Chapitre 11. Guy Lacasse, entrepreneur
p. 373-402
Remerciements
Ce cas est une suite à celui qui a été rédigé par Suzanne Lemire sous la direction du professeur Raymond Chaussé, et déposé au Centre de cas de l’École des HEC sous le numéro 9 40 1995 002 en 1991, rév. 1994, sous le titre de Lacasse inc. La rédaction de ce cas a été laite dans le cadre d’un projet de la Chaire d’entrepreneurship Maclean Hunter sur l’essaimage d’entreprises. Les partenaires financiers sont la Fondation de l’entrepreneurship, le Ministère de l’Industrie et du Commerce, Développement économique Canade et Accès Entrepreneur Plus
Texte intégral
INTRODUCTION ET RÉSUMÉ
1Guy Lacasse, c’est le cas d’un entrepreneur entreprenant. Non seulement il a créé et développé son entreprise, mais il a également mis en place un parc industriel et a initié une forme d’essaimage réalisé par des modes de sous-traitance originaux qui permettent de multiplier les créations de nouvelles entreprises qui peuvent ensuite voler graduellement de leurs propres ailes.
2Le cas décrit l’origine de la culture entrepreneuriale des Lacasse, la résignation et le conservatisme du père de Guy Lacasse, la jeunesse de l’adolescent et son cheminement dans la voie entrepreneuriale. Nous voyons aussi les tensions autour de Guy, entre lui et ses frères, entre lui et des entrepreneurs essaimés ainsi que les difficultés rencontrées à opérer dans un secteur très concurrentiel, celui de l’ameublement de bureaux, mais en fin de compte une réussite remarquable.
3La réussite de ce que certains appellent « le système Lacasse » peut s’expliquer à partir de plusieurs perspectives : tant par les comportements entrepreneuriaux de Guy que par le savoir-faire pour bien cibler son marché. Il faut être capable de se différencier pour réussir dans un secteur très compétitif où les marges sont minces. Le fait de confier plusieurs opérations plus marginales en sous-traitance permet à l’entreprise Lacasse de se concentrer sur la fabrication de ses principaux produits. Son système d’essaimage lui permet aussi de continuer à offrir à ses clients des gammes plus complètes de produits et, ainsi, mettre à l’écart certains concurrents.
4Depuis février 2000, le groupe Haworth du Michigan s’est porté acquéreur de la majorité des actions de l’entreprise. Au cours de l’été 2002, Guy Lacasse assume encore la présidence, mais prépare sa relève.
OBJECTIFS D’APPRENTISSAGE
5►► Connaître un entrepreneur qui a développé un système stratégique très différencié.
6►► Réfléchir aux difficultés de survie dans un secteur très compétitif où les marges bénéficiaires sont minces.
7►► S’initier à diverses formes d’essaimage.
8►► Comprendre comment l’essaimage peut faire partie du processus de survie et de réussite d’une entreprise.
9►► Apprendre ce qu’implique la mise en place d’activités d’essaimage.
10►► Étudier l’ensemble des activités d’un entrepreneur, à partir de la création de l’entreprise en passant par les diverses étapes de son développement jusqu’à sa vente à la fin de la carrière de l’entrepreneur.
11►► Réfléchir aux impacts de la gestion dans un contexte d’entreprise familiale.
QUESTIONS SUGGÉRÉES SUITE À LA LECTURE DE CE CAS
12►► Qu’est-ce qui différencie Guy Lacasse des autres entrepreneurs ?
13►► Que penser du « système d’essaimage Lacasse » ?
14►► Outre la mise en place du « système Lacasse », quelles sont les autres alternatives stratégiques qui s’offraient à Guy Lacasse pour maintenir sa croissance et sa profitabilité ?
15►► Ce système est-il transposable ? Si oui, à quelles conditions ? Dans quels secteurs ?
16►► Comment le « système Lacasse » peut-il offrir de meilleures perspectives aux « essaimés » et améliorer la capacité concurrentielle du Groupe Lacasse et celle de l’ensemble des entreprises concernées ?
17►► Forces et faiblesses de l’entrepreneur, de l’entreprise et de sa direction ?
18►► Qu’aurait pu faire Guy pour éviter d’être acquis par Haworth ?
19►► Quelles sont les conséquences de l’achat par Haworth ? Le « système » va-t-il se maintenir ?
20►► Leçons apprises ?
21►► Conseils ?
DESCRIPTION DU CAS
22Le « petit gars de Saint-Pie devenu industriel », le « géant de la Rivière Noire1 », le « miraculeux entrepreneur de Saint-Pie-de-Bagot2 », voilà quelques-unes des épithètes formulées à l’endroit de Guy Lacasse. Légende vivante non seulement dans la région de Saint-Pie, mais dans l’ensemble de l’industrie du meuble au Canada, il a transformé l’ancien fief électoral de l’ancien premier ministre, Daniel Johnson père, en complexe industriel de PME. Il avait créé sa première entreprise alors qu’il n’était encore qu’un adolescent, que ce qu’on appelle communément un « décrocheur du secondaire ».
23La fibre entrepreneuriale de Guy Lacasse vient d’une tradition familiale établie par son grand-père paternel, Édouard Lacasse. Propriétaire d’immeubles résidentiels à Granby et d’une usine de fabrication de portes et châssis à Moncook, petite localité située près de Milton, il avait été un entrepreneur prospère au cours des années 1900-1920. Guy conserve un souvenir vivace de l’ingéniosité peu ordinaire de son grand-père qui avait installé des turbines pour faire fonctionner ses petites entreprises près de la rivière.
24Dès l’enfance, Guy Lacasse a tout d’un rebelle. Il caresse deux grands rêves nés d’un sentiment de révolte contre la résignation, le scepticisme et le conservatisme. Le premier : posséder un jour sa propre entreprise comme son grand-père et ses oncles paternels, et ainsi, prendre une revanche contre le sentiment d’impuissance et la résignation de son père. Ce dernier était salarié, contrairement à ses quatre frères, les oncles de Guy, qui étaient tous des entrepreneurs dans le domaine du bois dans la région de Roxton Pond près de Granby. Le père de Guy travaillait comme mécanicien dans une usine de fabrication de portes et châssis. Les modestes revenus qu’il tirait de ce travail suffisaient à nourrir ses huit enfants. Aux yeux du petit, les conditions matérielles difficiles dans lesquelles la famille vivait étaient dues au manque d’audace de son père. Révolté, il s’était fait une promesse : « Moi, je ne veux pas travailler à la journée comme mon père, je serai comme mon grand-père, comme mes oncles... Un jour, moi aussi, j’aurai mon usine ! »
25Le second rêve de Guy : mettre fin au conservatisme des deux manufacturiers qui, à l’époque, contrôlaient le conseil municipal et empêchaient en quelque sorte le développement des affaires à Saint-Pie. Guy avait constaté à plusieurs reprises que son père éprouvait une certaine frustration par rapport à cette situation, mais ne pouvait la changer. Il s’était donc promis de s’en charger lui-même.
Mon père ne cessait de dire : « Ces deux manufacturiers contrôlent tout. » J’ai enregistré cela et je me suis juré qu’on créerait des emplois et des entreprises à Saint-Pie. Ces circonstances m’ont marqué alors que j’étais encore très jeune.
26Homme de parole, engagé et tenace, Guy Lacasse n’a pas ménagé ses efforts afin de réaliser ses rêves. Aujourd’hui, l’entreprise qu’il a créée et qu’il dirige avec ses deux frères s’étend sur l’ensemble du territoire de Saint-Pie, un peu à la manière d’un empire. Le Groupe Lacasse est le moteur de ce petit village. Il a créé là une culture entrepreneuriale qui a marqué profondément ce petit coin de pays de Montérégie située presque à mi-chemin entre Granby et Saint-Hyacinthe. La génération de Lacasse qui suit a grandi dans ce bain d’entrepreneuriat.
