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La cité au bout du fil

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Claire Poitras

9. Vendre le téléphone

Texte intégral

  • 1 C. S. Fischer. 1992. America Calling. A Social History of the Telephone to 1940. Berkeley, CA : Un (...)
  • 2 Par exemple, pour ce qui est des ouvrages de vulgarisation scientifique consacrés au fonctionnemen (...)
  • 3 L.-G. Figuier. 1885. Le téléphone, son histoire, sa description, ses usages. Paris : Librairie ill (...)
  • 4 L.-G. Figuier. 1885. Op. cit., 282.
  • 5 Au sujet des premiers usages du téléphone, voir : S. H. Aronson. 1977. « Bell’s Electrical Toy : W (...)

1Lors de l’exposition universelle de Philadelphie de 1876, Alexander Graham Bell présente pour la première fois ses appareils téléphoniques au public. Par la suite, avec ses associés, il organise plusieurs démonstrations publiques1. Des articles et des ouvrages de vulgarisation scientifique qui tentent de prévoir les nombreuses applications de l’innovation technologique dans la vie quotidienne sont publiés à partir des années 18802. Leurs auteurs se préoccupent de familiariser le public avec la culture téléphonique. Ces diverses formes de diffusion préparent la population à accueillir avec enthousiasme le nouvel outil de communication à distance. En 1881, la première Exposition internationale d’électricité qui se tient à Paris contribue à susciter l’engouement pour le téléphone. Toutefois, dans la capitale française, les applications qui remportent le plus de succès auprès des visiteurs sont celles de l’opéra à domicile et du « transport téléphonique de représentations théâtrales »3. La faveur populaire à l’endroit des auditions téléphoniques théâtrales et musicales est très importante en France. D’ailleurs, dans les années 1880, certains vulgarisateurs scientifiques considèrent que l’opéra à domicile va représenter l’usage du téléphone le plus facile à vendre aux consommateurs, notamment aux Parisiens. Ainsi, au même titre que l’eau, le gaz et l’ascenseur, certains estiment-ils qu’« un jour viendra [...] où on lira sur l’annonce des appartements à louer : “L’Opéra à tous les étages !” »4. Ces deux exemples — il y en a d’autres —, montrent bien qu’on n’apprécie pas d’emblée les usages courants du téléphone lors de ces grands événements5.

2Au tournant du XXe siècle, pour la plupart des ménages, l’abonnement au téléphone ne va pas de soi. Certaines habitudes de communications interpersonnelles, notamment les visites et les échanges écrits, sont solidement établies au sein de l’univers privé victorien. Le service téléphonique ne s’implante que graduellement dans cette sphère. Par contre, dans les entreprises, les commerces et les institutions, on le reconnaît rapidement comme un auxiliaire utile aux moyens de communication existants. Plus que les échanges interpersonnels, ce sont donc, dans un premier temps, les échanges de nature professionnelle qui profitent de manière la plus visible et hâtive de l’essor du service.

3La capacité qu’ont les entreprises de services publics de convaincre les gens d’adopter les nouveautés est un élément-clé de leur succès. En plus d’avoir une bonne culture technique et d’être des hommes d’affaires capables de mobiliser des sommes d’argent importantes, les entrepreneurs doivent savoir, d’une part, fidéliser une clientèle et, d’autre part, persuader les non-abonnés de la valeur du service. C’est précisément l’objectif des pratiques publicitaires et des méthodes de relations publiques mises en œuvre à partir des années 1880. La vente et la promotion du service reflètent un processus d’interaction entre les acteurs sociaux concernés par la téléphonie. C’est pourquoi il est important de considérer ces pratiques.

Bell et la promotion du téléphone

4Les applications les plus diverses du nouvel instrument de communication à distance constituent des thèmes privilégiés des premières campagnes de promotion : la conquête des distances et du temps, le triomphe de la technique et de la science sur la nature, la réduction des inégalités, la réconciliation des antagonismes sociaux dus aux insuffisances des moyens traditionnels de communication, etc. Bref, des sujets et des utopies qui ont alimenté l’imaginaire collectif et qui étaient propagés par les expositions universelles et les ouvrages de vulgarisation scientifique.

5En Amérique du Nord, on cherche aussi à convaincre la population du caractère révolutionnaire du téléphone. À la fin du XIXe siècle, les exemples de son usage à l’usine, à l’atelier, au commerce, au bureau et à la maison, ainsi qu’à la ville et à la campagne sont nombreux.

