1Les chapitres précédents ont permis de comprendre pourquoi, entre son lancement en 1989 et 1999, la démocratisation s’était maintenue au Bénin et avait succombé à des coups d’État au Niger. Non seulement les facteurs structurels limitants étaient plus importants au Niger, mais la variable stratégique y a joué davantage dans le sens d’un affaiblissement de l’ordre institutionnel. En matière institutionnelle et de production du droit (notamment du droit constitutionnel), la transition s’est opérée plus en douceur et la démocratisation a été mieux préparée au Bénin. Les options institutionnelles y ont été plus pragmatiques et les règles juridiques plus claires. En ce qui a trait aux interactions politiques, il est apparu que les acteurs nigériens ont adopté des démarches s’apparentant à des stratégies de rupture dès la conférence nationale, alors qu’au Bénin, la conférence a pris des allures de pacte entre adversaires. Dans les deux cas, les interactions ultérieures ont été caractérisées par des conflits et des résistances. Mais le conflit étant normal en démocratie, c’est la capacité des acteurs à le maintenir dans le cadre des règles démocratiques, ainsi que la capacité des institutions à jouer leur rôle régulateur qui font ensuite la différence. De ce point de vue, non seulement le système béninois a résisté à de nombreux chocs entre 1991 et 1999, mais il a également satisfait au test de l’alternance en 1991 et en 1996. À l’inverse, le système nigérien a aussi connu une alternance, mais par la méthode du coup d’Etat en 1996. Le « renouveau » proclamé alors au Niger ayant pris des allures d’une « restauration autoritaire », un second putsch est survenu en 1999. Des élections transparentes ont eu lieu à la fin de l’année, suivies, en janvier 2000, de la mise en place d’un gouvernement démocratique. Le processus démocratique lancé à partir de 1989 dans les deux pays a fait preuve d’une remarquable continuité au Bénin, alors qu’il a été soumis à des incertitudes au Niger.

La démocratisation entre alternance pacifique et alternance violente

2Les événements du premier trimestre de l’année 1996 sont symboliques des contrastes qui ont caractérisé les trajectoires de la démocratisation au Bénin et au Niger. Alors qu’en janvier le système nigérien succombait à un putsch militaire, le système béninois expérimentait en mars la deuxième élection présidentielle de l’ère du renouveau après avoir connu, un an auparavant, le renouvellement de son parlement.

La réussite du test de l'alternance démocratique au Bénin

3S. P. Huntington insiste sur l’intérêt qu’il y a à se concentrer sur l’aspect procédural de la démocratie en considérant le processus électoral comme le critère principal de définition de la démocratie1. Il a aussi avancé le test de l’alternance comme le critère permettant de juger de la consolidation démocratique2. Ce test est important à double titre. D’une part, le transfert du pouvoir constitue en lui-même un choc qui n’est pas évident à surmonter. D’autre part, lorsqu’une alternance se produit, on entre dans le processus de la consolidation, le moment où les acteurs considèrent que ce sont les urnes qui confèrent ou retirent le pouvoir et aucun autre moyen.

4L’alternance de mars 1996 au Bénin est d’une importance majeure puisque, avec celle de 1991, elle se trouve à être la deuxième que le régime a connue3. Comme en 1991, ce sont Mathieu Kérékou et Nicéphore Soglo qui se sont retrouvés au second tour du scrutin. Les inquiétudes à propos des conséquences de cette confrontation sur le processus de démocratisation étaient fondées sur le caractère a priori problématique des deux termes de l’alternative qui s’offrait aux Béninois. D’une part, beaucoup redoutaient l’attitude du régime Soglo en cas de défaite. Durant son premier mandat, ce dernier a montré une face pour le moins antidémocratique caractérisée par des dérives autoritaires et patrimoniales. D’autre part, comme le relève R. Banégas :

Dans le contexte tendu du premier trimestre 1996, où les militaires réapparaissaient sur le devant de la scène publique dans un nombre croissant de pays [...], le retour du général « caméléon » soulevait des inquiétudes quant à l’avenir du processus démocratique au Bénin en particulier et en Afrique en général4.

