1Woody Allen a déjà écrit qu’il ne fallait pas parler contre la masturbation, puisque c’est le seul moment où l’être humain est convaincu de faire l’amour avec quelqu’un qu’il aime (ou qui l’aime). Cette assertion, qui date d’une vingtaine d’années et que je cite de mémoire, aurait été plus difficile à lancer sur la place publique quelques décennies plus tôt. Le sujet n’aurait pas provoqué, du moins, les réactions qu’il suscite couramment aujourd’hui, qui oscillent généralement entre le sourire et l’éclat de rire.

2Si on a pu voir dans certains textes de théologiens du XV^e siècle les prémisses de la grande peur de la masturbation (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean Stengers et Anne Van Neck1), c’est en vérité au XVIII^e siècle que les affres de la culpabilité commencent à se faire sentir. À partir de 1758, année où fut publié en latin l’ouvrage du docteur Tissot, dont le nom sera éternellement lié à la masturbation — ce qui d’une certaine façon ne manque pas d’ironie —, le geste de se masturber sera associé dans le discours médical à une rhétorique de la terreur dont l’ampleur sera phénoménale pendant plus de cent cinquante ans2. Dans son ouvrage, dont la première traduction en français date de 1760 (Onanisme ou Discours philosophique et moral sur la luxure artificielle et sur tous les crimes relatifs), Tissot indique que son propos vise moins à convaincre par la raison qu’à effrayer en multipliant les exemples considérés comme judicieux. Objectif réussi : ils seront nombreux et effroyables. Le livre aura droit à trente rééditions entre 1760 et le milieu du siècle suivant, soixante-trois entre 1760 et 1905. L’offensive commence et le chef sera suivi par une multitude de disciples.

3L’idéologie du progrès, le positivisme, aussi bien que le développement de la science médicale, semblent avoir eu bien peu d’effets sur les positions morales et rigoristes concernant la masturbation entre la deuxième moitié du XVIII^e siècle et le début du XX^e siècle3. On ne se masturbe sans doute ni plus ni moins qu’avant, mais on l’exprime plus difficilement. En date du 25 décembre 1667, l’écrivain anglais Samuel Pepys écrit dans son journal : « Que Dieu me pardonne pour l’avoir fait dans la chapelle4. » L’expression (écrite !) de la chose est peut-être moins courante par la suite.

4J’aimerais examiner de plus près les propos tenus sur le sujet dans le discours médical au cours de la deuxième moitié du XIX^e siècle en France et voir brièvement, dans un deuxième temps, comment ces propos se traduisent dans les textes de deux écrivains qui tiennent une place fort marginale dans l’histoire littéraire : d’abord Pierre Roux, auteur en 1857 de La science de Dieu, puis Paul Bonnetain, qui publia en 1883 un roman pour lequel on lui fit un procès, Chariot s’amuse5.

***

5Pendant longtemps, l’on put entendre, à la place du mot « science », sa racine « scire », qui en français se traduit par « savoir ». Grosso modo, au XIX^e siècle, le mot se sépare définitivement de sa racine et passe de la désignation de tout ce qui est savoir à celle, exclusive, d’une pratique disciplinaire, supposée posséder sa méthode et ses objets propres. Ce resserrement sémantique s’effectue à un moment où un besoin pressant de synthèse se fait sentir, à la suite de la multiplication panique, depuis deux siècles, des disciplines prétendant à la scientificité. Confrontés à une effervescence sans précédent du champ du savoir, les positivistes fin de siècle tâchent de maintenir les frontières nouvellement établies du vocable « science ». En médecine, de Bernard à Charcot, cela signifie délimiter le plus clairement possible ce qui sépare science et pseudo-science. À l’époque, le critère de démarcation est fondamental. Sous l’impulsion de Pasteur et de Bernard notamment, le développement de la médecine de laboratoire jouera en ce sens un rôle essentiel.

