Tous les États ont peur du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes 1 .

1Le principe de l’autodétermination des peuples fut introduit dans le droit international à la fin de la Première Guerre mondiale. Il fut officiellement formulé par le président américain Woodrow Wilson en 1918 pour désigner le droit des peuples occupés militairement de conserver leur souveraineté sur leur territoire : « Les aspirations nationales doivent être respectées, les peuples ne peuvent être dominés et gouvernés que par leur propre consentement. L’auto-détermination n’est pas simplement un mot, c’est un principe d’action impératif2. » Il servit par la suite à justifier la dissolution des empires austro-hongrois et ottoman lors de l’adoption des traités de paix en 1919-1920. Selon le juriste québécois Jacques Brossard, il signifiait alors « le droit pour un peuple de déterminer son propre régime politique aussi bien que le droit de faire partie de l’État de son choix3 ».

2Après la Deuxième Guerre mondiale, il fut inscrit à l’article 1 de la Charte des Nations unies, qui stipule que le but de cette organisation est de développer entre les nations des relations amicales fondées « sur le respect du principe de l’égalité de droit des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes ». Ce principe fut par la suite précisé et réaffirmé par d’autres conventions et résolutions. En 1966, on le retrouve dans le pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels et dans le pacte sur les droits civiques et politiques : « Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et poursuivent librement leur développement économique, social et culturel. » En 1970, il est inscrit dans la déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États.

3Mais l’interprétation de ce principe soulève la controverse parce que les textes des Nations unies sont ambigus, dans la mesure où ils reflètent l’état des rapports de force au sein de la communauté internationale et qu’en l’occurrence ils ont été élaborés pour légitimer la création de nouveaux États à la suite de la décolonisation. Or, ces nouveaux États membres ne voulaient pas, à leur tour, voir leur unité politique contestée au nom de ce même principe. Ainsi, dans la Déclaration du 24 octobre 1970, on stipule que le droit des peuples à la libre disposition d’eux-mêmes ne doit pas s’interpréter comme autorisant le démembrement d’un État souverain.

4En fait, cette déclaration porte sur les relations entre les États membres de l’ONU et établit un autre principe de droit international qui est celui de la non-ingérence dans les affaires des autres États. « Tous les peuples ont le droit de déterminer leur statut politique en toute liberté, sans ingérence extérieure [...] tout État a le devoir de respecter ce droit conformément aux dispositions de la Charte. » Les États ne doivent pas chercher à rompre l’unité politique ou l’intégrité territoriale d’un autre État et doivent respecter l’indépendance de tout État membre. Les États s’interdisent aussi d’utiliser des moyens coercitifs pour entraver l’exercice du droit à l’autodétermination. Selon Jacques Brassard, cette déclaration tente de ménager la chèvre et le chou. Elle constitue une acrobatie intellectuelle visant à obtenir la signature des États nouvellement constitués qui englobaient plusieurs peuples. Ce spécialiste estime avec ironie que, en vertu de ce raisonnement, « si un État englobant refuse aux peuples qu’il englobe le droit de s’autodéterminer, ceux-ci se trouvent à l’obtenir, mais [...] s’il leur accorde ce droit, ils le perdent4 ». L’introduction d’une restriction dans la déclaration de 1970 donne en apparence la priorité au maintien de l’intégrité territoriale des États constitués sur la liberté des peuples qu’ils englobent à disposer d’eux-mêmes. Cela n’a pas empêché le Bangla Desh de rompre l’unité politique du Pakistan en 1971 et, plus récemment, l’Érythrée de se séparer de l’Éthiopie.

Qui peut réclamer le droit à l’autodétermination ?

5La réponse à cette question est conditionnée implicitement par certaines questions subsidiaires car les États constitués se méfient des effets de ce droit : la reconnaissance du droit à l’autodétermination ne risque-t-elle pas d’engendrer la prolifération des États nationaux et de créer une plus grande instabilité internationale ? Toutes les minorités différenciées culturellement peuvent-elles accéder à la souveraineté ? Y a-t-il des balises qui encadrent le droit à l’autodétermination ?