5Nombreux étaient ceux qui redoutaient un éventuel retour de M. Kérékou sur la scène politique, malgré les gages qu’il avait donnés, en acceptant de mettre en oeuvre les résolutions de la conférence nationale, de quitter le pouvoir en 1991 et de s’abstenir de toute action politique pendant le mandat du président Soglo. Ils craignaient que les acquis démocratiques soient remis en cause. C’est essentiellement pour cette raison que le Parti communiste, par exemple, a décidé d’apporter son soutien au deuxième tour à Nicéphore Soglo, en vue de contribuer à sauvegarder les acquis démocratiques conquis depuis 19895. Les communistes voyaient derrière la candidature de Kérékou une volonté revancharde qui ne ferait pas bon ménage avec les valeurs démocratiques.

6Cependant, Nicéphore Soglo a fini par apparaître lui aussi comme une véritable menace pour la démocratie béninoise. Ses agissements durant ses années de pouvoir pouvaient laisser à penser qu’il n’accepterait peut-être pas un verdict des urnes défavorable. Pourtant, comme l’a écrit R. Banégas :

son bilan était plutôt positif, tant sur le plan diplomatique qu’économique ou politique. La mise en place des organes prévus par la Constitution a certes connu des retards et l’attitude du pouvoir a pu laisser craindre à diverses reprises un blocage du processus de démocratisation, mais, en définitive, les nouvelles institutions ont été stabilisées, des contre-pouvoirs efficaces ont obtenu droit de cité ; les libertés publiques acquises pendant la Conférence nationale ont été respectées et, cahincaha, un espace public pluraliste a finalement été consolidé6.

7Les péripéties de l’élection présidentielle de mars 1996 ont été suffisamment traitées par R. Banégas ou encore par C. Mayrargue7. Il importe de noter cependant que Mathieu Kérékou, que tout le monde pensait politiquement mort depuis sa défaite de 1991, a pourtant pris sa revanche sur son tombeur, Nicéphore Soglo8. C. Mayrargue a relevé que la victoire de Kérékou a été favorisée avant tout par « l’érosion continue du capital politique du président Soglo » qui s’est rapidement aliéné nombre des soutiens dont il disposait en 1991. Elle est attribuable ensuite à « une dynamique favorable au candidat des candidats », c’est-à-dire Kérékou. En effet :

L’une des clefs de la réussite de M. Kérékou tient au fait d’avoir laissé l’initiative de sa campagne à d’anciens adversaires politiques, qui plus est, originaires du sud, comme Albert Tévoédjrè et Sévérin Adjovi. [...] Unis dans un même rejet de Nicéphore Soglo, et convaincus que seul un candidat du Nord, soutenu par des leaders du Sud, peut battre le président sortant, dont les bastions électoraux sont constitués par les régions d’Abomey et de Cotonou, dans le Sud, ils lancent la mécanique Kérékou, venant en appui aux initiatives des fidèles du général, réunis au sein du FARD [Front d’action pour le renouveau et le développement]9.

8Enfin, Kérékou doit aussi sa victoire à sa métamorphose digne de son totem, le caméléon10. Il a ainsi réussi à se construire à la fois une image de vrai démocrate et de bon chrétien, lui qui a pourtant régné en autocrate pendant 17 ans et qui, marxisme oblige, n’a eu de cesse de persécuter les religions et leurs adeptes pendant ce temps. Il est non seulement parvenu à se construire cette image, mais aussi à convaincre que Soglo ne disposait pas de ces qualités. C’est pourquoi, contrairement à une analyse qui a été souvent faite, l’élection de Kérékou traduit moins un désir de retour à l’ordre ancien qu’une volonté de poursuivre le processus démocratique, Soglo étant apparu aux yeux de beaucoup comme un obstacle plus important à la consolidation de ce processus. C’est là une des données constitutives de ce que R. Banégas a appelé « les paradoxes de la consolidation démocratique béninoise », une situation dans laquelle le retour au pouvoir d’un ancien général-dictateur par la voie des urnes et la défaite d’un civil qui, malgré ses tentations, a fait fonctionner les institutions pluralistes, apparaissent pourtant comme le signe de l’enracinement progressif de la démocratie. Du reste, C. Mayrargue a vu à juste titre que si « le retour au pouvoir d’un ancien dictateur peut légitimement faire naître des craintes, il semble qu’elles soient minimisées par différentes données ». Parmi ces données, il y a l’indépendance de la cour constitutionnelle et le pouvoir de sanction des électeurs. S’il appelle à éviter tout triomphalisme, étant entendu que « la démocratie ne saurait se réduire à une élection », il considère qu’il n’y a pas un retour en arrière, car en définitive, « le déroulement pacifique du scrutin et cette nouvelle alternance constituent des preuves de l’acceptation du jeu électoral11 ».

