cohérence des résultats obtenus. La démarche scientifique appliquée à l’homme cherchera donc à comprendre les caractères les plus typiquement humains du comportement à l’intérieur d’un processus évolutif qui favorise un comportement particulier grâce à l’avantage à long terme que procure ce comportement : ainsi en est-il de l’altruisme, de l’attachement des parents à leurs enfants, même du sacrifice apparemment désintéressé de soi pour le bien de la communauté. De telles explications semblent vider de tout contenu de sens les comportements humains les plus « nobles » et interprétés par la plupart comme les plus « significatifs ». La démarche scientifique apparaît donc, dès qu’elle s’applique à l’homme, comme négatrice de sens. En revanche, même lorsque le résultat paraît nier tout niveau de signification, la démarche elle-même demeure empreinte d’une exigence de rationalité qui postule que tout ce qui a trait à l’homme doit revêtir une dimension d’intelligibilité. La question qui demeure cependant porte sur le caractère exclusif de l’explication trouvée dans le cadre de la démarche scientifique. La science peut-elle nier a priori des ordres ou des niveaux d’explication (rationnelle) qui se situent hors des balises de sa démarche ? La physique, en particulier, peut-elle être invoquée pour nier toute possibilité d’une explication rationnelle qui pourrait se situer hors de la démarche scientifique ?
21La physique moderne rejette cependant le déterminisme absolu : l’avant ne peut jamais expliquer de façon complète l’après. En effet, le principe d’incertitude de Heisenberg, et le caractère chaotique des phénomènes complexes, c’est-à-dire la dépendance extrêmement forte des phénomènes complexes par rapport aux conditions initiales, rendent impossible la prévision à long terme de ces phénomènes. Il est donc impossible de rendre compte complètement des événements au temps t + Δt à partir de la situation au temps t. Cette indétermination dans la prédiction de l’avenir est une limite intrinsèque de l’étendue de l’explication par l’« avant » des phénomènes au sens de l’avant temporel. Qu’en est-il d’une explication par les premiers principes qui chercherait à rendre compte de l’homme, non pas comme conséquence inéluctable des antécédents temporels de son existence, mais plutôt comme résultat intellectuellement probable des conditions posées par les différentes interactions et les différents états de la matière débusqués par la démarche scientifique ? Au sujet de l’homme, comme au sujet de tout objet de connaissance, et d’autant plus que cet objet est davantage complexe, s’applique le caractère toujours ouvert de l’explication scientifique ; la science cherchera toujours à rendre compte de son sujet d’étude, fût-il l’homme lui-même ; jamais elle ne pourra prétendre en avoir dit le dernier mot. Peut-elle cependant exclure un niveau d’explication qui se situerait hors des paramètres définissant sa démarche ?
22La science comme telle ne peut envisager un niveau d’intelligibilité qui se situe hors des paramètres qui définissent sa démarche ; en toute logique, elle ne peut cependant exclure d’autres formes d’intelligibilité, de signification ou de sens ; elle ne peut qu’exiger que ces niveaux différents n’entrent pas en contradiction avec ses résultats.
23Il y a plus. Le scientifique en poursuivant ses travaux répond à une quête du sens qui obéit à des principes a priori (d’intelligibilité, de beauté, de remise en question permanente des résultats atteints, etc.) qui ne s’expliquent pas par la démarche scientifique proprement dite et appellent une explication antérieure à la science. Ainsi, la quête du sens inscrite dans la démarche scientifique n’épuise pas l’exigence du sens qui semble constitutive de toute démarche rationnelle humaine, et qui fait sans doute partie des exigences a priori des comportements humains (dont les entreprises scientifiques). Cette exigence du sens est à la source de la démarche scientifique ; comme elle lui est antérieure, elle la conditionne, et en rend compte. Antérieure à la science, cette exigence de sens, dont la science est sans doute la réalisation la plus systématique, motive la recherche scientifique, mais ne devrait pas, en toute logique, se limiter aux seuls résultats que, en vertu de choix méthodologiques constitutifs de sa démarche, la science peut atteindre. Le scientifique, en retour, exige des démarches de quête de sens qui se situent à l’extérieur de sa propre démarche d’explication scientifique des phénomènes, qui respectent les mêmes exigences de rationalité, de cohérence et de sens critique. Cette exigence de cohérence vaut bien sûr pour le scientifique, mais compte tenu du caractère « communautaire » de toute démarche humaine, elle vaut aussi pour tout être humain, maintenant que la démarche scientifique, et ses résultats, font partie du patrimoine humain.
24La science est à la recherche de l’intelligibilité, mais exclut de sa démarche plusieurs présupposés nécessaires à l’existence d’un sens : finalité, dessein, etc. Ces choix méthodologiques ne sont pas inspirés par un rejet a priori d’autres approches, mais définissent un ordre épistémologique constitutif d’un corpus de connaissances et ressortissent aussi à une attitude à l’égard des phénomènes qui comporte sens critique, scepticisme, rejet de l’explication par le merveilleux, le magique, l’irrationnel en général.
25En amont de la science, et entraînant la dynamique scientifique, il existe cependant plusieurs attentes fondamentales que la science, nous l’avons vu, n’épuise pas ou plutôt ne peut prétendre a priori épuiser. De plus, elle ne peut pas en rendre compte, car elles préexistent à la science. Ainsi en est-il de l’exigence a priori de l’intelligibilité de la nature, du caractère esthétique et non exhaustif de tout moment de l’explication scientifique. De plus, la physique moderne introduit un hiatus entre l’avant et l’après des phénomènes qui lui « interdit d’interdire » d’autres démarches pouvant conduire à des approches différentes de la quête du sens (qui ne soient pas irrationnelles).
26L’entreprise scientifique suppose enfin une approche rationnelle qui ne saurait être niée, ni contredite lorsque le chercheur, le scientifique, poursuit d’autres quêtes ; le développement et, faut-il le souligner, le succès de la démarche scientifique, imposent un devoir de cohérence intellectuelle. Ce devoir de cohérence peut s’exprimer de la façon suivante : l’ouverture sur une saisie de l’être hors de l’enquête scientifique n’est pas, en soi, une acceptation de l’irrationnel, mais doit répondre aux mêmes exigences a priori qui président au développement de la science : intelligibilité, beauté de l’explication, ouverture sur un être dont aucune démarche ne saurait épuiser l’intelligibilité.
Auteur
Physicien au Département de physique de l’Université de Montréal. Après des années de recherche en physique nucléaire et des particules, il fait maintenant partie d’un projet interuniversitaire de détection de la matière sombre (projet PICASSO) et s’intéresse aux questions de cosmologie et à l’astrophysique des particules. Avec d’autres membres de l’équipe PICASSO, il a publié quelques articles sur la détection de la matière sombre et sur les limites expérimentales que la technologie actuelle permet d’atteindre dans ce domaine.
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