1Dans la Correspondance littéraire d’octobre 1776, Grimm écrit : « M^me de La Ferté-Imbault n’a plus jugé à propos de recevoir les personnes qui n’étaient que de la société de sa mère, et non pas de la sienne. Elle a fait fermer sa porte à MM. D’Alembert, Marmontel et autres, tous anciens amis de sa mère, qu'elle n’avait jamais pu souffrir à cause qu’ils étaient Encyclopédistes1. » Voici donc la propre fille de M^me Geoffrin, élevée dans le sérail de l’élite philosophique, nourrie de la lecture de Montesquieu, faisant sécession, barrant la porte de sa mère mourante au parti de « l’impiété moderne ». Pour éviter tout malentendu, il faut rappeler qu’il ne s’agit aucunement d’une conversion tardive à la dévotion, et encore moins de la volonté de renoncer au monde : la marquise de La Ferté-Imbault poursuivra, après la mort de sa mère, une vie mondaine extrêmement brillante et deviendra même la reine d’une société littéraire, le fameux cercle des Lanturelus. Cette conduite, apparemment étrange, voire insolite (elle a frappé les contemporains), invite à déplacer les questions que l’on pose habituellement sur les manifestations de la vie culturelle de la deuxième partie du XVIII^e siècle. La notion de société de pensée est le plus souvent associée à l’esprit philosophique : ce sont les philosophes qui savent donner aux idées ce tour brillant qui leur permet ensuite de les répandre, comme une traînée de poudre, dans les cercles à la mode. Ce sont encore les philosophes qui se servent des salons comme d’une voie d’accès indispensable à la conquête des institutions culturelles et des lieux de pouvoir intellectuel. Or M^me de La Ferté-Imbault n'offre-t-elle pas l’exemple d’un salon antiphilosophique ? Existe-t-il des salons de ce type à l’époque où triomphent ceux de M^me Helvétius ou de M^me Necker, les derniers de l’Ancien Régime ? Dans le paysage culturel de cette fin de siècle, les Marmontel et les Suard, ceux que Robert Darnton appelle « les philosophes de l’establishment », tiennent aussi le haut du pavé. Quels rapports la fille de M^me Geoffrin entretient-elle avec ces parvenus de la culture ? Les disciples un peu fades des grands maîtres, les dépositaires des Lumières assagies sont-ils prêts à pactiser avec l’adversaire déclarée de D’Alembert et de Voltaire ?

2Il nous faut d’abord évoquer l’ascension de la marquise et esquisser son portrait, car les composantes psychologiques expliquent aussi son attitude hostile aux philosophes. Marie-Thérèse Geoffrin profite de l’immense capital de reconnaissance acquis par sa mère, la souveraine de la rue Saint-Honoré, l’hôtesse de l’élite sociale et intellectuelle de l’Europe entière, celle que Stanislas Poniatowski ose appeler « maman », pour pénétrer dans la haute aristocratie. En épousant en février 1732 le marquis de La Ferté-Imbault, fils du comte d’Étampes, elle appartient désormais à une grande famille de France. Marie-Thérèse Geoffrin possède tous les atouts : l’immense fortune du père, gagnée dans l’administration des glaces de la Compagnie de Saint-Gobin, des talents cultivés de longue date, entretenus par la lecture des philosophes, la fréquentation assidue du salon maternel et, enfin, l’anoblissement. Selon les contemporains, la marquise de La Ferté-Imbault offre tous les traits d’une « héritière ». À ce capital de relations, il faut ajouter les qualités de son esprit et le charme de sa personne. À la mort de sa mère, en 1777, toutes les conditions sont réunies pour qu'elle devienne, à son tour, l’hôtesse d’un nouveau salon.