6La première condition pour réclamer l’exercice de ce droit est de constituer un peuple. Un peuple existe lorsqu’une population est concentrée et majoritaire sur un territoire déterminé, qu’elle manifeste de façon tangible sa volonté de vivre en commun et, pour ce faire, de se séparer de l’État dans lequel elle est intégrée et, enfin, qu’elle dispose d’institutions politiques capables d’exercer une certaine autorité sur son territoire. Toutes les minorités ethniques ne correspondent pas à cette définition et ne peuvent donc se qualifier pour exercer ce droit. Historiquement, ce droit a été exercé de deux façons : soit par l’action révolutionnaire du peuple qui se soulève contre son État tutélaire, comme l’ont fait les Américains en 1776 ou encore les colonies espagnoles au début du XIX^e siècle ; soit par le référendum, où le peuple exprime sa volonté en répondant à une question impartiale et selon des règles démocratiques. Le premier référendum d’autodétermination fut organisé en 1860 ; la population de Nice et de la Savoie décida le rattachement de son territoire à la France plutôt qu’à l’Italie qui l’englobait jusque là. En 1905, la Norvège décida aussi par référendum de se séparer de la Suède. Plus près de nous, le référendum fut utilisé à Terre-Neuve en 1949 pour décider de son rattachement au Canada. On dut s’y prendre à deux fois pour dégager une majorité claire.

7Depuis 1945, ce sont surtout les peuples en situation coloniale qui se sont prévalus du droit à l’autodétermination pour se séparer de leur métropole et accéder à l’indépendance1. Pour enrayer une éventuelle fragmentation de leur territoire, certains États comme le Canada et le Nigeria ont voulu vider ce droit de sa substance en soutenant que ce droit devait être restreint aux peuples soumis à la domination coloniale, victimes de discrimination et qui ne disposaient pas d’un gouvernement représentatif. Cette définition le rendait obsolète puisque les peuples coloniaux sont une espèce en voie de disparition2.

8Mais l’histoire ne peut être figée et le droit international s’adapte aux situations de fait. Ian Browlie écrit à ce propos: « There can be no question that the right of self-determination is not confined to the so-called colonial agenda. The right inheres in “all peoples”5. » Les organes de l’ONU ont été obligés d’élargir l’application du droit à l’autodétermination et de reconnaître l’indépendance de nombreux États avec l’effondrement du bloc communiste. La déclaration et le programme d’action adoptés à Vienne le 25 juin 1993, à l’issue de la Conférence mondiale de l’ONU sur les droits de l’homme, a reconnu « que non seulement les peuples soumis à domination coloniale, mais aussi ceux soumis à d’autres formes de domination ou d’occupation étrangères ont le droit de prendre toute mesure légitime, conformément à la Charte des Nations Unies, pour réaliser leur droit inaliénable à l’autodétermination6 ». Il y aurait donc, depuis 1970, une extension du droit à l’autodétermination. Théodore Christakis estime que la logique du « cas par cas » ou le principe de l’effectivité régit aujourd’hui l’application sécessionniste du droit à l’autodétermination. C’est-à-dire que le droit de faire sécession n’est ni explicitement autorisé ni explicitement interdit dans les textes de droit international.

9Un État membre d’une fédération peut-il faire sécession ?

10Hormis la constitution de l’ex-Union soviétique, les régimes fédéraux ne reconnaissent pas dans leur constitution le droit d’un État membre de faire sécession. Une constitution cherche à figer dans le temps un état de fait, imposé par un rapport de force. Elle ne peut donc pas intégrer une règle qui permettrait la mise en cause permanente du régime politique et qui institutionnaliserait en quelque sorte le chantage politique. Certains États fédéraux interdisent d’ailleurs explicitement le droit de sécession. C’est le cas de l’Australie, où la fédération est dite « indissoluble », ou encore celui des États-Unis, où elle est qualifiée d’« indestructible ». La Constitution canadienne, quant à elle, ne permet ni n’interdit la sécession d’un État membre.

11Le Canada défend sur la scène internationale l’interprétation restrictive du droit à l’autodétermination, qu’on ne saurait reconnaître qu’aux peuples colonisés, victimes de discrimination et ne disposant pas d’un gouvernement représentatif. En posant ces balises, on veut soustraire à l’application de ce droit tous les États constitués qui englobent des peuples qui disposent d’institutions représentatives, comme c’est le cas du Québec. La doctrine canadienne prétend que, dans ces cas, le principe de l’intégrité territoriale de l’État existant l’emporterait sur le droit des peuples qu’il englobe à disposer d’eux-mêmes parce que, soi-disant, ces peuples ne souffrent pas d’oppression et qu’on leur reconnaît une égalité de droit avec les autres peuples coexistant dans l’État fédéral. Cette logique supposerait à tout le moins que l’existence de ces peuples soit reconnue, car on ne peut être égal aux autres que si on existe. Ainsi, en ne reconnaissant pas l’existence du peuple québécois, le Canada créerait une condition favorable à la reconnaissance internationale du droit de sécession du Québec. Si d’aventure Ottawa s’avisait d’imposer les conditions de la tenue d’un éventuel référendum, il contreviendrait aussi à son obligation de respecter l’autodétermination interne. Enfin, le Canada a reconnu l’indépendance de nouveaux États qui ont fait sécession.

