1Entre 1880 et 1930, il ne fait pas de doute que Montréal détient le statut de métropole nationale. La complexité et l’hétérogénéité de sa structure sociale, la diversité de son économie et de sa base industrielle, son dynamisme culturel, la qualité de ses réseaux de communication et d’échange constituent des traits généraux qui caractérisent son cadre de vie métropolitain. Le nouveau paysage urbain est marqué autant par des éléments de modernité que par des éléments de tradition. Il en découle des tensions qui, on l’a vu, se répercutent sur l’offre du service téléphonique.

2D’un point de vue historique, il s’agit d’une période charnière. Les transformations quantitatives et qualitatives du milieu créent des conditions propices à l’expérimentation de nouvelles technologies. En effet, à la fin du XIX^e siècle, il est clair que la ville constitue un lieu privilégié pour la consommation des nouveaux services et objets utilitaires issus de l’électricité : transports urbains, éclairage public, moyens de communication, appareils électroménagers, etc.

3Dans une agglomération comme Montréal, la demande sociale d’instruments de communication à distance efficaces et rapides a été à l’origine de la croissance du service téléphonique. Bien que l’impulsion à la formation d’un marché de la téléphonie ait été donnée dès les années 1880 par le milieu des affaires, le réseau n’a pas atteint une majorité de foyers du jour au lendemain. Le téléphone s’est imposé d’une manière graduelle, au détriment de moyens de communication plus traditionnels mais sans nécessairement les supplanter.

4Pour saisir les modalités d’interaction et d’adaptation entre le territoire et les infrastructures du réseau téléphonique, nous avons mis en lumière les processus de fabrication et de transformation des images de la ville et du réseau téléphonique élaborées à la fois par les acteurs publics et par les acteurs privés. Notre objectif initial était d’analyser la portée socioculturelle de ces images ou, en d’autres termes, leur influence sur les modes de vie dans une ville équipée du réseau téléphonique.

5Partant de l’hypothèse principale qui voit dans l’essor de la téléphonie urbaine le résultat d’une construction sociale faisant une large place à l’imaginaire et à l’utopie, nous avons mis l’accent sur les nouvelles caractéristiques de la ville équipée du service de communication à distance. L’imagerie associée aux possibilités de la technologie du téléphone renforce les idées de bien-être physique et psychologique, de maîtrise d’un milieu de vie et de réussite socioéconomique. Celles-ci s’articulent au principe d’un métissage de la technologie à d’autres réalités et représentations socioculturelles (la recherche d’outils de gestion efficaces, la volonté d’abolir les contraintes spatio-temporelles, la quête de nouvelles normes de confort, etc.). Ces idéaux étaient inscrits dans les visions urbaines et suburbaines des promoteurs privés du réseau téléphonique1. Face au réseau idéal projeté, c’est le pragmatisme des opérateurs privés du réseau qui a d’abord prévalu. Les dirigeants et les ingénieurs de Bell ont confectionné des plans de développement selon une perspective stratégique, c’est-à-dire une perspective qui leur fournissait la possibilité d’ajuster leurs intentions initiales. Les préoccupations de nature sociopolitique reliées aux revendications des gestionnaires publics de l’espace urbain sont venues modifier les représentations des opérateurs privés. Ce qui a obligé ces derniers à intégrer des préoccupations sociales et culturelles, non prévues au départ, à leur démarche de planification.

6De quelle manière le processus de construction du réseau téléphonique montréalais a-t-il contribué à changer les représentations de la ville et les principes de son aménagement ? Cinq conclusions générales découlent de notre démarche :

1) Bell, un acteur-clé du développement urbain

7Comme principal fournisseur de service public, Bell a occupé une place prépondérante dans le développement urbain de la métropole. Son rôle renvoie d’entrée de jeu à son statut de fournisseur de service public. Dès les années 1900, les dirigeants de Bell ont procédé à l’intégration des réseaux locaux afin d’établir un seul système. En approvisionnant le lucratif marché de la téléphonie urbaine, l’entreprise est parvenue, après quelques années de concurrence, à maintenir sa position prépondérante dans l’évolution du service montréalais, voire canadien. À partir du moment où sa position hégémonique était assurée, elle a construit et exploité le réseau de téléphone local et interurbain. Elle a fixé les modalités de sa distribution. Elle a élaboré une conception de la rentabilité appropriée à son développement. Enfin, elle a participé à la définition de la notion même de service public et de son caractère indispensable.