3La situation évolue pourtant dans une direction sensiblement différente. D’abord, il semble qu’avoir pour mère M^me Geoffrin était une situation peu enviable. La maîtresse de la rue Saint-Honoré exerçait un pouvoir tyrannique sur sa fille, voulant se réserver le rôle d’animatrice culturelle et craignant par-dessus tout qu'elle ne lui porte ombrage. L’attitude de Marie-Thérèse est ambivalente : après le mariage, les deux époux se fixent à l’hôtel de la rue Saint-Honoré, comme si la fille de M^me Geoffrin subissait l’attirance invincible du temple de la mondanité et de la culture, mais, par ailleurs, elle se met à ajouter à la lecture des philosophes (Fontenelle, Montesquieu, l’abbé de Saint-Pierre) celle des Pères de l’Église et des prédicateurs chrétiens au grand dam de la mère qui, prétend-on, trépigne de rage. Cette rivalité n’est pas seulement un épisode de la vie privée : elle montre aussi combien le pouvoir intellectuel et l’accès à des lieux prestigieux de la culture peuvent être une source de conflits qui dépassent les oppositions idéologiques. Donnons-en pour preuve les lettres que M^me Geoffrin adresse à sa fille quand elle est reçue par Stanislas Poniatowski devenu roi de Pologne et par l’impératrice Marie-Thérèse à Schoenbrunn, autour de l’année 1765. La mère exulte de pouvoir montrer à sa rivale, qui entretemps est parvenue à devenir une habituée des cours de Sceaux et de Chantilly, qu'elle aussi connaît la gloire2.

4Les positions antiphilosophiques de la marquise de La Ferté-Imbault reposent sur des motivations sincères, mais elles répondent aussi, de toute évidence, au désir de s’opposer à sa mère par le recours à une métaphysique et à une éthique personnelles. Condamnée au mutisme, alors que fusent mots d’esprit et idées brillantes, la jeune fille se réfugie dans la piété et se fait un chantre de la vertu. Fantasque, elle aime à quitter les chemins battus de la culture et à proclamer son indépendance intellectuelle. Ne négligeons pas non plus la part des drames personnels, nombreux dans sa vie : en 1737, elle perd son mari quatre ans après son mariage. Elle se retrouve donc veuve à 22 ans et, en juin 1749, c’est au tour de sa fille, Charlotte-Thérèse, à peine âgée de 13 ans, d’être emportée par la maladie. Ces épreuves incitent M^me de La Ferté-Imbault à chercher une consolation dans la lecture des philosophes de l’Antiquité, mais aussi dans la grande tradition chrétienne, chez Pascal qui, comme on le sait, continue à fasciner une grande part des élites au XVIII^e siècle. Grande lectrice de Malebranche, elle trouve chez ce penseur clé un auteur fréquenté aussi bien par les apologistes que par les philosophes modernes.

5Mais les positions de la fille de M^me Geoffrin répondent aussi à des considérations stratégiques. Fantasque et spirituelle, elle parvient à construire tout un réseau de relations qui lui ouvrent l’accès des milieux aristocratiques en contact avec la cour. On peut même se demander si, par son entremise, certains cercles ne se dotent pas d’une caution culturelle, sans pour autant succomber à ce que les antiphilosophes appellent « le philosophisme » à la mode. En clair, M^me de La Ferté-Imbault posséderait tout l’esprit des salons philosophiques sans en détenir le pouvoir originel de contestation. Courtisée par les Grands, elle est reçue à Chantilly par Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, par le duc de Luynes à Dampierre, enfin par le duc et la duchesse de Chevreuse. Plus tard, elle s’attache également à la seconde femme du duc de Rohan-Chabot. Elle se façonne une réputation de comédienne (elle joue la comédie à Chantilly chez les Condé), mais surtout elle révèle des talents d’animatrice lors des fêtes costumées, ce qui finit par lui conférer l’image de marque d’une femme espiègle, imprévisible et quelque peu mystérieuse. C’est à ce titre qu'elle est introduite dans les milieux parlementaires proches de la cour : les Maurepas et les Phélypeaux. À cet égard, les conseils donnés par la comtesse de Pontchartrain sont révélateurs d’une stratégie élaborée avec le plus grand soin : pour être acceptée et admirée dans ces milieux, elle doit mettre tout son esprit à montrer qu'elle n’entend aucunement faire valoir des connaissances et des talents intellectuels3. Voici la fille de M^me Geoffrin, du vivant même de sa mère, nous sommes en 1748, prenant bonne note de ces leçons et s’appliquant à séduire une coterie entièrement rebelle à l’esprit philosophique ! Elle confirme alors sa réputation de femme primesautière en animant les compagnies de ses bons mots et de sa gaieté. L’étape suivante est décisive : M^me de La Ferté-Imbault parvient cette fois à pénétrer dans le bastion de l’antiphilosophie, le cercle du Dauphin éduqué par le père Griffet, prédicateur célèbre qui mène une campagne ouverte contre les champions de l’incrédulité moderne. La comtesse de Marsan, devenue gouvernante des enfants de France, jette son dévolu sur la marquise pour compléter l’éducation des deux plus jeunes fils du Dauphin, les comtes de Provence et d’Artois, ainsi que celle de leurs sœurs Clotilde et Élisabeth. M^me de La Ferté-Imbault présente toutes les qualités requises pour accomplir sa tâche. Connaissant les anciens philosophes aussi bien que les modernes, elle est chargée d’adapter les extraits que M^me de Marsan a composés sur Cicéron, Plutarque et Montesquieu. La fréquentation des philosophes dans le salon parisien représente une voie d’accès privilégiée au savoir moderne et une expérience irremplaçable, voire une preuve de sérieux, tandis que la dévotion de l’adaptatrice s’offre comme un garde-fou idéologique. Une partie de la correspondance de Marie-Thérèse de La Ferté-Imbault conservée à la Bibliothèque nationale constitue à cet égard une source très riche, pratiquement inexplorée par les chercheurs4. Elle nous révèle que l’antiphilosophie procède souvent par récupération. Au lieu d’écarter la production philosophique, les manuels éducatifs visent plutôt à en effacer les virtualités dangereuses, et c’est pour œuvrer dans cette voie que la marquise est sollicitée. Elle écrit :

