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La cité au bout du fil

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Claire Poitras

11. Le téléphone dans l'imaginaire urbain

Texte intégral

1Du point de vue de l’imaginaire urbain, l’introduction du téléphone s’inscrit avant tout dans le contexte d’une modernité fascinée par la technologie en général et, en particulier, par l’utilisation de l’électricité dans la vie quotidienne. Sur le plan des représentations socioculturelles, les années 1880 constituent une période charnière pour les opérateurs de réseaux techniques urbains, à commencer par le téléphone. Les présentations spectaculaires des nouveaux services alimentent un discours progressiste qui, à plusieurs égards, va caractériser le XXe siècle.

2À partir des années 1890, l’intensification de l’usage du téléphone va de pair avec le redéploiement de sa matérialité. En tant qu’instrument de communication à distance, il conserve cependant un attrait indéniable pour ses effets magiques. Le passage des expérimentations techniques à l’utilisation coutumière du téléphone est dû à une amélioration constante du service offert ainsi qu’à une meilleure compréhension de ses possibilités. En outre, sa plus grande fiabilité en démocratise l’usage : chacun peut s’en servir.

3Il faut rappeler que les idéaux qui ont caractérisé le développement des premiers réseaux de communication à distance sont en place bien avant que se généralisent leurs usages sociaux. C’est du moins ce qu’illustrent les propos d’Alexander Graham Bell lorsqu’il imagine le succès commercial du réseau téléphonique :

  • 1 « Lorsque les gens pourront commander tout ce qu’ils désirent sans quitter la maison ou faire un b (...)

When people can order everything they want front the stores without leaving home and chat comfortably with each other by telegraph over some bit of gossip, every person will desire to put money in our pockets by having telephones1.

4Quand elle s’adresse aux familles, la promotion du téléphone repose sur l’idée que cet appareil est indispensable à la gestion des affaires de la maison. À cela s’ajoute le fait que certains songent aussi à son emploi pour les communications interpersonnelles et familiales.

5Les applications de la téléphonie sur de longues distances constituent un autre thème privilégié du discours promotionnel. Dans la sphère économique, on présente comme révolutionnaires les changements induits par l’usage du téléphone. Ils touchent tous les domaines de l’organisation socio-économique, tant l’aménagement des villes que les méthodes de gestion et de transport. S’interrogeant avec un certain recul, au début des années 1940, sur les impacts socio-économiques du téléphone, une auteure insiste sur ses effets multiformes :

  • 2 « Les marchands et les vendeurs changeaient leurs méthodes de travail. Les sous-traitants ne devai (...)

Merchants and salesmen were changing their business methods. Jobbers no longer had to have their shops close to the Wholesale dealers. Trade in perishable items became less precarious. Country merchants began to order goods by phone instead of going to the city. In this way they were able to replenish their shelves more frequently, and spare themselves the expense of carrying large stocks. Traveling salesmen front the cities were beginning to pick out « key towns », front which to telephone to their customers in the surrounding towns, instead of visiting them all in person. With the advent of the telephone, many industries whose success depended upon a quick and ready knowledge of market conditions also improved greatly. It was possible to make sales and deliveries much more promptly and profitably. Every kind of enterprise could now speed up2.

6Ces deux exemples, dont le premier est tiré d’un texte de 1877 et le deuxième d’un ouvrage de 1941, traduisent bien les vertus du téléphone, voire les prophéties qui ont alimenté les visions de ses promoteurs. On peut considérer que le système de valeurs et les images élaborés dans le but de convaincre et de captiver les premiers abonnés au réseau téléphonique demeurent structurés autour d’un nombre limité d’idées répétitives — par exemple, le téléphone est un outil de gestion efficace, il annule la distance et le temps, il procure un niveau élevé de contrôle et de confort —, et ce, tout au long de la période étudiée. En outre, entre la fin des années 1870 et le début des années 1940, le téléphone continue à être présenté comme un objet qui contient une part d’utopie et d’idéal, même s’il devient accessible à un nombre accru de consommateurs.

  • 3 Entre la fin des années 1870 et 1930, le sens et la portée de la notion de confort ont beaucoup év (...)

7Avant d’être intégré à la vie quotidienne et d’être relégué au rang des objets utilitaires tenus pour acquis, le téléphone est d’abord considéré comme une utopie. En tenant compte de l’ampleur du projet socioculturel auquel sont rattachées les représentations de la ville et de l’espace associées à la téléphonie, on peut cerner les composantes de l’imaginaire qui accompagnent l’essor du réseau. Ces visions prospectives et effectives mises de l’avant par les promoteurs du téléphone reflètent la fabrication d’un idéal qui peut être saisi en faisant appel à trois courants majeurs : 1) l’aspiration à la rapidité et à l’efficacité amplifiée par les notions modernes d’ubiquité et d’instantanéité ; 2) la capacité de composer une ville virtuelle et individualisée ; 3) la quête de confort3 par le biais de la maîtrise de son environnement et de la commodité. Ces trois courants se dégagent d’une analyse de la publicité du téléphone à partir de laquelle un répertoire des représentations socioculturelles véhiculées par les planificateurs privés a été constitué. Ce répertoire permet de mettre en lumière le sens, la fonction et les effets d’une fabrication imaginaire propre aux caractéristiques de la ville réticulée, tout en tenant compte des présupposés socioculturels relatifs à cet idéal.

8La communication promotionnelle passe par des images, des valeurs et des opinions. Leur sélection tout comme leur reproduction reflètent, en partie, les préoccupations et les attitudes sociales de l’époque. En même temps, les concepteurs du discours publicitaire et des images qui le véhiculent construisent de nouvelles rationalités révélant des biais, voire des surdéterminations socioculturelles propres aux valeurs et aux intérêts des opérateurs du réseau.

9On peut dégager les principaux attributs de la ville réticulée en la considérant sous l’angle d’un construit social. Cette forme d’organisation urbaine relève en effet de l’interaction de plusieurs éléments qui se retrouvent tous au cœur de la nouvelle cité imaginée : la connexité, la commodité, le bien-être et la sécurité. Une série de représentations qui ont servi à l’implantation et à la gestion des réseaux techniques urbains. C’est du moins l’hypothèse générale que l’on peut formuler, eu égard à la portée socioculturelle de la téléphonie à Montréal entre les années 1880 et 1930. On l’aborde ici à partir du point de vue des planificateurs privés du réseau.

