1L’étude du changement social occupe une place centrale dans l’œuvre de Guy Rocher. Il y a consacré le troisième tome de son Introduction à la sociologie générale1 et il a régulièrement analysé les changements – nombreux, on le sait – qui ont marqué la société québécoise dans la seconde moitié du XX^e siècle. Guy Rocher s’est attardé à les étudier sous plusieurs angles, depuis la modernisation des institutions – dont il a aussi été l’un des acteurs, comme d’autres le souligneront ailleurs dans cet ouvrage – jusqu’à l’étude des structures sociales, objet de l’une de ses premières études sociographiques2.

2Nous avons souhaité inscrire notre contribution à cet ouvrage collectif dans le champ des premiers travaux de Rocher – celui de la stratification sociale –, mais aussi en ayant en tête d’étudier les mutations de l’ensemble de la société québécoise, une préoccupation constante qui a marqué la carrière de ce dernier3. Un angle d’approche s’est imposé d’emblée, qui est aussi l’objet de vifs débats sur la place publique au Québec et ailleurs dans les sociétés développées4 : les rapports entre les générations depuis 50 ans.

3Le slogan qui a animé la réforme scolaire au cœur de la Révolution tranquille – « Qui s’instruit s’enrichit ! » – est bien connu des aînés qui liront ces lignes et des gens de ma génération qui en ont été les premiers bénéficiaires. Ce slogan ferait sourire de nos jours par son côté utopique, il étonnerait plusieurs par son côté naïf et il en choquerait d’autres par son côté utilitaire et néolibéral. Mais dans les années 1960, ce slogan évoquait plutôt les espoirs d’une société qui entreprenait de moderniser ses institutions scolaires et qui faisait de la scolarisation l’instrument de la mobilité sociale individuelle certes, mais aussi l’instrument de la promotion collective5 des Canadiens français de l’époque que Jean Lesage décrivait encore comme des porteurs d’eau lors de la campagne électorale de 1960. L’examen de la table de mobilité sociale au Québec compilée par Rocher et de Jocas dans leur article classique est très parlant sur cet aspect6.

4Nous avons choisi d’analyser une mesure synthétique du niveau de vie des ménages québécois par cohortes-générations au cours des trente dernières années du XX^e siècle, une bonne façon d’aborder plusieurs thèmes chers à Guy Rocher. Cet examen est en fait un coup de sonde fort parlant sur les effets de période, les effets d’âge et les effets de génération qui ont pris place dans la dernière moitié du siècle, une étude à verser au bilan de la Révolution tranquille et de l’effet de la réforme scolaire sur le statut socioéconomique des Québécois, inégal selon les générations.

Niveaux de vie contrastés par génération

5Nous allons analyser dans les paragraphes qui suivent le niveau de vie d’individus appartenant à six cohortes différentes nées entre 1910 et 1960 ayant atteint des âges différents au cours des années 1970 à 2000. Le niveau de vie sera mesuré à partir du revenu total moyen pondéré par unité de consommation des ménages. La pondération est rendue nécessaire pour tenir compte de la fécondité différentielle des générations et de l’évolution de la composition des ménages au cours du cycle de vie. L’échelle qui a servi à pondérer la composition des ménages est une échelle d’Oxford classique (poids de 1 au premier adulte, 0,8 aux autres adultes dans le ménage, 0,8 aux enfants âgés de 17 à 25 ans, 0,5 aux enfants de 5 à 16 ans et enfin 0,4 aux enfants de 0 à 4 ans). Nous analyserons les revenus totaux après les transferts mais sans tenir compte des impôts directs payés par le ménage. Il faudra garder à l’esprit que les taux d’imposition directe ont fortement augmenté entre le début et la fin de la période retenue dans l’analyse. Le niveau de vie est mesuré en dollars constants de 2000, afin de neutraliser l’effet de l’inflation.

6Comme on pourra le voir au premier coup d’œil dans le Graphique 1, l’évolution du niveau de vie moyen n’a pas du tout suivi la même tendance dans les différentes cohortes dans le dernier tiers du XX^e siècle et les trois types d’effets annoncés plus haut – effets d’âge, de génération et de période – sont bien différents. Les individus ne traversent pas de la même façon les phases du cycle de vie (formation d’un ménage, arrivée des enfants, phase du nid vide, retraite) et sont affectés fort différemment par la conjoncture ou la période (une récession ou un choc pétrolier, par exemple). Autrement dit, l’approche par cohortes-générations permet d’analyser autrement le changement social en partant de l’agrégation des comportements des acteurs sociaux.