Tous les matins je vivais avec mes bons amis dont j’ai toujours préféré dès ma jeunesse, l’intimité et la conversation à celle des vivants. Et puis étant comme la comtesse de Marsan, indignée contre les mauvais philosophes en les voyant tourner tant de têtes sans remède, j’avais une joie profonde du mal que je leur faisais directement et vertueusement à la Cour5.

6Plus encore, et conformément aux principes mêmes de l’apologétique, elle entreprend de remettre au goût du jour la philosophie chrétienne, d’en faire des extraits pour les membres de l’aristocratie ou pour les jeunes élèves de la famille royale. M^me de La Ferté-Imbault, élevée au rang d’éducatrice, allie donc l’esprit des « Lumières » à une connaissance très vive des usages mondains. Toute une pratique acquise dans le salon maternel trouve ici son accomplissement paradoxal, en même temps que la réputation de la philosophe-éducatrice commence à se répandre à Versailles6.

7C’est en 1771, l’année même où M^me de La Ferté-Imbault se trouve associée à l’éducation des princesses, qu’est fondé autour de sa personne l’ordre des Lanturelus, dont les membres étaient reçus après un examen de la maîtresse de maison. Leur première mission sera de brocarder le parlement Maupeou qui vient, la même année, de remplacer les anciens parlementaires parmi lesquels M^me de La Ferté-Imbault comptait de nombreux amis. Les faits parlent d’eux-mêmes : l’élection de la marquise au titre fantaisiste de reine des Lanturelus rend hommage à ses talents de société, mais consacre aussi une carrière menée de main de maître avec la protection de la cour. Quel sens donner à cette association ? S'agit-il d’un dévoiement du salon philosophique ou d’une société comparable à celle des Rose-Croix, des illuminés et des disciples de Mesmer qui pullulent à la fin du XVIII^e siècle ? Sans doute tient-elle un peu des deux, mais les rites qui s’y accomplissent désignent plutôt ce qu’on a appelé une société badine. La parodie sous forme d’épigrammes, les plaisanteries diverses, les fêtes déguisées constituent le lot habituel des joyeux Lanturelus. Notons que M^me de La Ferté-Imbault accueille d’abord dans l’hôtel de la rue Saint-Honoré des transfuges du salon maternel, selon la coutume du débauchage, hantise permanente des femmes qui tiennent un salon depuis M^me du Deffand jusqu’à la célèbre Verdurin de La recherche du temps perdu.