9C’est à une pareille conception qu’adhère aussi R. Banégas. En s’inspirant du scénario gramscien de la révolution passive12 et de la thématique de la politique du ventre de Bayart, il montre que la révolution passive démocratique béninoise n’est pas une simple reproduction du compromis postcolonial. Ainsi, pense-t-il, « la démocratisation n’a certes pas bouleversé la structure du bloc hégémonique (Gramsci), mais elle s’est accompagnée de transformations profondes de l’espace public et d’une importante reconfiguration du procès d’assimilation réciproque des élites13 ».

10Au moment où les institutions béninoises ont surmonté l’épreuve de l’alternance, celles du Niger avaient déjà succombé à l’intervention militaire qui a mis un terme au processus et imposé une alternance violente.

L'alternance violente et l'arrêt du processus démocratique nigérien

11Aux chapitres 5 et 7, il a été montré comment l’irruption des militaires sur la scène politique nigérienne était à analyser en grande partie sous l’angle de l’héritage institutionnel et des querelles politiques. Il convient d’analyser ses conséquences immédiates sur la trajectoire du processus démocratique. Il n’est pas question de revenir sur les péripéties du coup d’État, ni sur ses fonctions manifestes ou latentes. Les militaires ont essentiellement invoqué le blocage politique et les risques de guerre civile pour justifier leur action, présentée par ailleurs comme destinée à créer les conditions d’une démocratie plus fonctionnelle. L’antagonisme fatal, décrit au chapitre 7, dans lequel les deux pôles de la scène politique s’étaient engagés, a conduit à une situation de tension incontestable qui a servi de parfait alibi aux militaires. Ces derniers ont fait preuve d’habileté en promettant de rentrer rapidement dans leurs casernes, aussitôt qu’ils auraient relancé le processus démocratique au cours d’une courte période transitoire. Ils n’ont pas eu de grande difficulté à convaincre même les autorités renversées que leur action n’était mue par aucune considération autre que patriotique.

12Les acteurs politiques, quant à eux, ont fait fi de l’avertissement de J. Schumpeter sur l’importance du respect des procédures démocratiques14. De ce point de vue, il est possible d’estimer que la démocratie nigérienne a succombé non seulement en raison de l’ambition de quelques chefs militaires porteurs de l’héritage du passé, mais aussi de la superficialité des convictions démocratiques des acteurs politiques15. La facilité avec laquelle les putschistes ont obtenu l’abdication des autorités, la rareté et la faiblesse des voix qui se sont élevées pour défendre les institutions sont apparues a posteriori comme des indicateurs de la fragilité des soutiens diffus (D. Easton) dont le système disposait16.

13Ce défaut de soutien au système est aussi symbolisé par les prises de position des principaux syndicats du pays qui ont pourtant été, cinq ans plus tôt, les fers de lance de la démocratisation17. C’est ainsi que, tout en se gardant d’approuver le coup d’État, l’Union des syndicats des travailleurs du Niger (ustn), dont les membres étaient frappés par la crise des salaires et les effets des réformes contenues dans le programme d’ajustement structurel, a pris publiquement position contre toute idée de rétablissement des anciens dirigeants au pouvoir. L’Union des scolaires nigériens (usn) s’est même félicitée de la chute des autorités de la troisième République sans s’attarder sur le principe schumpétérien qui veut que soit laissée à la procédure démocratique, en l’occurrence aux dispositifs de régulation, le soin de résoudre les crises18.

14Plus révélatrice de ce faible attachement à la démocratie est l’attitude des anciennes autorités de la période de cohabitation. Hama Amadou, le premier ministre, a ainsi parlé de « motivations compréhensibles des militaires, ajoutant même que le coup d’État crée les conditions d’une nouvelle espérance ». Mahamadou Issoufou, le président de l’Assemblée nationale, a dit quelques jours après le putsch que « pour l’instant, le colonel Baré tient ses promesses. Je m’en tiens aux faits » et le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Bazoum, tout en disant que « le coup d’État était inévitable, mais ne règle rien » a ajouté que « les militaires, exaspérés comme tous les citoyens par le blocage politique, ont trouvé le moyen d’y mettre fin. Ils ne semblent pas, jusqu’à nouvel ordre, hostiles à la démocratie19. » En présence du colonel Baré, mais surtout sous le regard du président de la Cour suprême, les trois principaux protagonistes de la cohabitation ont signé, le 11 février 1996, une déclaration appelant les partenaires extérieurs à ne pas isoler le Niger. Considérant que le blocage qui a conduit à l’intervention des militaires était dû essentiellement aux difficultés d’application des textes fondamentaux, notamment la constitution, ils se sont prononcés en faveur du processus dit du « renouveau démocratique » consistant à élaborer de nouveaux textes sur la base desquels la démocratisation redémarrerait. Ainsi que l’a relevé B. Issa Abdourhamane, « cette déclaration qui portait les mentions “nous, anciens dirigeants de la troisième République”, [a été] interprétée comme la reconnaissance formelle du coup d’État par les trois protagonistes de la cohabitation20 ». Cette rapide reddition des autorités constitutionnelles a consacré la rupture de l’ordre institutionnel démocratique. C’est, par exemple, après avoir pris acte de la signature de cette déclaration que la France a adouci sa position à l’égard des putschistes.