7Le sommet des courbes du Graphique 1 donne le niveau de vie observé dans chaque cohorte à l’âge atteint en 2000. On reconnaîtra la forme classique de la relation en coupe transversale entre l’âge et le niveau de revenu ou le niveau de vie une année donnée : niveaux qui s’élèvent de 30 à 40 ans, sommet dans la cinquantaine, déclin par la suite, puis relative stabilité une fois les individus bien établis dans la retraite (après l’âge de 70 ans). Mais l’avantage de ce graphique est de montrer quelle est l’évolution antérieure dans les différentes cohortes qui coexistaient en 2000 dans la société québécoise. Chaque courbe décrit l’évolution du niveau de ressources monétaires des ménages au cours du cycle de vie par cohorte jusqu’au point d’arrivée observé en 2000. L’examen montre aussi que la forme générale des différentes courbes est semblable (mais avec des points d’inflexion différents), ce qui confirme la validité des données qui seront analysées (croissance suivie d’un plateau, d’un déclin et d’une certaine stabilité à la fin du cycle de vie).

8Si chaque cohorte-génération avait eu le même taux de croissance du niveau de vie réel, les courbes auraient dû être parallèles. Or, le fait qu’elles ont des pentes distinctes et des points d’inflexion qui arrivent à des âges différents indique que leurs parcours ont été fort diversifiés, d’où la pertinence d’une étude par génération. L’analyse de cet indicateur montre clairement que l’étude d’une variable ventilée selon les groupes d’âge (donc selon le cycle de vie) ne donne pas nécessairement une bonne idée des changements observables entre les générations. Seule une analyse spécifique par cohortes permet de le faire.

graphique 1. Niveau de vie des ménages québécois, deux personnes et plus, six cohortes, années 1969-2000

9Les données sont tirées des enquêtes sur les dépenses des familles de Statistique Canada recueillies à intervalles réguliers entre 1969 et 2000, soit au total sept enquêtes différentes qui couvrent une période allant jusqu’à trente et un an de vie dans deux cohortes, la période étant plus courte chez les jeunes ou les plus âgés pour des raisons évidentes.

10Un grand nombre d’effets apparaissent clairement dans le Graphique 1. Nous les analyserons soit par cohortes, soit par types d’effets, car il y a beaucoup à voir dans ce seul graphique qui permet de donner un coup de sonde sur les mutations du Québec ces derniers trente ans. Les cohortes seront identifiées de 1 à 6 en partant de la gauche : la cohorte 1 comprend les personnes qui sont nées entre 1910 et 1914, la cohorte 2, celles qui sont nées entre 1920 et 1924, et ainsi de suite.

L’ascenseur socioéconomique

11Chaque cohorte réussit à augmenter ses revenus réels par unité de vie (ménage pondéré) par comparaison à la précédente au même âge, puisque les courbes se superposent clairement, sauf quelques exceptions significatives. Cela signifie que l’ascenseur socioéconomique a assez bien fonctionné durant les 30 années étudiées. Cette observation vaut principalement pour les meilleures années de la vie active, c’est-à-dire entre 30 et 60 ans, soit la période au cours de laquelle la probabilité de travailler à temps complet est la plus forte. L’établissement dans la vie active exige du temps et il s’effectue par les essais/erreurs qui se font dans la vingtaine. Le prolongement des études retarde l’entrée définitive dans le monde du travail et il est plutôt marqué par l’occupation d’emplois divers, le plus souvent précaires.

12Le niveau de vie moyen a augmenté d’une cohorte à l’autre, mais cette hausse ne doit pas être attribuée seulement à l’accroissement des revenus de marché. Deux changements sociaux majeurs sont en effet intervenus entre les années 1960 et les années 2000 : l’avènement du double revenu et la diminution de la natalité des couples, ce qui a affecté le revenu réel par unité. Cela se voit nettement dans la tranche d’âge 50-60 ans. La cohorte 2 (1920-1924) est en effet arrivée dans cette tranche d’âge marquée par le départ des enfants à charge au moment où les revenus moyens continuaient de croître fortement – et pour tous – dans les années 1960 et 1970. Le niveau de vie des membres de cette cohorte a donc cru pour deux raisons qui ont combiné leurs effets : l’arrivée dans une période de croissance économique à un âge où le nombre de dépendants diminuait. On le voit, les années 1960 n’ont pas été bénéfiques seulement pour les premières vagues de baby-boomers entrant sur le marché du travail ; les autres groupes d’âge en ont aussi profité, il ne faudrait pas l’oublier. Ce fut le cas aussi des personnes âgées, comme le montre la première courbe. Leurs ressources financières ont nettement augmenté durant cette période, un résultat bien documenté.

