1La question de départ de ce livre était de rendre compte des trajectoires de la démocratisation au Bénin et au Niger et surtout, de comprendre pourquoi, entre 1989 et 1999, le Bénin s’est maintenu dans la voie de la consolidation, contrairement au Niger. Pour y répondre, nous avons comparé les dynamiques de ces pays sur la base des facteurs contraignants et facilitateurs de la transition et de la consolidation démocratique. En une décennie d’expérience pluraliste, les institutions démocratiques ont acquis de l’épaisseur et de la légitimité au Bénin, alors qu’elles ont été interrompues à deux reprises au Niger, qui n’a renoué avec un gouvernement fondé sur des élections transparentes qu’en 20001.

2Au terme de cette réflexion, un certain nombre de conclusions se dégagent. Elles gardent toute la modestie d’une étude comparative portant sur deux cas et se veulent comme des hypothèses soumises à la falsification2. En effet, l’observation et la confrontation des cas du Bénin et du Niger autorisent à proposer des généralisations sur les phénomènes de transition et de consolidation, et dans le même temps, à revisiter certains modèles d’analyse de la transition et de la consolidation à la lumière de ces cas africains.

L'importance des spécificités contextuelles de la démocratisation

3L’observation des variables discriminantes des trajectoires des deux pays montre la nécessité, plutôt que de leur appliquer des modèles généraux, d’analyser les processus de démocratisation en tenant compte des contextes spécifiques dans lesquels ils prennent place. L’hégémonie de l’acception purement procédurale de la démocratie a souvent eu comme conséquence de mener à une standardisation de la recherche. Or, les nouvelles expériences démocratiques doivent être analysées en intégrant des variables autres que les seules relevant de l’approche formelle. Celle-ci offre, il est vrai, « un étalon universel » d’évaluation des processus de démocratisation. Mais elle n’est pas moins irréaliste si l’on s’y tient exclusivement. En effet, une telle posture fait abstraction des conditions d’émergence du processus, des attentes et déceptions qui peuvent s’y attacher ainsi que de leurs effets légitimant ou délégitimant. Lorsqu’un processus de démocratisation prend place dans un contexte de crise économique semblable à celui que connaissent les pays d’Afrique subsaharienne, sa consolidation requiert que les acteurs politiques et les analystes restent attentifs aux risques de « désenchantement » susceptibles de s’installer rapidement si les changements politiques ne s’accompagnent d’aucun changement de la situation économique. En effet, l’expérience montre qu’avant (ou en même temps) que les citoyens y adhèrent pour ses valeurs politiques intrinsèques, la démocratie est d’abord (ou aussi) investie d’immenses espoirs d’amélioration des conditions de vie. La manière dont ces attentes seront traitées dans le nouveau cadre démocratique a une importante influence sur la survie potentielle du système.

4Par ailleurs, les expériences comparées du Bénin et du Niger nous montrent que lorsqu’un processus de démocratisation s’engage à la faveur d’une dynamique interne de « mobilisations multisectorielles », sa consolidation dépend plus que dans les autres cas de démocratisation (octroyée ou contrôlée par le pouvoir), de la capacité des acteurs à ménager le soutien des secteurs alliés. Une dynamique de rupture avec les alliés objectifs (secteurs qui ont obtenu la démocratisation, comme les syndicats) conduit facilement à la rupture du processus. En effet, elle crée des instabilités propices à l’activation d’une alternative non démocratique, surtout dans des contextes où la transition s’est opérée par rupture avec l’ordre établi. Dans ces cas, nombre d’acteurs ont été évincés dans des conditions telles qu’ils ont plus tendance à miner le cadre démocratique qu’à le soutenir. À l’inverse, lorsque les changements politiques s’accompagnent de gains notables, le soutien des alliés objectifs est renforcé et la capacité de nuisance des secteurs potentiellement hostiles diminuée. Cette atténuation des risques tient au fait que même ces acteurs potentiellement hostiles se rendent compte qu’ils peuvent défendre leurs intérêts dans le cadre démocratique3.