6Et pourtant, malgré cette rigueur sur laquelle, comme on le verra, s’appuie notamment Bonnetain, la masturbation demeure un sujet tabou. À lire ce qui s’écrit sur la question, on ne voit pas en quoi l’objectivité scientifique aurait en cette fin de siècle plus de poids que les élucubrations de Tissot. Voici ce qu’on lit dans le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse (édition de 1873), dictionnaire qui, rappelons-le, se présente comme une mise au point des connaissances et un instrument de libération :

Tous les médecins s’accordent à reconnaître que la masturbation prédispose à un très grand nombre de maladies. Elle ne tarde pas, en effet, à jeter les individus qui s’y livrent sans frein dans un état de faiblesse généralisée [...]. Elle a surtout pour résultat le développement de la phtisie avec consomption et l’apparition de troubles variés du côté du système nerveux. [...] Du côté de l’intelligence, les troubles sont encore plus accentués, s’il est possible. [Pour le masturbateur,] [l]e sentiment s’émousse avec l’imagination. Tout le lasse, jusqu’au plus simple exercice de la pensée. Il devient incapable du moindre travail intellectuel. Il s’aperçoit de sa déchéance physique et morale, mais sa volonté a perdu l’énergie nécessaire pour y remédier [...]. La mélancolie la plus profonde et l’hypocondrie s’emparent de lui. Le souvenir de ce qu’il a été, la pensée de ce qu’il aurait pu être le jettent parfois dans une tristesse pleine de dégoût pour toutes les jouissances de la vie et peuvent le conduire au suicide6.

7En fait d’objectivité, il y a peu de différence entre cela et le rapprochement établi par Jean-Pierre Brissot, un siècle plus tôt, entre la sodomie et la procréation d’enfants-loups. D’ailleurs, l’aliéniste Félix Voisin, dans ses Études sur la nature de l’homme considéré comme être animal, moral et intellectuel, en 1867, décrit une masturbatrice qui, arrivée au paroxysme de sa lubricité, répand une odeur de bouc7. La lubricité transforme ainsi, littéralement, l’individu en satyre. On comprend qu’il n’y a rien d’exagéré dans ce qu’énonce le dictionnaire : il s’agit d’un texte parfaitement représentatif de ce que les spécialistes écrivent à l’époque sur la question. Les très rares médecins dissidents, comme Charles Mauriac et Jules Christian8, ont peu de chances de se faire entendre.

8En réalité, les opinions sur le sujet semblent conduire à un remarquable consensus. L’idée selon laquelle la masturbation est une des causes les plus graves de la dégénération de l’espèce est défendue non seulement par la quasi-totalité des médecins qui en parlent, mais aussi par les hygiénistes, les moralistes, les éducateurs, et l’ensemble de la classe politique, au sens large. Pour Proudhon par exemple, il s’agit d’un « vice honteux qui décime la jeunesse9 ». La défense de l’objectivité scientifique est sans cesse démentie par le vocabulaire utilisé. Le docteur Goubaux, auteur des Aberrations du sens génital, que cite Marc Angenot, se défend de faire preuve de complaisance. C’est au nom de l’intérêt supérieur de la science qu’il s’intéresse à de pareils sujets. Cela ne l’empêche pas d’utiliser tout au long de son travail des épithètes comme « infâme », « abominable », « odieux », « ignoble », « dégoûtant », et de ne pouvoir retenir des « frémissements » d’horreur devant la fellation, la pédérastie ou la masturbation10. Le docteur Debourge de son côté, dans son Memento du pire de famille de 1860, affirme sans sourciller que « cette pratique abominable a mis à mort plus d’individus que ne l’ont fait les plus grandes guerres, jointes aux épidémies les plus dépopulatrices11 ». De là à voir la masturbation comme une nouvelle « Peste noire », il n’y a qu’un pas hyperbolique à franchir, ce que se permet la science sans beaucoup de discernement.

9Ce vice funeste, s’il dégrade le corps, détruit également l’esprit de l’individu et cette destruction rejaillit sans cesse dans les textes des médecins sur ce qui cimente la société : famille et patrie doivent être protégées contre le fléau. Dans la préface d’une nouvelle édition du livre de Tissot en 1875, le docteur Clément écrit : « Comme l’organisme des individus, la société tombe sous l’action de ce dissolvant12. » Il ne faut sans doute pas s’étonner de cette réaction « nationale ».