10Afin de favoriser le développement du réseau téléphonique, les planificateurs privés s’engagent dans une transformation des représentations de la ville. Il s’agit avant tout de revoir et redéfinir la logique aménagiste : quelles règles prépondérantes devraient gérer l’urbanisme ? Quels liens (fonctionnels, économiques, sociaux, familiaux) devraient être établis entre les différents types d’espace ? Sur un plan plus global, comment peut-on effectuer le passage du champ imaginaire au champ pratique, des prédictions à la réalité ?

11Pour mieux comprendre la rationalité des planificateurs privés, il est éclairant de considérer le discours et les représentations qui proposent une certaine image de la ville à l’intérieur de laquelle se déploient les nouvelles normes d’aménagement et de planification. Ainsi le discours utopique élaboré par les promoteurs de la téléphonie vise-t-il à favoriser la diffusion de ses applications pratiques tout en nourrissant l’imagination des citadins et des banlieusards. Les diverses formes de publicité — qui ont recours aussi bien à des anecdotes qu’à des conseils pratiques, ou encore à des prédictions, des slogans et des exemples — ont façonné une image de la ville aux antipodes des villes industrielles désordonnées de la fin du XIXe siècle.

12La figure 11.1 met en lumière le passage de la ville piétonne à la ville réticulée. Cette dernière se caractérise par la convergence de différents idéaux de salubrité publique, d’embellissement urbain et d’efficacité économique promus notamment par les planificateurs privés des réseaux techniques. À plusieurs titres, ces idéaux rejoignent le modèle que prônent, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les acteurs publics engagés dans les processus de planification urbaine. On peut penser ici aussi bien aux représentants de la classe politique locale qu’aux premiers planificateurs urbains professionnels, les médecins, les architectes et les ingénieurs, par exemple. La construction de ce modèle de représentations est associée au concept moderne de métropole, dont la composante principale demeure le centre des affaires monofonctionnel formé d’édifices en hauteur. En fait, ce sont les figures du gratte-ciel et de l’automobile qui incarnent le mieux la modernité urbaine.

  • 4 R. Marchand. 1985. Advertising the American Dream: Making Way for Modernity, 1920-1940. Berkeley, (...)

13L’image de la ville la plus souvent reproduite fait appel à une évocation idéalisée de la réalité. Ce qui est assez typique des représentations publicitaires de cette période4. Les foules sont absentes, la congestion véhiculaire inexistante, les artères de circulation — bordées d’imposants bâtiments modernes — sont larges, pavées et propres, et sont équipées de systèmes de transport en commun et individuel à la fois efficaces et rapides. Bien entendu, selon le point de vue de ses promoteurs, sans le réseau téléphonique, cette forme d’organisation urbaine serait inconcevable. À l’intérieur de l’organisation sociospatiale de la métropole nord-américaine, sa présence est centrale, même si elle n’est pas toujours visible (figure 11.2).

Figure 11.1. « Les routes de la voix sont maintenant souterraines », publicité de Bell, 1940

Figure 11.1. « Les routes de la voix sont maintenant souterraines », publicité de Bell, 1940

Figure 11.2. « If a Giant Cut the Wires », publicité d'AT&T, env. 1909

Figure 11.2. « If a Giant Cut the Wires », publicité d'AT&T, env. 1909

Propriété des Archives AT&T. Reproduit avec l’autorisation AT&T.

14À partir des années 1910 et jusqu’à la fin des années 1940, avant que le téléphone ne devienne accessible à un très grand nombre de consommateurs, cette vision urbaine prédomine. Le projet sociétal d’un environnement urbain moderne, efficace et salubre attribué, notamment, à l’usage universel du service téléphonique est alors aisément perceptible dans les représentations et le discours promotionnels.

L’idéal de l’immédiateté

  • 5 « Si le temps a une valeur marchande, la rapidité garantit de bonnes affaires, on a besoin d’infor (...)

If time bas a commercial value, promptness secures business, immediate information is required, an answer is wanted and wanted quick, you are not in business for exercise, stay at home and telephone5

15Un élément majeur a servi à assurer le succès du téléphone dans le discours publicitaire : la faculté qu’il fournit à ses utilisateurs d’être à deux endroits en même temps. On exploite le thème de l’ubiquité dès l’introduction du service et on le valorise au cours des années. Pour attirer l’attention des gens d’affaires, on insiste d’abord sur le fait qu’il permet de mener deux activités en même temps dans deux lieux différents.

  • 6 P. Flichy. 1994. « L’action dans un cadre socio-technique. Comment articuler technique et usage da (...)

16Au tournant du siècle, le cadre d’usage, pour reprendre un concept mis de l’avant par Patrice Flichy6, d’un nouveau réseau de communication à distance comme le téléphone favorise des moyens de gestion plus efficaces, des outils de mise en relation plus rapides et enfin, des instruments de transmission des messages plus sûrs. En fait, ce cadre d’usage s’inscrit dans le prolongement de celui du réseau télégraphique dont la fonction principale était d’envoyer des messages.

  • 7 « Les affaires, dans quelque domaine que ce soit, dépendent dorénavant des communications. Plus el (...)

17Néanmoins, à l’inverse des autres instruments de transmission des messages, le téléphone est un objet de communication instantanée. Aussi insiste-t-on auprès des gens d’affaires sur les avantages de la simultanéité et de la vitesse des échanges. Les publicités ne manquent pas d’exploiter le thème de la rapidité pour attribuer au service le statut d’instrument indispensable dans la sphère économique : « All business depends upon communication. The more rapid and certain communication the better, and the more profitable the business7. »

18Le temps de transmission devient pour ainsi dire l’enjeu privilégié du téléphone. D’où l’emploi fréquent du dicton populaire à titre de slogan : « Le temps, c’est de l’argent. » Selon les publicitaires, la capacité du téléphone d’effectuer de manière expéditive et accélérée des échanges productifs représente la qualité la plus appréciée par la clientèle d’affaires. En identifiant la perte de temps comme la source principale des mauvaises affaires, les promoteurs du service téléphonique reprennent à leur compte l’une des appréhensions majeures des entrepreneurs ambitieux.