27Au cours des dernières années, Guy Lacasse a ignoré certaines occasions de croissance et d’expansion à l’extérieur du pays afin de privilégier la création d’emplois dans sa communauté. Les usines et le siège social de l’entreprise sont situés à Saint-Pie-de-Bagot, son village natal auquel il est profondément attaché. En 1976, il a également créé un parc industriel d’une superficie de 100 acres, qui, aujourd’hui, est rempli à pleine capacité tant par des entreprises du Groupe Lacasse que par d’autres entrepreneurs. Certains de ceux-ci sont ses ex-employés, parmi les plus entreprenants. Presque tous ont eu besoin de formes variées de soutien de la part de Guy pour fonder leur propre entreprise spécialisée dans le secteur du meuble. À l’aube de l’an 2000, un total de 1500 personnes sont à l’emploi des différentes entreprises installées dans le parc de Saint-Pie. Le Groupe Lacasse, à lui seul, en emploie 650. De l’avis de plusieurs observateurs, Saint-Pie est l’un des rares villages du Québec à être continuellement à court de main-d’œuvre. Les gens viennent de partout à la ronde et même de Montréal pour y travailler.
28Au Québec, le Groupe Lacasse est la quatrième plus importante entreprise de l’industrie du meuble. Elle occupe le 238e rang pour le nombre d’employés3. En 1998, l’entreprise a réalisé un chiffre d’affaires de 85 millions de dollars, et un bénéfice net de sept millions de dollars4. Le Groupe Lacasse est reconnu comme le plus important fabricant de meubles de bureau du Québec, et le deuxième plus important du Canada5.
29Guy Lacasse a plus que tenu ses promesses de faire de Saint-Pie une capitale industrielle régionale. Mais attention, alors qu’il pourrait prendre une retraite bien méritée, il ne tire pas encore sa révérence. Il continue de rivaliser d’ambitions et d’initiatives pour l’expansion de son entreprise, pour le développement du parc industriel qu’il a créé, et conséquemment, pour le développement socio-économique de sa communauté. Son nouveau défi consiste à amener son entreprise sur le marché boursier6 ou bien à en devenir un actionnaire important. C’est un moyen additionnel pour améliorer sa stabilité et maintenir sa course vers la conquête du marché du meuble de bureau. Guy continue d’investir de façon importante dans l’agrandissement et la rénovation des installations de Saint-Pie, avec un parti pris pour la recherche-développement, et le souci de créer de nouveaux emplois dans sa communauté.
30Guy a agi de manière entrepreneuriale, non seulement dans sa pratique des affaires, mais également sur le plan organisationnel. En effet, il a conçu son propre concept d’« entreprise-réseau ». Il pense qu’il est maintenant temps de passer à la deuxième phase de la mise en place de sa vision du parc industriel. Même s’il exporte déjà 70 % de sa production, dont 65 % aux États-Unis, son besoin de conquête de marchés sur d’autres continents apparaît de plus en plus évident. Ce besoin semble d’ailleurs avoir été amplifié par ses participations à diverses missions commerciales et foires internationales. Les nouveaux défis ne manquent pas à ce sexagénaire sur qui l’âge ne semble pas avoir de prise. Le risque et le changement semblent faire partie de sa façon de vivre. Ce caractère fonceur, ambitieux, un peu parieur, il l’a acquis de sa mère dont ces traits de caractère se sont ajoutés à la culture des Lacasse, elle-même caractérisée par une prédisposition acquise à la pratique entrepreneuriale.
SA MÈRE L’AVAIT « PROGRAMMÉ » POUR QU’IL AIT « LA BOSSE DES AFFAIRES »
31Guy Lacasse est né le 9 octobre 1939 à Saint-Pie-de-Bagot. Il est le quatrième d’une famille de huit enfants, dont sept garçons et une fille. Tous sont aujourd’hui en affaires. Ses parents sont originaires de Sainte-Cécile-de-Milton. Ses grands-parents paternels et maternels étaient tous en affaires. Ses oncles paternels étaient également des hommes d’affaires prospères. Ils avaient tous bénéficié du soutien de leur père, lui-même entrepreneur prospère, pour acquérir chacun une entreprise dans le domaine du bois à Roxton Pond, dans la région de Granby et Saint-Hyacinthe. Le père de Guy, Euclide, travaillait comme mécanicien chez Alfred Benoît et fils inc. à Saint-Pie-de-Bagot. Dernier de la famille, il avait été choyé par son père. Celui-ci veillait à ce qu’il ne manque de rien et surtout, à ce qu’il soit à l’abri de besoins financiers. « Il avait l’auto du grand-père », nous confie Guy.
32La crise économique des années 1930 fut malheureusement impitoyable envers ce grand-père que Guy a connu. Elle le frappa très durement. Euclide, son fils benjamin, subit également un choc en voyant disparaître tous ses avantages. Désormais, il devrait gagner son pain à la sueur de son front. Témoin de cette débandade économique, et quelque peu traumatisé par tout ce qui était arrivé à ses proches, Euclide Lacasse développa une grande crainte des affaires. Il en était arrivé à voir toute activité d’affaires comme un risque dangereux. Il préféra se contenter d’un revenu tiré d’un emploi journalier :
Parfois, nous lui demandions : « Comment se fait-il que l’oncle Ovila, l’oncle Albert et tes autres frères ont des usines ? Ils réussissent, ils ont de l’argent. Nous, on n’en a pas ! » Nos réflexions le chagrinaient. Il nous répondait : « Ils ont aussi beaucoup de soucis. Moi, j’ai huit enfants à faire vivre. Du trouble, je n’en veux pas ! » La crise l’avait marqué. Mais, nous, ses enfants, nous n’étions pas passés par là. Nous n’avions pas connu tous ces problèmes.
33La mère de Guy, Yvonne Pontbriand, venait également d’une famille entrepreneuriale. Elle n’avait pas du tout la même perception des affaires que son époux. Énergique et ambitieuse, elle encourageait sans cesse ce dernier à se lancer en affaires. Cependant, elle n’a jamais réussi à le faire changer d’avis. « Tu n’as pas voulu, j’aurais pu t’aider », marmonnait-elle très souvent à son mari. Intuitive, rêvant d’un avenir plus prometteur pour ses enfants, et presque convaincue que sa famille était investie d’une mission pour le petit village de Saint-Pie, elle se tourna alors vers un de ses fils pour pouvoir concrétiser sa vision :
À l’époque de mes 9-10 ans, la religion dominait. Ma mère nous emmenait à la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré. On s’agenouillait devant la statue de sainte Anne et ma mère nous chuchotait : « Les enfants, priez pour votre avenir, pour qu’un jour, vous ayez une usine. Une usine comme vous le méritez. Demandez-le à sainte Anne et croyez-moi, vous allez être exaucés. » On en était convaincu tant elle nous insufflait sa force. Elle a essayé d’encourager mes deux frères aînés, mais cela ne les intéressait pas. Quant à ma sœur, il n’en était pas question à l’époque. Elle m’a alors « programmé ». C’est officiel. Je me souviens qu’elle s’acharnait sur moi lorsque j’avais 12-13 ans. « Tu vas partir en affaires, car tu as du talent. »
34Beaucoup semble s’être joué là, dans l’intense ferveur religieuse et avec l’étrange volonté d’une mère « éclaireuse » et courageuse qui voulait orienter ses enfants vers une voie que très peu de gens empruntaient à l’époque. En effet, dans ce temps-là, les valeurs religieuses étaient fortes et beaucoup de parents souhaitaient que leurs enfants choisissent la vocation religieuse. Les parents ambitieux rêvaient surtout de professions libérales pour leurs fils, le prestige social y étant rattaché. Ceux qui envisageaient de devenir entrepreneurs étaient regardés de haut, voire marginalisés, au sein d’une société québécoise encore très profondément marquée par des valeurs antimercantiles datant d’avant la Révolution française, tout comme les gens qui avaient fondé l’École des HEC au début du XXe siècle et qui étaient considérés comme des marginaux. Yvonne n’avait pas peur de cette marginalité. Elle défendait vigoureusement sa vision différente de l’avenir, ayant été profondément imprégnée par les valeurs et la culture entrepreneuriales de sa famille. Guy insiste sur la grande influence qu’elle joua dans l’élaboration de sa propre identité :
Par rapport à mes deux grands-pères qui ont inspiré ma vie, je me définis ainsi : promoteur industriel comme mon grand-père Lacasse, avec l’aisance et la finesse en affaires de mon grand-père Pontbriand. Ma mère est la personne qui a contribué le plus à développer chez moi la confiance en mes capacités. C’est elle qui m’incitait à foncer, à aller de l’avant.