15Il est étonnant de remarquer à quel point a été accréditée aux yeux de beaucoup l’idée selon laquelle le putsch a été perpétré, pour paraphraser J. A. Schumpeter, dans le seul but de réaliser une démocratie authentique. J. A. Schumpeter dit bien « qu’il appartient aux casuistes de décider si une exception peut être faite au principe démocratique » pour des actes de ce type « à condition qu’il n’existe pas d’autres moyens propres à atteindre ce résultat21 ». Il semble que les acteurs politiques, soucieux de revenir rapidement aux affaires, ont préféré faciliter la tâche aux putschistes en espérant hâter leur départ, prolongeant l’impression déjà donnée qu’ils faisaient peu de cas du principe démocratique. L’ancien premier ministre Hama Amadou s’est expliqué ainsi :

Nous avons sans calcul pris l’initiative de lancer un appel à ne pas isoler le Niger car il fallait penser aux difficultés du pays : mauvaise campagne agricole, situation économique fragile, risque de rupture des négociations avec les institutions financières internationales. Cependant, il faut avouer que nous étions également convaincus que les militaires ne pouvaient pas rester au pouvoir en raison du contexte22.

16L’ancien président de l’Assemblée nationale, Mahamadou Issoufou, est encore plus explicite :

Nous avions conclu un accord avec le colonel Baré. C’est en contrepartie de la promesse de restaurer la démocratie selon un calendrier de onze mois que cette déclaration a été signée. Nous pensions aussi, en agissant ainsi, éviter d’amplifier les problèmes du pays. Malheureusement, nous ne savions pas que si nous nous étions sincères, Baré lui ne l’était pas. Il était simplement mû par son ambition23.

17Ces acteurs admettent a posteriori avoir non seulement leur part de responsabilité dans la rupture du processus démocratique, mais aussi avoir commis l’erreur, en cédant rapidement, de ne pas s’être attachés au principe que le coup d’État ne saurait être une méthode de résolution des crises politiques. Il faut noter que cette interruption du processus démocratique a donné lieu a une controverse dans le milieu africaniste.

18Ainsi, E. Grégoire et J.-P. Olivier De Sardan ont trop vite fait de conclure à « un coup d’État salvateur ». Estimant que « la classe politique nigérienne [...] avait fini de se discréditer, en se montrant incapable de gérer cette situation inédite de cohabitation », ils ont véhiculé l’idée que « le blocage était total, sans issue constitutionnelle ni même légale, et nombreux étaient les observateurs avertis qui craignaient un dérapage rapide, voire imminent vers la guerre civile, dans la mesure où le pays se serait trouvé avec deux gouvernements et deux chefs d’état-major24 ». Il est surprenant de remarquer que, tout en s’interrogeant sur l’avenir, ils n’affirmaient pas moins que « les militaires ont sans doute sauvé la jeune démocratie nigérienne de l’impasse où elle était », semblant même regretter que ce sauvetage « et la modération dont ils ont fait preuve jusqu’à présent, contrastent avec la vigoureuse et unanime désapprobation des chancelleries occidentales25 ».

19Cette position a été sévèrement critiquée par P. Quantin, manifestement plus attentif au principe schumpétérien d’attachement à la procédure démocratique. Il conclut à « une restauration autoritaire » et à « une reprise en main des appareils d’État par des élites spécialisées dans l’utilisation des ressources coercitives26 ».