8Citons d’autres sociétés badines que l’on peut comparer à celle des Lanturelus. À l’Académie des Dames et Messieurs inventée par le comte de Caylus, on parodie les académies savantes, tout en pratiquant la bibliophilie et, au maniement des idées générales, aux projets d’intérêt public et au sérieux philosophique, on substitue la quête des effets cocasses, le culte de la dérision et un goût prononcé pour l’insolite éditorial. Citons encore l’ordre de la Persévérance, qui est une société philanthropique, tournée, cette fois, vers la récompense des belles actions. On y trouve les membres les plus élevés de l’aristocratie, la duchesse de Chartres, le comte d’Artois ; des libertins, comme Lauzun, y allient la frivolité et le souci de bienfaisance. La société des Philanthropes exclut, quant à elle, toute discussion politique et religieuse, tout en soumettant les candidats à une sévère sélection sociale et morale : on n’y admet que les personnes de mœurs pures et intègres, jouissant de surcroît « d’un état honorable dans la société ».

9Cette énumération appelle un constat. Ces sociétés offrent plusieurs traits communs : la semi-clandestinité, le goût prononcé du secret, la mise en place d’un rituel souvent parodique. Bien que l’orientation idéologique ne soit pas toujours bien marquée, on notera tout de même que le militantisme philosophique en est généralement banni et qu’il y est parfois combattu. Tout porte à penser que l’ordre de la Persévérance, où l’on trouve un personnage aussi engagé que M^me de Genlis, auteur d’apologies chrétiennes pour la jeunesse et adversaire résolu des philosophes, porte l’empreinte de l’antiphilosophie. Quant à l’ordre des Lanturelus, il présente un cérémonial mi-parodique mi-nostalgique ; les titres ronflants dont les membres sont affublés miment l’existence d’une société fortement hiérarchisée. Le cardinal de Bernis, ami de longue date de la marquise de La Ferté-Imbault, s’appelle le « grand protecteur », le duc de la Trémoille, le « grand fauconnier », l’ambassadeur d’Espagne, « le grand favori ». Marie-Thérèse de La Ferté-Imbault, enfin, est désignée comme sa « très extravagante Majesté lanturelienne, fondatrice de l’Ordre et autocrate de toutes les folies », pour laquelle les disciples sont tenus de composer force énigmes, épigrammes et chansons à boire. Tout ceci rappelle les jeux littéraires pratiqués dans les anciennes cours, comme celle de Sceaux, chez la duchesse du Maine, sous la Régence, ou plus anciennement dans le salon précieux de la marquise de Rambouillet7.

10Arrêtons-nous sur le thème de la folie, de la déraison et de l’extravagance. Il montre le désir de refuser l’esprit de sérieux et de se démarquer des salons philosophiques où l’on ne cesse de réinventer le monde et la société. À cet égard, le compte rendu que donne Meister dans la Correspondance littéraire de juin 1779 est riche d’enseignements : « La reine des Lanturelus ayant eu la rougeole et s’en étant bien tirée, ses sujets voulurent célébrer sa convalescence. On lui dit qu’il fallait venir le 19 mai 1779 chez le comte d’Albaret8. » On feint un enlèvement ; la marquise est emmenée dans une chambre très éclairée, puis, au milieu des acclamations, est placée sur un trône. Des personnages sont déguisés : le prince Bariatinsky en Confucius, le comte d’Albaret en Montaigne ; un des auteurs favoris de la reine des lieux, Stroganoff, a choisi de représenter Momus, tandis que le peintre Hubert Robert a revêtu les habits et le masque de Polichinelle. Après ce charmant spectacle, ajoute Meister, « le comte d’Albaret et M^lle Le Clerc jouèrent un acte d’opéra comique qui fut représenté à ravir9. » Cette cérémonie est à interpréter. La sagesse y côtoie la folie (Momus), tandis que la bouffonnerie est représentée par le zani napolitain Polichinelle. Ce type de mascarade renoue manifestement avec une tradition propre à la fin du règne de Louis XIV et à la Régence, qui étaient, tout autant que la Renaissance, fascinées par la folie. Le Régiment de la Calotte, ordre comique et satirique créé en 1702 par François Aymlon qui s’en nomme le généralissime, répand dans le public des « calottes », petits poèmes satiriques inspirés de Momus. C’est aussi ce même Dieu que Watteau peint en arabesque dans l’« Amour au théâtre français ». On a l’impression que la raison et la sagesse n’ont désormais droit de cité qu’à condition d’être contrebalancées par toute une part de déraison, de fantaisie et de non-sens.