12Dans les faits, aucun régime politique n’est immuable et le droit à l’autonomie pouvant aller jusqu’à la sécession s’applique aussi aux fédérations, comme ce fut le cas quand Singapour quitta la Malaisie en 1965 ou, plus récemment, avec la désintégration des fédérations soviétique, tchécoslovaque et yougoslave.

13Comme la plupart des constitutions ne prévoient pas la possibilité de faire sécession, toute sécession va donc à l’encontre de l’ordre constitutionnel et, de ce fait, transgresse la légalité. Cette question de la légalité d’une sécession est d’ordre théorique car, en pratique, la légalité découle de la réussite de la sécession. Le consentement de l’État fédéral à la sécession d’un de ses États membres n’est pas une condition nécessaire de la sécession, même si elle peut s’avérer souhaitable et utile, car on voit mal comment pourrait fonctionner une fédération qui s’ingénierait à refuser de reconnaître la volonté sécessionniste d’une partie importante de sa population, à moins d’utiliser la coercition. Si un État fédéral décidait d’empêcher par la force un peuple de faire sécession, il violerait de ce fait la règle du droit international qui interdit aux États de violer les droits de l’homme. Pour faire respecter sa légalité institutionnelle, un tel État fédéral se mettrait en dehors de la légalité internationale, ce qui justifierait la reconnaissance du droit à l’autodétermination du peuple dominé. Les États fédéraux peuvent utiliser la menace du recours à la force pour dissuader les mouvements sécessionnistes, mais encore là cette hostilité ne peut empêcher dans les faits un peuple déterminé de faire sécession en dépit des coûts humains et économiques que cela représenterait. La sécession est plus une question de détermination que de droit.

14En dépit des controverses sur le droit à l’autodétermination, il faut d’abord retenir que la Charte des Nations Unies reconnaît le droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes sans qualifier autrement leur situation. Toute interprétation restrictive rendrait quasi caduc le droit à l’autodétermination, car il n’y a pratiquement plus de peuples colonisés au sens de populations soumises à l’autorité d’une métropole étrangère. Enfin, depuis 1990, de nombreux États nouvellement indépendants ont été reconnus par les Nations unies même s’ils ont fait sécession, même s’ils n’étaient pas des peuples colonisés et même s’ils étaient englobés dans des États fédéraux et disposaient de structures politiques propres.

15Selon Jacques Brassard7, il y aurait huit conditions à remplir pour qu’un peuple exerce son droit de sécession :

1. Il doit constituer un peuple.
2. Il doit posséder une organisation politique, un « embryon de pouvoir politique ».
3. Il doit être concentré sur un territoire.
4. Il doit pouvoir former un État viable tant sur le plan démographique qu’économique.
5. Il doit s’engager à respecter les principes du droit international, ce qui implique le respect des droits de l’homme et des minorités.
6. Il doit préférablement avoir le consentement de l’État dont il veut se détacher.
7. S’il n’obtient pas ce consentement, il doit avoir des « motifs suffisants » pour passer outre ; ces motifs sont l’absence d’égalité de droits, l’existence d’une discrimination ou le refus de l’autodétermination sur le plan interne.
8. « Il pourra toutefois se séparer de l’État qui l’englobe si telle est la volonté clairement exprimée et nettement majoritaire de sa population. »

16À propos de cette huitième condition, le juriste Daniel Turp fait remarquer qu’on ne trouve pas dans les pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme de prescriptions concernant l’expression de cette volonté, ce qui tend « à confirmer que le droit international positif n’a pas à ce jour dessiné les contours de l’acte de volonté dont la nécessité est toutefois implicitement reconnue par les pactes8 ».

17En somme, il ne faut pas perdre de vue que le droit est une résultante et non un absolu. Pour Jacques Brossard, c’est l’efficacité qui consacre la légalité de l’accession à l’indépendance : « Quoi qu’il en soit, il importe relativement peu en pratique qu’un peuple possède ou non le droit indiscutable d’accéder à l’indépendance, du point de vue de certains États, s’il réussit à exercer en fait de façon efficace le droit qu’il prétend avoir9. »

18Cette revue des principes juridiques relatifs au droit à l’autodétermination montre qu’il n’y a pas d’unanimité sur le sens et la portée qu’il faut attribuer à ce droit. Alors que plusieurs textes en affirment l’universalité, d’autres tentent d’en restreindre l’application aux peuples colonisés afin de protéger l’intégrité territoriale des États constitués. L’opposition entre partisans d’une définition restreinte ou d’une définition large se retrouve aussi parmi les philosophes et les politologues.