5Il est d’autant plus important de rester attentif à ces questions, que la consolidation démocratique est, plus encore que le démantèlement des régimes autoritaires, une affaire de soutiens internes. Malgré les phénomènes de mondialisation des systèmes politiques, les politiques de conditionnalité démocratique ou les effets de vague et de contagion démocratique, il s’avère que l’environnement international est plus efficace dans le renversement des autoritarismes que dans la consolidation de la démocratie. Lorsqu’un régime démocratique est menacé, les acteurs extérieurs, y compris les vieilles démocraties qui disposent pourtant de la capacité à soutenir les élans démocratiques4, sont peu disposés à intervenir pour assurer la continuité des institutions. En général, les condamnations classiques s’estompent vite, et l’extérieur finit toujours par s’accommoder des traîneurs de sabre, le temps effaçant peu à peu les taches antidémocratiques d’un régime issu d’un coup d’État, comme celui du général Baré l’a démontré au Niger. Ce cas de figure est plus probable soit lorsque le pays est stratégiquement d’un intérêt négligeable, soit lorsqu’il est stratégique et que les pouvoirs autoritaires s’avèrent plus réceptifs aux intérêts et injonctions venant de l’extérieur, qu’ils proviennent d’acteurs bilatéraux comme la France ou les États-Unis ou des institutions financières internationales.

6Cependant, la précaution contextuelle appelle aussi à garder à l’esprit la complexité des dynamiques qui sont à l’oeuvre et qui, en s’enchevêtrant, peuvent compliquer la consolidation démocratique.

La complexité de l'entreprise de consolidation démocratique

7Les situations empiriques que nous avons étudiées montrent la grande complexité de la problématique de la consolidation démocratique. Elle fait intervenir des variables qui opèrent en interaction, qui sont parfois contradictoires et entre lesquelles il faut trouver un équilibre. Les processus de libéralisation et de transition se déroulent dans un intervalle de temps relativement court et mettent en jeu des variables essentiellement politiques et relativement maîtrisables. À l’inverse, les processus de consolidation ont des temporalités diffuses, mettent en jeu une multiplicité de variables et sont beaucoup plus fluides. Ainsi, la libéralisation requiert essentiellement des concessions politiques, c’est-à-dire une ouverture du système par l’octroi ou la conquête de libertés jusqu’alors interdites. Quant à la transition, notamment celle qui est précédée d’une conférence nationale, les tâches qui lui sont assignées consistent essentiellement à mettre en place un nouveau cadre juridique et à organiser les élections fondatrices. Dans le premier cas, que l’ouverture vienne du pouvoir ou qu’elle soit obtenue à la suite de mobilisations multisectorielles, la décompression du pouvoir autoritaire et les premières libertés viennent assez vite, le contexte étant à « la révolution démocratique globale ». Dans le deuxième cas, le timing de la transition est fixé à l’avance, parfois même consigné dans un cahier des charges. Malgré les incertitudes, le gouvernement mis en place connaît les objectifs et le calendrier de leur réalisation, même s’il peut échouer. S’il arrive à les respecter, la transition prend fin par la mise en place d’un gouvernement démocratique. Dans le cas contraire, la transition échoue et le pays retombe dans l’autoritarisme ou sombre dans la confusion5.

8Dans l’hypothèse d’un succès du processus, la transition devient un moment au cours duquel l’objectif démocratique occulte quelque peu les innombrables problèmes, puisque les acteurs sont plus orientés vers la construction d’un nouveau cadre politique. Mais cette « trêve » est momentanée et avec les péripéties des élections démocratiques, on entame la phase de consolidation qui est autrement plus longue, difficile et sujette à retournement. Au contraire de ce qui est possible durant la transition, il n’est pas possible de fixer un timing ou un calendrier pour parvenir à la consolidation, pas plus que de continuer à occulter les problèmes, les divergences d’intérêt, les oppositions et les impatiences. Tous ces défis trouvent leur source dans un ensemble de contraintes matérielles ou d’héritages politiques qui, selon leur ampleur ou leur nature, peuvent plus ou moins compliquer les chances de consolidation.

