On ne devient pas compagnon de route du jour au lendemain
p. 309-313
Texte intégral
1Mon premier contact avec Guy date de la fin des années 1930. Un monsieur, nommé Guy Rocher, venait à l’école primaire Sainte-Thérèse de Sherbrooke visiter la « cellule » de la Jeunesse étudiante catholique, la JEC pour les initiés. J’avais 9 ou 10 ans et je faisais partie de ce mouvement. Plusieurs années plus tard, je me souvenais de son nom. J’avoue ne pas me souvenir de ce qu’il a sûrement dit de l’Action catholique, du voir-juger-agir que le mouvement proposait alors à ses membres. Je ne pouvais pas deviner que cette devise allait l’animer toute sa vie, et qu’au cours de sa carrière, il l’appliquerait à toute une panoplie de situations sociales du Québec. Je me souviens que l’un des gros problèmes que j’avais alors, pour devenir un bon « jéciste », était de vendre un journal de grand format, sérieux, et dans lequel je ne comprenais presque rien. De ce journal, il nous a certainement parlé avec chaleur : il a toujours aimé les gens qui lisent beaucoup... Mais ce qui m’a le plus frappé à ce moment-là n’était pas, je l’avoue, le discours (un mot que je n’aurais pu utiliser dans le temps) sur l’action catholique. Non, c’était le fait qu’un « grand monsieur » vienne nous visiter à cette petite école de frères, le fait qu’il était grand, je l’ai dit, qu’il portait un veston et, surtout, qu’il avait un porte-document en cuir : pas un sac d’école, mais une vraie serviette. C’était, je pense, la première fois que je rencontrais quelqu’un qui en possédait une comme celle-là. Dans ma famille, dans mon entourage, personne n’avait une serviette de ce genre. Je ne savais pas, mais je venais d’entrer dans un autre monde, celui de Guy Rocher.
2Beaucoup plus tard, le nom de Guy Rocher était associé à un événement important : la grève d’Asbestos. Des gens de la JEC avaient entendu parler de ce « monsieur » qui était parti en camion porter des choses aux grévistes. Je n’ai jamais connu les détails de cette histoire, mais elle m’avait beaucoup touché. D’abord Asbestos, cela faisait partie de ma région, les Cantons de l’Est. Puis mon père connaissait bien le curé d’Asbestos. Même invalide, il s’était fait conduire en voiture pour aller le saluer. La situation était paradoxale (un autre mot que je ne connaissais pas à l’époque !) parce que, d’après mon père, l’évêque du diocèse avait justement éloigné ce curé de la ville de Sherbrooke à cause de ses positions... syndicales. La démarche de Guy Rocher venait de prendre pour moi une grande importance. Je n’y ai certainement pas pensé alors, mais j’imagine que, pour aller aider les grévistes d’Asbestos, il n’utilisait pas la serviette de cuir qui m’avait tant impressionné !
3Jéciste, militant en faveur des travailleurs syndiqués, c’est un bon point de départ pour connaître un futur « compagnon de route ». À moins que je l’aie été déjà sans le savoir... et surtout sans qu’il ne le sache lui-même. Mais il y a plus. Quand, en 1952, je me suis retrouvé en première année à la Faculté des sciences sociales à Laval, le père Lévesque était bien fier de nous annoncer l’arrivée d’un nouveau professeur de sociologie. Oui, j’étais étudiant en première année au moment où Guy commençait, lui, sa première année d’enseignement. Je me limite à quelques souvenirs parmi les centaines qui me viennent à l’esprit. Mais je vous le dis tout de suite : Guy était déjà l’excellent professeur que des générations d’étudiants connaîtront par la suite. Et... il avait toujours une serviette de cuir et aimait toujours que les gens lisent beaucoup... Mais là, c’est en sociologie qu’il fallait lire.