8La place occupée par le téléphone et ses opérateurs privés dans l’histoire des communications à Montréal mérite aussi d’être soulignée. À cet égard, Bell est un acteur incontournable. Il participe à l’expansion de l’agglomération, tant par son action concrète — ses projets d’extension, par exemple — que par ses activités promotionnelles relatives à la mise en forme d’une vision idéalisée de l’environnement urbain et suburbain.

9Jusqu’à la fin de la décennie des années 1900, le personnage principal de l’industrie du téléphone demeure le dirigeant. Pour atteindre ses visées expansionnistes, il combine habilement des tactiques et des stratégies à la fois techniques, financières et politiques. À partir du moment où le monopole du service est assuré, protéger l’image de marque de l’entreprise et rejoindre de nouvelles clientèles devient l’apanage des entrepreneurs. Ainsi, après le dirigeant, c’est la figure de l’agent qui émerge. C’est lui, désormais, qui occupe une fonction de premier plan, jouant un rôle d’interface entre les techniciens et les clients. Par conséquent, c’est le vendeur/représentant, placé au centre de la relation, qui effectue le rattachement de la sphère technique à la sphère sociale.

10En d’autres termes, même si les stratégies de Bell ont été contestées à certaines occasions par les acteurs locaux, elles se sont avérées une véritable réussite. Au cours de la période étudiée, un compromis sociopolitique a pu être construit autour de l’idée que le service téléphonique local était indispensable. Dès lors, il apparaît que le modèle du service public dans le domaine de la téléphonie — modèle cependant remis en question depuis le début des années 19902 — a pris forme avant 1930.

11Une indication de ce caractère essentiel — on peut même parler de dépendance de la vie urbaine à l’endroit du réseau téléphonique — vient de la croissance fulgurante des abonnements au service résidentiel et d’affaires aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Il faut rappeler à ce propos qu’entre 1945 et 1961, le nombre d’appareils en service dans les résidences de l’agglomération montréalaise est passé de 148 479 à 606 507, soit une augmentation de l’ordre de 309 %, ce qui représente en moyenne, pour l’île de Montréal, 35 appareils pour 100 habitants.

12En ce qui a trait au service d’affaires, le nombre d’appareils connectés au réseau a presque triplé au cours de cette même période, passant de 94 351 à 271 453 appareils3. À partir de la seconde moitié des années 1940, après une période de croissance lente entre 1930 et 1944, Bell a profité, d’une part, des investissements effectués dans la seconde moitié des années 1920 pour moderniser son réseau et, d’autre part, de ses efforts promotionnels visant à stimuler la vente du service. Ainsi, il apparaît que le succès de l’entreprise provient de la qualité de son réseau et de l’efficacité de ses campagnes de relations publiques et de promotion.

2) Le téléphone, reflet des tensions et de la gestion conflictuelle de l'espace urbain

13Dans sa volonté de préserver ses acquis commerciaux et protéger son marché contre la concurrence, Bell a tout de même été confrontée à des dissidences. Les rapports entre Bell et les gestionnaires publics de l’espace urbain n’ont pas toujours été harmonieux. L’entreprise a dû composer avec les forces sociopolitiques, bien qu’elle ait su tirer profit de l’instabilité du climat politico-institutionnel.

14Appartenant à la classe d’affaires anglophone de Montréal, les planificateurs privés du réseau ont dû apprendre à transiger avec les politiciens locaux dont les origines socioprofessionnelles diversifiées (classe moyenne, petite bourgeoisie, commerçants, notables) les rattachaient, pour une majorité d’entre eux, à la population francophone de Montréal. Avec leur discours à saveur populiste, les élus locaux cherchaient à protéger les intérêts de leurs concitoyens dans un contexte où les pouvoirs publics accordaient le monopole de la distribution du service téléphonique à un groupe privé ; cette industrie se prêtait en effet difficilement à la formation d’un marché concurrentiel.