10Le docteur Pierre Garnier, dans son ouvrage sur l'Onanisme, sépare les abus sexuels en huit catégories de « coûts frauduleux ». Marc Angenot souligne « cette métaphore légale et mercantile du dol, de la malhonnêteté, de l’escroquerie13 ». Didier-Jacques Duché, lui, évoque le lieu social d’où provient ce discours scientifique : « On peut supposer que les médecins du XIX^e siècle, appartenant à la classe bourgeoise, partagent ou même induisent cette idée que la masturbation est un acte anti-social, la rétention du sperme étant reliée à la notion bourgeoise d’épargne et d’économie des ressources14. » On pourrait ajouter dans ce contexte que les attaques contre la masturbation sont indissociables de l’importance prise par le terme « hygiène ». C’est autour de 1845 que se multiplient les Hygiènes des familles ou les Hygiènes populaires. À une époque où les mouvements ouvriers se développent, où la misère devient plus inquiétante et plus menaçante avec la croissance de la ville industrielle, « la propreté du pauvre, comme l’écrit Georges Vigarello, serait le gage de sa moralité ». Il ajoute : « de la netteté des chambres à celle des corps, la visée n’est autre que de transformer les mœurs des plus démunis. Chasser leurs “vices” supposés, latents ou visibles, en modifiant leurs pratiques du corps15 ». Sous l’obsession maniaque de la masturbation peut aussi se cacher la peur du pauvre. Cette crainte de la classe ouvrière, associée à la défense de l’esprit bourgeois, pourrait sans doute expliquer qu’un laïc anticlérical comme Garnier et un républicain comme Raspail tiennent sur le sujet les mêmes propos apocalyptiques que le clergé.

11Pierre Roux, lui, ne s’embarrasse pas des propos civilisés d’une bourgeoisie craintive : « La misère est une punition de Dieu : les miséreux sont presque tous des ivrognes, des lâches, des paresseux, des gens de désordre, et le plus souvent même des impudiques16. » Cumulant la connaissance de la grâce divine et le savoir des sciences, il multiplie les affirmations constamment sur tous les sujets, s’appuyant sur une documentation abondante, sans qu’une seule fois l’aile du doute ne vienne l’effleurer.

12Révélé par Les enfants du limon de Raymond Queneau, Roux est l’auteur d’une quinzaine de titres où les mots « hygiène », « pureté », « science » se répondent sans cesse. Son Traité de la science de Dieu ou Découverte des causes premières propose la création d’une pile omnipuissante et intarissable, utile au plan pratique, mais dont le principal attrait est d’expliquer clairement et définitivement le magnétisme (ou électricité impure), l’éther (ou électricité pure) et Dieu, permettant ainsi à l’espèce humaine de se régénérer.

13Roux a découvert un « agent sublime perdu depuis quatre mille ans, et que la science du XIX^e siècle a fait redescendre de nouveau sur la terre » (p. 417). Il présente sa découverte avec une humilité qui vaut la peine d’être citée :

J’ai découvert un agent, avec lequel je peux faire (de différentes manières) des piles électriques omnipuissantes, c’est-à-dire d’une puissance qui est soumise à l’art, et qui est sans bornes, et qui dépasse haut la main, tous les besoins à venir que l’homme pourrait avoir sur cette terre. [...] Cette découverte est si gigantesque, qu’il n’en a pas été fait de pareille depuis le déluge, et elle dépasse celle de Newton d’autant que les deux sont élevés au-dessus de la terre. Et je ne peux assez méditer, comment le grand Dieu des deux peut s’abaisser à un tel point, que de venir mettre une chose semblable entre les mains d’un misérable et chétif humain comme moi ! (p. 4)

14Le ton de ce passage indique l’esprit outrancier dominant l’ouvrage, nourri par un romantisme mal digéré, où l’individu participe d’un univers instable, en mouvement, qui substitue à la dynamique linéaire du progrès une évolution vitale indéfinie, éclatée, commandée par Dieu aussi bien que par les développements les plus récents des sciences.

Nous avons acquis dès aujourd’hui la clef de la science, et nous pouvons donner le fil qui doit conduire l’homme dans le labyrinthe en apparence inextricable de l’harmonie universelle (ou le vrai langage de la nature), (p. 1)

15On croirait une parodie de Novalis, n’étaient le sérieux et les convictions immarcescibles de l’auteur. L’univers se débat entre des forces contraires dans lesquelles nous sommes plongés — une « magnifique (mais terrible) épopée » (p. 4) — et il faut les comprendre pour trouver la vérité. Roux est habité par ce qu’on pourrait appeler un « imaginaire de la fin » : l’apocalypse est à nos portes, l’heure de la révélation a sonné et on doit compter avec lui pour la sauvegarde de l’humanité.