13L’ascenseur social a cependant connu des ratés dans les dernières cohortes-générations qui sont arrivées sur le marché du travail dans un contexte plus difficile. On le voit nettement dans la cohorte 5 (personnes nées entre 1950 et 1954). Le niveau de vie moyen a été stagnant pendant de nombreuses années au sein de cette cohorte en début de vie active. L’ascenseur social a connu aussi des ratés dans le dernier tiers de la vie active chez ceux qui y sont arrivés au mauvais moment. Avant d’analyser plus en détail ces ratés générationnels, il nous faut examiner les effets de périodes qui ont marqué le dernier tiers du XX^e siècle, et partant, l’évolution du niveau de vie des ménages.

Le choc pétrolier de 1973 : trois réactions différentes

14« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », raconte le fabuliste La Fontaine dans Les animaux malades de la peste. Ce vers traduit bien ce qu’on peut appeler les effets de conjonctures et de périodes. Les récessions économiques et les divers chocs pétroliers, par exemple, touchent l’ensemble des salariés qui doivent composer avec leurs effets, quel que soit leur âge. Si le prix de l’essence monte brusquement, tous sont frappés. Mais les six premiers pieds de l’alexandrin de La Fontaine sont aussi à retenir : ils ne mouraient pas tous. Autrement dit, la conjoncture et l’effet de période sont vécus différemment par les individus. Si une récession sévère survient et oblige les entreprises à licencier une partie de leurs effectifs, il y a fort à parier qu’elles vont chercher à envoyer à la retraite prématurée les travailleurs les plus âgés, qu’elles vont mettre à pied les employés entrés les derniers dans l’entreprise et qu’elles ne combleront pas les postes vacants pendant un certain temps, épargnant les personnes en milieu de vie active. De telles mesures ont des effets immédiatement visibles sur le plan des générations, donc sur le plan macrosociologique touchant les rapports entre les groupes d’âge. On voit parfaitement bien la trace de ces événements conjoncturels dans les courbes sous examen dans le Graphique 1. Pour l’illustrer, considérons d’abord le choc pétrolier de 1973.

15Nous savons avec le recul du temps que le choc pétrolier de 1973 fut particulièrement important, bien plus que celui qui a marqué le début du XXI^e siècle, car la hausse du prix du brut a alors été beaucoup plus prononcée et subite que celle qui a été observée dans les années 2005-2006. Par ailleurs, les sociétés industrielles développées n’étaient pas du tout préparées à le subir. Le choc de 1973 marque la fin officielle des Trente Glorieuses et le début d’importantes mutations du monde industriel qui ne sera plus du tout le même dans les décennies à venir, marqué notamment par la crise du fordisme et la fin des bons emplois industriels bien rémunérés à l’intérieur de frontières nationales protectrices appelées à s’ouvrir davantage dans les années à venir.

16Les gens de la cohorte 1 (1910-1914) avaient entre 63 et 67 ans au moment où le choc est survenu en 1973. Cette date marque le début du déclin de leurs revenus moyens dans le graphique. Les individus appartenant à la cohorte 2 (nés entre 1920 et 1924) avaient quant à eux entre 53 et 57 ans en 1973. Or, c’est à cet âge que s’amorce le déclin de leurs revenus moyens par unité. Dans leur cas, il est permis de penser que l’effet de période (le choc pétrolier) se combine avec un effet cycle de vie. La main-d’œuvre âgée de plus de 50 ans a eu davantage de difficulté à s’adapter à la mutation du marché du travail qui a été très rapide par la suite. La cohorte 3 (personnes nées en 1930-1934) a été elle aussi touchée à l’approche de la cinquantaine au moment du choc pétrolier, qui marque pour elle le début d’une longue période de stagnation de son niveau de vie qui va durer 15 ans, jusqu’à l’âge du départ à la retraite. Dans les deux cas qui précèdent – cohortes 2 et 3-, on peut penser que l’arrêt brusque de la croissance des revenus moyens disponibles par unité est explicable en partie par le retrait forcé et prématuré des hommes occupant de bons emplois industriels dans les grandes sociétés de fabrication qui ont rationalisé leur production, réduit leurs effectifs, délocalisé certaines installations.