  • 6 À ce sujet, voir le chapitre intitulé : « The Theatre of Science » de l’ouvrage de C. Armstrong et (...)

6En fait, la fascination dont fait l’objet le dévoilement des innovations technologiques dans la seconde moitié du XIXe siècle ne tient pas à un concours de circonstances. On peut qualifier de véritables coups de théâtre ces événements organisés pour attirer l’attention du public6. Ils sont planifiés par des inventeurs-entrepreneurs convaincus du potentiel commercial des nouvelles technologies.

7Toutefois, il faut attendre l’établissement d’entreprises téléphoniques en 1879 et 1880 pour voir des applications concrètes et durables de ce nouvel instrument de communication. Avec l’essor des premiers réseaux, le téléphone change de nature. Son adoption rapide par des industriels, des commerçants, des professionnels et des responsables publics lui donne un statut qui dépasse celui d’objet de curiosité et de divertissement capable d’émerveiller les foules. À cet égard, les entreprises distributrices du nouveau service prennent conscience, et ce, de manière hâtive, de l’importance d’en démontrer l’utilité.

  • 7 M. Martin. 1991. « Hello, Central ? » Gender, Technology and Culture in the Formation of the Telep (...)

8Certaines formes de publicité gratuite sont courantes à la fin du XIXe siècle et l’introduction du téléphone constitue un événement assez important pour tenir lieu de nouvelle. Des démonstrations sont donc organisées pour les journalistes7. Les promoteurs de la téléphonie utilisent aussi leur réseau de relations pour faire paraître dans les journaux des articles et des éditoriaux sur le nouveau service. À lire les commentaires parus dans la presse locale au cours des années 1880 et 1890, et pour la plupart très positifs à l’endroit du téléphone, on ne peut douter de l’efficacité de cette première forme de relations publiques.

Convaincre et éduquer le public

9D’emblée, il faut souligner que les diverses méthodes de vente employées par Bell à Montréal sont largement inspirées de celles d’AT&T aux États-Unis. Agissant à la fois comme exploitants et vendeurs du service, ces entreprises font appel à des stratégies éprouvées. En même temps, toutefois, elles n’hésitent pas à innover en ayant recours à une panoplie d’outils de promotion : cartes postales et dépliants distribués auprès de clients potentiels, publicité dans les périodiques et les journaux, porte à porte et démarchage, stands et vitrines d’exposition, semaines spéciales au cours desquelles le public est invité à visiter les centraux, fourniture gratuite du service à quelques individus et établissements, etc. Tous les moyens sont valables pour faire entrer le téléphone dans la vie quotidienne des citadins et des banlieusards.

  • 8 SDHBC, document no 23216, E. H. Trengrove. 1965. « Company Progress as Mirrored in our Advertising (...)
  • 9 À ce sujet, voir les ouvrages de C. S. Fischer. 1992. Op. cit. et de M. Martin. 1991. Op. cit.

10Avant 1905, la Compagnie de Téléphone Bell du Canada ne fait pas usage de campagnes de publicité systématiques à Montréal8. Néanmoins, dès le début de ses activités commerciales, elle fait appel à la publicité, d’une part, pour faire connaître les avantages du nouveau service et, d’autre part, pour « éduquer les abonnés »9.

11L’emploi de la publicité à des fins éducatives sert à discipliner les comportements des abonnés. C’est que, plus qu’un objet de communication, la compagnie offre d’abord un service. Autrement dit, l’objet proposé n’est pas une marchandise mais un ensemble d’engagements mutuels. Dès lors, on doit intégrer peu à peu au raisonnement promotionnel des règles et des codifications : pour bénéficier du service, le public doit adopter une conduite appropriée. Pour ce faire, les opérateurs du réseau élaborent une démarche éducative explicite.

12L’abonné est socialisé au service grâce à une formation reçue dans le cadre des campagnes promotionnelles effectuées par les entreprises de téléphone. Au tournant du siècle, on retrouve ces règles et ces contenus disciplinaires notamment dans les annuaires et dans les contrats qui lient l’abonné au fournisseur. De plus, ce type de discours éducateur, qui met l’accent sur les conduites à adopter afin de faire un bon usage du téléphone, est repris dans les publicités durant plusieurs années, une fois le service implanté.