15Les dirigeants de Bell ont bénéficié d’une relative indépendance à l’égard des politiciens locaux qui tentaient de contrôler leurs activités. Nous avons pu expliquer cette situation, notamment, en faisant appel à la technicité des infrastructures téléphoniques, au caractère financier du domaine et à la réputation dont jouissaient ces dirigeants auprès des politiciens et des fonctionnaires fédéraux.

16Les gestionnaires publics montréalais ont inscrit leurs interventions dans une tendance générale qui caractérisait l’évolution des administrations municipales dans leurs rapports avec les monopoles de services publics au cours de la période étudiée. À cet égard et en référence à la réalité québécoise et montréalaise, plusieurs chercheurs ont souligné que les administrations municipales mettaient de l’avant des modes d’intervention paradoxaux. En dépit des critiques formulées à l’endroit des pratiques monopolistiques, leurs démarches ont souvent contribué à renforcer les représentations dominantes promues par les entreprises privées.

17Au cours des années 1920, alors que le développement urbain était laissé aux mains des entrepreneurs privés, l’efficacité et la légitimité de leurs pratiques planificatrices représentaient des valeurs qui ont influencé les élus locaux. Là encore, cette situation est révélatrice du succès des campagnes institutionnelles de promotion du service public.

3) Les médiations entre les opérateurs du réseau et la clientèle, éléments constitutifs du système sociotechnique

18En ce qui a trait aux rapports entre Bell et sa clientèle, il est clair que l’entreprise a fait preuve de réalisme par rapport à l’extension de son réseau. Le développement de la consommation du téléphone à Montréal s’est fait d’abord en fonction d’une logique de marché. Qui plus est, il a été influencé par des valeurs socioculturelles dont la portée ne rejoignait pas l’ensemble de la population. C’est ce qui permet d’expliquer pourquoi, avant la fin des années 1910, Bell ne s’est pas mise à l’écoute des attentes exprimées notamment par la population francophone ou encore par d’autres clientèles spécifiques, comme la classe ouvrière ou les femmes. Comme nous l’avons vu, les documents techniques et les études de marché produits par les ingénieurs de Bell n’avaient rien à voir avec un projet pluraliste, sensible et ouvert aux caractéristiques socio-économiques de la population locale.

19Bien entendu, il est difficile de déterminer si la consommation de certaines technologies comme le téléphone relevait d’un besoin strictement instrumental ou s’il faisait partie des pratiques de consommation ostentatoire. Dans le deuxième cas, nous pensons à des pratiques qui favorisent un style de vie ou un mode de comportement à imiter, susceptibles, peu à peu, d’être diffusés à travers des segments plus vastes de la société. Il reste que les rapports des usagers à la technique ont souvent pris un autre sens que celui que lui conféraient au départ les opérateurs privés.

20Après la Première Guerre mondiale, alors qu’émergeaient des besoins de promotion et de vente du service, l’entreprise de téléphone n’a pas hésité à modifier ses stratégies. Elle a fait appel à l’imaginaire et à l’utopie, dont le contenu était marqué par la culture et les idéologies de l’époque. Bell a tenté de convaincre les abonnés que le téléphone pouvait modifier leurs rapports à l’espace et au temps en leur donnant un accès immédiat et continu à la ville réticulée. Pour ceux qui ont su tirer profit des avantages de la connexité, la vie quotidienne en milieu urbain ou suburbain est devenue plus commode et plus confortable.

21Par ailleurs, prendre connaissance des principes et des applications du nouvel instrument de communication à distance signifie également être mis en présence de nouvelles normes sociales4 : en particulier des règles de politesse qui font appel à l’intégrité, à la réciprocité, au respect des frontières sociales et temporelles (par exemple, on n’appelle pas n’importe qui et n’importe quand). Ces règles ont été inventées et parfois empruntées à des pratiques existantes, et ce, tant dans les communications d’affaires que dans les communications interpersonnelles. En outre, nous avons vu comment Bell a participé activement à la construction de ces normes. Ce qui permet, dans ce cas, d’observer de manière empirique comment s’effectue l’imbrication de la sphère sociale et de la sphère technique.