  • 8 Voir à ce sujet A. Mattelard. 1994. L’invention de la communication. Paris : La Découverte, 71-75.
  • 9 F. Roy. 1988. Progrès, harmonie, liberté. Le libéralisme des milieux d’affaires francophones à Mon (...)

19De manière générale, cette représentation de la rapidité de circulation des flux de messages (commandes, renseignements, etc.) correspond à plusieurs idéaux inscrits au cœur des préoccupations économiques de la modernité caractérisée par les principes du libéralisme. La communication et la circulation sont ainsi associées à la civilisation et au progrès. L’abolition des frontières entre les différentes unités politico-économiques est synonyme de liberté et d’harmonie sociales. On est ici très près des valeurs prônées par le libéralisme économique classique formulées au XVIIIe siècle par Adam Smith8, lesquelles sont largement répandues, à l’époque, dans les milieux d’affaires montréalais9. Sans s’attarder aux rapports apparents qu’entretiennent les représentations de la ville réticulée avec certaines idées empruntées au libéralisme économique, il faut souligner que plusieurs acteurs attentifs au développement du réseau téléphonique et à l’aménagement urbain à Montréal préconisent une conception métropolitaine et ouverte de l’espace pour que puissent circuler librement les informations, les biens et les personnes.

De nouvelles méthodes de gestion

20Selon ses promoteurs, le réseau téléphonique aurait contribué à transformer les habitudes de gestion nord-américaines : les activités de production, de direction et de distribution peuvent être localisées dans différents endroits, mais toutes sont contrôlées à partir d’un seul lieu. Dans cette perspective, les télécommunications facilitent l’organisation du travail collectif, autant à l’intérieur de l’usine ou de l’atelier qu’au sein d’espaces économiques plus vastes.

21Par rapport aux modalités de production et de distribution propres au capitalisme gestionnaire, le réseau téléphonique représente un instrument efficace de recomposition des relations de proximité spatiale :

  • 10 « Le téléphone a permis de dissocier bureaux d’affaires et usines, et il a rendu possible, par une (...)

The telephone permitted the separation of business office front factory and made possible the effective co-ordination of widespread activities by a centralized organization. It changed the business habits of the Nation10.

  • 11 Publicité de Bell, parue dans La Presse, 7 mai 1928.

22L’accélération des échanges informatifs participe aussi à la mise en forme d’une fonction circulatoire et active : « Les carrières, les briqueteries, les aciéries s’unissent et bientôt s’élève un immense gratte-ciel11. » Le principe de centralité demeure au cœur de la logique organisationnelle considérée comme exclusive au réseau téléphonique.

23On le voit bien, les textes promotionnels insistent sur les facultés ou le potentiel de gestion inhérents au téléphone. En fournissant rapidement des informations, il peut aider les gens d’affaires à mieux se positionner sur le marché. Il peut éviter les délais coûteux liés, entre autres, aux situations de crise. Il possède aussi les qualités requises pour coordonner, diriger et évaluer les activités de plusieurs unités d’exploitation et de production dispersées :

  • 12 Publicité de Bell, 1929. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 30 (février) 1 (...)

Une grande industrie — des commandes pressées — des ouvriers et des machines qui travaillent à toute vitesse ! Un administrateur affairé qui étudie un problème épineux — des intérêts considérables sont en jeu. L’homme qui peut fournir les informations désirées est absent — à des milles et des milles de là. L’administrateur se tourne vers le téléphone ! « Longue Distance, s.v.p. » En quelques minutes le renseignement désiré lui parvient avec clarté et précision [...]12.

24L’usage extensif du service est donc synonyme d’efficacité et de productivité : d’où l’incitation à multiplier le nombre de postes et de lignes dans les bureaux. Cela permet d’épargner du temps et d’obtenir des réponses promptes aux diverses requêtes. À la fin des années 1920, la définition du téléphone comme outil moderne de gestion est significative des conditions matérielles qui existent dans les grandes villes industrialisées en voie de se transformer en centres de services.

25En outre, dans la publicité, l’univers de la vitesse et de l’immédiateté propre aux pratiques gestionnaires modernes est bien entendu un univers masculin. Les personnages représentés sont, à partir des années 1900, toujours les mêmes. Le prototype correspond à un homme d’affaires, fort probablement un dirigeant d’entreprise, sinon un directeur de service ou un cadre. La plupart du temps, on le voit assis à son bureau, dans une vaste pièce dont quelques éléments du décor laissent deviner sa position hiérarchique. Cette représentation de l’homme d’affaires qui utilise le téléphone n’est cependant pas exclusive à l’iconographie élaborée par les promoteurs privés nordaméricains du service. Par exemple, dans ses publicités, la société National Telephone, qui gère le réseau de Londres, fait appel à des personnages analogues. Au surplus, la représentation la plus fréquente de l’usager est celle d’un homme blanc, d’âge moyen et dont l’influence est, de toute évidence, considérable. Le profil de cet homme d’affaires est celui d’un meneur qui n’hésite pas à faire appel aux instruments les plus modernes, à commencer par le téléphone, pour atteindre ses objectifs professionnels.

  • 13 R. Marchand. 1985. Op. cit., chapitre 8 : « Visual Clichés : Fantasies and Icons », 235-284.

26Ce dirigeant d’entreprise occupe des fonctions supposément importantes. On le montre donc très souvent en position dominante par rapport à son environnement. Dans son ouvrage sur l’histoire de la publicité aux États-Unis entre 1920 et 1940, Roland Marchand qualifie ce type de représentation de cliché visuel13. À partir du moment où, dans les publicités, les images occupent autant, sinon plus de place que le texte, les scènes représentées évoquent le rêve premier de l’homme d’affaires : celui de la conquête et de la maîtrise des marchés.

27De ce point de vue, les voies de communication téléphonique constituent un agent essentiel de l’extension des marchés. La présence d’un téléphone sur son bureau et une vue panoramique prise depuis un point surélevé servent à renforcer la position prestigieuse du personnage. Souvent, aussi, on utilise comme image une usine aux cheminées fumantes ou un centre des affaires hérissé de gratte-ciel. Pour les entreprises comme Bell et AT&T qui utilisent de tels symboles, ce sont là des représentations de l’environnement urbain qui visent à renforcer la vision d’un monde des affaires moderne selon laquelle le téléphone participe au succès des gagnants.