9De ce point de vue, il apparaît qu’en matière de démocratisation, une trajectoire n’est ni linéaire, ni vouée à se briser, quelles que soient les conditions de départ. Il n’y a pas de prérequis à la démocratie et aucune contrainte n’exclut absolument sa consolidation dans une relation de cause à effet, qu’elle pèse seule ou en addition à d’autres contraintes. Il faut au contraire, placer certaines situations en aval du fonctionnement des institutions démocratiques comme ses produits, et non en amont comme ses conditions préalables6. C’est pour cela qu’une armée républicaine, des traditions de compétition et de participation, un environnement matériel prospère, l’éradication des conflits identitaires, sont certes des situations qui facilitent un processus de consolidation. Certes aussi, leur absence complique la tâche de ceux qui ont à mener ce processus à bien, car les pratiques et les institutions de l’ordre ancien tendent à se reproduire dans le nouvel ordre et il ne faut pas sous-estimer cette capacité de reproduction. Cependant, s’ils rendent le terrain de la démocratisation moins facile, ils ne le rendent pas nécessairement infertile. La même analyse est applicable à la culture. Il n’y a pas de fatalité antidémocratique de type culturel. Bien qu’elles existent, les contraintes culturelles ne sont pas insurmontables, car la culture n’est pas figée, mais dynamique. Elle a une élasticité et un caractère mouvant qui lui confèrent de l’adaptabilité et la rendent perméable aux valeurs démocratiques ainsi que des études ont pu le montrer dans d’autres contextes ou pour d’autres objets7. S’il n’en était pas ainsi, le Bénin, dont la tradition de régionalisme est forte et profondément ancrée, n’aurait pas franchi l’épreuve des premières élections concurrentielles. Or, dans ce pays, on remarque que si les appartenances identitaires sont mobilisées dans les moments électoraux, elles n’empêchent pas la constitution de coalitions transrégionales et transethniques et disparaissent ensuite du débat politique. Néanmoins, il existe une corrélation entre ces diverses contraintes et les risques de déstabilisation des institutions. C’est cette idée de risque qui explique l’importance cruciale de la qualité des acteurs et de leurs stratégies dans les processus de consolidation démocratique.

L'importance du leadership et du pragmatisme politique dans la consolidation des acquis démocratiques

10Si les contraintes structurelles ne constituent pas dans l’absolu des conditions exclusives de la démocratie, c’est surtout parce que la démocratisation est aussi une affaire de subjectivité et de stratégies. Si l’ampleur des contraintes et leur accumulation sont corrélées avec les risques de rupture, la qualité des acteurs politiques contribue pour beaucoup à orienter la trajectoire de la démocratisation dans un sens ou dans un autre. Les chances de consolidation démocratique dépendent largement du flair des acteurs dès le moment de la transition, mais plus crucialement encore dans l’animation des nouvelles institutions. Le mode de transition et l’animation des institutions ont un impact direct sur ces chances de consolidation, alors même qu’ils échappent à tous les acteurs pris individuellement, puisqu’ils sont le résultat d’interactions et d’interdépendances stratégiques. De plus, les interactions qui se nouent autour du procès politique mettent en situation une pluralité d’acteurs entre lesquels ces interactions peuvent être très conflictuelles. C’est le cas des relations entre certains héritiers de l’ancien régime et ceux qui se présentent comme les prodémocrates, sans que la dichotomie soit aussi simple.

11L’importance des acteurs soulève la question du type d’élites susceptibles de réussir la démocratisation. Notre comparaison montre que le simple renouvellement des élites est peut-être un critère de démocratisation dans l’immédiat, mais pas un gage de consolidation. Ainsi, après les élections fondatrices, le renouvellement et même le rajeunissement des élites ont été plus importants au Niger et pourtant, le processus s’est rompu entre les mains des dirigeants nigériens. Au Bénin, à l’inverse, le retour au pouvoir de Mathieu Kérékou, l’ex-dictateur, a contribué à consolider la démocratie. De nouvelles élites, que l’on a tendance à assimiler naturellement à des démocrates convaincus, ne conduisent pas forcément mieux la démocratie à la consolidation. Guy Hermet a bien montré que, souvent, ce sont des démocrates par simple convenance qui ont institutionnalisé la démocratie, comme en Espagne, où ce mérite revient pour une large part aux héritiers de Franco. À l’inverse, des démocrates convaincus peuvent faciliter la rupture du processus8 par excès d’ambition, par intransigeance ou par inexpérience. De ce point de vue, les aveux des protagonistes de la cohabitation nigérienne, qui reconnaissent leur grande responsabilité dans la malheureuse issue de la crise politique de 1995-1996, le montrent bien9.