22Il n’en demeure pas moins que l’ingéniosité des consommateurs a réussi à trouver un espace d’expression à l’intérieur des conditions limitatives mises en place par Bell. Ainsi les abonnés sont-ils parvenus à détourner le cadre d’usage édicté par l’entreprise. Par exemple, des pratiques inattendues sont apparues — de nombreuses activités à caractère illicite5, sans le réseau téléphonique, n’auraient sans doute pas pris l’envergure qu’elles ont connue —, ce que l’entreprise montréalaise appréhendait fort probablement, compte tenu de la vigilance qu’elle manifestait dans ses campagnes promotionnelles et éducatives. D’un autre point de vue, il semble que les nombreuses pratiques qui ne respectaient pas formellement les usages prescrits ont eu aussi un rôle non négligeable dans la diffusion d’une culture téléphonique urbaine.

4) L'implantation du réseau téléphonique, un élément essentiel du processus d'apprentissage de la planification urbaine dans un cadre métropolitain

23C’est sans doute du côté des rapports entre la planification urbaine et les représentations de la ville qu’il faut chercher les liens les plus significatifs en ce qui concerne la portée sociospatiale du réseau téléphonique montréalais. Malgré sa relative invisibilité et son intangibilité en tant que système de communication, le réseau a été partie prenante de la construction de la notion d’agglomération.

24Nous avons vu comment le discours des acteurs locaux concernés par l’aménagement urbain a été fabriqué à partir de thèmes, voire de valeurs, qui alimentaient les déterminations et les pratiques des planificateurs privés du téléphone. Le modèle urbain proposé a misé sur la fluidité de la circulation et des échanges, sur la métropolisation et la suburbanisation de l’espace, sur la déconcentration des activités urbaines, bref, sur des principes qui rendaient impératif l’usage du téléphone. Dans cette perspective, la planification devait d’abord être fondée sur des bases économiques et techniques avant de prendre en compte des considérations sociales.

25À Montréal, comme dans presque toutes les villes nord-américaines, ce sont les entreprises privées de services publics et les représentants de la classe d’affaires qui ont défini les priorités en matière d’aménagement urbain. Ils ont réussi à établir une approche planificatrice parce qu’ils ont pu contenir les oppositions de nature sociopolitique. Pour autant, leurs choix rationnels en matière d’infrastructures téléphoniques n’ont pas été exempts de préjugés et de biais idéologiques. Cette remarque soulève la question de la légitimité ou, à tout le moins, celle de la portée de la planification urbaine dans le contexte moderne6.

26Nous avons vu comment Bell est parvenue à prendre en charge la planification et la gestion de son réseau dont le développement, à long terme, a eu des incidences sur l’organisation de l’espace urbain. À maints égards, le pouvoir de l’entreprise s’est révélé plus grand que celui des gestionnaires publics. C’est dire que ces derniers n’ont pas eu le choix de revoir les responsabilités qu’ils assumaient dans l’aménagement et le développement urbains.

27Sur le plan culturel, les idéaux de planification et d’aménagement ont fait appel à deux catégories d’images opposées : d’un côté, celle de la métropole efficace et fortement concentrée, de l’autre, celle de la banlieue décongestionnée. En bref, deux types de formes urbaines qui sont largement tributaires de l’usage intensif des services offerts par les réseaux techniques urbains, à commencer par les services de télécommunications.

28Au départ, les images mises de l’avant par les représentations des attributs du téléphone ont alimenté la concrétisation d’un idéal de centralité. Après la Première Guerre mondiale, cependant, ce modèle a changé. Les ménages ont quitté progressivement le centre pour vivre en périphérie. À partir du moment où les réseaux techniques urbains rejoignent la masse des consommateurs, on peut parler d’une forme d’éclatement de la ville traditionnelle et de la centralité qui lui est associée. Ce sont les effets cumulatifs d’une série de transformations sociotechniques qui permettent ici d’expliquer les nouvelles tendances du développement urbain. La mise en place de réseaux de communication et de transport qui englobaient toute l’agglomération — dont les pourtours se redéfinissaient continuellement — a revêtu alors la forme d’un processus dynamique.