28On intègre également aux publicités d’autres éléments symboliques de la conquête des marchés. Maintes fois utilisés, ils servent eux aussi à mettre en valeur le pouvoir stratégique des personnages. Le regard de l’homme d’affaires va ainsi se poser sur des cartes géographiques ou des paysages pris dans une perspective cavalière ou à vol d’oiseau. Le jeu de rupture d’échelle vise à amplifier l’autorité et le prestige dont jouit le gestionnaire qui sait tirer profit des communications téléphoniques locales et interurbaines.

29Si le discours publicitaire prétend que le téléphone annule l’espace et le temps, quoi de plus normal que de l’illustrer pour convaincre les consommateurs (figure 11.3). La distance entre l’utilisateur et la personne qu’il souhaite joindre n’est pas plus grande que celle qui sépare sa main de l’appareil téléphonique. Parfois, l’emprise de l’homme d’affaires sur ses activités commerciales et industrielles est évidente (figure 11.4). Avec un téléphone sur son bureau, l’homme d’affaires tient à portée de la main toute la ville — voire le pays.

Figure 11.3. « Annihilator of Space », publicité d'AT&T, env. 1909

Figure 11.3. « Annihilator of Space », publicité d'AT&T, env. 1909

Propriété des Archives AT&T. Reproduit avec l’autorisation AT&T.

Figure 11.4. « À la portée de la main ! », publicité de Bell, 1916

Figure 11.4. « À la portée de la main ! », publicité de Bell, 1916

© Bell Canada. Collection historique de Bell Canada.

30Un dirigeant d’entreprise puissant doit recourir au téléphone et celui-ci est un outil indispensable à sa réussite économique : cela ne fait aucun doute dans l’esprit des publicitaires. En fait, on peut même parler d’un transfert au téléphone des qualités propres à l’homme d’affaires progressiste. Le téléphone, lui aussi, est prompt, fiable, influent et productif.

  • 14 « Par le Longue Distance vous pouvez effectuer une vente même désespérée », publicité de Bell, 192 (...)
  • 15 « L’Art moderne de la vente », publicité de Bell, 1923. Bulletin de la Chambre de commerce du dist (...)

31Au besoin, on fait appel à des célébrités pour prouver que le service offert est bien un instrument essentiel de réussite économique et sociale. En intégrant leurs conseils dans sa publicité, Bell indique que le téléphone est partie prenante de la vie commerciale moderne : « “N’attendez pas, utilisez le téléphone14 !” », suggère Henry Ford lorsqu’il s’adresse à des concessionnaires d’automobiles. La détermination à prouver la supériorité de l’homme contemporain quand il choisit ce moyen de communication est encore plus claire lorsque les concepteurs des publicités ont recours aux écrits de Darwin : « “Les hommes diffèrent entre eux” a dit Darwin, “moins par les moyens dont ils sont doués que par l’emploi qu’ils en font15”. »

32Conçues par des hommes et pour des hommes, ces images diffusées au cours des années 1910 et 1920 excluent d’emblée certains groupes sociaux de la sphère économique ou de l’univers des affaires : les femmes, la classe ouvrière et les immigrants, pour ne nommer que les principaux groupes. Dans toutes les publicités ici recensées, les concepteurs ne s’écartent jamais de cette norme. C’est bien l’image d’un meneur dont ils font la promotion, quand ils énumèrent avec précision les nombreux avantages que le service téléphonique procure à l’homme d’affaires.

Un substitut aux déplacements et au courrier

  • 16 « La poste est rapide, le télégraphe l’est davantage mais le téléphone interurbain est instantané (...)

33Les déplacements physiques et la correspondance écrite impliquent une perte de temps : c’est là un autre argument de vente important. Pour de longues distances, le service téléphonique est incomparable, notamment en raison de sa rapidité d’exécution : « The Mail is quick, tbe Telegrapb is quicker but tbe Long Distance Telephone is instantaneous and you don’t have to wait for an answer16. »

34Pour intensifier l’usage du téléphone, ses promoteurs insistent sur sa supériorité par rapport aux autres moyens de communication. On met ici de l’avant l’idée de la substitution aux déplacements physiques. C’est souvent en référence à l’économie de temps et d’argent qu’on l’évoque. Selon certaines publicités qui s’appliquent à en détailler la preuve, un voyage aller-retour par téléphone, lui, coûte presque rien, sans compter qu’un appel dure à peine quelques minutes.

  • 17 « Appelez-le — N’écrivez pas ! », publicité de Bell, 1922. Bulletin de la Chambre de commerce du d (...)
  • 18 Publicité de Bell, 1926. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 27 (mai), 32.

35Cela dit, on constate que la volonté explicite de distinguer le téléphone des autres formes de communication — en particulier des échanges écrits — ne s’inscrit dans le discours promotionnel que plusieurs années après l’entrée en fonction des lignes interurbaines. Cela indique sûrement que, dans les faits, la communication écrite demeure très utilisée par les hommes d’affaires. Pour convaincre les consommateurs de modifier leurs habitudes, les opérateurs du réseau mettent de l’avant des formules percutantes : « Appelez-le — N’écrivez pas ! Votre voix donnera des résultats là où des lettres ou télégrammes n’auront aucun effet17. » Le discours publicitaire de Bell va même plus loin en affirmant que si le courrier postal convient peut-être à un enfant, il est carrément rétrograde pour un adulte : « Une lettre a peu de force comparée à votre voix ! Ne demandez pas à un enfant de faire le travail d’un homme18 ! »

  • 19 « L’avantage des communications par téléphone, c’est que vous gérez vous-mêmes vos affaires : si u (...)

36Toutes ces propositions supposent que la réponse immédiate obtenue grâce à l’échange bidirectionnel donne une longueur d’avance à ses utilisateurs. Compte tenu de la disparition de tout intermédiaire susceptible de causer des pertes de temps, le téléphone est le seul moyen de communication qui soit direct. Par conséquent, son utilisateur mène seul ses affaires: « The advantages of a Telephone com munication are that you handle the business yourself, and if the person you wish to talk with is within reach, you get an immediate answer19. » En d’autres mots, l’autonomie que procure le téléphone est l’une des caractéristiques qui distinguent les meneurs de ceux qui réussissent moins bien.