Ma détermination à réussir en affaires, je la dois à mon père, simple travailleur, qui trimait dur pour gagner notre pain, alors qu’il aurait pu être aussi prospère que ses frères.
35Selon Guy Lacasse, ses aspirations entrepreneuriales remontent pratiquement au moment de sa conception. Dès que sa mère fut enceinte de lui, elle s’est « programmée » pour en faire un entrepreneur. Elle considérait ne pas avoir réussi avec les plus vieux et ne voulait pas manquer son coup avec lui. Dès son plus jeune âge, Guy Lacasse est poussé à adopter l’attitude mentale nécessaire à l’expression de ses propres différences. Toute l’éducation maternelle le prépare à devenir entrepreneur, à passer à l’action. Il n’a pas eu vraiment le choix. Ses élans de révolte contre le conformisme et la résignation ainsi que contre le scepticisme et l’immobilisme de son entourage ont été soutenus et entretenus par sa mère.
36La révolte a l’effet d’un puissant stimulant sur Guy Lacasse. Elle nourrit ses ambitions et le fait avancer. Il ne se retient pas pour exprimer son indignation, son dégoût, sa colère.
37Par ailleurs, dès l’enfance, Guy apprend de son père à cultiver le sens de l’effort et de l’abnégation dans le travail. De plus, il s’est fixé un ensemble de règles rigoureuses de conduite. C’est ce qui l’a amené à son esprit d’observation, sa capacité d’analyse. Il a également appris à ne pas faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Quand on allait chez nos oncles, on était un peu révolté de voir leur situation comparativement à la nôtre. Je n’approuvais pas la résignation de mon père. Cette révolte qui m’habitait a fait de moi un bagarreur... L’ambition de ma mère qui poussait sans cesse mon père m’a beaucoup influencé. Je me disais : « Pourquoi est-il comme ça ? Pourquoi... ? » Durant tout ma jeunesse, ce manque d’audace de mon père m’a fait souffrir. Je me disais alors : « Plus tard, je veux travailler fort comme mon père, mais pas pour les autres. Je travaillerai dans mon usine, pour moi ! »
38Dès l’âge de 17 ans, Guy travaille effectivement pour lui-même, dans sa petite entreprise de fabrication de meubles. Mais, c’est d’abord chez Alfred Benoît et fils inc. de Saint-Pie qu’il prend contact pour la première fois avec le monde du travail. Il a alors quinze ans et demi, et vient d’abandonner l’école en classe de neuvième année. C’est son père, employé de la même entreprise, qui lui trouve ce travail avec l’espoir qu’il s’y plaise et y gagne sa vie. Malheureusement, Guy trouve cette expérience peu emballante et s’empresse de désillusionner son père :
Papa, lui dis-je, comment as-tu pu passer toute ta vie à travailler ici ? « Je suis bien, me répondit-il, je n’ai pas de troubles et je gagne un salaire raisonnable qui me permet de faire vivre ma famille. » « Je suis incapable de continuer à travailler ici », lui ai-je dit. Et malgré lui, j’ai laissé mon emploi après une semaine, déterminé plus que jamais à me lancer en affaires.
39Malgré sa détermination, Guy doit prendre son mal en patience, parce qu’il n’a pas encore choisi le domaine dans lequel il veut se lancer. De plus, il n’est pas formé pour un métier en particulier. À l’instigation de sa mère, il suit alors un cours d’arts et métiers du meuble à Granby. Ce choix ne tient pas seulement compte du rêve de sa mère, mais aussi de la passion que Guy a nourrie pour le meuble depuis son enfance. Son père pratiquait l’ébénisterie comme passe-temps favori. Dans son garage, celui-ci se plaisait à fabriquer de menus objets en bois qu’il vendait à ses frères et à ses amis. Guy et Réjean, son plus jeune frère, étaient les seuls à s’intéresser vraiment à ces activités. Assis sur le banc de scie, les yeux brillants de curiosité, ils observaient attentivement leur père travailler le bois. Parallèlement, leur mère soutenait leur intérêt, ne cessant de leur dire lorsqu’elle en avait l’occasion : « Un jour, les enfants, vous allez faire pareil, vous autres aussi. »
40Lorsque Guy termine sa formation au bout de six mois, il s’empresse de retourner à Saint-Pie dans l’espoir de mettre en application ses nouvelles connaissances, d’assouvir sa passion et de commencer à combler quelques-unes des attentes de sa mère. Malheureusement, il doit retourner à Granby occuper un emploi que sa mère lui a trouvé chez Granby Metal Tubing, une entreprise de meubles dont le propriétaire était un ami de la famille Lacasse. Dans cette entreprise, Guy est affecté à la section des meubles de machine à coudre. Là, il a l’occasion de se familiariser davantage avec les équipements et de mettre en pratique des connaissances acquises dans son cours d’arts et métiers du meuble. Il apprend aussi à manipuler les feuilles de laminé et le formica, des matériaux nouveaux pour lui. Il a du plaisir à vivre cette expérience de travail, mais demeure insatisfait à plus d’un titre :
J’étais un garçon très sage. Je ne sortais pas. Je lisais et j’étais plutôt renfermé. Je m’ennuyais beaucoup, car c’était la première fois que je vivais loin du nid familial. Même si j’étais fier de gagner ma vie, j’étais malheureux. Je me disais : « Travailler comme ça durant toute ma vie pour les autres, ça ne se peut pas. » Les journées et les soirées étaient longues et très dures. Je gagnais environ un dollar de l’heure, soit 45 dollars par semaine, le salaire normal de l’époque. Mais j’étais fier d’apprendre le métier.
41Pour la deuxième fois, Guy est incapable de se conformer aux exigences d’un employé salarié. Il ne se sent pas suffisamment gratifié. Cette expérience de travail dure huit mois. Guy se familiarise pourtant avec le métier, ses rouages et ses exigences. Il ne cesse de réfléchir à ce qu’il pourrait faire pour se lancer à son propre compte. Fort de ses acquis professionnels, il abandonne son emploi et retourne à Saint-Pie. Cette fois-ci, il est bien décidé à créer son entreprise comme il se l’est toujours promis, dans l’espoir cependant que ses parents et ses proches lui apportent leur aide.
42Tout au long de son parcours scolaire, Guy Lacasse a souvent exprimé son anticonformisme et même, à certaines occasions, sa révolte. À l’école, il se souvient avoir été un élève distrait, écoutant très peu, et rêvant beaucoup :
Je rêvais tout le temps. Je préférais dessiner des maisons et des meubles. J’ai un talent fou. Un jour, durant une récitation en calcul oral, j’ai fait une erreur qui a fait rire tout le monde, excepté moi. J’étais humilié et furieux. Je me suis avancé devant la classe et j’ai dit : « Vous riez de moi aujourd’hui, mais un jour, c’est moi qui vais rire de vous tous ! »
43Guy dit qu’il était tellement peu studieux et inattentif à l’école qu’en classe de neuvième année, juste avant le moment de passer l’examen de certificat, un de ses professeurs le dissuada de se présenter, estimant ses chances de réussite très minces. Voyant qu’il ne pouvait changer la volonté de cette autorité pour qui la réussite des élèves était une question de fierté personnelle, il ne différa pas uniquement sa candidature à l’examen, mais il se révolta et abandonna complètement l’école. Un abandon semblable se produisit l’année suivante, après que Guy eut suivi son cours d’arts et métiers du meuble et qu’il dut passer les examens de fin d’année. Cette fois-ci, personne ne l’incita à abandonner. Une fois le sujet maîtrisé, il ne voyait plus la pertinence de passer au travers du moule d’évaluation des savoirs du système scolaire. Comme un maçon, Guy préfère être testé au pied du mur, sur la pratique. Il est d’abord et avant tout un concret qui intègre les apprentissages non seulement dans les savoir-faire mais aussi dans les « savoir-être ». Il aime réfléchir et imaginer ce qu’il pourrait faire avec ces apprentissages de telle sorte que, dès qu’ils sont maîtrisés, il soit déjà passé à autre chose.