5) Le réseau téléphonique, une contribution à la fabrication d'un nouveau modèle de ville

29Le développement du réseau téléphonique a contribué à la fabrication du nouveau modèle de la ville réticulée. La mise en forme de ce modèle, par opposition à la ville piétonne de l’ère préindustrielle, participe du phénomène de modernisation de l’espace urbain. Le déploiement de la téléphonie survient à un moment où le processus de transition vers la ville réticulée s’intensifiait. Le passage progressif d’une organisation urbaine traditionnelle à une agglomération constitue un indicateur des nouveaux rapports spatio-temporels.

30Le réseau téléphonique de Bell a joué, au cours d’une longue période, un rôle prépondérant dans l’organisation et la construction de la ville réticulée. C’est lui qui a fourni, entre autres choses, dès la fin des années 1870 et le début des années 1880, le contenu d’un imaginaire socioculturel nécessaire à son essor. Ses images promotionnelles présentaient un espace métropolitain maillé par une toile invisible qui connectait tous les abonnés. Le principe de la connexité s’est substitué à celui de la proximité à titre de principe « communicationnel » et, partant, de principe organisationnel.

31Toutefois, comme nous l’avons vu, la communauté des individus branchés à la ville câblée a été sélective. C’est pourquoi l’introduction du téléphone à Montréal n’a pas eu des incidences aussi importantes que le laisse sous-entendre le discours promotionnel. En effet, la représentation de la ville réticulée construite en fonction des besoins individuels et des valeurs modernistes se trouvait en décalage par rapport à la réalité des conditions de vie de la majorité de la population montréalaise. Qui plus est, pour de nombreux citadins, la ville piétonne a continué à être partie prenante de leur réalité quotidienne.

32Dans cette perspective, il est possible de relever de nombreux indices qui révèlent que la proximité spatiale et la centralité demeuraient des caractéristiques appréciées par les citadins. Autrement dit, l’espace de connexion associé au développement du réseau téléphonique n’est pas venu supplanter l’espace traditionnel de contact, même s’il a permis aux usagers d’en découvrir de nouveaux avantages. Ainsi le modèle de la ville piétonne a-t-il cohabité avec celui de la ville réticulée. À plusieurs égards, on préférait tolérer l’encombrement plutôt que de perdre les avantages de la proximité. Cela nous conduit à souligner la diversité des demandes sociales par rapport à l’aménagement urbain.

33La téléphonie n’a nullement effacé les contraintes spatiotemporelles. S’il est vrai que son usage accru offrait, en théorie, une possibilité d’affranchissement des distances et du temps, en réalité, cette potentialité était restreinte par des facteurs externes, comme le coût du service ou l’attachement à un milieu de vie ou à une communauté. De plus, la plupart des communications téléphoniques ont eu pour effet de multiplier les déplacements et, dès lors, les contacts face à face.

34Le modèle spatial qui tend à s’imposer dans les grandes villes nord-américaines a été élaboré au tournant du XX^e siècle. Soumis à de nombreuses pressions, ce modèle n’est pas demeuré fixe. Il a évolué en fonction des nouvelles exigences de la modernité7. À ce sujet, l’imaginaire relié aux technologies récentes de communication à distance — faisant appel, entre autres, à la mobilité, au réaménagement du temps de travail, à la redéfinition, voire à l’éclatement des espaces de production et de consommation — a contribué à fournir les bases socioculturelles d’un nouveau modèle de ville. Il s’agit ici d’une ville sans centre ni périphérie, où tout est possible en tout temps, les activités professionnelles et les activités de loisirs pouvant profiter des avantages de la densité sans en subir les inconvénients.

35Ces cinq conclusions générales permettent de mieux comprendre la portée ou l’impact du réseau téléphonique sur la planification de l’espace métropolitain au tournant du XX^e siècle. Sur le plan empirique, nous avons été en mesure de mettre en lumière les limites d’une analyse en termes de causalité linéaire entre le développement d’une nouvelle technologie et les transformations tant spatiales que socioculturelles dans le contexte montréalais. La vision interactionniste du changement à laquelle nous avons fait appel fournit une compréhension plus nuancée et plus ambivalente des rapports qui prévalent entre le système technique et les intentions planificatrices. Les représentations (définies notamment à partir de leurs fonctions de perception, de légitimation, d’intégration et de production de valeurs et de significations socioculturelles) élaborées par les opérateurs privés et celles des gestionnaires publics de l’espace urbain ont contribué à l’élaboration de transactions sociopolitiques constitutives du système de planification et de gestion de Montréal.