4Dès le premier cours – ou le deuxième ? –, il nous a dit que nous devions absolument connaître le grand sociologue Durkheim. Mais le problème plus immédiat pour un étudiant, n’était pas encore de courir à la bibliothèque, mais bien plutôt de savoir comme s’écrivait ce nom bizarre. Entre étudiants, nous comparions nos notes, Guy aurait été surpris des multiples façons d’écrire Durkheim « au son ». Au cours suivant, nous lui avons demandé d’écrire au tableau les noms des auteurs qu’il citait. Et il l’a toujours fait : déjà, à cette époque, Guy Rocher était un professeur accessible. Oui, gentil, mais aussi relativement exigeant. Je me souviens d’une de mes consœurs qui, devant un résultat d’examen moins élevé que ce qu’elle espérait, s’était écriée : « Dire qu’il a l’air si doux... »
5Déjà, à ce moment-là, ses cours étaient faciles de compréhension et agréables à suivre. Il s’assurait que son débit permit de prendre de bonnes notes. Préparait-il (déjà ?) sa future Introduction à la sociologie générale ? Si oui, il aurait peut-être été intéressé de savoir qu’une autre consœur, qui avait déjà travaillé comme secrétaire, prenait ses cours en sténographie : pratiquement, elle était devenue une assistante sans le titre.
6Pensant à cette période, je m’en rendis compte plus tard, il ne m’avait pas seulement enseigné la sociologie, il m’avait initié à l’enseignement de la sociologie. Quand, ultérieurement, je me suis retrouvé, avec Louis Maheu, à donner le cours d’introduction à la sociologie, j’étais bien convaincu que nous avions inventé une forme originale de travaux. Nous appelions cela le TCL (pour travail à contenu libre). Nous proposions aux étudiants, après quelques semaines seulement, de partir d’une situation ou d’une expérience qu’ils connaissaient bien, et de montrer en quoi le social « informait » en quelque sorte cette situation ou cette expérience. Beaucoup plus tard, me revenait en mémoire le premier travail que j’avais fait dans le cours d’introduction de Guy Rocher : c’était exactement la même idée. Je ne me souviens pas comment s’était prise la décision, mais mon travail consistait, dans un essai, à montrer les diverses facettes, les divers rôles, de l’agent d’assurances. Or mon « sujet de référence » était justement mon père qui avait été pendant vingt ans un agent d’assurances. En conclusion : Guy Rocher ne faisait pas que donner de bons cours magistraux, il dirigeait bien les travaux de ses étudiants.
7À ce sujet, d’ailleurs, j’ai aussi été assistant dans une recherche qu’il menait avec Arthur Tremblay sur l’analyse des manuels d’histoire du Canada. J’ai même fait mon mémoire sous sa direction. La direction de mon mémoire n’a assurément pas constitué un haut fait de sa carrière. Je le sais parce que, beaucoup plus tard, dans une rencontre amicale où d’autres collègues racontaient leur relation avec leur directeur de mémoire, Guy se tourne vers moi et me demande : « Et vous, Robert, qui dirigeait votre mémoire ? »
8Je ne peux quitter cette période de ma relation d’étudiant avec Guy sans rappeler qu’il fut aussi le premier à me donner un cours de psychologie sociale, domaine qui allait devenir le mien pour le reste de ma carrière. Sans doute pour cette raison, j’ai toujours associé Guy à la psychologie sociale. En même temps, il a rarement rattaché ses travaux à cette sous-discipline. À ce sujet, et je sais de quoi il retourne, je témoigne de ce que sa conception de la sociologie n’est pas du tout en opposition avec la multitude de perspectives associées à la psychologie sociale. Même aujourd’hui, je le crains, on ne reconnaît pas assez cette dimension de « sa » sociologie.
9J’ai quitté le métier d’étudiant pour celui de professeur au moment de son arrivée au Département de sociologie de l’Université de Montréal comme directeur. Je me suis alors retrouvé jeune professeur chargé de l’enseignement des techniques de recherche. J’avoue ne pas me souvenir lequel de nous deux avait demandé une rencontre pour discuter de mon plan de cours. Mais je me souviens fort bien de cette rencontre où nous avions discuté de ce plan. Il n’y avait pas grand désaccord, mais, à y repenser dans le contexte de cet hommage, je me retrouvais dans la position du « compagnon » au vieux sens du mot (« grade de la franc-maçonnerie supérieur à celui d’apprenti et inférieur à celui de maître », nous dit Le grand dictionnaire encyclopédique de la langue française). Comme je l’annonçais d’entrée de jeu, on ne devient pas compagnon de route du jour au lendemain.