LE REFUS DU SCEPTICISME ET DE L’IMMOBILISME
44Guy Laçasse ne cache pas son énorme penchant pour l’action. Pour lui, « tout est possible si on y croit vraiment ». Il rappelle avec fierté certains bricolages d’une complexité exceptionnelle réalisés dans son enfance et dans sa jeunesse. À 12 ans, par exemple, il a construit un petit avion d’une certaine complexité. Pour ce faire, il sollicite l’aide de Réjean, son frère, et d’André, un de ses meilleurs amis d’enfance. Il s’inspire de la revue Popular Mechanics et utilise les outils de son père pour tailler les morceaux de bois nécessaires à cette entreprise. Une fois le projet terminé, Guy rassemble la famille pour le vol inaugural. Malheureusement, la tentative de décollage échoue, et l’avion s’écrase, au grand désarroi des trois complices. Pour la famille, ce fut un spectacle amusant. Guy se souvient aussi d’un autre essai manqué d’un parachute que les trois adolescents construisirent en s’inspirant toujours de la revue Popular Mechanics. Pour Guy Lacasse, cet esprit inventif, ce goût de l’expérimentation et du risque traduisent aussi bien son sens du concret et de la débrouillardise que son désir de toujours accomplir des choses : « Étant habile de mes mains, il fallait que je construise quelque chose manuellement ; je suis encore ainsi. »
45Même s’il a la conviction profonde d’être un bâtisseur, malgré ses talents, son amour du travail et sons sens de l’effort, Guy Lacasse doit lutter âprement contre le scepticisme de nombreuses personnes. En ce qui concerne son rêve d’avoir une entreprise et de la faire grandir, il rencontre l’opposition féroce de son père. Il doit alors imaginer de bonnes astuces et s’entêter afin de venir à bout de sa résistance à la création puis à la croissance de l’entreprise :
Au début, on fabriquait et vendait un meuble de machine à coudre à la fois. La production se faisait dans le garage. Tous les matins, avant de commencer à travailler, nous devions sortir la Chevrolet de mon père pour avoir plus d’espace, et le soir, il fallait replacer le banc de scie et remiser la voiture. C’était très malcommode. Souvent, je disais à mon père : « Papa, il faudrait construire une petite shop. Je suis sûr que ce serait rentable. On va devenir gros. » La réponse était catégorique : « Arrête de rêver ! Fais comme moi, va sur le marché du travail et débrouille-toi ! » À l’insu de mon père, Réjean et moi avions commencé à creuser les fondations à la petite pelle. Quand mon père s’en est aperçu, il nous a semoncés : « Remplissez-moi ça ce trou-là ! Vous n’avez pas besoin d’usine pour être heureux. »
Comme nous n’avions pas d’argent, il aurait fallu hypothéquer la maison paternelle pour obtenir un emprunt. On n’avait pas l’âge pour emprunter. On demandait à mon père de signer pour nous, mais il refusait. Il ne croyait pas du tout en nous. À force de le talonner et de lui dire qu’on travaillerait toute notre vie pour lui remettre l’argent qu’il emprunterait, il a fini par signer. Un voisin lui a prêté 3000 dollars à 6 % d’intérêt avec une hypothèque sur sa maison...
Trois ans après, nous les lui avions remboursés.
46En 1976, lorsque Guy Lacasse rêve de créer un parc industriel à Saint-Pie pour regrouper les entreprises spécialisées dans le secteur du meuble, il doit une fois de plus surmonter le scepticisme de son entourage immédiat, même celui des élus municipaux. Tous pensent qu’un tel projet est d’emblée voué à l’échec, étant donné les difficultés à attirer des entreprises dans une municipalité comme Saint-Pie, située en plein cœur d’une région agricole. Guy fait la sourde oreille et agit sur un coup de tête :
À mon retour d’Europe, je me suis dit un matin : « Je vais construire un parc avec des entreprises. » Je suis allé rencontrer le conseil municipal pour leur en faire part. Plusieurs des membres avaient le sourire aux lèvres : « Un parc industriel avec une population de 1200 personnes ! Qu’est-ce que c’est ? » Le maire m’a répondu : « Peut-être qu’on va y penser. » J’ai alors réagi en pensant qu’ils ne me croyaient pas et qu’ils me prenaient pour un imbécile. Je les ai alors regardés — tout comme je l’avais fait devant la classe plusieurs années auparavant — et je leur ai dit : « Je vais le faire moi-même. Comprenez-vous ? » Et je suis parti. Arrivé à la maison, j’ai pensé à ce que je venais de dire (mon orgueil !) : « Maintenant, je suis pris ; il faut que je le fasse. » J’ai acheté la terre et j’ai lotissé tous les terrains avec l’aide d’un arpenteur-géomètre de Saint-Hyacinthe.
Il a réalisé les plans, mais lui non plus ne croyait pas en moi : « Aucune entreprise ne viendra s’établir à Saint-Pie », m’a-t-il dit.
47Guy Lacasse est ainsi, c’est un parieur. Il aime se mettre dans des situations où l’échec n’est plus permis. Il ne ménage pas ses efforts pour triompher avec gloire surtout lorsqu’il travaille à réaliser ses rêves :
Je voyais ce parc en deux parties : l’une industrielle, avec des usines ; l’autre commerciale, dotée de services indispensables...
Je vivais pour ce parc. Je me souviens y avoir passé des samedis complets avec mes deux fils, à clouer pour monter des usines...
En 18 ans, le parc s’est rempli d’usines sur une surface de 100 arpents. Aucun terrain n’est vacant. Le succès est évident. Plus de 1500 personnes y travaillent dans le domaine du meuble. Nous avons aussi construit une station-service, un casse-croûte et un chic restaurant français gastronomique.
48Guy Lacasse reconnaît cependant que l’aventure n’a pas toujours été facile. Au fil du temps, il n’a pas ménagé ses efforts pour relever de nombreux défis et rallier les sceptiques d’autrefois. Mais il n’a pas encore tout à fait réussi à persuader les syndicats de sortir de leurs contradictions quant à la sous-traitance et à ses effets sur l’emploi et la croissance des entreprises :
Les compagnies sous-traitantes sont inscrites dans notre convention collective. Je ne peux cependant plus en fonder d’autres...
Le Fonds de solidarité désire qu’on bâtisse des PME pour aider la grande entreprise — en fin de compte, de l’essaimage et de la sous-traitance.
La FTQ vise à se défaire de la sous-traitance, mais il n’en est pas question. Elle est complètement contre le progrès. J’aimerais donner une conférence aux syndicats pour leur faire comprendre qu’en faisant cela, ils freinent la croissance même de la compagnie, et par là le développement local. Comme m ne peux pas exceller dans tout, la compagnie devient moins rentable...
Les syndicats ont demandé au gouvernement de voter l’article 45 du code du travail pour la sous-traitance. Il ne faut pas que cela passe, car tu ne pourras plus rien faire. Ils préconisent de grosses affaires quand tout le monde décentralise... Quelques usines devront peut-être fermer avant qu’ils comprennent. J’ai l’impression qu’ils n’auront pas le choix.
49Guy Lacasse pense qu’il est essentiel de recourir à l’essaimage et à la sous-traitance pour décentraliser les usines et les spécialiser dans ce qu’’elles font de mieux. C’est ce qu’il fait lui-même depuis 1980 à Saint-Pie. Il s’est entouré de plusieurs autres entrepreneurs spécialisés dans la fabrication des composantes dont il a besoin pour la fabrication de ses meubles. Certains de ces entrepreneurs sont ses anciens employés. D’autres viennent d’un peu partout au Québec et au Canada. Presque tous sont installés dans son parc industriel et fonctionnent en réseau, selon le principe du « juste-à-temps ». Les productions des entreprises se complètent et toutes gagnent en productivité et en qualité. Mais au-delà de cette logique économique, la recherche de la complémentarité est une attitude que Guy Lacasse a fortement cultivée et intégrée dans ses pratiques depuis son enfance. Sa volonté de toujours fonctionner en équipe constitue l’une des armes de sa réussite.