16Publié en 1857 — année faste, décidément ! —, l’ouvrage de Roux est postérieur aux travaux de Volta, qui invente la première pile électrique en 1800, à ceux de Maxwell sur les phénomènes électromagnétiques et à la mise au point par Arago de l’électro-aimant. Il les cite abondamment, comme il cite Ampère et Faraday, mais également Galvani. Et si les travaux de Mesmer n’ont déjà plus de valeur scientifique au milieu du siècle, le pouvoir du magnétisme animal est encore puissant dans les esprits. C’est en se plaçant aux confluents de ces différentes recherches, auxquelles s’ajoutent une lecture maniaque de la Bible et une obsession pour l’hygiène, que Roux rédige son ouvrage sur l’électricité. Celle-ci, présente partout dans l’univers, jouit nécessairement d’un pôle négatif et d’un pôle positif. La Science de Dieu oppose donc les forces du bien (les trois agents du royaume du Ciel) à celles du mal (les trois agents de l’enfer) : face à la grâce de Dieu ou électricité pure, à la semence de Dieu ou pollen de l’arbre de vie et à l’éther ou air primordial, se mire l’esprit du diable (ou électricité impure), le magnétisme ou sueur du Diable et l’Atmosphère ou sueur des astres.

17On démêle difficilement le propos inutilement compliqué et extrêmement redondant de Roux, mais dans ces nombreuses contradictions il propose une vision globale de l’univers qui laisse percer un pan du discours social de cette deuxième moitié de siècle.

18L’hygiène est « le fondement de la science de Dieu » (p. 91), l’essence même de la pureté nécessaire à l’intégration d’une « électricité positive ». Il faut la concevoir comme un phénomène de civilisation :

La civilisation c’est l’hygiène pure, et l’hygiène produit le perfectionnement de la matière [...]. Car la seule différence qui existe entre l’homme impur, ou brute, ou le pauvre, ou l’homme de bas aloi, de la lie du peuple, et l’homme intelligent, et élevé, c’est que les sept sens de ce premier sont comme nuls [...] tandis qu’ils sont à l’état orphéique ou d’extase [...] chez l’homme élevé. Et cette différence est causée par la civilisation, c’est-à-dire par la propreté de l’homme intelligent qui produit le développement du système nerveux, (p. 36)

19Il ira jusqu’à écrire qu’aucune civilisation ne peut exister « aussi longtemps qu’il existera un seul chiffonnier. [...] Les chiffonniers font rentrer dans le commerce tous les ferments et les poisons les plus dangereux de la société, qui sont introduits dans les injections par la contagion » (p. 98). Roux, ou l’anti-Baudelaire. La volonté d’hygiène qui se développe autour de 1840 s’inspire notamment, selon la belle expression de Georges Vigarello, d’une « pastorale de la misère », alors qu’on défend une « propreté conquérante, où lentement et confusément, viendraient voisiner ordre et vertu18 ». Le texte de Roux peut se réclamer de ce discours et va même plus loin en donnant une dimension cosmique à cette hygiène : « La morale n’est pas une loi faite seulement pour l’homme, mais elle existe dans toute l’échelle des êtres, et l’influence hygiénique est la loi qui maîtrise tous les éléments et les êtres de l’univers entier » (p. 227). La dimension à la fois biblique et cosmique que Roux donne à ses prétentions scientifiques vient complexifier singulièrement le concept de pureté développé tout au long de La science de Dieu.

20Notre corps se trouve enveloppé dans la puissance électrique : tous les mystères physiologiques peuvent s’expliquer par sa présence dans l’univers, et entre le « mystère de la physiologie universelle » (p. 89) qu’il faut décrypter et celui de l’Homme, il y a une correspondance évidente. L’électricité (divine) ne doit pas être confondue avec le fluide magnétique satanique dans lequel baigne l’univers et qui, révélé par Mesmer (et à travers lui par l’Allemagne honnie19), provoque l’indécence et le mal. Au contraire, l'« agent sublime » est répandu sur terre par la semence de Dieu. Cette « semence » qu’il convient de récupérer grâce à la pile de Roux a droit à de nombreux synonymes (« agent sublime », « électricité positive », « pureté divine », « hydrogène céleste »). Cela ne fait qu’accentuer l’ambiguïté du terme, malgré l’appel constant lancé à la morale par l’auteur. Car, après tout, la semence est projetée sur terre grâce à l’action du bras de Dieu ! Elle « sort du pied du trône [de Dieu, et] crée tout et produit tout » (p. 101) ; « L’univers entier est une roue mue par le fleuve de la semence de Dieu, ou agent sublime qui sort de son trône » (p. 270) ; « Pour créer l’univers matériel [...], Dieu jeta seulement une goutte de sa semence » (p. 319). La semence divine a manifestement des pouvoirs singuliers, mais elle se définit explicitement, d’un point de vue banalement physiologique, comme du sperme.