11D’autres pratiques montrent bien comment la marquise s’applique à reprendre les traditions maternelles pour les dévoyer et finalement en inverser le sens. À la mort de M^me Geoffrin, la marquise de La Ferté-Imbault observe d’abord, avec une parfaite exactitude, toute une part du rituel maternel. Les réunions ont lieu à l’hôtel de la rue Saint-Honoré. Ne modifiant même pas le jour des séances, elle reçoit à dîner le lundi et les Lanturelus tiennent séance le jeudi dans le salon de M^me Geoffrin. Mais le rituel est transformé : chaque convive est désormais tenu d’apporter une œuvre de son cru, soit plaisante, soit plaintive. La littérature l’emporte sur la philosophie, même si par ailleurs on ne manque pas de critiquer, nous l’avons vu, le nouveau parlement.

12Examinons l’identité des recrues. Celles-ci ne représentent pas des gens de lettres éminents, mais elles côtoient la grande aristocratie européenne, extrêmement flattée d’être accueillie dans ce cercle prestigieux. Catherine II, renseignée par Grimm, s’intéresse de très près aux activités des Lanturelus. On y trouve, d’après Dinaux, l’ambassadeur de Sardaigne, le baron de Blomme et le comte de Spinola10. Parmi les Français, on sera peut-être étonné d’y trouver le marquis de Croismare, l’ami de Diderot, grand protecteur de l’Ordre, inventeur de la chanson des Lanturelus destinée à ridiculiser le gouvernement Maupeou, mais il faut rappeler que le marquis alliait un sens aigu de la convivialité à une fantaisie débridée, tout en étant fort dévot. On ne pouvait donc rêver meilleur accord entre le personnage et sa fonction.

13Essayons d’interpréter cette situation, de tirer quelques conclusions sur le rôle de cette société et d’abord sur l’identité et la provenance des recrues. La société des Lanturelus se ferme résolument aux Encyclopédistes, mais elle accueille des personnalités venues d’horizons très divers. En 1786, M^me de Staël justifie sa présence parmi les Lanturelus : « Puisque dans sa cour le chevalier du Quiproquo, le marquis du Coq-à-l’âne et le baron de l’Amphigouris sont admis ; je ne vois pas pourquoi je ne me mettrais pas sur les rangs11. » On trouve aussi Lepeletier de Saint-Fargeau, le futur révolutionnaire qui tombera sous les coups de Paris. Du clan encyclopédique, exception à la règle, un seul membre est accepté, le médiocre Thomas, parce que, selon le comte d’Hassouville, il professait au moins « ce déisme attendri qui était au XVIII^e siècle le fond des âmes religieuses ». Rappelons à ce propos que le grand spécialiste des éloges académiques si apprécié de D’Alembert et des Encyclopédistes parce qu’il favorise à merveille leur stratégie d’infiltration au sein de l’Académie, avait commencé sa carrière par un discours antiphilosophique et antivoltairien intitulé Réflexions philosophiques et littéraires sur le poème de la Religion naturelle (1756). Ce fleuron de l’éloquence débutait ainsi : « L’auteur du léger ouvrage que l’on présente au public, n’est ni Théologien, ni critique : c’est un homme de lettres qui expose son jugement sur un ouvrage de littérature, sans flatterie, ainsi que sans aigreur : c’est un chrétien qui défend la religion, avec zèle, mais sans fanatisme12. » Le futur académicien ménageait ainsi ses arrières et gardait une prudente réserve qui lui assurait ses entrées dans les deux camps. Ajoutons qu’il écrira aussi un éloge du Dauphin, où il tentera cette fois de faire de lui un prince éclairé ! Signalons encore, parmi les transfuges, Melchior Grimm, hôte régulier du salon La Ferté-Imbault. Sa situation est singulièrement ambiguë. La fréquentation des Lanturelus lui confère une position de pouvoir, car il peut informer Catherine II sur les activités du groupe et sur les propos qui s’y tiennent. Cela nous prouve que l’accès à une voie d’information est parfois un tel enjeu qu'elle l’emporte sur les positions idéologiques affichées par les membres du groupe et par la souveraine du lieu. La société des Lanturelus devient ainsi la plaque tournante d’un réseau de relations mondaines et culturelles sans doute encore plus développées qu’elles ne l’étaient durant l’ère Geoffrin.