REBELLE... MENEUR D’HOMMES... ET PLUS ENCORE...
50Guy Lacasse a appris à capitaliser sur le travail d’équipe pour réaliser ses rêves. Dans l’enfance, il s’entourait de Réjean, son frère, et de ses meilleurs amis du voisinage pour faire toutes sortes de bricolages. Lorsqu’il commence son aventure entrepreneuriale en 1956, ses ressources se limitent à ses compétences dans la fabrication de meubles, le soutien moral de sa mère et la forte complicité de Réjean. Guy prend conscience de la modicité de ses ressources par rapport à ses ambitions. Astucieux, il regarde autour de lui et suscite l’enthousiasme de plusieurs membres de sa famille pour son projet :
Au début, j’utilisais les outils de mon père qui possédait l’équipement de base nécessaire à la fabrication des meubles. Le soir, après la classe, Réjean, qui était étudiant à ce moment-là, venait se joindre à moi... Un an plus tard, il quittait l’école pour travailler à temps complet avec moi...
Ma mère suivait de près ma production. Elle était là pour m’aider et souvent, c’est elle qui était derrière le banc de scie... Elle peignait l’intérieur des meubles et elle nous accompagnait chez les fournisseurs quand nous allions commander nos matériaux de base... Je me souviens qu’elle appelait des clients pour leur vendre des meubles...
Même mon frère Normand, qui travaillait à Montréal, a vendu pour nous beaucoup de meubles...
Par la suite, j’ai réussi à convaincre Réal, mon frère aîné, qui travaillait à Granby, de se joindre à nous...
Après les travaux d’agrandissement de l’usine, Réjean et moi travaillions à la production, tandis que Réal était affecté à la vente. Nous avons embauché un premier employé, suivi peu de temps après, par un deuxième...
Ma sœur Denise était notre secrétaire à l’époque.
51Les difficultés de démarrage étant surmontées, Guy pense à la croissance de l’entreprise. Il s’assure du soutien continu de ses deux frères, Réal et Réjean. Il n’hésite pas à attirer d’autres personnes pour l’aider. Vingt ans après le début de l’aventure, Guy se rend compte qu’il est devenu « l’entraîneur » d’une équipe de plusieurs centaines de personnes.
52Guy Lacasse aime faire entrer de nouveaux entrepreneurs dans son système. Il l’a fait avec la trentaine d’entrepreneurs installés dans son parc industriel, qui ont pu se lancer en affaires en sous-traitant pour lui. Il a une préférence pour ceux qui exploitent des entreprises dans l’industrie du meuble et qui peuvent ajouter de la valeur à son propre produit de base. Il a l’intention de continuer à attirer et soutenu ces jeunes entrepreneurs tant à l’extérieur de l’entreprise que parmi ses propres employés. Il raconte de quelle façon il procède à la sélection des entrepreneurs en herbe désireux de faire partie de son réseau :
Je m’assois avec eux et je discute. Je ne les reçois que le samedi. S’ils ont pris la décision de devenir entrepreneurs, il faut qu’ils soient décidés ! Il ne s’agit pas que d’employés, ils viennent de partout maintenant...
Mes critères sont premièrement la volonté de l’individu et sa bonne connaissance du produit. Je lui demande où il a appris, comment il a fait pour se décider et pourquoi il vient me voir. Je veux qu’il me montre ce qu’il a dans le ventre. Il est rare que je lui demande son niveau de scolarité.
53Il sait que tout bon entraîneur doit fouetter le moral de ses troupes d’une façon constante s’il veut augmenter les chances de succès :
Ma plus grande inquiétude a toujours été le succès des jeunes entrepreneurs qui débutent dans le parc industriel. Témoin de leurs efforts, je sais par ailleurs qu’ils ont peu d’argent et d’expérience. Une seule erreur pourrait les conduire à la faillite et ce serait tellement dommage pour eux. J’en éprouverais tellement de peine...
Ce qui me détend le plus, et qui est aussi un de mes plus grands plaisirs, je le vis tous les samedis quand je vais faire un tour dans le parc industriel. C’est un rituel auquel je tiens beaucoup. Rencontrer les jeunes entrepreneurs, discuter de leurs préoccupations, de leurs projets, me passionne énormément. J’adore parler avec eux, les encourager, et voir leurs yeux briller d’espoir. Je me dis en moi-même : « Que j’ai donc bien fait de construire ce parc ! »
54Guy Lacasse a également entraîné Colette, son épouse, dans l’aventure entrepreneuriale. Il l’a encouragée à exprimer et réaliser son potentiel entrepreneurial dans le domaine de la construction immobilière :
En 1979, j’ai demandé à Colette : « Aimerais-tu laisser ta marque à Saint-Pie ? J’ai un beau projet pour toi et je suis sûr que tu serais capable de le mener à bien. Tu vas bâtir des maisons. »
55Au départ, Colette est perplexe quant à ses chances de réussite comme entrepreneure, mais elle finit par se laisser convaincre. Elle entreprend alors la construction de maisons sur des terrains vacants du domaine familial. Son audace et ses efforts portent très vite fruits. Ses maisons sont louées ou vendues aux entrepreneurs et aux employés venus s’installer à Saint-Pie. Aujourd’hui, Guy Lacasse partage avec elle le bonheur de sa réussite. Mieux encore, il est heureux d’avoir piloté indirectement une révolution dans le domaine de la construction à Saint-Pie :
En 1980, il y avait deux entrepreneurs en construction à Saint-Pie. Ils construisaient une ou deux maisons par année. Aujourd’hui, on en compte une dizaine. L’exemple de Colette semble avoir eu un effet d’entraînement.
56Le leadership de Guy Lacasse s’exerce au-delà du domaine du meuble. Sa culture entrepreneuriale s’est transmise comme un virus à Saint-Pie. Celles et ceux qui l’ont contracté semblent, dans l’ensemble, bien réussir.
UN HOMME ENGAGÉ DANS SON MILIEU
57Guy Lacasse est très clair : tout ce qu’il fait doit être rentable et profitable, même lorsqu’il s’agit d’essaimage ou d’engagement social. Cela doit lui rapporter. Il aime entreprendre, mais il faut que cela lui rapporte. Pourtant, il sait que cela peut aussi être tout autant profitable aux autres :
Pour moi, le bonheur, c’est de me donner pour les autres. J’aime être utile. J’aime aider mes semblables, essayer de les comprendre et trouver des solutions susceptibles de faire avancer les intérêts de la collectivité.
58Avec une population de 5000 habitants7, Saint-Pie-de-Bagot connaît le plein emploi. La croissance de sa population de même que celle du milieu environnant est une conséquence du développement généré par le Groupe Lacasse. Guy Lacasse en est très fier. Ses nombreuses contributions à la vie sociale et économique de Saint-Pie sont autant de plumes qu’il aime mettre à son chapeau.
59Pourtant, les actions de Guy et du Groupe en faveur de la création d’entreprises et des emplois qui s’ensuivent ne présentent qu’une partie de leurs contributions au développement de son milieu. Guy Lacasse sait rester proche de la réalité sociale de son village en participant activement à des projets communautaires. Il donne de son temps et contribue aussi financièrement et matériellement. Par exemple, Guy et ses frères ont donné à la municipalité un de leurs terrains vacants sur lequel le Centre communautaire de loisirs a été érigé. Guy Lacasse dit éprouver également une grande fierté d’avoir contribué en 1980, par l’intermédiaire de sa fondation, la Fondation Lacasse, à la création du Centre culturel polyvalent de Saint-Pie. Aujourd’hui, ce centre est devenu un véritable lieu de rencontre des populations de différentes tranches d’âge et un des beaux sites touristiques de la place.