13La mission éducative de Bell est définie autour de deux objectifs visant à garantir la qualité du service offert : instruire et socialiser l’abonné. À cet égard, l’évolution des règlements est révélatrice de la manière dont l’entreprise conçoit alors son rôle et son rapport à l’abonné. Dans les années 1880 et 1890, il est incontestable que le téléphone est destiné aux individus qui ont acquis une certaine maîtrise du langage (diction, débit, qualité, tonalité, etc.). À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les campagnes de publicité intègrent, de manière très claire, cette dimension élitiste. Bien que Bell favorise l’établissement d’une relation personnalisée avec l’abonné, notamment pour évaluer sa satisfaction, cette proximité sert d’abord à limiter les irrégularités potentielles (par exemple, l’utilisation d’un langage incorrect ou encore l’usage des appareils par les non-abonnés). Dès lors, si elle cultive des liens avec sa clientèle, ce n’est pas tant pour être en mesure de combler toutes ses attentes que pour prévenir l’apparition de comportements déviants.

  • 10 SDHBC, 1927. « Why Spend Money for Advertising? ». The Blue Bell 6 (12), 26.

14Selon les véhicules utilisés pour la publicité, les objectifs de l’entreprise peuvent varier : informer le public de ses activités, de ses plans de développement et de ses politiques, mettre en valeur le travail accompli par ses employés, encourager la coopération entre l’entreprise et les abonnés, rendre compte des investissements et des bénéfices auprès des actionnaires, etc. En fait, cette conception des fonctions multiples de la publicité est propre aux sociétés nord-américaines de services publics10.

15Dans les années 1900, compte tenu de l’hostilité croissante des municipalités à l’endroit du monopole exercé par les entreprises de services publics, ces dernières doivent revoir leurs stratégies de marketing. On l’a vu précédemment, Bell cherche à contrer les critiques qui nuisent à son image publique. C’est pourquoi elle reprend à son compte, à partir des années 1910, la notion de relations publiques (qu’on nomme aussi campagnes publicitaires institutionnelles ou publicité d’intérêt public) mise de l’avant aux États-Unis par AT&T. Cette période coïncide avec un glissement significatif quant au rôle de la publicité. Les grandes entreprises de téléphone nord-américaines favorisent alors l’usage de campagnes de promotion à l’échelle du pays. Elles veulent rétablir ; en leur faveur, le débat entre les tenants d’une gestion privée monopolistique du service et ceux qui sont favorables à l’introduction de la concurrence privée ou à la gestion publique. Par conséquent, ce changement d’approche promotionnelle s’inscrit dans un contexte sociopolitique particulier, à l’intérieur duquel les municipalités revendiquent plus de pouvoir afin d’encadrer les activités des entreprises privées de services publics.

  • 11 C. S. Fischer. 1992. Op. cit., 64. Voir aussi N. L. Griese. 1977. « AT&T : 1908 Origins of the Nat (...)
  • 12 « Sa fonction n’était pas tant de vendre un produit ou un service que d’informer et d’expliquer, a (...)
  • 13 R. M. Hower. 1949. Op. cit., 272.

16Dans cette conjoncture, c’est toute la fonction de la publicité qu’on revoit à partir des besoins institutionnels de l’entreprise. On rompt ainsi avec la définition traditionnelle selon laquelle la publicité sert à vendre et à persuader. Ainsi, aux États-Unis, les dirigeants d’AT&T font-ils appel à l’agence de publicité N. W. Ayer & Son — l’une des plus importantes du pays —, pour mener à terme un projet de valorisation de leur image publique11. Comme l’explique l’auteur d’un ouvrage qui retrace l’histoire du groupe N. W. Ayer & Son, la publicité s’emploie alors à rendre légitimes, auprès du public, les monopoles exploitant les services publics : « Its purpose was not so much to sell a product or service as to inform and explain, in order to calm any fears that people might bave had regarding the growth of a telephone monopoly12 ». De plus, selon des experts des pratiques publicitaires, la nouvelle approche préconisée par les dirigeants d’AT&T cherche à refléter un climat de progrès et de stabilité tout en misant sur l’intensification de l’intérêt public pour le service de communication13.

17Les premières publicités conçues à partir de cette perspective institutionnelle valorisent l’ensemble des règles encadrant les activités de l’entreprise. Les caractéristiques du service qu’AT&T estime rendre à la société sont la qualité, l’efficacité, la continuité, l’universalité et la conformité aux besoins socio-économiques modernes. Cette approche contient une composante normative qui renvoie à la représentation que se font les opérateurs du service. En fait, AT&T est la première entreprise nord-américaine à utiliser la communication institutionnelle afin de manifester son engagement envers la fourniture du téléphone.