20Les événements qui se sont produits depuis lors ont incontestablement donné raison à P. Quantin, tout comme à C. Toulabor, qui prévenait que :

L’Afrique putschiste a accoutumé le monde à ce type de discours-programme euphorique de bonne intention, et [...] l’expérience que l’on en a recommande plus de prudence et de scepticisme. [...] Le coup d’État ne semble pas, loin s’en faut, avoir résolu les énormes problèmes juridico-institutionnels, de politique économique et sociale auxquels le pays est confronté27.

21Comme il est possible de le constater, alors que le Bénin passait avec succès son second test de l’alternance, le Niger subissait une prise de pouvoir par un coup d’État militaire supposé créer les conditions d’un meilleur fonctionnement de la démocratie. Il convient de savoir si ces deux alternances antithétiques, l’une constituant un indicateur de la consolidation et l’autre une modalité extrême de rupture du processus, ont été suivies ou non d’un renforcement de la démocratie au Bénin et de sa restauration au Niger, telle qu’elle a été promise par les militaires.

Après les « alternances » : consolidation versus recul démocratique

22Depuis que Mathieu Kérékou a repris les rênes du pouvoir en 1996, la démocratie béninoise poursuit son processus de consolidation. Le Niger aussi a renoué avec un pouvoir élu en 1999, mais seulement après un second pusch qui a coûté la vie au général Baré en avril 1999. C’est que, comme l’avait prévu P. Quantin, le renouveau démocratique annoncé a laissé la place à un pouvoir autoritaire entre 1996 et 1999.

La consolidation démocratique au Bénin

23Mathieu Kérékou en est à son second mandat, ayant été reconduit au pouvoir à la suite des élections de mars 2001. Sur le plan politique, on admet que du point de vue de l’enracinement de la démocratie, la période postalternance n’a pas débouché sur la restauration autoritaire tant redoutée.

24Avant de quitter la présidence de la République après sa défaite de 1996, Nicéphore Soglo avait exprimé son souhait que les élections « ne conduisent pas à un retour de la dictature dans notre pays et à la chasse aux sorcières28 ». Pendant la campagne électorale déjà, l’un des thèmes principaux du camp Soglo consistait à agiter l’épouvantail de la dictature en présentant le retour de Kérékou comme la voie de l’apocalypse : « Qui a bu boira ! », disaient les partisans de N. Soglo pour signifier que la dictature constituait le naturel de Kérékou et que ce naturel ne manquerait pas de revenir au galop si « le grand camarade de lutte » accédait à nouveau au pouvoir. Le soutien apporté par le Parti communiste béninois à Soglo, l’adepte de la Banque mondiale, est révélateur de l’ampleur de cette appréhension. Soglo lui-même redoutait le retour de Kérékou au point de paniquer au lendemain de sa défaite. Il a ainsi écrit au président français Jacques Chirac pour lui demander d’intervenir auprès de Mathieu Kérékou afin que lui et ses proches bénéficient d’une amnistie, comme cela avait été le cas pour Kérékou cinq ans plus tôt.

25Par rapport à ces appréhensions, force était de constater, en 1997, mais aussi aujourd’hui, que le Bénin n’a pas renoué avec la dictature. Kérékou a peut-être « porté l’habit neuf du démocrate29 » pour des raisons électorales en 1996, mais il a eu le mérite de ne pas porter atteinte aux institutions. Des avancées ont même été réalisées sur le plan institutionnel sur des questions non réglées par le régime Soglo. Certaines institutions et certains textes, mis en veilleuse sous le régime précédent, sont devenus effectifs. C’est le cas de la Haute Cour de justice habilitée à juger les hautes personnalités dans des cas comme la haute trahison. C’est aussi le cas de la Loi portant libéralisation de l’espace audiovisuel30. Avec cette loi a pris fin la monopolisation par l’État de la radio et de la télévision, les deux médias (notamment la radio) dont la diffusion est la plus populaire et l’impact sur l’affermissement de la liberté d’expression le plus immédiat dans un pays à fort taux d’analphabétisme. Il est donc possible de se demander, avec R. Banégas, si « la remontée du caméléon en haut de l’arbre constituait une rupture dans la trajectoire du Renouveau, une remise en cause des “transactions collusives” qui avaient permis aux autorités précédentes de stabiliser à la fois leur position et le nouvel ordre pluraliste31 ».

26Si l’expérience a montré qu’en matière de démocratisation il faut toujours rester prudent, il semble pourtant qu’au fil des crises, des chocs et des alternances, la méthode démocratique s’impose véritablement comme un horizon indépassable pour les acteurs béninois. Tel n’est pas le cas du Niger, où le renouveau proclamé par les militaires après leur putsch n’a pas conduit à la rectification démocratique annoncée.