12Ces éléments prouvent qu’indépendamment des élites au pouvoir, c’est une forme de pragmatisme qui est nécessaire, voire indispensable à la consolidation démocratique lorsqu’on est dans un contexte caractérisé par des clivages identitaires, une rareté de ressources ou encore des traditions patrimoniales qui contribuent à exacerber les contradictions et tendent à donner un caractère irréductible aux conflits. Dans de telles situation, la continuité du processus démocratique dépend largement de la capacité à faire des concessions et des compromis, que l’on se place du côté des acteurs centraux (les forces politiques) ou des acteurs périphériques (associations ou syndicats) de la scène politique. Lorsque les pressions sont trop fortes sur le système et que les clivages et les inévitables conflits deviennent irréductibles parce que les acteurs refusent tout compromis, les risques de rupture augmentent. Le cas du Niger montre comment les institutions ont succombé en raison du manque de réalisme et de sens du compromis des acteurs de la cohabitation de 1995. Lorsqu’à l’inverse, les acteurs sont raisonnables et capables d’opter, si nécessaire, pour des formules pragmatiques, y compris au détriment de formules idéales, alors l’adaptabilité du système est augmentée en même temps que les chances de consolidation.

13Dans le même esprit, nous avons pu constater à quel point la trajectoire de la démocratisation tient aussi à la modération des différents acteurs, aussi bien dans les moments de démantèlement de l’ordre autoritaire que dans les relations qui se nouent entre acteurs au cours du procès politique. Plus les coûts et les coups supportés par certains acteurs dans ces moments de recomposition et de gestion politiques sont élevés, plus les facteurs de rupture s’accumulent parce que le processus devient exclusif. De ce point de vue, par exemple, la démarche plus excessive des acteurs nigériens contraste avec la démarche relativement modérée et consensuelle des acteurs béninois, notamment au cours des conférences nationales. Cet état de fait n’est pas étranger à la différence de trajectoire des deux pays. En effet, lorsque le régime démocratique est en « phase de prélégitimité », pour reprendre la formule de G. Ferrero10, les « démocrates fanatiques », comme les simples opportunistes, représentent autant de risques pour sa consolidation que ses farouches ennemis, et lorsque les premiers accèdent au pouvoir, ils nourrissent paradoxalement les desseins liberticides des seconds. C’est ainsi, par exemple, que la fronde syndicale et les conflits entre protagonistes de la cohabitation ont fourni un parfait alibi aux militaires pour prendre le pouvoir au Niger.

14C’est conscients des risques que comportent ces excès que des auteurs, tels que Beetham, Hermet, Huntington ou Linz, ont tous proposé des formules inclusives qu’ils croient plus propices à la consolidation que, dirons-nous, des formules tranchées. Huntington estime que, dès le moment de la transition, plutôt que de trancher entre les modalités de réforme ou de remplacement du régime autoritaire, il est préférable, du point de vue de la consolidation, d’opter pour ce qu’il appelle le « transplacement », une combinaison résultant d’éléments des deux modalités précédentes11. Linz propose à peu près le même schéma en préférant la « transaction » aux autres modalités que sont la rupture (ruptura) et la réforme (reforma)12. Beetham a quelque peu critiqué ces stratégies, considérant que les chances de consolidation sont surtout augmentées par la largeur et la profondeur du consensus ainsi que le caractère inclusif du processus, à condition toutefois que cela n’inclue pas les antidémocrates irréductibles et ne se fasse pas par l’exclusion des groupes et des demandes populaires13. C’est Hermet qui propose, une fois encore, une formule synthétisant bien l’idée que les stratégies de cristallisation de la démocratie ne sont pas forcément les plus agréables, ni les plus idéales, en montrant « les impurs bienfaits de la connivence » dans une « démocratisation à l’amiable14 », qui s’opposent aux méthodes développées par « les aventureux et les idéalistes réfractaires à tout compromis avec leurs principes15... ».

15À défaut de cette impure, mais bienfaisante connivence, la consolidation démocratique requiert au moins une limitation des appétits, des clivages et des crises, de la modération et un sens du compromis, car le chemin de la démocratie est parsemé d’obstacles et de pièges. Mais parce que la démocratie est indissociable des conflits, il convient également de restituer au droit et aux institutions qui encadrent les stratégies des acteurs toute la place qui leur revient dans l’orientation des trajectoires de la démocratisation.