21Celui-ci agit à la grandeur de l’univers : les comètes lui sont comparées, comme « la foudre, qui est le sperme de Satan » (p. 392). « La foudre est le même phénomène que l’éjaculation du sperme. Le frottement de l’éther céleste ou des vents sur les nuages [...] fait sortir le magnétisme terrestre » (p. 339). On commence à voir ainsi comment la masturbation devient un phénomène cosmique : il s’agit d’un phénomène de la nature, créé par Dieu, et auquel le Diable n’est pas insensible. « L’extase est produite par l’épanouissement de la chair, et l’épanouissement de la chair est causé par l’éjaculation, ou le déversement, ou l’inondation de la grâce ou semence divine sur la chair » (p. 161). Or, cette extase ne peut être atteinte vraiment par le coït, « emblème grossier, commun, impudique et dégradant », insuffisant pour atteindre « un état de béatitude inouï » (p. 162). « L’amour impur, ou le coït, ou la religion du diable [...] ne sont qu’un emblème sale et biscornu, ou une monstruosité, ou une anomalie de l’amour pur, ou religion de Dieu, ou profondeurs de Dieu » (p. 162).

22Les dieux ont une nature sublime, permise par l’extase continue. Pour y parvenir, il faut posséder en soi un caractère hermaphrodite. Les expériences scientifiques de Roux démontrent que les excès de coïts produisent presque toujours de la diarrhée de manière instantanée chez la plupart des individus. L’extase doit être au diapason de celle de Dieu, qui y parvient par amour de ses créatures :

Dieu, le pur des purs, ne fait rien pour lui, mais il fait tout pour ses enfants ou autrui. Et sa semence ne demeure point chez lui, mais il la déverse sur les créatures par un fleuve immense qui sort du pied de son trône ; c’est la fontaine Castalie de l’Apocalypse [...] et il en inonde les dieux sans mesure, (p. 162)

23Pourtant, ce qui relève de la sexualité, y compris la masturbation, est souvent voué aux gémonies :

Le coït ou la masturbation est exactement le même phénomène que l’aimantation, il fait affluer vers la partie du corps frotté le sang le plus impur, ou en d’autres termes, le magnétisme le plus puissant [...] Et le sperme, qui est l’agent sublime et la puissance, en s’échappant laisse le corps dans l’abattement ou la faiblesse, tout comme la chaudière après l’éjaculation, n’ayant plus de force suffisante, laisse retomber le piston. (p. 254)

24Selon la logique de Roux, les forces antagonistes concentrées dans l’être humain (électricité pure et électricité impure) peuvent tendre vers l’harmonie ou le désordre, c’est selon. Parmi les causes d’inconduite et d’impureté, il y a « l’innervation par éjaculation excessive » qui n’est « autre chose que le mouvement obligatoire, irrégulier, frénétique, en dehors des lois de l’harmonie » (p. 72). Par contre, il peut y avoir vraie jouissance lorsque l’écoulement du sperme passe dans « le canal du pénil [sic], qui est pressé avec force par le sang et les réseaux nerveux [grâce au] Saint-Esprit renfermé dans la semence. La jouissance est donc proportionnelle à l’élévation de l’homme ou de l’être » (p. 88).

25Puisque nous vivons dans un monde de correspondances, cette harmonie fonctionne sur plusieurs plans. On ne s’étonnera donc pas que ce publiciste, qui écrit tout un livre pour vendre son invention (malhabilement, c’est le moins qu’on puisse dire), voie l’harmonie s’exprimer sur terre dans la bourgeoisie et le capitalisme en plein développement : « Rien sur cette terre ne ressemble mieux au royaume du ciel qu’un commerce ou une fabrique, ou une industrie bien menés. L’ordre, l’harmonie, la propreté, la pureté, l’honnêteté, le bon ton, la prudence, le service, [...] la confiance, la loyauté et l’assiduité, y sont les guides » (p. 111). Bref, en un mot : l’hygiène. « La clef de la science » doit revenir à ceux qui la méritent, aux chimistes mécaniciens de la science, de l’industrie et du commerce ; [...] ou en d’autres termes : à ceux qui font leurs efforts dans l’hygiène pure » (p. 124). Rien de plus naturel après cela que de constater que l’impureté, le magnétisme relèvent également, outre de « l’innervation par éjaculation excessive », des socialistes et des communistes, ces fomenteurs de désordre. Aussi délirant qu’il puisse être, Roux a pourtant l’esprit fort pratique lorsqu’il réfléchit aux coûts de sa pile — dont la description, soit dit en passant, rappelle vaguement La mariée mise à nu de Duchamp :