37Aux lendemains de la Première Guerre mondiale, la publicité de l’interurbain est plus fréquente auprès des gens d’affaires. Parce qu’ils sont habitués à utiliser le service local pour la bonne conduite de leurs activités professionnelles, Bell encourage les hommes d’affaires montréalais à profiter du caractère expéditif de l’interubain. Néanmoins, les limites réelles de la technique manuelle de transmission des communications constituent un obstacle aux connexions instantanées. Les liaisons interurbaines ne sont pas aussi parfaites que la publicité le laisse croire. À partir de 1926 seulement, les appels interurbains sont acheminés sans que la standardiste ait à rappeler l’abonné. Autrement dit, les pertes de temps dans la mise en communication ne sont pas entièrement éliminées. Même s’il faut plusieurs minutes pour établir une connexion interurbaine, on met tout de même l’accent sur la rapidité et l’instantanéité.

  • 20 « Choisissez votre Audience », publicité de Bell, 1923. Bulletin de la Chambre de commerce du dist (...)

38À partir des années 1920, les raisons qui motivent l’usage intensif du service local et de l’interurbain revêtent un caractère plus individualisé. Le discours promotionnel insiste alors sur le caractère discrétionnaire du téléphone. Voilà, par exemple, ce qu’on propose aux consommateurs : « Choisissez votre Audience20. » On reprend aussi souvent l’argument selon lequel la personne qui utilise l’interurbain est prioritaire pour son interlocuteur :

  • 21 « Il ne refusera pas d’écouter », publicité de Bell, 1921. Bulletin de la Chambre de commerce du d (...)

Il ne refusera pas d’écouter quand vous l’atteindrez par Longue Distance. Il peut ignorer votre publicité, vos lettres, télégrammes ou même vos voyageurs — mais dès qu’un appel de Longue Distance se fait entendre, il arrêtera tout travail pour écouter21.

  • 22 « Qui est-il ? », publicité de Bell, 1923. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montr (...)

39On insiste donc sur le fait qu’un appel interurbain sera davantage pris en compte que toute autre forme de correspondance, qu’il est plus direct aussi. L’immédiateté du téléphone et la puissance qu’il procure sont des arguments qui sous-tendent une logique caractéristique du milieu des affaires : « Le Longue Distance pénètre dans les endroits interdits aux voyageurs. Une campagne bien conçue par Longue Distance supprime toutes les barrières22. »

40Dans les pratiques de communication d’affaires, on privilégie les images de l’efficacité et de la rapidité et non celle de la sociabilité. Lorsqu’il s’agit de repenser les formes modernes de la communication à distance dans le domaine de la vie privée, dans l’univers des échanges interpersonnels et familiaux, on valorise une image analogue de maîtrise fortement individualisée.

La construction d'une ville virtuelle

41Contrairement aux réseaux de routes et de chemins de fer qui relient des villages et des villes, le réseau téléphonique raccorde des individus. Cela leur donne accès à une flexibilité et à un niveau de contrôle que ne peut égaler aucun autre réseau de communication. Ces éléments nouveaux font l’objet d’une promotion très intense de la part des constructeurs des systèmes téléphoniques partout en Amérique du Nord et également, comme on a pu le constater, en Grande-Bretagne. Ces qualités, alors inédites, sont maintes fois mises en valeur pour renforcer la spécificité du téléphone :

  • 23 « Les chemins de fer sillonnent le pays mais le passager doit souvent descendre avec ses bagages e (...)

Railroads cover the country, but your traveller often must alight with bag and baggage and change trains to get to a given point. Railroads reach cities, towns and villages. The telephone reaches the individual23.

  • 24 Publicité de Bell, La Patrie, 22 août 1910.

42Derrière le nouvel outil de communication à distance se profile un référent, celui des services offerts par la ville et sélectionnés en fonction des besoins de chaque utilisateur. Cette construction individuelle des espaces de communication et de consommation imputable au réseau téléphonique constitue sans doute la représentation la plus amplifiée par les publicités. Dès lors, les espaces de la ville, de la région, voire du pays ne sont plus continus, ni hiérarchisés. Ils ne sont pas non plus organisés exclusivement autour des relations de proximité physique. Avec le téléphone, le centre de la ville et ses services se définissent, en quelque sorte, en fonction de la place occupée par l’utilisateur. D’ailleurs, un slogan utilisé par AT&T et repris par Bell au Canada dans les années 1910 illustre bien cette idée : « Chaque Téléphone Bell est le centre du système24. »

43On est en présence ici de la possibilité de constituer un nouvel ensemble territorial immatériel qui transgresse les frontières traditionnelles (administratives, politiques, économiques et culturelles) :

  • 25 « Le système téléphonique, comme nous le concevons et selon ce que nous attendons de lui, ne conna (...)

There can be no boundaries to a telephone System as it is now understood and demanded. Every community is a centre from which people desire communication in every direction, always with contiguous territory, often with distant points25.

  • 26 « Au cœur du secteur marchand avec Bell. » Carte postale publicitaire de Bell, 1912. SDHBC, docume (...)

44À la campagne, le réseau téléphonique offre un accès direct à une multitude de services sans que son utilisateur ait pour autant à subir ce qui est considéré comme une contrainte majeure : les distances et l’isolement socio-économique qui en découle (figure 11.5). À la ville, on formule les mêmes arguments en faveur de l’usage du téléphone même si les inconvénients évités diffèrent : perte de temps due aux déplacements, congestion du centre, promiscuité, etc. Dans cette perspective, l’idée de retrait, d’absence physique est largement valorisée : « Info the heart of the shopping district by Bell Telephoné26 ».

Figure 11.5. « Get your world through this telephone », publicité de Northern Electric, env. 1915

Figure 11.5. « Get your world through this telephone », publicité de Northern Electric, env. 1915

Bell Canada. Collection historique de Bell Canada.