La réhabilitation du droit et des institutions dans le nouveau constitutionnalisme africain

16La comparaison des variables explicatives de la divergence des trajectoires du Bénin et du Niger montre que dans les nouvelles dynamiques politiques africaines, la recherche de la place du droit est un détour obligatoire. Il est vrai que pendant longtemps, après la vague des indépendances africaines, les études de droit constitutionnel se sont concentrées sur le droit proclamé, celui qui est consigné dans les constitutions, les lois et règlements. Dans cette perspective, les chercheurs ont trop vite considéré nombre d’États comme démocratiques en se référant aux constitutions qui prévoyaient généralement le multipartisme et les libertés caractéristiques d’un État démocratique. Mais on s’est rapidement rendu compte des avatars d’un pur constitutionnalisme et d’un pur formalisme, puisque le droit proclamé était loin d’être appliqué et respecté16. Les études d’inspiration plus sociologique ont ainsi voulu s’interroger sur la réalité du droit en Afrique, en ne se contentant plus des proclamations et des dispositions formelles. Très souvent, les analystes ont ainsi pris le contre-pied des études précédentes tout en continuant à nier au droit toute pertinence dans le contexte africain. Lorsqu’on évoque l’État prédateur, la politique du ventre, la criminalisation de l’État17, c’est en grande partie en référence au caractère évanescent du droit, édicté pour la simple forme et submergé par des pratiques déviantes.

17Dans les nouvelles expériences de démocratisation, il est indispensable de réserver au droit et aux institutions la place qui leur revient18. L’étude des trajectoires du Bénin et du Niger montre que dans le premier cas, en dépit des contraintes objectives et en addition aux stratégies relativement moins excessives des acteurs, le droit (pensons à la cour constitutionnelle, à ses moyens, à son dispositif d’arbitrage des conflits) a largement contribué à la consolidation progressive du nouvel ordre démocratique. Dans le deuxième cas à l’inverse, des dispositions juridiques différentes (pensons à la faiblesse de la chambre constitutionnelle de la Cour suprême, à sa politisation), souvent incomplètes (cas de la loi portant organisation et fonctionnement de la Cour suprême qui, élaborée sous le parti unique et non modifiée, ne prévoyait ni la cohabitation, ni les conflits d’attributions entre pouvoirs, ni a fortiori l’organe qui est chargé de les arbitrer), ont joué plutôt en addition aux contraintes objectives et aux stratégies plus excessives pour mener à la rupture du processus démocratique.

18Pour ces raisons, il convient de réhabiliter le droit et de considérer que dans les situations où le droit n’est pas effectif, c’est souvent (mais pas toujours, notons-le) parce que les acteurs ont été défaillants dans la conception des textes de lois. La qualité des dispositions juridiques peut, par effet d’encadrement, entraîner des stratégies plus favorables à la consolidation démocratique, même si les formules institutionnelles ne sont pas, à elles seules, des gages de réussite ou d’échec : nous avons vu comment le système présidentiel béninois, plus prédisposé à succomber selon la littérature, a mieux résisté aux chocs et aux crises que le système semi-présidentiel nigérien19.

19Le droit a plusieurs dimensions intrinsèques qui en font une variable explicative importante de la démocratisation. Il a d’abord une dimension structurante, parce qu’il se cristallise dans des institutions à travers des règles et des procédures qui orientent l’action des acteurs. Le choix des règles juridiques est dès lors important dans la mesure où, si le droit est structuré (souvent par des rapports de forces, comme durant les conférences nationales), il devient structurant une fois édicté et participe intensément au processus d’institutionnalisation. La comparaison du Bénin et du Niger montre qu’en présence d’un bon cadre juridique et institutionnel, les acteurs peuvent plus difficilement « faire n’importe quoi », quels que soient leur force ou l’héritage dont ils sont porteurs. À l’inverse, un cadre juridique et institutionnel comportant des vides et des insuffisances laisse une marge pour le développement de stratégies « hors jeu » et de batailles politicojuridiques préjudiciables à la soutenabilité du processus.

20Le droit a ensuite une dimension contraignante, ou pour reprendre l’expression de P. Bourdieu, une force contraignante20. En formalisant les rôles et les normes, les règles juridiques et les institutions imposent des codifications dont la transgression comporte un coût dissuasif : par exemple, le refus de se conformer à une décision de la juridiction constitutionnelle peut entraîner une procédure de destitution. Le droit peut, de même, fonctionner comme une « assurance contre les risques », à l’image de la possibilité donnée par la loi fondamentale au Bénin, à tout membre d’un organe constitutionnel, de faire appel à des forces étrangères si les institutions démocratiques étaient renversées par un coup d’État. Cette force contraignante contribue à prévenir sinon les atteintes contre les institutions, du moins le succès de ces atteintes. On s’en rend bien compte, a contrario, lorsque l’insuffisance des garde-fous juridiques permet à certains acteurs, comme on l’a vu au Niger, de porter atteinte aux institutions démocratiques avec succès.