10J’ai connu aussi le Guy Rocher de la commission Parent. Pour des raisons de confidentialité, j’ai été longtemps sans raconter mon intervention à cette commission d’enquête qui a marqué l’histoire récente du Québec. Un jour, il me contacte en m’informant qu’on souhaite que j’intervienne comme psychosociologue à la commission, au moment où elle entreprenait sa dernière étape avant la remise de son rapport. « Tous les membres se sont mis d’accord sur votre nom », me dit-il alors. Cela était important pour moi de le savoir, et le plus significatif, au fond, était que la demande me parvienne par Guy. Conscient de l’énergie que Guy consacrait à cette commission, je me retrouvais un peu « compagnon de route ». En un sens, il me permettait d’être complice de ce moment crucial de l’histoire d’un Québec en construction. Pendant plusieurs semaines, j’ai donc accompagné ainsi la commission dans ses travaux. Je ne dévoile ici aucun secret : tout le monde sait le rôle déterminant de Guy dans les travaux de la commission. Tout ce que je peux ajouter : « [C]’est vrai, j’ai tout vu de mes propres yeux. »
11J’ai eu aussi l’occasion d’avoir avec Guy des échanges sur ses expériences comme sous-ministre au gouvernement du Québec. Il était, oui, sous-ministre, mais il demeurait toujours le sociologue qui analyse la réalité politique du Québec et le rôle de la fonction publique. Dans le numéro de Sociologie et sociétés sur les liens entre Droit et pouvoir qu’il avait préparé avec Robert Vandycke, sa propre contribution portait justement sur ce type d’analyse.
12Droit et pouvoir. Tout le monde sait que Guy « appartient » à la Faculté de droit. Mais Guy étant Guy, il « nous » appartient toujours aussi. Il a été, et demeure encore, une personne de référence dans le Département qui est le mien. Les directeurs de ce département se succèdent, mais il y a un élément qui ne change pas : l’idée de recourir à lui devant des problèmes à résoudre ou des projets à réaliser. Sans compter que pour beaucoup d’entre nous, il demeure « celui qui aurait dû », à un certain moment de l’histoire récente de notre institution, être notre recteur. Mais je laisse cet épisode aux historiens.
13Je reviens au titre que j’ai donné à ces quelques notes d’hommage. C’est vrai que j’ai eu le plaisir et l’honneur d’être un « compagnon de route » de Guy. Et, comme de mon point de vue, cette expérience a débuté à la petite école primaire de la paroisse de Sainte-Thérèse, j’ai raison de rappeler qu’« on ne devient pas compagnon du jour au lendemain ». Mais, en même temps, l’évocation, même rapide, de mes contacts avec Guy depuis plus de 60 ans, ne peut faire abstraction de sa participation à des moments cruciaux de l’histoire du Québec. J’en rappelle quelques-uns : l’Action catholique, la grève d’Asbestos, la faculté des sciences sociales de Laval, la commission Parent, le fonctionnement du gouvernement et de la fonction publique, l’Université de Montréal... Finalement, je propose un autre titre qui serait plus juste encore : Rendre hommage à Guy Rocher, c’est rappeler sa contribution à un « Québec en mutation ».
Auteur
Professeur au Département de sociologie, Université de Montréal
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'économie circulaire
Une transition incontournable
Mélanie McDonald, Daniel Normandin et Sébastien Sauvé
2016
Les grandes universités de recherche
Institutions autonomes dans un environnement concurrentiel
Louis Maheu et Robert Lacroix
2015
Sciences, technologies et sociétés de A à Z
Frédéric Bouchard, Pierre Doray et Julien Prud’homme (dir.)
2015
L’amour peut-il rendre fou et autres questions scientifiques
Dominique Nancy et Mathieu-Robert Sauvé (dir.)
2014
Au cœur des débats
Les grandes conférences publiques du prix Gérard-Parizeau 2000-2010
Marie-Hélène Parizeau et Jean-Pierre Le Goff (dir.)
2013
Maintenir la paix en zones postconflit
Les nouveaux visages de la police
Samuel Tanner et Benoit Dupont (dir.)
2012
La France depuis de Gaulle
La Ve République en perspective
Marc Chevrier et Isabelle Gusse (dir.)
2010