  • 27 « Elles vont partout », publicité de Bell, 1913. Bulletin de la Chambre de commerce du district de (...)
  • 28 « Chaque magasin, chaque service offert dans votre ville, chacun de vos amis sont aussi près de vo (...)

45Même si les villes, les agglomérations et les régions sont faites de quartiers et de localités plus ou moins disjoints, on peut imaginer une toile qui les relie puisque les lignes téléphoniques « vont partout »27. L’utilisation très fréquente du service et de l’annuaire contribue à ériger un environnement adapté à l’individu. De manière immédiate, ce dernier s’inscrit à l’intérieur d’un réseau stratégique : « Every store, every service in your town, every friend is as near you as your telephone. The more use you make of your telephone the greater the scope of your life28. »

46Ce type de mise en relation déborde les frontières des espaces familiers. L’espace du téléphone est perméable et différents territoires s’y s’entremêlent. En permettant de multiplier des formes d’appartenance et de territorialités fragmentées, le téléphone offre à l’utilisateur la possibilité de joindre une communauté lointaine mais néanmoins familière. Les environnements sont, en quelque sorte, interchangeables. La distance spatiale se trouve réduite par un espace immatériel que reconstruit le réseau téléphonique. Parallèlement à l’éclatement de l’espace urbain, métropolitain et rural, une nouvelle cohérence prend forme : dans ce milieu de vie individualisé, l’utilisateur détient une emprise nouvelle sur un espace virtuel. Autrement dit, le réseau téléphonique offre à son utilisateur l’accès à un nouveau territoire puisqu’il induit une représentation de l’espace en termes de contrôle, de maîtrise et de pouvoir.

  • 29 Pour une analyse des significations culturelles de la téléphonie dans un milieu rural spécifique, (...)

47En Amérique du Nord, cette image de maîtrise d’un environnement est surtout mise en valeur auprès d’une clientèle particulière, celle qui habite les régions rurales29. Longtemps désavantagés par rapport aux habitants des villes, les habitants des milieux ruraux voient, avec le téléphone, s’estomper les différences entre la ville et la campagne, du moins sur le plan des contacts socio-économiques (figure 11.6).

Figure 11.6. « La ville à la portée de la ferme », publicité de Bell, 1922

Figure 11.6. « La ville à la portée de la ferme », publicité de Bell, 1922

© Bell Canada. Collection historique de Bell Canada.

48S’il est désormais possible pour les habitants des campagnes de ne plus subir les incommodités de l’éloignement, il est aussi à l’avantage des citadins et des banlieusards d’utiliser de manière coutumière le service téléphonique local. Branchés sur les réseaux socio-économiques de l’agglomération, ils assistent à la transformation de son espace. Ainsi, leurs milieux de vie et leurs milieux de travail se déplacent pour être localisés là où l’espace est le moins cher, le plus agréable, ou, au contraire, situé dans les quartiers centraux très denses. Différents cas de figure sont possibles. Même si on est en retrait par rapport au centre, on a toujours un accès instantané aux informations. De plus, les multiples inconvénients de la vie urbaine ou ceux qui sont liés à l’isolement des milieux suburbains sont atténués.

  • 30 « La valeur de votre téléphone est celle que vous lui donner. »SDHBC, Publicité de Bell, env. 1927

49Avec ces propositions, la représentation de l’espace prend une signification personnalisée. L’utilisateur du téléphone peut en effet construire son monde à partir de son foyer. De plus, l’accès à plusieurs lieux est possible en tout temps. Seul le réseau téléphonique, qui s’ajuste aux goûts et aux besoins de chacun, offre ce choix de liaisons directes et immédiates. Dans cet esprit, certains slogans publicitaires valorisent le caractère normatif fortement individualisé et l’adaptabilité spécifique du service téléphonique : « The value of your telephone is just what you make it30 ».

  • 31 « Aide Opportune pour une Banque », publicité de Bell, 1924. Bulletin de la Chambre de commerce du (...)

50Un autre argument très utilisé pour démontrer l’originalité du service est celui de son effet multiplicateur. C’est que le nombre toujours croissant des nouveaux abonnés représente une valeur difficile à estimer, même si elle est incluse dans le service : « Chaque nouvel abonné ajoute à la valeur de votre téléphone31. »

51Pour mettre en œuvre leur politique d’universalité du service, Bell et AT&T s’appliquent également à répéter dans les publicités que plus le nombre d’abonnés connectés au système s’accroît, plus leur cercle d’interlocuteurs s’agrandit. Dès lors, les contacts se multiplient et la vie tant sociale qu’économique s’en trouve bonifiée :

  • 32 « Comme c’est bon marché ! », publicité de Bell, 1926. Bulletin de la Chambre de commerce du distr (...)

La valeur qu’a pour vous VOTRE téléphone augmente aussi rapidement que la valeur du magasin du coin, dans le quartier des affaires d’une grande ville — et pour les mêmes raisons — si vous savez en profiter32.

  • 33 « Des milliers de nouveaux clients pour quelqu’un ! », publicité de Bell, 1926. Bulletin de la Cha (...)

52Il faut ajouter qu’après 1925, la hausse spectaculaire des abonnés résidentiels a pour conséquence d’élargir le champ d’action du service téléphonique, en particulier pour les milieux d’affaires. Les nouveaux abonnés branchés au réseau de Bell sont autant de nouveaux clients à portée de voix des commerçants et des professionnels : « Des milliers de nouveaux clients pour quelqu’un33 ! »

Une nouvelle forme de connexité

53Pour valoriser l’usage de la téléphonie en milieu urbain, Bell et AT&T mettent de l’avant le thème de la connexité sociale (figure 11.7). Dans la métropole moderne, les contacts implicites aux réseaux sociaux, qui sont de plus en plus fragmentés et spécialisés, ne dépendent pas uniquement d’une proximité physique et des relations de voisinage. Le territoire qui est désormais unifié ne se définit plus à partir d’une collectivité ancrée dans un espace physique restreint. Étant donné ce caractère nouveau qui, il faut le souligner, est d’abord l’apanage des membres de la classe d’affaires habitant les grandes villes, l’utilisation du téléphone devient le moyen le plus efficace de communication et de maintien des contacts sociaux.