14Notons encore que plusieurs sociétaires disposent d’entrées dans les deux camps. Burigny, par exemple, dîne le mercredi chez les incrédules. Il semble qu’il en va de même de l’abbé Galiani, véritable coqueluche des salons, qui collectionne les entrées. Ne fréquente-t-il pas aussi le salon d’Holbach ? Nous sommes ici en présence d’un spécialiste des lieux de pouvoir intellectuel, parce qu’il manie à merveille toutes les pratiques salonnières, volubilité, causticité de la répartie, et qu’il détient, de surcroît, l’immense atout du cosmopolitisme. Ce sera au moment de son départ en Italie, pays qu’il doit regagner la mort dans l’âme, que Grimm, Croismare, Valori et d’Hautefeuille gagneront la société des Lanturelus.

15L’existence de transfuges ou de membres appartenant à des coteries affichant devant l’opinion des positions différentes, voire opposées, invite à relativiser le rôle exercé par l’idéologie comme facteur de cohésion d’un salon. Les pratiques culturelles et les rituels qui distinguent les unes des autres les sociétés de pensée y jouent, semble-t-il, parfois un rôle plus important. L’ordre des Lanturelus est marqué par un cérémonial envahissant (souvent parodique, il est vrai) et par des jeux d’esprit qui l’emportent sur la circulation des idées abstraites et générales. Les nouvelles recrues doivent surtout montrer leur talent en inventant des rituels destinés à séduire le groupe et à lui conférer en quelque sorte un nouveau souffle, une nouvelle et éternelle jeunesse ; ce qui n’exclut pas, nous l’avons vu, la pensée critique. Il semble bien, répétons-le, que l’ordre des Lanturelus ait été précisément inventé pour brocarder le gouvernement Maupeou en 1771, mais dans ce domaine l’habileté des joyeux membres se reconnaît à l’humour qu’ils déploient dans leur contestation. À cet égard, les chansons que certains composent sont très appréciées parce quelles se répandent facilement dans le public.

16Relativiser l’importance du politique et plus largement de l’idéologie comme principe d’unité ne signifie évidemment pas qu’il faille nier leur rôle. On peut, sur ce point, relever des seuils de tolérance. Il est révélateur que les Lanturelus refusent de collaborer à une contre-Encyclopédie destinée à défendre la religion et les valeurs chrétiennes, comme M^me de La Ferté-Imbault en avait émis le projet. Exaltée par sa réussite, la souveraine de l’Ordre caressait le rêve de devenir un thuriféraire du mouvement apologiste. Sur ce point, elle se montre plus radicale que les chevaliers. Plusieurs raisons expliquent ce refus. Outre la crainte de se brouiller avec les amis de l’autre bord, les Lanturelus reconnaissent aussi la toute-puissance du mouvement philosophique. Même si l’on s’oppose au « parti de l’impiété moderne », il est des mots qu’on ne peut plus prononcer à la fin du XVIII^e siècle, lorsqu’on prétend appartenir à l’élite intellectuelle et qu’on ne veut pas risquer d’être accablé par le ridicule. L’on sait combien les groupes hostiles aux philosophes récupèrent à leur profit certains termes-clés du vocabulaire philosophique, comme « humanité » ou « bienfaisance », en les travaillant pour les mettre au service de la cause qu’ils défendent. La société des Lanturelus pratique, avec une grande habileté, ces manipulations linguistiques.

17Les sociétés de pensée contribuent également à inventer des mots de passe pour asseoir leur pouvoir dans l’opinion et légitimer leur fonction. Le mot « Lanturelus » aurait un moment désigné les philosophes, alors que « les Lampons » représentaient le parti adverse, moyen de se moquer des modes intellectuelles et des querelles de clocher qui divisent la république des lettres. Or le recours systématique à la dérision est ambivalent pour le pouvoir en place. Une telle stratégie est, en un sens, rassurante, dans la mesure où elle évite la contestation directe et où elle ne franchit pas les limites de la bienséance, mais elle peut aussi, à la longue, s’avérer dangereuse si les marques du ridicule altèrent l’image des gouvernants et des institutions. Ainsi, des gages d’orthodoxie chrétienne auraient incité le nonce du pape, selon Dinaux, à protéger l’ordre des Lanturelus13, mais il est également révélateur qu’en 1786 la société ait refusé la candidature des deux frères de Louis XVI, le comte de Provence et le comte d’Artois, comme si elle voulait conserver sa liberté de railler les pouvoirs en place, sans être embarrassée par la présence des plus hautes instances de la royauté. En ce sens, les sociétés antiphilosophiques, bien que très proches des milieux de la cour, fidèles à la monarchie et hostiles aux réformes, peuvent présenter, elles aussi, à la fin de l’Ancien Régime, un pouvoir de contestation, d’autant plus pernicieux qu’il est moins visible.