  • 14 H. E. Stephenson et C. McNaught. 1940. The Story of Advertising in Canada. Toronto : The Ryerson P (...)

18Cette stratégie, qui met de l’avant les fonctions et la mission de l’entreprise, est aussi présente à Montréal14. C’est que l’opposition aux pratiques monopolistiques y est forte, en particulier entre les années 1900 et 1920. Pour contrer l’opposition populaire à son endroit, Bell choisit d’adopter la perspective institutionnelle dès les débuts de la Première Guerre mondiale. Elle profite alors d’un certain ralentissement dans la demande pour valoriser la nature publique de son service.

  • 15 « L’annonce éducatrice ». La Presse, 13 novembre 1928.

19Dans sa stratégie de promotion institutionnelle, l’entreprise montréalaise s’adresse à un public très large, incluant les gens qui ne sont pas nécessairement abonnés au téléphone, à qui elle présente la manière dont elle conçoit sa mission sociale. C’est en particulier lorsque Bell fait des demandes de hausse de tarifs auprès de la Commission des chemins de fer qu’elle a recours aux relations publiques. C’est dans ces circonstances, par exemple, qu’elle publie en 1928 une série d’annonces dans le quotidien La Presse. Conçues pour convaincre les Montréalais du bien-fondé de la situation de monopole dont jouit la compagnie, celles-ci font la promotion de l’image de marque de Bell. Pour reprendre les termes de leurs auteurs, ces annonces sont « destinées à mieux faire connaître dans la masse populaire l’industrie du téléphone et les activités des gens qui s’y intéressent15 ». Cette campagne d’intérêt public poursuit deux objectifs : informer la clientèle de la situation financière et des projets de Bell et faire disparaître les préjugés sur ses activités commerciales monopolistiques.

20À partir des années 1910, l’idée d’éduquer les abonnés est quelque peu mise de côté — mais jamais entièrement abandonnée — et fait place à une exigence nouvelle, celle de la participation de l’abonné à la transmission efficace des appels. C’est la notion d’imputabilité qui est introduite ici. Toutefois, on exige toujours certains comportements, notamment la courtoisie, la promptitude et la coopération. D’abord éduqué pour saisir l’usage du service téléphonique, le public fait aussi, par la suite, l’objet d’une nouvelle campagne de sensibilisation destinée à le placer au centre de la relation entreprise-abonné.

21Outre la publicité écrite diffusée dans les périodiques et les journaux, la visite à domicile demeure une stratégie de vente fort utilisée par Bell. En fait, l’idée de faire la promotion du service et des équipements téléphoniques directement auprès des clients est ancrée dans les conduites de Bell depuis le début de ses activités commerciales. Le but premier des visites à domicile est d’humaniser un service qu’on perçoit a priori comme un objet utilitaire.

  • 16 SDHBC, M. H. Riddle. 1924. « Tell It and Sell It ». The Blue Bell 3 (7), 5.

22Même lorsque les consommateurs savent à quoi peut servir le téléphone et en quoi il peut transformer leur vie, Bell n’en continue pas moins à entretenir des liens étroits avec des clientèles spécifiques. Avec les femmes, par exemple. À partir du moment où, dans les années 1920, l’entreprise comprend qu’elles représentent une clientèle privilégiée, ses agents leur portent une attention particulière16. La visite à domicile revêt alors une importance nouvelle puisqu’elle permet de mieux saisir les habitudes de consommation et de proposer quelques améliorations (appareil supplémentaire, deuxième ligne, modèle de table ou mural, etc.). On le voit, la transmission de la culture téléphonique, bien qu’elle tienne compte des besoins des utilisateurs, s’effectue dans un contexte corporatiste qui vise avant tout à dicter des conduites.

23La visite des installations de Bell — visite souvent rapportée dans les journaux locaux — constitue une autre tactique fréquemment utilisée. Les objectifs des journées « portes ouvertes » sont analogues à ceux des autres approches promotionnelles : mieux faire comprendre au public le fonctionnement complexe du service afin d’apaiser les plaintes relatives à sa mauvaise qualité (notamment les longs délais dans la pose des équipements) et aux tarifs élevés.

  • 17 SDHBC, 1911. « A Sample Telephone Office ». Telephone Gazette 2 (12), 1-2.
  • 18 D. E. Nye. 1991. Electrifying America (Social Meanings of a New Technology). Cambridge, MA: The MI (...)