54Les caractéristiques de l’urbanisation propres aux sociétés industrialisées jouent ainsi en faveur du discours selon lequel seul le service téléphonique est adapté aux nouvelles conditions : abondance de relations interpersonnelles, expansion du territoire urbanisé, généralisation des moyens de communication et de transport, etc. Le discours promotionnel de la téléphonie nord-américaine reprend à son compte l’idée que les grandes villes offrent une multiplicité d’échanges interpersonnels et que leurs habitants sont fortement mobiles et interconnectés. À cet égard, le texte d’une publicité est exemplaire par la description qu’il fait des difficultés de garder des contacts sociaux durables à l’intérieur de la société urbaine :

Figure 11.7. « Finder of Men », publicité d'AT&T, env. 1909

Figure 11.7. « Finder of Men », publicité d'AT&T, env. 1909

Propriété des Archives AT&T. Reproduit avec l’autorisation AT&T.

  • 34 « L’Américain moyen connaît beaucoup de gens. Mais il ne peut pas toujours savoir où ils se trouve (...)

An average American knows many people. But he does not always know where they are.
He has a thousand friends and acquaintances. Where are they at this particular moment? He can be sure of some of them perhaps a dozen. But he wants to locate one or more of the others.
[...] Cities are larger than they used to be. Men know more people. Yet the need of keeping in touch is as great as ever. Without Bell service, there would be hopeless confusion34.

55On peut dire que le téléphone, qui prédispose à la communication intensive, représente une voie d’accès ouverte sur une nouvelle forme d’organisation communautaire. Les promoteurs du réseau téléphonique utilisent l’image d’un monde sans frontières et accessible pour étendre le marché des abonnés. La valorisation de ses bienfaits et de l’établissement d’une communauté branchée inspire chez les publicitaires un nouveau modèle de voisinage : le « voisinage téléphonique » (telephone neighborhood) qui comprend en Amérique du Nord, quelques années avant la Première Guerre mondiale, plus de vingt millions d’habitants.

56En plus d’offrir à son utilisateur la possibilité de recréer son propre univers de services et de contacts interpersonnels, le réseau de communication à distance met de l’avant des normes de confort renouvelées. Avec le téléphone, plus besoin de se déplacer ou d’organiser son temps en fonction d’horaires imposés par d’autres pour participer à la vie sociale. L’évocation des caractéristiques de la ville réticulée démontre que le téléphone répond à des exigences économiques et sociales que les autres moyens de communication ne peuvent satisfaire.

Notes

1 « Lorsque les gens pourront commander tout ce qu’ils désirent sans quitter la maison ou faire un brin de conversation dans le confort de leur foyer grâce au télégraphe, ils souhaiteront tous nous enrichir en voulant avoir le téléphone. » Citation d’une lettre envoyée par A. G. Bell à sa fiancée en 1877. Citée par R. V. Bruce. 1973. Bell : Alexander Graham Bell and the Conquest of Solitude. Boston : Little Brown, 210 et par M. Frommer. 1987. How Well Do Inventors Understand the Cultural Consequences of their Inventions ? A Study of : Samuel Finley Morse and the Telegraph, Thomas Alva Edison and the Phonograph, and Alexander Graham Bell and the Telephone. Thesis submitted in partial fulfilment of the requirements for the degree of Doctor of Philosophy in the School of Education, Health, Nursing and Arts Professions. New York : New York University, 130.

2 « Les marchands et les vendeurs changeaient leurs méthodes de travail. Les sous-traitants ne devaient plus localiser leurs ateliers à proximité des grossistes. Le commerce de biens périssables devenait moins aléatoire. Les marchands ruraux commençaient à commander leurs produits par téléphone au lieu de se rendre à la ville. De cette façon, ils pouvaient renouveler leur étalage plus souvent et épargner sur les coûts de gestion des stocks. Les commis voyageurs commençaient à choisir les “villes-clés” dans lesquelles ils joignaient les clients par téléphone au lieu de les rencontrer en personne. Avec l’arrivée du téléphone, plusieurs entreprises, dont la réussite dépendait d’une compréhension immédiate des conditions du marché, ont aussi vu leur chiffre d’affaires augmenter. Il était possible de faire des ventes et des livraisons avec beaucoup plus de rentabilité et d’efficacité. Tout genre d’affaires pouvait dès lors s’effectuer plus rapidement. » M. M. Dilts. 1941. The Telephone in a Changing World. New York/Toronto : Longmans, Green and Co., 25-26.

3 Entre la fin des années 1870 et 1930, le sens et la portée de la notion de confort ont beaucoup évolué. De manière générale, divers principes sont sous-jacents à son acception : le bien-être physique et psychologique, la sûreté, la maîtrise de son environnement et l’adaptabilité des objets. Voir à ce sujet le livre de J.-P. Goubert et al. 1988. Du luxe au confort. Paris : Belin.

4 R. Marchand. 1985. Advertising the American Dream: Making Way for Modernity, 1920-1940. Berkeley, CA : University of California Press, xvii.

5 « Si le temps a une valeur marchande, la rapidité garantit de bonnes affaires, on a besoin d’informations immédiates, on exige une prompte réponse, vous n’êtes pas en affaires pour faire de l’exercice, restez à la maison et utilisez le téléphone. » SDHBC, Publicité de Bell, 1899. Montreal List of Subscribers, 175.

6 P. Flichy. 1994. « L’action dans un cadre socio-technique. Comment articuler technique et usage dans une même analyse ? ». Communication présentée au Symposium international : La convergence des techniques de communication. Montréal, Université du Québec à Montréal, 30septembre-1er octobre.

7 « Les affaires, dans quelque domaine que ce soit, dépendent dorénavant des communications. Plus elles sont rapides et infaillibles, plus vos affaires sont rentables. » SDHBC, Publicité de Bell, 1903.

8 Voir à ce sujet A. Mattelard. 1994. L’invention de la communication. Paris : La Découverte, 71-75.

9 F. Roy. 1988. Progrès, harmonie, liberté. Le libéralisme des milieux d’affaires francophones à Montréal au tournant du siècle. Montréal : Boréal.