Quant à la question de savoir si cette entreprise peut s’exécuter à bas prix, il ne faut pas même la proposer. Un seul mot suffira pour combattre cette idée, et le voici : plus on avance dans la civilisation, plus la vie y coûte cher, et plus on remonte dans la science, plus les choses y sont difficiles à exécuter et dispendieuses. Partant : le bras de Dieu, qui est la couronne de la civilisation ou de la science, ne s’acquiert ni ne se donne pour rien. D’ailleurs, c’est une entreprise comme les canaux, les routes en fer, les télégraphes électriques, ce sera des capitaux à placer et qui rapporteront leur intérêt, (p. 431)

26Voilà un prosaïsme qui détonne chez Roux mais qui, joint à sa lecture attentive de la Bible à travers laquelle il interprète sans cesse le réel, explique peut-être son admiration pour les Anglais : il y a chez lui quelque chose du puritain dévoyé.

27L’hypothèse selon laquelle il y aurait relation entre le corps et « l’électricité universelle » n’est pas nouvelle au milieu du siècle. Il suffit pour s’en convaincre de remonter aux théories du magnétisme animal selon lesquelles un fluide ultrafin enveloppe les corps. Quant à l’association entre corps et sexualité, elle aura aussi de l’avenir. Pour ne prendre qu’un exemple, le catalogue Roebuck de 1901 aux États-Unis propose aux consommateurs une ceinture électrique qui promet de rétablir ou d’améliorer les capacités sexuelles de l’homme qui l’utilise. Le surmâle de Jarry se retrouve dans le commerce en quelque sorte et la thérapie électrique, très populaire à la fin du siècle, vise à transformer l’homme en vraie machine sexuelle. Dans ce contexte, le propos de Roux semble faire preuve d’une plus grande ouverture d’esprit par rapport à la masturbation que la doxa de l’époque. Encore faut-il constater que cette ouverture ne concerne pas tout le monde, mais d’abord la bourgeoisie capitaliste. Il est permis de (se) dépenser quand on a su auparavant bien épargner et bien investir. Et quand, de surcroît, on a la foi.

28Après le mystique romantique, voici le moraliste positiviste. Chariot s’amuse de Paul Bonnetain reproduit avec une forte volonté pédagogique le discours des médecins en cette fin de siècle. L’auteur publie un roman qui s’attaque au clergé et qui repose sur le thème de la masturbation, tout en marquant son mépris pour la classe ouvrière, en reproduisant tous les préjugés sur le sujet — sur la masturbation et sur la classe ouvrière. Lors du procès qu’on lui fera pour atteinte aux bonnes mœurs, Bonnetain se défendra en soulignant les vertus de son roman :

Quoi qu’il en soit, je considère ce livre comme essentiellement moral, comme une œuvre d’art et comme le développement d’une thèse scientifique très exacte. [...] J’ai reçu les félicitations de nombreux médecins et d’hommes de lettres les plus marquants, je n’ai pas voulu en faire une œuvre immorale mais au contraire une œuvre utile dont la moralité scientifique et le souci de la forme sauvaient les audaces. [...] En résumé, je considère mon œuvre comme pouvant aider au traitement des onaniaques, et non comme pouvant propager l’onanisme20.

29N’en doutons pas : Bonnetain est sur la même longueur d’onde que le docteur Garnier et ses semblables. Le moraliste, malgré le titre de son ouvrage, ne propose rien de très drôle à ses lecteurs.

30Charles Duclos est affligé d’un capital génésique lourd à porter. Toutes les fatalités biologiques accablent l’enfant, à commencer par l’alcoolisme et l’hystérie de la mère et de la grand-mère. S’ajoute à cela un père adoré mort alors que l’enfant était tout jeune, noyé dans les égouts. La nymphomanie de la mère la pousse aux pires abjections : « De l’épilepsie alcoolique de [la grand-mère], elle gardait d’ailleurs une sensibilité nerveuse, une sensuelle lascivité et une religieuse exaltation » (p. 13) — voilà pour la génétique. Il faut conjuguer cela aux miasmes d’un appartement lépreux dans un quartier qui ne l’est pas moins :