36Nos conclusions générales insistent également sur l’un des aspects fondamentaux des infrastructures urbaines en contexte de modernisation et de métropolisation, à savoir le caractère incertain de la notion de service public. La manière dont les citadins et les banlieusards tirent profit des avantages des infrastructures urbaines va dans deux sens : d’un côté, leur utilisation intensive peut contribuer à la fragmentation sociale de l’agglomération. De l’autre, les infrastructures urbaines participent à son intégration économique et communautaire. Notre étude sur le réseau téléphonique tend à démontrer qu’il a davantage été traité, par ses planificateurs privés et par les instances étatiques qui le réglementent, comme un service marchand plutôt que comme un élément intégrateur. Ce qui met l’accent sur l’ambivalence, voire la division. À ce sujet, tant à l’échelle de Montréal que du Canada, il serait important d’analyser en profondeur le rôle des instances étatiques et les stratégies ou les moyens d’action tournés vers l’intégration auxquels elles ont eu recours.

37Par ailleurs, le rôle et la place de la société civile ont aussi constitué des dimensions importantes de la transformation des enjeux urbains à cette époque. Comme l’illustrent le discours et les pratiques urbanistiques des experts et des élites, c’est d’abord au sein de la société civile que se sont exprimées les demandes sociales et que les modèles urbains se sont redéployés. En ce sens, on peut parler d’un changement dans les sensibilités et dans les priorités en matière d’aménagement. Même si, dans un premier temps, les projets d’équipements ont fait l’objet de résistance, leurs promoteurs, avec l’aide des élites, ont presque toujours réussi à convaincre les milieux locaux de leur valeur, en particulier en misant sur le fait qu’ils contribuaient à l’amélioration des conditions de vie. En effet, les réseaux techniques urbains ne sont pas simplement des infrastructures physiques. Ils fournissent des services qui apportent, dans les habitations, de la lumière, de la chaleur, de l’hygiène, du confort, etc.

38La période fondatrice étudiée nous apprend de quelle façon sont élaborés les compromis nécessaires — les arrangements politicoinstitutionnels et technico-économiques relatifs aux modalités de distribution et de consommation — au développement d’un réseau. Par rapport aux innovations récentes, si on pense aux nouvelles technologies de communication, l’étude de la mise en place d’un réseau au tournant du XX^e siècle fournit des éléments de référence utiles. C’est qu’on se trouve de nouveau dans une période fertile où des systèmes de communication et d’information sont introduits et interagissent avec un territoire en pleine transformation. À quoi servent les nouvelles technologies et quelle est leur contribution à la redéfinition des villes ? À cet égard, il est possible de noter des variations en fonction des milieux. Pour autant, en quoi les réseaux modifient-ils l’expérience vécue par les citadins ? Transforment-ils leur manière de penser — leurs comportements ? Établissent-ils les fondements d’une nouvelle culture urbaine ou, à l’inverse, renforcent-ils les représentations et les pratiques existantes ? Il faudrait apporter des éléments d’interprétation plus appropriés que ceux énoncés jusqu’à maintenant et qui font la part trop belle à la rhétorique promotionnelle, laquelle raisonne avant tout en termes de substitution.

39Sur un plan empirique, il importe aussi de mettre en lumière ce qui est idéalisé de même que la nature des stratégies élaborées en fonction des systèmes techniques. La réalité urbaine des années 1980 et 1990 a été riche en innovations technologiques8. Même si le contexte est différent de celui qui prévalait au tournant du XX^e siècle, plusieurs des questions soulevées alors par les penseurs et les praticiens de l’aménagement et de la planification urbaine demeurent d’actualité. À ce titre, l’étude de la construction sociale des réseaux techniques urbains nous aide à mieux comprendre les divergences actuelles et les médiations possibles.