La restauration autoritaire sous la quatrième République au Niger

27Au lendemain du coup d’État du 27 janvier 1996, les militaires se faisaient rassurants : « Notre action est uniquement motivée par des considérations patriotiques », proclamait le porte-parole du Conseil de salut national (csn). Le colonel Baré lui-même affirmait : « Nous ne voulons pas nous enraciner. Je suis officier, j’entends le rester. » Il promettait le retour des militaires dans leurs casernes au terme d’une transition devant aboutir au « renouveau démocratique ». Prévue au départ pour une durée d’un an, la transition a sans cesse été écourtée, « en gage de bonne volonté ». Mais la transition de 1996 n’a pas débouché sur la démocratie plus fonctionnelle annoncée. Le processus d’adoption des formules institutionnelles et la nature des institutions de la quatrième République, puis les élections et la pratique politique ont marqué un recul démocratique évident.

Le processus de reconstruction institutionnelle

28Le processus d’adoption de nouveaux textes constitutionnels a démarré dans un relatif consensus, étant donné que la classe politique avait adhéré au principe du renouveau32. Une semaine après le putsch, les militaires ont ainsi rencontré la société civile au palais des congrès de Niamey. Ils ont demandé aux participants de leur faire des propositions dans le cadre de cette reconstruction et même pour la nomination d’un premier ministre civil. Ils ont aussi mis sur pied un Conseil des sages33 et un Comité préparatoire des avant-projets de textes fondamentaux. Les membres du Conseil comme du Comité étaient tous nommés sans tenir compte, officiellement du moins, de leurs appartenances politiques respectives. Tout portait alors à croire que les militaires se contenteraient de coordonner le processus en laissant à la classe politique la liberté de redéfinir les règles du jeu. C’est ainsi que le Comité d’élaboration des avant-projets, au sein duquel s’étaient reconstitués les clivages partisans, a été contraint, faute d’entente, de proposer au terme de ses travaux deux constitutions, l’une de type présidentiel, l’autre de type semi-présidentiel.

29Au cours du Forum du renouveau démocratique, tenu du I^er au 7 avril 1996 pour choisir parmi les avant-projets soumis par le Comité préparatoire, les premiers signes concrets montrant la volonté des militaires de faire prévaloir leurs préférences dans la nouvelle structuration du jeu se sont manifestés. En effet, sont apparues les premières pressions visant à contraindre le forum à opter pour une constitution de type présidentiel et autoriser les candidatures indépendantes aux élections. Les participants les plus contestataires ont ainsi été menacés ou éloignés de force de la capitale pour la durée du forum34. Les formules qui avaient la préférence des militaires ont été retenues, ce qui n’a pourtant pas suscité d’émotion particulière, chacun des grands partis pensant y trouver son compte. Le Mouvement national pour la société de développement (mnsd) et la Convention démocratique et sociale (cds) étaient satisfaits du choix du régime présidentiel, chacun étant convaincu que le futur président sortirait de ses rangs. Le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (pnds) et l’Alliance nigérienne pour la démocratie et le progrès (andp) étaient satisfaits du maintien du scrutin proportionnel aux élections législatives, dans la mesure où ils n’étaient pas des partis à vocation majoritaire. La classe politique a donc appuyé le référendum constitutionnel du 12 mai 1996. La nouvelle constitution a été validée par la Cour suprême le 19 mai35 et promulguée le 22. Entre-temps, des militaires ont été placés à la tête des huit préfectures du pays et diverses nominations sont intervenues dans l’administration centrale et territoriale sous le prétexte officiel « de garantir une certaine neutralité dans la perspective de l’organisation des élections et en raison de problèmes d’insécurité ».

30C’est cependant la candidature du chef de la junte militaire aux élections des 7 et 8 juillet 1996 qui a vraiment été alarmante. Il est alors devenu évident que le processus entier avait en réalité été soigneusement contrôlé et contenu afin de permettre le maintien au pouvoir de Baré, devenu général entre-temps.