24Assez caractéristique des pratiques de promotion employées par les grandes entreprises de services publics, le stand d’exposition permet aussi d’établir un contact direct avec les abonnés éventuels. Par exemple, on construit une ville à échelle réduite (Sample City) pendant l’hiver de 1911, dans le sous-sol du nouveau bâtiment qui abrite le magasin de A. E. Rea & Company’s à Montréal17. Le service à la clientèle de Bell y fait installer un stand à caractère didactique où l’on démontre le fonctionnement du réseau téléphonique grâce à l’aménagement d’un mini-central. Ce type de démonstration publique n’est pas exclusif à Bell. Les entreprises de services publics ont l’habitude d’occuper des locaux au cœur des districts commerciaux des grandes villes pour y exposer leurs activités ou encore pour y présenter le modèle d’une maison équipée des biens et des services offerts18.

  • 19 SDHBC, The Bell Telephone Company of Canada. 1929. Educational Publicity and Literature Leading up (...)

25Ces démonstrations à vocation éducative se doublent, par la suite, de stratégies de promotion qui font davantage appel à la sensibilité des consommateurs. Par ailleurs, la valeur didactique et instructive de la publicité et des événements promotionnels demeure une constante dans les pratiques de mise en marché du téléphone. C’est que, à plusieurs occasions, des améliorations techniques obligent les abonnés à modifier leurs habitudes face à l’usage de l’appareil. L’introduction de la composition automatique dans les années 1920 est sans doute l’événement le plus marquant en ce qui a trait à la redéfinition des normes d’utilisation. D’ailleurs, cette nouveauté force Bell à « ré-éduquer » sa clientèle19.

  • 20 SDHBC, E. M. Armour. 1931. « Now I’ll Sell One! ». The Blue Bell 10 (8), 32.

26À la fin des années 1920, aux États-Unis et au Canada, les principaux fournisseurs privés du service téléphonique implantent une politique de vente plus agressive, qu’on poursuirva plus que jamais dans les années 1930, lorsque le taux d’abonnements connaîtra un déclin important, sinon une perte nette. La publicité redevient alors un outil de sollicitation directe pour vendre le téléphone. Durant les années de crise, l’entreprise montréalaise est, elle aussi, aux prises avec une baisse du nombre de ses abonnés. Elle doit revoir certaines de ses stratégies commerciales. Bien qu’implanté en octobre 1928, le programme nommé Everybody selling plan revêt une importance accrue après 1929, lorsque les abonnements diminuent20. Selon ce programme, les employés rattachés au service à la clientèle ne sont pas les seuls responsables des ventes. Désormais, tous les travailleurs de Bell (monteurs de lignes, standardistes, techniciens, etc.) ont l’obligation de vendre le service, ou, au moins, doivent tout faire pour maintenir les abonnements existants.

27Grâce à une stratégie commerciale efficace, la Compagnie de Téléphone Bell du Canada parvient à conquérir des groupes spécifiques de Montréalais. Pour favoriser la consommation du service, les dirigeants de l’entreprise et les spécialistes de la mise en marché ont choisi de diffuser des publicités consacrées à l’éducation du public et à la description du fonctionnement du système. Ainsi, les opérateurs du réseau ont-ils avant tout misé sur une initiation à la téléphonie — en insistant sur sa validité — pour faire la promotion du service.

28L’impact de la publicité sur les pratiques de consommation du service téléphonique se manifeste surtout au cours des années 1880 à 1900. Il n’en demeure pas moins qu’à l’intérieur du système technico-économique, les abonnés et les consommateurs conservent une certaine marge de manœuvre. Ils adaptent notamment le téléphone à leurs besoins individuels. En ce sens, la technologie n’est pas unidimensionnelle. Bien qu’elle soit favorable à certaines clientèles, l’offre du service téléphonique a fait l’objet d’un processus d’interprétation socioculturelle. Par conséquent, afin de comprendre la portée de la nouvelle technologie, au-delà des comportements prescrits par la publicité, il faut aussi tenir compte de la nature de la demande sociale. Les applications privées et professionnelles de l’outil de communication à distance sont diversifiées : le téléphone connecte le dirigeant d’entreprise à son domicile ; il relie les professionnels à leurs clients ; il reconstruit les réseaux de sociabilité ; il facilite la gestion quotidienne de la maison ; il fournit la condition technique de réalisation d’un environnement métropolitain ou suburbain, au gré des attentes, voire des aspirations individuelles.

Notes

1 C. S. Fischer. 1992. America Calling. A Social History of the Telephone to 1940. Berkeley, CA : University of California Press, 35-36.