17Le choc frappe assez peu la cohorte 4 dont les membres actifs sur le marché du travail sont alors dans la jeune trentaine. La croissance de leurs revenus est infléchie vers le bas, mais faiblement, et elle reste positive, seule exception dans les six cas analysés dans l’étude.

18Enfin, les jeunes qui se sont présentés sur le marché du travail au moment même de la crise économique qui a suivi le choc pétrolier – soit les membres de la cohorte née entre 1950 et 1954 et qui avaient alors entre 23 et 27 ans – ont été très touchés. Ils subiront pendant dix ans les effets de la crise et leur niveau de vie réel ne croîtra de manière significative qu’au début de la quarantaine. En fait, la dernière vague du baby-boom, ainsi que les générations suivantes, ont été les plus durement touchées par la crise du système de production fordiste. La dernière cohorte n’ayant pas été marquée par le choc pétrolier de 1973, contrairement à la précédente, la progression de son niveau de vie a été plus régulière.

19Il ne faudrait pas oublier par ailleurs que les personnes en fin de vie active ont été touchées par le premier choc pétrolier. Les analyses qui ont été faites sur les chocs et récessions économiques dans les années 1980 et même par la suite ont le plus souvent insisté sur les difficultés bien réelles éprouvées par les jeunes sur le marché du travail, le sort de la génération X étant le plus médiatisé. Le sort des personnes en fin de vie active a quant à lui été beaucoup moins bien examiné et il a fait l’objet d’une moindre attention dans les médias.

Le destin exceptionnel de la génération lyrique

20La cohorte qui est née au cours de la guerre de 1939-1945 – de même que celle qui a suivi dans l’immédiat après-guerre, soit les premiers nés du baby-boom, que François Ricard7 a si bien nommés à la suite de Milan Kundera la génération lyrique – a connu un destin exceptionnel sur le plan de l’emploi et des revenus. Les personnes nées entre 1940 et 1944 (notre cohorte 4) ont eu 20 ans au début des années 1960, soit durant la période de changement social accéléré au Québec et de forte croissance des revenus d’emploi. Cette cohorte a cumulé les bénéfices de l’effet de période et ceux du cycle de vie.

21Par ailleurs, tout porte à croire que cette cohorte (et les cohortes adjacentes) a tiré davantage de bénéfices sur le plan des revenus sur une durée beaucoup plus longue que les autres. On sait en effet que les revenus réels augmentent lorsque les individus sont bien établis sur le marché du travail après une période de tâtonnements et d’occupation d’emplois précaires. Dans le cas de cette cohorte, il est permis de penser que le tâtonnement et la précarité ont été moins longs en moyenne en début de carrière, ce qui expliquerait que la croissance des revenus réels ait commencé plus tôt. Par ailleurs, la hausse continue s’est poursuivie jusqu’à la dernière année d’observation alors que ses membres atteignaient la mi-cinquantaine en 2000. Il semble que le déclin des revenus moyens par unité surviendra plus tardivement dans cette cohorte que dans les précédentes. Il faudra attendre la publication de nouvelles données couvrant les années 2005-2010 pour voir à quel moment de leur cycle de vie surviendra l’inflexion vers le bas. Enfin, elle a aussi été moins marquée par les événements conjoncturels comme le choc pétrolier de 1973 ou la récession de 1982, ayant été protégée par le fait que ces événements sont survenus au milieu du cycle de vie, contrairement aux individus appartenant à d’autres cohortes qui ont subi les effets de ces chocs à des moments où ils étaient plus vulnérables à cause de leur âge.

22Cette cohorte a aussi une autre caractéristique : ses membres ont fait moins d’enfants que dans les précédentes. Leur faible fécondité doit être prise en compte dans l’explication de la hausse de leur niveau de vie réel puisqu’ils ont eu moins de bouches à nourrir. Ainsi, la hausse continue et marquée du niveau de vie observée dans cette cohorte arrivée à la cinquantaine – qui creuse l’écart avec les générations précédentes lorsqu’elles avaient elles aussi atteint un âge identique – s’explique entre autres par l’avènement plus précoce de la phase du nid vide puisque cette génération a eu moins d’enfant.