Les élections manipulées de juillet 1996

31Les élections des 7 et 8 juillet, qui ont permis au général Baré de « remporter » le scrutin avec 52,22 % des voix dès le premier tour, sont emblématiques du recul démocratique sous la quatrième République et de l’instabilité subséquente qui l’a caractérisée jusqu’à sa chute en 1999. Pour comprendre ces deux aspects, il suffit d’analyser certaines dispositions du code électoral en les mettant en relation avec les conditions de la victoire du général Baré. Le code électoral prévoyait que « nul ne peut pénétrer dans la salle du scrutin porteur d’une arme apparente ou cachée, à l’exception des membres de la force publique légalement requis » (article 60-3). Il prévoyait aussi que « le dépouillement suit immédiatement la clôture du scrutin. Il est conduit sans désemparer jusqu’à son achèvement complet. Les opérations de dépouillement s’effectuent publiquement sous la surveillance du président du bureau de vote. Elles ont lieu obligatoirement dans le bureau de vote » (article 69). Le code prévoyait également que « l’urne est ouverte et les enveloppes comptées devant tous les membres du bureau, les délégués et les observateurs présents » (article 70-1) et que « chaque décompte de bulletins, concernant un candidat ou un parti politique, est vérifié par son représentant et par le délégué d’un autre candidat ou d’un autre parti politique » (article 70-5).

32L’examen des conditions de déroulement de l’élection présidentielle des 7 et 8 juillet 1996 montre que toutes ces dispositions ont été violées. En effet, face à la perspective de la défaite, le général Baré a suspendu le processus électoral. La Commission électorale nationale indépendante (ceni) a été dissoute et remplacée par une Commission électorale nationale (cne) en dehors de la procédure légale. Dans la foulée, des militaires ont été envoyés pour récupérer les urnes et les regrouper dans des lieux autres que ceux du vote, violant ainsi la loi. Le dépouillement n’a pas été public et a été fait en l’absence des représentants des candidats, exceptés ceux du général Baré.

33Cette manipulation grossière du scrutin a ouvert une période de grande confrontation entre le pouvoir et l’opposition. Dès la proclamation des résultats, l’opposition a réclamé l’annulation du scrutin en invoquant les diverses manipulations, facilitées par l’étalement des élections sur deux jours. La ceni ayant établi des récépissés pour les votes du premier jour avant sa dissolution, les avocats de l’opposition ont argué, chiffres à l’appui, de fraudes manifestes orchestrées par la cne. À titre d’exemple, dans l’arrondissement de Dosso, sur 262 bureaux de vote, 229 récépissés ceni étaient disponibles. Les avocats ont mis en évidence que le candidat Tanja Mamadou totalisait déjà 2831 voix sur 229 bureaux de vote, selon la ceni, alors que la cne ne lui a attribué que 2518 voix sur l’ensemble des 262 bureaux de vote. En revanche, le candidat Ibrahim Maïnassara Baré, crédité de 9553 voix sur 229 bureaux de vote par la ceni, s’est vu attribuer par la cne 60 010 voix sur les 262 bureaux de vote. Cela suppose qu’il a obtenu 50 457 voix sur les 33 bureaux de vote restants. Or, si l’on s’en tient aux dispositions du code électoral qui stipule que « le nombre d’électeurs par bureau de vote ne peut excéder 600 » (article 40-2), il ne pouvait totaliser dans l’absolu que 19 800 voix et ce, seulement dans le cas où tous les électeurs inscrits dans ces 33 bureaux auraient voté, que tous les bulletins auraient été valables et que l’ensemble des voix auraient porté sur son nom. Et même dans ce cas, l’addition avec les voix attribuées par la ceni pour les 229 bureaux de vote ne lui aurait permis de totaliser que 23 353 voix, ce qui est manifestement inférieur aux 60 010 voix dont il a été crédité par la cne36.

34Ces exemples peuvent être multipliés, et ce qui a contribué à accentuer le recul démocratique n’a été autre chose que l’attitude de la Cour suprême. Remaniée par le pouvoir après le putsch, celle-ci a validé les résultats et rejeté toutes les requêtes qui lui ont été adressées, malgré les irrégularités flagrantes que le plus novice des juristes ne pouvait nier. C’est ce qui a fait dire à Mahamadou Issoufou, que « la cour suprême n’a aucune crédibilité car elle a été taillée sur mesure pour Baré. Elle a trahi le peuple et discrédité tout le corps judiciaire en donnant le mauvais exemple37 ». En l’absence de garanties quant à la sincérité des élections, l’opposition a alors boycotté les élections législatives du 23 novembre 1996. En effet, aucune de ses demandes n’a été acceptée. Après avoir fait des concessions en abandonnant l’exigence de la démission du général Baré, elle a demandé en vain la réhabilitation de la ceni, la recomposition de la Cour suprême, la démilitarisation de l’administration territoriale, la neutralité de l’armée et la révision du fichier électoral. Les partisans du général Baré ont tout naturellement remporté la quasi-totalité des sièges dans une Assemblée nationale affaiblie par le régime présidentiel de la quatrième République.