2 Par exemple, pour ce qui est des ouvrages de vulgarisation scientifique consacrés au fonctionnement, aux principes et aux applications du téléphone et destinés au marché nord-américain, voir : H. N. Casson. 1910. The History of the Telephone. Chicago : A. C. McClurg & Co. ; J. Munro. 1893. The Romance of Electricity. Oxford : The Religious Tract Society ; A. Pond. 1926. The Telephone Idea, Fifty Years Later. New York : Greenberg Publishers (à noter que les livres de Pond et de Casson sont des commandes d’AT&T) ; G. B. Prescott. 1884. Bell’s Electric Speaking Telephone : Its Invention, Construction, Application, Modification and History. New York : D. Appleton & Company ; A. B. Smith. 1912. Modem American Telephony in all its Branches, Chicago : Frederick J. Drake and Co. ; G. W. Tunzelmann. 1905. Electricity in Modem Life. New York : P. F. Colliers & Son.

3 L.-G. Figuier. 1885. Le téléphone, son histoire, sa description, ses usages. Paris : Librairie illustrée, Paul Ollendorff, 173 ; J. Brault. 1888. Histoire de la téléphonie. Paris : Masson, 11.

4 L.-G. Figuier. 1885. Op. cit., 282.

5 Au sujet des premiers usages du téléphone, voir : S. H. Aronson. 1977. « Bell’s Electrical Toy : What’s the Use ? The Sociology of Early Telephone Usage ». In The Social Impact of the Telephone, sous la direction de I. de Sola Pool, 15-39. Cambridge, MA : The MIT Press.

6 À ce sujet, voir le chapitre intitulé : « The Theatre of Science » de l’ouvrage de C. Armstrong et H. V. Nelles. 1986. Monopoly’s Moment. The Organization and Regulation of Canadian Utilities, 1830-1930. Toronto : Toronto University Press, 59-73.

7 M. Martin. 1991. « Hello, Central ? » Gender, Technology and Culture in the Formation of the Telephone Systems. Montréal et Kingston: McGill-Queen’s University Press, 36.

8 SDHBC, document no 23216, E. H. Trengrove. 1965. « Company Progress as Mirrored in our Advertising, 1915-1965 ».

9 À ce sujet, voir les ouvrages de C. S. Fischer. 1992. Op. cit. et de M. Martin. 1991. Op. cit.

10 SDHBC, 1927. « Why Spend Money for Advertising? ». The Blue Bell 6 (12), 26.

11 C. S. Fischer. 1992. Op. cit., 64. Voir aussi N. L. Griese. 1977. « AT&T : 1908 Origins of the Nation’s Oldest Continuous Institutional Advertising Campaign ». Journal of Advertising 6 (3) : 18-24 et le chapitre intitulé « Telling the Public » de l’ouvrage de A. W. Page. 1941. The Bell Telephone System. New York : Harper & Brothers Publishers, 154-163.

12 « Sa fonction n’était pas tant de vendre un produit ou un service que d’informer et d’expliquer, afin d’apaiser les peurs qu’auraient pu avoir les gens par rapport à la croissance du monopole téléphonique. » R. M. Hower. 1949 (première édition 1939). The History of an Advertising Agency. N. W Ayer & Son at Work, 1869-1949. Cambridge, MA : Harvard University Press, 311.

13 R. M. Hower. 1949. Op. cit., 272.

14 H. E. Stephenson et C. McNaught. 1940. The Story of Advertising in Canada. Toronto : The Ryerson Press, 185.

15 « L’annonce éducatrice ». La Presse, 13 novembre 1928.

16 SDHBC, M. H. Riddle. 1924. « Tell It and Sell It ». The Blue Bell 3 (7), 5.

17 SDHBC, 1911. « A Sample Telephone Office ». Telephone Gazette 2 (12), 1-2.

18 D. E. Nye. 1991. Electrifying America (Social Meanings of a New Technology). Cambridge, MA: The MIT Press, 266-267; H. L. Platt. 1991. The Electric City (Energy and Growth of the Chicago Area, 1880-1930). Chicago: The University of Chicago Press, 101.

19 SDHBC, The Bell Telephone Company of Canada. 1929. Educational Publicity and Literature Leading up to Hamilton’s First Dial Office — Baker Opened September 28th, 1929.

20 SDHBC, E. M. Armour. 1931. « Now I’ll Sell One! ». The Blue Bell 10 (8), 32.

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