21Le droit a enfin une dimension habilitante, et en cela, il permet, dans les situations d’interaction, de démêler les responsabilités et de trancher les conflits. Le droit est « un élément constitutif de calculs pratiques21 », car ce sont des dispositions juridiques qui, à travers les institutions, fixent les compétences des différents acteurs et leur ouvrent des possibilités d’action. Il clarifie les rôles et la place de chacun dans le jeu politique dans le but de réduire les sources de conflit. Le droit facilite par ailleurs l’institutionnalisation de ce jeu, car il est à la base du processus de différenciation progressif entre les acteurs et les attributions dont ils sont investis, de sorte que ces attributions soient automatiquement reconnues à tout acteur correspondant aux critères juridiques requis pour les exercer.

22C’est au regard de tous ces éléments qu’il convient d’assigner aux institutions et au droit, la place centrale qu’ils méritent dans l’étude des phénomènes de démocratisation et de consolidation. Il convient aussi toutefois d’insister encore sur les limites de ce « retour du droit ». En renvoyant aux cas du Niger et de Madagascar, J. de Gaudusson relève la manipulation politique du recours au droit (que nous avons constatée au Niger notamment) et prévient que « par l’imprécision de leurs dispositions, par leurs lacunes et par les imprécisions qu’elles recèlent, bien des constitutions sont en puissance des nids à contentieux, juridiques et politiques22 ».

Les paradoxes de la démocratisation en Afrique

23Au Bénin comme au Niger, les soubresauts politiques commencés en 1989 se sont accompagnés, comme R. Banégas l’a bien montré pour le Bénin, de transformations incontestables des « imaginaires sociaux » et du rapport au pouvoir légitime23. Ainsi, d’une part, « les gens » distinguent bien entre le pouvoir démocratique et le pouvoir autoritaire, entre le pluralisme et le monolithisme24. D’autre part, on voit bien, à travers des indices positifs comme la participation ou l’engagement politiques et des formes protestataires comme les boycotts et les manifestations, leur attachement au mode de gestion démocratique et la bonne perception qu’ils ont des enjeux qui s’y attachent.

24Le cas du Niger, marqué par deux coups d’Etat en trois ans, montre toutefois qu’en matière de démocratisation, il n’y a pas de seuils graduels à franchir selon une logique cumulative, même si l’intériorisation des valeurs démocratiques peut être considérée comme le moment où l’attachement à la démocratie se cristallise et devient véritablement signifiant25. L’on remarque également que la diffusion des valeurs démocratiques et la démocratisation de l’État peuvent non seulement être disjointes, mais qu’en plus, du fait de la réversibilité du processus, la démocratisation de l’État peut être compromise, alors même que la démocratisation de la société progresse. Par ailleurs, les mutations observables dans le sens d’un ancrage des valeurs démocratiques, pour incontestables qu’elles soient, n’en restent pas moins traversées de paradoxes. Elles coexistent avec des habitudes et des pratiques dont le caractère démocratique est plus que douteux. La persistance de la corruption et des exclusions, la pratique des dépouilles et les coalitions hétéroclites qui se font et se défont au rythme des changements de pouvoir : tous ces facteurs sont là pour montrer toute l’ambiguïté de la construction démocratique en Afrique, même à travers la trajectoire pourtant relativement exemplaire du Bénin26.

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25En définitive, la comparaison des trajectoires de la démocratisation au Bénin et au Niger montre à l’évidence qu’il n’existe aucune fatalité antidémocratique, même dans un contexte caractérisé par de nombreuses contraintes, pas plus qu’il n’existe un rouleau compresseur démocratique simplement par volontarisme. Ces trajectoires divergentes enseignent que, même bien engagée, la démocratisation n’est point irréversible et que le processus de consolidation est le produit, réussi ou non, d’interactions entre des contraintes héritées du passé, des formules institutionnelles et des stratégies d’acteurs.