35Tout en revendiquant une légitimité démocratique, le général Baré avait involontairement reconnu le caractère militaire de son régime en donnant la mesure du poids des officiers dans le champ politique : « Je ne fais rien sans les aviser. Je les consulte pour toute décision à prendre et s’ils me disent aujourd’hui de quitter, je vais quitter. Entre nous, c’est du béton. Que ceux qui rêvent d’un coup d’État se désillusionnent. Il n’y aura pas de coup d’État car je les consulte sur tout38. » Cet aveu montre à l’évidence le peu de place pour la représentation populaire sous ce régime. Pendant cette période, les leaders de l’opposition ont été régulièrement arrêtés, tout comme les journalistes et autres leaders d’opinion. Le général Baré avait même réactivé en janvier 1997 une cour spéciale afin de juger les leaders de l’opposition accusés d’atteinte à la sûreté de l’État39, pour abandonner la poursuite quelques jours plus tard sous la pression de l’opinion et après des médiations béninoise et togolaise. C’est dans la droite ligne des tentatives de reprise en main qu’une loi sur la presse a été promulguée juste après les élections qualifiées par les journalistes de « hold-up électoral40 ». Cette loi a durci les conditions d’exercice de la profession de journaliste en la subordonnant à la possession d’un diplôme de journalisme ou à une expérience professionnelle de cinq ans au moins, dans un pays où le pluralisme de la presse est récent. Cette loi violait par ailleurs le principe de non-rétroactivité41 et interdisait même au juge de prononcer le sursis ou des circonstances atténuantes dans certains cas, comme « l’offense au chef de l’État ou aux chefs d’État étrangers » (articles 54 et 60). Par ailleurs, pendant cette période, l’accès aux médias publics n’était permis qu’au seul Rassemblement pour la démocratie et le progrès (RDP), le parti alors au pouvoir. La logique des dépouilles a été plus que jamais accentuée, l’opposition se voyant même privée des droits prévus pourtant par la loi42. Le « renouveau démocratique » galvaudé a donc pris des allures de véritable tentative de retour à l’ordre ancien.

36Cependant, cette ambition néototalisante (retour à l’État intégral décrit au chapitre 2) a rencontré d’énormes limites car l’esprit de contestation acquis durant les premières années de revendication démocratique a survécu. Les protagonistes de la cohabitation, écartés en 1996, regroupés au sein d’un Front pour la restauration et la défense de la démocratie (frdd), ont été engagés pendant près de trois ans contre le pouvoir, dans un bras de fer qui n’est pas étranger au coup d’État d’avril 1999. B. Issa Abdourhamane a parlé en cette occasion « d’alternances militaires » en y voyant le témoignage de « la difficulté de construire un ordre politique démocratique en Afrique43 ». En effet, ce putsch marquait simplement à première vue ce que F. Riggs appelle un coup d’État secondaire44, c’est-à-dire une situation qui confirme la prépondérance d’une faction militaire sur d’autres factions rivales. De ce strict point de vue, il s’agissait en effet de la reproduction du schéma de l’alternance par rupture avec l’ordre établi. Les coups d’État à répétition semblaient conforter le Niger dans une situation de pays gouverné par un régime véritablement prétorien, c’est-à-dire non institutionnalisé. En comparaison avec l’état de la démocratie au Bénin à ce moment-là, le recul était évident. Au Bénin, le processus d’institutionnalisation témoignait en effet d’une remarquable continuité, la démocratie semblant s’y imposer progressivement selon la formule de A. Przeworski, comme « the only game in town ». Les élections y ont été régulièrement tenues depuis la conférence nationale de 1991. Mais au Niger, à la différence du coup d’État de 1996, celui de 1999 a été suivi d’élections générales transparentes et de l’installation, en décembre 1999, d’un pouvoir légitime. Les élections ultérieures de 2004 ont reconduit le président Tanja, mais il faudra d’autres tests et le fonctionnement des institutions pour savoir si le Niger a renoué durablement avec la démocratie et si, après avoir considérablement divergé, les trajectoires du Bénin et du Niger convergent de nouveau.