23Il faut remarquer que cette cohorte, parmi celles qui sont examinées dans cette analyse, est la seule qui a été finalement peu touchée par les trois périodes de crise économique : le choc pétrolier de 1973, la récession de 1982 et celle, moins marquée du début des années 1990. À peine voit-on une inflexion de la croissance du niveau de vie aux âges auxquels ont frappé ces récessions et chocs économiques. Cette cohorte est, en effet, celle qui, dans notre étude, connaît trois chocs économiques importants qui surviennent en plein cœur de la période de croissance des revenus attribuable au cycle de vie, soit entre 30 et 50 ans, en gros. Il en va tout autrement dans les autres cohortes, comme on l’a vu plus haut. Par contraste, la cohorte 5 arrive en âge de travailler au moment du choc pétrolier et au moment d’une phase de réorganisation majeure du marché du travail. Elle mettra dix ans avant que ses membres ne connaissent un fort mouvement de hausse de leurs revenus moyens par unité. Pendant ce moment de leur cycle de vie – soit entre l’âge de 30 et 40 ans –, les individus de cette cohorte ont obtenu des revenus moyens annuels par unité à peine supérieurs en termes réels aux revenus de la cohorte précédente au même âge, ce qui signifie un déclin relatif. Par contre, l’analyse montre que leur situation change rapidement dans les années 1990, dans leur quarantaine, alors que la progression vers le haut est la plus rapide et de pente comparable à celles des cohortes précédentes. Autrement dit, cette cohorte a dû attendre 10 ans de plus que les précédentes avant de connaître une croissance rapide de son niveau de vie moyen.

24La dernière cohorte considérée dans notre étude – celle des personnes nées entre 1960 et 1964 – a eu un destin contrasté par rapport à celle qui l’a précédé. Pour la première fois dans l’histoire, elle débute dans la vie active à des niveaux de revenus moyens par unité inférieurs à ceux qu’avait la génération précédente au même âge, 10 ans avant elle (la cohorte née au début des années 1950). Cela se comprend : ils sont entrés sur le marché du travail vers l’âge de 22-25 ans au moment de la récession de 1982, marquée notamment par un taux de chômage de 30 % chez les jeunes. Mais cinq ans après, ils comblaient leur déficit générationnel et poursuivaient une croissance de leurs revenus par unité parallèle à celle des générations précédentes.

Un déclin plus précoce des revenus dans le cycle de vie

25L’arrêt de la croissance des revenus réels moyens par unité est survenu de plus en plus tôt dans le cycle de vie des cohortes nées dans la première moitié du XX^e siècle. On le voit très nettement dans les courbes caractérisant les générations nées en 1920-1924 et en 1930-1934. Leurs membres ont vu leur niveau de vie stagner, puis ensuite régresser de plus en plus tôt. Déclassement prématuré ou liberté 55 ? Il faut sans doute pencher en faveur de la première hypothèse, car finalement assez peu de membres de ces cohortes ont pu maintenir le niveau de vie élevé que présuppose le modèle de retraite liberté 55 qui a été vanté par les médias pendant un certain temps.

26L’examen des courbes donne à penser que le niveau de vie moyen des retraités de demain sera plus élevé en moyenne, mais aussi qu’il y aura une plus grande hétérogénéité des conditions à cette étape du cycle de vie. Le niveau de vie moyen des ménages retraités a été dans le passé assez homogène et, il faut l’ajouter, assez faible. L’intervention étatique a largement profité aux retraités d’hier en redistribuant vers cette tranche d’âge une part grandissante des revenus, ce qui a assuré un niveau de vie minimum au-dessus du seuil de faible revenu de Statistique Canada pour l’ensemble de cette classe d’âge depuis maintenant 30 ans. L’État a alors fait le choix dans les années 1970 d’éliminer la pauvreté au-delà de l’âge de 65 ans en bonifiant les divers programmes de sécurité du revenu. Tout donne à penser que le revenu minimum à la retraite sera maintenu dans les années à venir. Mais l’arrivée de nouvelles cohortes de retraités bénéficiant du fruit de leur épargne privée (fonds REER) et de régimes de pension en tant que salariés entraînera l’apparition de nouvelles inégalités. Contrairement aux générations passées de retraités, généralement assez homogènes au bas de l’échelle des revenus, les nouvelles générations bénéficieront après leur retraite d’avantages inégaux acquis sur le marché du travail et la différenciation socioéconomique observée durant leur vie active se maintiendra lors du retrait du marché du travail.