60L’engagement social de Guy Lacasse déborde le cadre de son village natal. Il ne compte pas le temps qu’il investit au sein des comités, de conseils d’administration d’entreprises sans but lucratif et d’organismes régionaux de développement. Il participe aux tables de discussion régionales et provinciales. Il donne aussi de nombreuses conférences dans les universités et dans le milieu des affaires. Il aborde de nombreux thèmes, mais ses favoris portent sur l’histoire de son Groupe et de son parc industriel, sa stratégie de lutte contre le chômage et l’avenir de l’industrie du meuble au Québec.
61Guy Lacasse participe également à l’éducation de la jeunesse. Depuis 1994, le Groupe Lacasse offre chaque année à des étudiants en design industriel de l’Université de Montréal la possibilité d’effectuer un stage rémunéré dans ses usines. Il s’intéresse également à l’organisation d’un concours de design de mobilier destiné aux finissants de cette spécialité, ajoutant ainsi une dimension pratique au contenu de l’enseignement que ces derniers reçoivent.
62Il faut cependant mentionner que Guy Lacasse ne fait pas l’unanimité à Saint-Pie, même parmi les entrepreneurs qu’il a aidés à se lancer en affaires. Il laisse peu de personnes indifférentes : les gens sont résolument pour ou contre. Sa réputation est celle d’un dur en affaires, de quelqu’un avec qui il n’est pas facile de transiger. Les entrepreneurs qui semblent l’apprécier le plus sont ceux qui ont su être aussi fermes avec lui que lui-même a su l’être avec eux.
POUR LE PROCHAIN MILLÉNAIRE : INSCRIPTION SUR LE MARCHÉ BOURSIER ET PASSAGE DU FLAMBEAU À LA GÉNÉRATION SUIVANTE
63Malgré tous ses succès financiers et autres, Guy Lacasse ne se contente pas de ses succès passés. Il demeure tourné vers l’avenir, poursuit sa progression et sa croissance. Au cours des années 1980, M. Lacasse s’est constitué un important réseau de ressources à partir d’une équipe d’employés loyaux, d’un groupe de fournisseurs/sous-traitants ainsi que de partenaires familiaux et institutionnels crédibles. Cette réserve d’appuis lui a permis de bien traverser la récession du début des années 1990, comme il avait pu maintenir l’élan de croissance des années 1980 et garder sa longueur d’avance sur la concurrence. Toutefois, au cours de la dernière décennie du XXe siècle, le réseau a connu des changements importants, notamment avec le retrait successif de partenaires institutionnels, comme Panval en 1994 et la Société de développement industriel (SDI) en 1996.
64Ce réseau changera de façon considérable au début du prochain millénaire. En effet, Réjean et Réal Lacasse, les frères de Guy qui ont été ses principaux lieutenants, ne se sentent plus capables de contribuer à l’entreprise autant qu’ils l’ont fait au cours des 40 dernières années. Ils considèrent avoir fait leur part. Ils se préparent à tirer leur révérence dès que l’entreprise sera inscrite sur le marché boursier. Pour eux, la génération qui suit est prête à prendre la relève. Guy Lacasse pense différemment. Il considère que le leadership exercé par son entreprise dans l’industrie du mobilier de bureau au Québec, voire au Canada, peut servir de tremplin solide pour conquérir des marchés supplémentaires à l’échelle internationale. Il a gardé l’enthousiasme de ses 16 ans pour continuer à bâtir l’avenir :
Toutes mes PME fabriquent et me livrent tous les jours ce dont j’ai besoin : boîtes de carton, tiroirs, ferments, pentures, moulures, etc. Elles constituent une force. Je me dis : « Lacasse fera tout dans les meubles de bureau et deviendra un empire. » Je livre tout à tout le monde dans ce milieu. Les Américains sont impressionnés parce que je peux tout faire. Lacasse réalisera cette année, en 1999, plus de 100 millions de dollars de chiffre d’affaires. Nous préparons actuellement notre plan stratégique pour atteindre les 200 millions.
65Pour tenir ses paris et arriver à garantir à son entreprise non seulement une pérennité, mais une croissance soutenue et un rayonnement international, Guy Lacasse envisage un nouveau type de partenariat avec des investisseurs privés. L’inscription sur le marché boursier apparaît comme l’option qu’il considère la plus réaliste :
Il y a environ trois ans, en 1996, la SID (Société d’investissement Desjardins) a décidé de vendre ses 20 % de participation dans Lacasse. Elle a envoyé une offre à toutes les industries américaines de meubles de bureau. Cinq ou six compagnies ont répondu en disant : « Nous ne voulons pas acheter seulement 20 %, mais tout Lacasse. » J’étais fiché ! Cela a provoqué une chicane de famille, car mes deux frères, Réal et Réjean, étaient intéressés à vendre. En fait, même si c’est moi qui ai créé la compagnie, je n’ai pas la majorité des actions. Mes frères et moi possédons chacun 33 ⅓ % des actions. J’ai dû me battre pour garder la compagnie. Nous avons finalement acquis les actions de la SID, mais ça n’a pas été facile ! J’ai réussi, mais pour combien de temps ? J’avais toujours espéré acheter les parts de mes frères, mais j’en suis incapable. La compagnie vaut 30 millions et n’est pas endettée. Pour les Américains, payer Lacasse 100 millions serait chose facile.
Mais je ne veux pas vendre le « bébé de ma vie ». Je préfère aller sur le marché boursier. Nous allons mettre 40 % des actions sur le marché. La compagnie restera ainsi québécoise à 60 %. Mes frères me laissent aller, à la condition de tirer des profits de cette opération. Sinon, ils voudront la vendre. Je pense que le public acceptera de nous encourager puisque nous avons l’intention de demander un montant raisonnable. En même temps, la compagnie continuera à appartenir aux Québécois et à apporter des richesses à la province.
66L’occasion est-elle propice pour le Groupe Lacasse de faire son entrée sur le marché boursier ? En réalité, Guy Lacasse ne pose pas ce genre de questions qui relèvent davantage de l’ordre du faisable. Depuis 43 ans qu’il est en affaires, il a compris que le risque était l’essence de la vie et que la foi est un prérequis au succès. Ces apprentissages forment l’essentiel de sa philosophie de vie. Il n’hésite pas à le professer devant tous les adeptes de la prudence :
Lors de mes conférences, j’en fais part aux universitaires : « Pourquoi avez-vous tant de barèmes, tant de questions et tant de recherches ? Tout est risque dans la vie. La vie étant risquée, pourquoi n’y allons-nous pas ? Pourquoi ne créons-nous pas des parcs industriels et des bâtisses pour les jeunes entrepreneurs ? »... Tout arrive, il s’agit d’y croire.
LE MEUBLE : UNE INDUSTRIE EN FORTE CROISSANCE
67Guy Lacasse croit qu’il occupera une place de choix dans les portefeuilles des investisseurs boursiers. En fait, son optimisme semble justifié lorsqu’on regarde l’évolution récente et les prévisions de croissance de l’industrie du meuble au Canada, et surtout lorsqu’on connaît la place occupée par son entreprise dans cette industrie. Selon l’Association des fabricants de meubles du Québec (AFMQ), l’industrie canadienne du meuble a enregistré une progression fulgurante depuis la fin de la récession de 1990-1992. La croissance moyenne du marché intérieur a dépassé 10 % par année depuis 1992. La part des exportations était de 15 % par année, mais atteignait 25 % en 1998 et 50 % des ventes du secteur en 1999. En 1998, l’industrie a exporté pour plus d’un milliard de dollars de meubles de bureau dans les secteur résidentiel, commercial et institutionnel.