C’était une petite pièce étroite dont les murailles au papier sali gardaient les traces du passage de plusieurs générations de locataires, f...] Aux cloisons, entre deux lithographies mangées par les mouches et représentant Abd-el-Kader et le général Bugeaud, des loques sans nom pendaient. [...] Sur la table sale, entre une assiette grasse et un triangle de Brie posé sur un lambeau de journal, il y avait un litre de vin et une bouteille d’eau-de-vie aux trois quarts vide (p. 13-14),

31— voilà pour le social. Immergé dans ce milieu et inscrit de manière héréditaire dans cette lignée décadente, Chariot va inévitablement s’écraser dans les bas-fonds, se livrant au stupre, à la masturbation et même à la fornication (il y viendra grâce aux efforts de ses copains de caserne qui le trament au bordel). Au bord de la folie, encore assez lucide, Chariot préférera se suicider en se noyant (comme son père, bouclant la boucle généalogique), entraînant dans la mort son jeune enfant pour lui éviter de subir un jour la même et implacable déchéance.

32Dans ce roman qui ne cesse d’outrer la manière naturaliste et se concentre sur la description de l’évolution d’un cas, la causalité héréditaire est lourdement appuyée : « Fatale, la névrose héréditaire qui le prédisposait à la chute allait pouvoir éclater... » (p. 152) Le préfacier Henry Céard en rajoute : il aime ce livre qui « montre l’hérédité avec toutes ses épouvantes et le physiologique fonctionnement de la fatalité » (p. 8). Mais Céard apprécie également la « conception médicale » du livre, « son air de thèse pathologique ». « C’est justement ce côté physiologique qui fait toute la chasteté, toute la morale de votre livre » (p. 9).

33En réalité, le livre de Bonnetain, malgré ses prétentions scientifiques et didactiques, se démarque du discours médical de différentes manières. Premier élément à souligner : malgré un sens du mélodrame fort marqué, il donne en définitive l’impression d’être sur le sujet plus scientifique que la science elle-même. En situant Chariot dans un contexte social et héréditaire précis, Bonnetain explique à la fois la cause et les effets de la masturbation chez celui-ci. Il ne se contente pas de jeter l’anathème, mais veut comprendre comment pareille horreur peut se produire.

34Malgré les abominations de la ville industrielle et la misère qui y règne, appelant débauche et perversion, la nature se révèle souvent responsable du mal dans lequel tombe et retombe Chariot. Ses amours masturbatoires avec son ami Lucien, par exemple, commencent dans la forêt.

35L’être humain est un animal qui perd son vernis civilisé dans la nature. Ce n’est sans doute pas un hasard si deux livres, publiés dans les années qui suivent la publication de Chariot s’amuse, portent sur l’instinct sexuel : L’instinct sexuel chez l’homme et chez les animaux du docteur Tillier et Physique de l’amour. Essai sur l’instinct sexuel de Rémy de Gourmont. C’est dans la nature, pour son plus grand malheur, que Chariot retrouve ses instincts ataviques :

[Il] allait de son allure mécanique, jusqu’à ce qu’au bout de la longue allée, il eût rejoint, après le tournant de la colline, la Meurthe, rapprochée maintenant d’où partait le canal. [...] D’impossibles désirs lui revenaient, surexcités par le grand air ; son sang oxygéné coulait plus vif. [...] Et il s’éloignait, se sentant impuissant à réfréner la tentation grandissante. Il allait plus vite, comme pour éteindre l’espèce d’hyperesthésie qui le ressaisissait, excitant en lui un troublant priapisme ; il gagnait la montagne ou remontait la rivière jusqu’à ce qu’il eût trouvé un endroit désert, et, là, après une courte lutte avec lui-même, il cédait aux incitations de son abominable névrose, se vautrant sur le gazon avec une joie farouche et une douloureuse volupté.
Hagard, le malheureux revenait à lui après quelques instants. Il se rhabillait, essuyait son front moite et s’enfuyait loin du lieu témoin de sa chute.
Il courait au hasard, monologuant, pris d’une rage sourde. Il était une fois de plus retombé ! (p. 169-171)

36Si la ville a corrompu la mère et tué le père, la nature condamne l’adolescent. Sa mère adoptive meurt alors qu’il se trouve dans la forêt, « en train de souiller bestialement la mousse épaisse et matelassée, dont l’élasticité rendait plus délirant son immonde plaisir » (p. 199). Ainsi, de la ville à la campagne, de la culture à la nature, le mal est partout et sans une personnalité bien trempée et un environnement sain, on ne peut y échapper. Bonnetain possède l’art d’insister et matraque le même argument : ce cadre idéal et nécessaire se révèle toujours incompatible avec la condition ouvrière.