10 « Le téléphone a permis de dissocier bureaux d’affaires et usines, et il a rendu possible, par une seule instance centralisatrice, la coordination efficace d’activités dispersées. Il a changé la façon de faire des entreprises de la Nation. » « The Telephone and Better Living ». Publicité d’AT&T, env. 1928. SDHBC, document n° 19236. AT&T. env. 1929. Magazine Advertisements of the American Telephone and Telegraph Company and Associated Companies, 211.

11 Publicité de Bell, parue dans La Presse, 7 mai 1928.

12 Publicité de Bell, 1929. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 30 (février) 1929, 7.

13 R. Marchand. 1985. Op. cit., chapitre 8 : « Visual Clichés : Fantasies and Icons », 235-284.

14 « Par le Longue Distance vous pouvez effectuer une vente même désespérée », publicité de Bell, 1926. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 27 (juin), 1.

15 « L’Art moderne de la vente », publicité de Bell, 1923. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 24 (août).

16 « La poste est rapide, le télégraphe l’est davantage mais le téléphone interurbain est instantané et vous n’avez pas à attendre pour obtenir une réponse. » SDHBC, « 100 Miles and Return in 5 minutes », publicité de Bell, env. 1900.

17 « Appelez-le — N’écrivez pas ! », publicité de Bell, 1922. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 23 (février).

18 Publicité de Bell, 1926. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 27 (mai), 32.

19 « L’avantage des communications par téléphone, c’est que vous gérez vous-mêmes vos affaires : si une personne à qui vous voulez parler est disponible, vous obtenez une réponse immédiate. » « Simplicity ! Directness ! Dispatch ! », publicité de Bell, 1904. SDHBC. 1904. Montreal List of Subscribers.

20 « Choisissez votre Audience », publicité de Bell, 1923. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 24 (avril), 25.

21 « Il ne refusera pas d’écouter », publicité de Bell, 1921. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 22 (août).

22 « Qui est-il ? », publicité de Bell, 1923. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 24 (octobre).

23 « Les chemins de fer sillonnent le pays mais le passager doit souvent descendre avec ses bagages et effectuer des correspondances pour se rendre à destination. Les chemins de fer relient les villes et les villages. Le téléphone joint les individus. » « A Bee-Line to Everyone », publicité d’AT&T, env. 1920. SDHBC, document no 19236. AT&T. env. 1929. Op. cit., 102.

24 Publicité de Bell, La Patrie, 22 août 1910.

25 « Le système téléphonique, comme nous le concevons et selon ce que nous attendons de lui, ne connaît pas de frontières. Chaque communauté est le centre à partir duquel les gens veulent communiquer dans toutes les directions, toujours avec des territoires rapprochés, souvent avec des lieux éloignés. » « Annihilator of Space », publicité d’AT&T, env. 1909. SDHBC, document no 19236. AT&T env. 1929. Op. cit., 24.

26 « Au cœur du secteur marchand avec Bell. » Carte postale publicitaire de Bell, 1912. SDHBC, document no 7137.

27 « Elles vont partout », publicité de Bell, 1913. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montreal 14 (mars), 53.

28 « Chaque magasin, chaque service offert dans votre ville, chacun de vos amis sont aussi près de vous que l’est votre téléphone. Plus vous utilisez votre téléphone, plus le cercle de votre vie s’agrandit. » SDHBC, « The value of your telephone is just what you make it », publicité de Bell, env. 1927.

29 Pour une analyse des significations culturelles de la téléphonie dans un milieu rural spécifique, voir la thèse de R. A. Atwood. 1984. Telephony and its Cultural Meanings in Southeastern Iowa, 1900-1917. Thesis submitted in partial fulfilment of the requirements for the degree of Doctor of Philosophy in Mass Communications in the Graduate College of The University of Iowa.

30 « La valeur de votre téléphone est celle que vous lui donner. »SDHBC, Publicité de Bell, env. 1927.

31 « Aide Opportune pour une Banque », publicité de Bell, 1924. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 25 (juillet), viii.

32 « Comme c’est bon marché ! », publicité de Bell, 1926. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 27 (mars), 8.

33 « Des milliers de nouveaux clients pour quelqu’un ! », publicité de Bell, 1926. Bulletin de la Chambre de commerce du district de Montréal 27 (février), 8.

34 « L’Américain moyen connaît beaucoup de gens. Mais il ne peut pas toujours savoir où ils se trouvent.
» Il a des milliers d’amis et de connaissances. Où sont-ils à ce moment précis ? Il peut le savoir avec certitude dans peut-être une douzaine de cas. Mais il veut aussi savoir où se trouvent les autres.
» [...] Les villes sont plus grandes qu’elles ne l’étaient par le passé. Les individus connaissent plus de gens. Toutefois, le besoin de garder le contact est plus fort que jamais. Sans le service Bell, le désordre règnerait. » « Finder of Men », publicité d’AT&T, env. 1909. SDHBC, document no 19236. AT&T env. 1929. Op. cit., 18.

Table des illustrations

Titre Figure 11.1. « Les routes de la voix sont maintenant souterraines », publicité de Bell, 1940
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Fichier image/jpeg, 388k
Titre Figure 11.2. « If a Giant Cut the Wires », publicité d'AT&T, env. 1909
Légende Propriété des Archives AT&T. Reproduit avec l’autorisation AT&T.
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/16633/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 277k
Titre Figure 11.3. « Annihilator of Space », publicité d'AT&T, env. 1909
Légende Propriété des Archives AT&T. Reproduit avec l’autorisation AT&T.
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Fichier image/jpeg, 255k
Titre Figure 11.4. « À la portée de la main ! », publicité de Bell, 1916
Légende © Bell Canada. Collection historique de Bell Canada.
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Fichier image/jpeg, 76k
Titre Figure 11.5. « Get your world through this telephone », publicité de Northern Electric, env. 1915
Légende Bell Canada. Collection historique de Bell Canada.
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/16633/img-5.jpg
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Titre Figure 11.6. « La ville à la portée de la ferme », publicité de Bell, 1922
Légende © Bell Canada. Collection historique de Bell Canada.
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/16633/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 223k
Titre Figure 11.7. « Finder of Men », publicité d'AT&T, env. 1909
Légende Propriété des Archives AT&T. Reproduit avec l’autorisation AT&T.
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/16633/img-7.jpg
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