18Reste à répondre à l’ultime question posée au début de cette étude. L’ordre des Lanturelus peut-il être assimilé à un salon littéraire ? On répondra d’abord par l’affirmative en considérant :

• la régularité des séances et la périodicité des réceptions qui, dans un premier temps, se tiennent dans l’hôtel même de M^me Geoffrin, rue Saint-Honoré ;
• l’existence d’affidés devant maîtriser les jeux théâtraux de la mondanité et de la culture, au cours d’une exhibition de soi-même, ayant la valeur d’une prestation offerte aux regards du groupe, érigé en témoin et en juge ;
• la présence d’une femme, comme meneuse de jeu et animatrice culturelle, insufflant son esprit aux membres de la société.

19Ces traits désignent plus proprement les sociétés de pensée du XVIII^e siècle, mais il faut ensuite, dans le cas des Lanturelus, relever des infléchissements :

• il semble que l’esprit festif l’emporte finalement, en importance, sur celui de la conversation ;
• le badinage, la parodie, la dérision semblent aussi se substituer à l’échange organisé des idées générales, tandis que les limites respectées de la bienséance demeurent, malgré tout, un gage d’orthodoxie ;
• on relève la présence d’une fermeture relative et d’un goût prononcé pour le secret et les rites d’initiation ;
• cette société se livre à de fréquents déplacements chez les uns et les autres, contrairement à la pratique du salon érigé en lieu fixe.

20En dépit de ces évolutions ou de ces différences avec les pratiques en vigueur dans les salons philosophiques, comme celui de M^me Necker, l’ordre des Lanturelus de M^me de La Ferté-Imbault a bien constitué un salon antiphilosophique. On peut même estimer qu’il n’était pas le seul. Nous sommes peu informés sur celui de la princesse de Robecq, la maîtresse de Choiseul, protectrice de Palissot, mais il est certain que son salon s’ouvrait généreusement aux adversaires des philosophes, dans les années 1750. On pourrait à la lumière de ces réflexions réexaminer les pratiques en vigueur dans les sociétés de pensée. Le modèle « philosophique » ne constitue pas, comme on l’a cru trop longtemps, la seule référence. Certains grands salons présentent plusieurs modes conviviaux, impliquant des types de conversation différents. Certains jours, M^me Geoffrin ouvre sa porte aux mécènes, artistes et amateurs d’art comme le comte de Caylus qui n’appartiennent nullement aux mouvements philosophiques et peuvent même, par ailleurs, se trouver en conflit avec eux14. Inversement les « philosophesphes » aiment aussi à fréquenter des salons mondains qui n’ont rien de philosophique : Voltaire, Diderot et Buffon sont reçus à Passy chez le richissime La Popelinière où ils côtoient la plus haute aristocratie, mais aussi des aventuriers comme Casanova et le comte de Saint-Germain. Cette société mêlée se retrouve pour écouter les concerts généreusement offerts par le maître des lieux, assister à des spectacles ou participer à des divertissements, mais les audaces intellectuelles y sont bannies. Pour revenir à la société de la marquise de La Ferté-Imbault, il faudrait, nous semble-t-il, expliquer ses pratiques, ses rites et les stratégies de ses membres, en les considérant comme des scénarios divers, évoluant selon une conjoncture mouvante et instable. Les Lanturelus ne fréquentent pas tous sa société pour les mêmes raisons : l’hostilité à l’athéisme moderne et aux philosophes les plus radicaux représente une composante essentielle du groupe, mais les enjeux idéologiques et politiques n’expliquent pas toutes les réunions. D’autres regroupements s’opèrent, des alliances se contractent, des points de contact s’établissent entre des adversaires authentiques ou prétendus. La société de pensée au XVIII^e siècle doit donc être interprétée comme un lieu qui favorise des échanges culturels, en distribuant des rôles et en recomposant incessamment le paysage intellectuel de la république des lettres ; un lieu à plusieurs entrées et à plusieurs étages.