68Les meubles exportés par le Québec représentaient 44 % des livraisons canadiennes, comparativement à seulement 26 % en 19938. Depuis la reprise en 1993, l’industrie du meuble du Québec affiche une performance exceptionnelle au titre des exportations en Amérique du Nord, avec une percée particulière aux États-Unis. Certains fabricants québécois déjà cotés en bourses, tels Shermag et Bestar, ont enregistré en 1998 des cours bénéfices 30 fois plus élevés qu’au cours des années précédentes9. Ces grands joueurs de l’industrie considèrent que leurs avantages concurrentiels sur les marchés d’exportation résultent essentiellement de l’amélioration de leur productivité au cours des dernières années. Une étude récente de la firme CIBC Wood Gundy valide ces affirmations en soutenant qu’entre 1988, un an avant l’entrée en vigueur du traité de libre-échange nord-américain, et 1994, la productivité des fabricants de meubles canadiens a grimpé de 3,6 % par année en moyenne, alors que celle des concurrents américains n’a progressé que de 0,9 %10. Pour y arriver, les fabricants de meubles canadiens ont dû fermer des usines non productives, opter pour la spécialisation dans des créneaux de marchés bien spécifiques, moderniser leurs équipements ou même construire de nouvelles usines, acquérir parfois des concurrents, etc. C’est donc un mouvement de fonds qui s’est produit dans l’industrie. Les facteurs conjoncturels, tels le taux de change du dollar ou la reprise du dynamisme de l’économie américaine ces dernières années, ne suffisent pas pour expliquer à eux seuls cette performance exceptionnelle de l’industrie du meuble canadienne.
69Le Groupe Lacasse ne se situe pas en marge de ce mouvement d’ensemble. Il ne serait pas exagéré de dire d’ailleurs qu’il est parmi ceux qui l’ont amorcé et y ont pleinement contribué. Depuis plus d’une quinzaine d’années, Guy Lacasse a construit son avantage concurrentiel sur la décentralisation de son entreprise : depuis 1985, il s’est progressivement entouré d’un réseau de PME à qui il a sous-traité des activités spécifiques reliées à différentes phases du processus de fabrication des meubles. Il n’a conservé que les activités de conception, d’assemblage, de marketing et vente, et de recherche-développement. Ce système de décentralisation et de sous-traitance reprend d’ailleurs les éléments essentiels des modèles de réussite allemands et italiens du secteur. La proximité géographique de ces entreprises satellites et la construction d’une usine ultramoderne en 1988 ont permis au Groupe Lacasse de profiter de nombreux effets de synergie pour poursuivre ses objectifs d’expansion du service à la clientèle et de respect des délais de livraison. En 1996, le Groupe a obtenu sa certification ISO 9002, ce qui lui a permis de confirmer à ses clients la garantie de qualité de ses produits selon des normes tant nationales qu’internationales, ainsi que sa volonté de toujours faire mieux pour les satisfaire.
70La recherche de la perfection fait partie de la culture du Groupe Lacasse. Le design industriel s’est imposé comme moteur principal de cette recherche depuis la fin des années 1980, lorsque le Groupe Lacasse, grâce à l’entremise de Guy, s’est associé à la commandite et à l’organisation d’un grand événement annuel du domaine : le Salon international de design d’intérieur de Montréal (SIDIM). Ces dernières années, des employés permanents, des sous-traitants et des étudiants en stage, tous spécialisés en design industriel, ont intégré le Groupe Lacasse ou collaboré étroitement pour concevoir et créer de nouveaux produits très originaux.
71L’entreprise a ainsi pu mettre en marché quatre gammes de produits répondant aux besoins de clientèles différentes : Lacasse, mobilier distinct à un prix défiant la concurrence ; Lartech, mobilier semi-démontable destiné au marché domiciliaire, vendu dans les magasins à grande surface et destiné au marché d’exportation ; Synergie, système de bureaux intégrés ; et Avenue, mobilier de bureau pour cadres. Tous ces produits représentent la pensée design par leur facilité d’assemblage qui allie simplicité et rapidité, convivialité, polyvalence (multifonctionnalité), ergonomie et élégance. Ils sont présentés dans une diversité de collections. Guy Lacasse entend prolonger la liste de ces caractéristiques et améliorer le rapport qualité/prix de ses produits. À cet effet, il a annoncé des investissements de 17 millions de dollars pour accroître non seulement les capacités de production mais aussi la recherche-développement dans ses installations de Saint-Pie. En somme, le parti pris pour le design, l’innovation et la qualité maintiennent le Groupe Lacasse dans le peloton de tête de son industrie et mettent ses pendules à l’heure du prochain millénaire.
72Par ailleurs, dans le Groupe Lacasse, on conçoit qu’à l’heure de la mondialisation des marchés, la gestion de la croissance à long terme passe par des effets conjugués en vue de maintenir sa compétitivité sur les marchés familiers, tout en assiégeant les marchés étrangers. Ainsi, on garde un œil ouvert sur le marché intérieur qui reprend de la vigueur depuis 1997, et sur le marché des États-Unis où le Groupe vend déjà 65 % de sa production. Puis, on promène l’autre œil sur l’Europe (France), l’Asie (Chine et Japon), et l’Orient (Arabie Saoudite), à la recherche de nouveaux marchés à conquérir. De plus, on examine en Amérique du Nord (Mexique) et en Asie (Chine), les possibilités d’établissement d’une usine d’assemblage de même que celles de partenariat avec une entreprise à forte capacité de production.
73On demeure cependant conscient que les États-Unis présentent un énorme potentiel de croissance pour les entreprises de l’industrie du meuble canadien, même s’ils absorbent déjà 95 % des exportations québécoises de meubles. À bien y regarder, la force, l’intégration et la proximité de ce marché devraient rendre caduc l’emploi de l’expression « exportation outre-mer ». Mais plusieurs grands joueurs de l’industrie, comme le Groupe Lacasse, sont bien décidés à diversifier leurs marchés pour ne pas se placer dans une relation de totale dépendance vis-à-vis d’un seul marché étranger. C’est un peu la situation du gouvernement du Québec qui a appris qu’il pouvait négocier de meilleures taux d’emprunt sur le marché américain après avoir emprunté sur les marchés allemands et japonais. Les gens de l’industrie du meuble conservent un mauvais souvenir de la catastrophe qu’ils frôlèrent en 1990-1991, lorsque la récession amena les distributeurs américains à annuler leurs contrats pour se tourner vers les fournisseurs mexicains offrant de plus bas prix. Le Groupe Lacasse avait alors perdu beaucoup d’argent, réduit ses effectifs, et son réseau de sous-traitants avait même failli disparaître.
74Au cours des cinq dernières années, le Groupe Lacasse a révisé ses intentions de conquête à la suite de la participation de Guy à plusieurs missions commerciales à l’étranger. Les représentants marketing ont aussi visité plusieurs foires et expositions internationales, parmi les plus avant-gardistes, afin de mieux comprendre les tendances du marché dans différentes parties du globe. Le Groupe Lacasse a également ouvert de nouvelles salles d’exposition en France, en Chine et au Japon. Elles sont venues s’ajouter à celles de Montréal, Toronto, Edmonton, et New York. Cette logistique leur a permis de se rapprocher des marchés d’outre-mer et de concevoir une promotion des produits mieux adaptée à ces diverses clientèles. Réaliste, Guy Lacasse ne se dit que partiellement satisfait, car les affaires n’ont pas marché aussi rondement qu’il l’aurait souhaité : « Ce n’est pas tout le monde qui peut exporter à travers le monde. On exporte au Japon et on retournera en France, même si, à un moment donné, ça n’a pas fonctionné. »
75Ces propos expriment bien la grande capacité de Guy Lacasse à traverser les épreuves liées aux risques que prennent les entreprises désireuses de poursuivre leur développement. Ce n’est pas une non-réussite ou un demi-échec qui vont l’arrêter. Il continue à apprendre de ses erreurs et sait réajuster son tir. Lorsqu’il veut aller dans une direction donnée, il y va, même si parfois le trajet est long.