37Le danger est d’autant plus présent que le bien n’est pas toujours là où on le croit. C’est un autre point par lequel le roman se démarque des discours médico-scientifiques (et du discours sur la masturbation en général). La masturbation, Bonnetain en rend en grande partie le clergé responsable. C’est d’abord entre les mains (littéralement) de prêtres, abandonné là comme un orphelin par sa mère, que Chariot connaîtra ses premiers plaisirs et le début de sa déchéance. Bonnetain ne ménagera pas ses mots, allant jusqu’à parler à propos de l’un d’eux de « l’ignoble nymphomane ensoutané » (p. 102). Si on ajoute que la mère de Chariot a perdu sa virginité aux mains d’un prêtre qui ne s’est pas gêné pour revenir à la charge plusieurs fois, l’initiant à la débauche, on comprendra que malgré la présence (falote) de quelques prêtres ayant davantage le sens de l’éthique, le clergé ne s’en tire pas avec les honneurs.

38À l’exception de cette volonté d’expliquer le cas Chariot plutôt que de le stigmatiser simplement et de cette charge contre le clergé, le roman de Bonnetain calque sans subtilité l’essentiel du propos médical de l’époque. Selon les ouvrages médicaux, un médecin exercé reconnaîtra sans peine le masturbateur à l’inspection de la figure, des yeux, du teint. Et Chariot, croisant à Paris son ami le médecin Jolly, ne se fait pas d’illusion : « D’abord, sous le regard de son ancien condisciple, il eut une rougeur, devinant bien que son ami s’apercevait de son état et allait lui faire des reproches » (p. 288). Son mal est comparé à un « cancer qui le ronge » (p. 189). Avec une acuité remarquable, il s’auto-étudie : « Peu à peu [...] une consomption l’envahissait plus profondément, se trahissant par des sensations soudaines de froid et de chaud. Ses forces diminuaient et, avec l’altération de la plasticité, l’amaigrissement devenait plus effrayant de jour en jour » (p. 191). Intellectuellement, c’est la croix et la bannière :

Du côté des phénomènes psychiques, les troubles morbides s’accentuaient plus encore que du côté des fonctions nutritives. Le malheureux se rappelait ses tristesses subites, et comment, avec des remords confus, une pusillanimité l’avait pris à quinze ans qui le tenait toujours. Sa propre lâcheté l’écœurait, mais il continuait à se reconstituer le passé [...] avec, par instants, l’âcre plaisir de remuer cette boue qui était lui-même. (p. 192-193)

39Bonnetain a une forme de commisération pour Chariot parce que celui-ci se hait. Le pauvre garçon aura fait des efforts, mais les circonstances l’accablent : l’hérédité, le milieu social urbain dans lequel il grandit, une nature qui a tôt fait de réveiller son instinct animal, un clergé composé de pervers, une femme qui l’abandonne (avec son enfant) au moment où les choses commençaient, peut-être, à aller mieux. Ce n’est pas de sa faute : tout joue contre lui.

40Il faut insister sur le travail idéologique peu subtil par lequel Bonnetain condamne l’ouvrier. Celui-ci ne peut s’en sortir, il est forcé de manière atavique à la misère parce qu’il naît dans un milieu où la vermine et la lèpre sociale poussent à la délinquance. Le manque d’hygiène, le manque d’éducation, le manque d’esprit moral sont propres à l’ouvrier et le poussent, imperceptiblement parfois, mais inévitablement, vers la masturbation, symbole de la dégénérescence dans laquelle ce roman enferme la classe ouvrière.

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41J’ai voulu esquisser deux types de réponses scientifiques, deux modes de scientificité répondant au discours médical, chacun à sa manière : que ce soit pour calquer le discours scientifique officiel, avec toutes ses faussetés (chez Bonnetain, quitte à échapper un peu à ce discours), ou pour unir la science et la religion, le travail empirique sur terre et les mystères du ciel (chez Roux). Dans un cas comme dans l’autre, cette question ne suffit pas à donner une portée très subversive aux ouvrages. Conservateurs, ils restent par ailleurs éminemment sérieux.

42Si l’on se fie à ces deux livres, le constat est assez clair, on risque encore peu d’entendre sur les récents boulevards du baron Haussmann des propos détachés comme ceux que tenait naguère Diogène. À ceux qui lui demandaient ce qu’il faisait alors qu’il se livrait publiquement et non sans ostentation à l’acte, il répondait : « Je plante un Homme21. »