Dépenses publiques et générations

27Nous avons analysé l’évolution des niveaux de vie des ménages sans prendre en compte les dépenses publiques dont ils ont tiré profit par générations. Les dépenses de l’État ont en effet augmenté de manière considérable depuis les années 1960, comme l’a montré Jean-Jacques Simard qui en a proposé une analyse fort parlante dans son livre L’éclosion8. Les dépenses publiques – pour les routes, les équipements collectifs, les hôpitaux, les institutions scolaires – ont profité à tous les groupes d’âge au moment où elles ont été faites. L’analyse détaillée par génération de l’usage et du financement des biens et services publics reste à effectuer, mais il est possible d’avancer l’hypothèse que les membres des six générations étudiées plus haut auront eu un accès inégal aux biens publics au terme de leur parcours de vie.

28Les cohortes nées au début du XX^e siècle ont profité des biens publics et des équipements collectifs construits pendant la phase de modernisation du Québec pendant la dernière partie de leur vie seulement. Les générations nées dans l’après-guerre auront eu la chance d’en profiter sur une période plus longue de leur vie tout en supportant le coût croissant de ces derniers qui s’est reflété dans les taux d’imposition de plus en plus élevés dans les années 1960,1970 et 1980. Ainsi, pour fixer les idées, mentionnons seulement que les gouvernements de Duplessis ont construit des écoles primaires et des hôpitaux en grande quantité lorsque les baby-boomers étaient dans l’enfance et que les gouvernements Lesage et Bourassa ont par la suite bâti des collèges, universités et autoroutes dans les années 1960 et 1970 dont a largement profité cette cohorte, qui a donc retiré des bénéfices de l’investissement étatique dès le début du cycle de vie.

29Les nouvelles cohortes ont quant à elles eu à leur disposition des équipements et une gamme étendue de services dès le plus jeune âge, mais elles devront aussi assumer le poids élevé de la dette publique et l’obligation de renouveler une partie des équipements collectifs. Autrement dit, les nouvelles générations paieront fort probablement par leurs impôts une part plus grande des biens et services collectifs que les générations précédentes, une part dont l’estimation précise reste à établir par génération. Un exemple, pour l’illustrer : le taux de cotisation au Régime des rentes du Québec était d’environ 6 % dans les années 1970 et il est monté à 13 % dans les années 2000.

30L’analyse du niveau de vie des ménages québécois par cohortes sur une période de trente ans – qui couvre la moitié environ du cycle de la vie adulte – est porteuse de nombreux enseignements pour l’étude du changement social tant sur les plans sociographique que méthodologique et théorique.

31Il importe d’abord d’observer que la Révolution tranquille au Québec a profité à l’ensemble des individus lorsqu’elle s’est mise en place. Elle a fonctionné comme la marée montante évoquée par le président John Kennedy dans son célèbre discours de 19609. Mais très vite, de nombreux clivages sont apparus entre les générations dont on commence seulement à mesurer empiriquement la portée et l’ampleur. Ces clivages s’ajoutent à ceux qui sont mieux connus et qui sont liés à la scolarisation, à la position sociale, à l’appartenance culturelle ou aux décisions qui émaillent la vie quotidienne comme le fait de divorcer ou de fonder une famille nombreuse.

32Ensuite, sur le plan méthodologique, notre analyse montre la nécessité de bien distinguer les effets d’âge et de génération qui ne doivent pas être confondus. Il est maintenant devenu évident qu’on ne peut pas inférer de l’analyse par tranches d’âge le comportement de générations qui se succèdent. Seule l’observation empirique permet – et permettra – de mieux voir ce qui se passe réellement d’une génération à une autre. Ce qui nous amène enfin à ceci : la distinction théorique entre lois et tendances sociales.

33Dans un texte bien connu (Misère de l’historicisme10), Karl Popper distingue les lois d’évolution et les tendances sociales. Il n’y a pas de lois inexorables en sciences sociales, mais bien plutôt des lois conditionnelles, pour reprendre l’expression de R. Boudon11 ou encore des tendances au sens donné à ce terme par Popper. Plus largement, c’est l’analyse par génération qui illustre plus que toute autre approche la pertinence de cette distinction. L’analyse descriptive que nous proposons ici plus haut en donne une autre illustration.