GUY LACASSE ET L’AVENIR
76Comment comprendre la récente décision de Guy Lacasse d’investir 17 millions de dollars dans la modernisation et l’expansion de ses installations de Saint-Pie-de-Bagot ? Serait-ce l’aveu de son impuissance face à la toute-puissance des syndicats et par conséquent l’amorce d’un virage vers une grande entreprise fortement intégrée au détriment d’un réseau de petites entreprises sous-traitantes ? Est-ce une capitulation devant la force syndicale qui ne permet plus à Guy de rajouter d’autres sous-traitants, coupant du même coup la logique du système qui a fait sa force, permis le développement du Groupe Lacasse et de Saint-Pie ? Les exemples de succès dans divers pays sont presque tous des exemples de décentralisation et de recours systématique à la sous-traitance. Mais la logique syndicale préfère les grandes entreprises : il y est plus facile de regrouper une masse critique de travailleurs pour faire pression sur l’entreprise. Cela a pourtant amené la fermeture ou même la faillite de plus d’une entreprise du secteur du meuble au Québec : Vilas, Radisson Warnock Hersey, pour ne nommer que celles-là.
77Comment concilier le paradoxe qui existe entre cette décision et la vision que Guy Lacasse avait de son entreprise, voilà cinq ans seulement ? Il affirmait alors : « Lacasse inc. pourrait devenir cinq fois plus grosse et atteindre 200 millions de dollars de chiffre d’affaires sans avoir à prendre de l’expansion. Nous n’avons qu’à sous-traiter11. » Cette décision d’investissement vise-t-elle à consolider l’entreprise et à mieux la protéger contre les concurrents américains ? Est-elle le symptôme d’un dysfonctionnement du « système Lacasse », ce système formé du Groupe Lacasse et de son réseau de PME satellites ? Guy a-t-il été trop exigeant auprès de sous-traitants, qui ne voudraient plus traiter avec lui ?
Au début, je demandais aux entreprises essaimées (sous-traitants) d’être leur client pour une proportion de 50 % de leur chiffre d’affaires. J’exerçais cette espèce de pression sur eux, car je craignais qu’il me négligent au profit d’autres clients. J’ai procédé à l’essaimage pour que ça me rapporte. Mon prix était le meilleur. Maintenant, je ne suis plus capable de le faire parce qu’ils ne veulent plus. Nous avons baissé à 45 % en général. Dans certaines entreprises, nous ne représentons plus que 25 % du chiffre d’affaires. Toutefois, cela nous a permis d’utiliser au maximum notre capacité d’usine, ce qui n’était pas le cas jusque-là. Certains de nos sous-traitants ont même préféré travailler essentiellement pour des compagnies à l’extérieur parce que c’était plus payant pour eux, et m’ont laissé. Maintenant, au lieu de m’obstiner avec eux, j’en aide un autre.
Dans ce concept d’entreprises, il me reste encore une étape à franchir. Jusqu’à présent, je ne suis pas considéré comme un exploiteur. Personne n’a perdu d’argent avec moi. Je suis extrêmement honnête et j’y tiens. L’autre étape vise à avoir deux fournisseurs pour chaque produit afin qu’ils soumissionnent. Je vais les mettre en concurrence.
78On comprend ce commentaire de Guy à la lumière de ce qui se passe ailleurs dans d’autres grandes entreprises qui utilisent beaucoup les sous-traitants. Bombardier, par exemple, exige au moins trois soumissions venant d’autant d’entreprises différentes, avant de choisir celle avec qui ils vont faire affaire.
79L’esprit de Guy semble continuellement en alerte et aux aguets. Voici une de ses réflexions qui en dit long à ce sujet : « Chaque matin, je me pose la question suivante : “Qu’est-ce que je pourrais apporter de plus à l’entreprise pour qu’elle soit meilleure qu’hier ?” »
80Malgré ses réalisations remarquables et ses 60 ans, Guy se voit pour bien longtemps encore au service de son entreprise, même s’il sait que la relève est là et prête à prendre le timon de ses mains. Il a même été nommé « président à vie », ce qui n’exclut pas qu’il considère d’autres options pour sa retraite.
81Bien que l’entreprise fasse partie intégrante de sa vie, Guy Lacasse aime par ailleurs voyager, lire des biographies d’hommes politiques célèbres, jouer au golf et au tennis avec des amis, être proche de son épouse et de ses trois enfants. Il caresse aussi de grands rêves pour son village natal, tel le projet d’y bâtir une école de formation spécialisée dans le domaine du meuble. Ainsi pourrait-il hisser définitivement son village au rang des grandes métropoles de l’industrie du meuble et contribuer à résoudre le manque de personnel spécialisé, auquel est continuellement confrontée cette industrie.
82Enfin, Guy envisage aussi la possibilité de continuer à travailler pour le développement de Saint-Pie. Il pourrait être maire ou faire comme Horace Boivin, ancien maire de Granby, qui continua à œuvrer comme commissaire industriel de sa ville pendant des années après sa retraite. Il aimerait continuer à mettre en valeur ses capacités entrepreneuriales, mais en les utilisant pour le service de son secteur industriel et de sa collectivité. Guy Lacasse considère que l’avenir est devant lui et qu’il lui reste beaucoup à accomplir pour que son véritable rêve se réalise : que Saint-Pie devienne « La capitale du meuble en Amérique du Nord » !
83Étant donné que le marché public ne voulait pas donner à son entreprise sa valeur réelle et que les Américains, avec la force de leur monnaie, accordaient une valeur beaucoup plus intéressante, le 20 février 2000, les deux frères de Guy Lacasse (Réal et Réjean) vendaient leurs actions à Haworth, le deuxième plus gros producteur de meubles de bureau au monde. Haworth est une entreprise fermée dont le siège social est situé à Holland au Michigan. Quant à lui, Guy Lacasse a aussi vendu une partie de ses actions mais il demeure toutefois le président de l’entreprise. Il est très heureux de cette transaction, puisqu’elle lui permettra de maintenir la croissance de l’entreprise. Il prévoit même doubler le chiffre d’affaires d’ici un an ou deux, à la suite à de cette transaction. Il est prévu que le fils de Guy, Robin, aille passer de six mois à un an au siège social du Michigan et qu’il revienne ensuite pour s’occuper de la direction de l’entreprise avec son père. Guy Lacasse, qui aura 61 ans en l’an 2000, prévoit prendre sa retraite au plus tard à l’âge de 65 ans. Il a été convenu avec les nouveaux acquéreurs que Robin pourrait lui succéder à la tête du Groupe Lacasse. Cette transaction le rend d’autant plus heureux que le réseau de distribution de ce géant américain est bien établi en Asie. Ceci devrait permettre au Groupe Lacasse de prendre une expansion qu’il n’aurait pu prendre autrement.
coordonnees
M. Guy Lacasse, président
Le Groupe Lacasse
99, rue Saint-Pierre, Saint-Pie-de-Bagot (Québec) joh iwo
Téléphone : (450) 772 2495
Télécopieur : (450) 772 5537
Courriel : lacasseg@groupelacasse.com
Site web : www.groupelacasse.com
Notes de bas de page
1 J.-L. Mino (concepteur et réalisateur), Guy Lacasse, le « petit gars de Saint-Piede-Bagot (Québec) devenu industriel », 1994, 255 p.
2 B. Nadeau, « Le miracle de Saint-Pie », L’actualité, vol. 19, décembre 1994, p. 38.
3 Les Affaires, « Le défi de la performance. Les 500 plus importantes entreprises au Québec », Hors Série, Édition 1999, p. 32-33. La Revue Commerce du 6 juin 1998 classait l’entreprise au 714e rang au Canada pour les profits.
4 C. Turcotte, « Le meuble de bureau à la façon Lacasse », Le Devoir, 6-12 septembre 1999.
5 Les Affaires, op. cit.
6 « Le Groupe Lacasse envisage d’aller en Bourse », Les Affaires, r8 avril 1998, p. 52.
7 Claude Turcotte, « Le meuble de bureau à la façon Lacasse », Le Devoir, 6-12 septembre 1999.
8 Les Affaires, « 500, le défi de la performance », édition 1999, p. 32.-33 ; et Les Affaires, « 500, Stratégies pour l’an 2000 », édition 1998, p. 41.
9 Les Affaires, le 18 avril 1998, p. 52.
10 R. Dupaul, « Les fabricants de meubles exportent en grand », La Presse, dossiers économiques, 11 novembre 1997.
11 B. Nadeau, « Le miracle de Saint-Pie », L’actualité, vol. 19, décembre 1994, p. 38.
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