1Les chapitres précédents montrent que la transition nigérienne s’est plus apparentée à une transition par rupture, alors que la transition béninoise, plus incertaine, a eu des traits d’un pacte entre adversaires. Ces configurations différentes impliquent des options institutionnelles, des interactions différentes et, dans la perspective de la consolidation démocratique, des impacts tout aussi variables. Mais, loin d’être simplement déterminées par les héritages légués et les modes de transition, la consolidation et la rupture de la démocratie sont aussi dépendantes de la qualité des acteurs politiques prétendant tous au pouvoir1 et des choix institutionnels qui encadrent leurs interactions. C’est en ce sens que F. Weffort a pu écrire que « le leadership (ainsi que les institutions et les attributs qui lui sont associés, comme l’habileté politique) est important pour la consolidation de la démocratie2 » ; et que J. Linz insiste sur l’immense responsabilité qui incombe aux dirigeants en matière de consolidation des nouvelles démocraties3. Le rôle des acteurs et les conséquences de leurs stratégies sont donc cruciales car, comme l’a si bien montré G. Hermet :

La démocratisation est une course d’obstacles où des dirigeants habiles parviennent non seulement à négocier tel ou tel virage de la dynamique politique d’un pays donné, mais à orienter cette dynamique sur une trajectoire de long terme. Faute de quoi, les maladresses ou illusions de la classe politique font capoter la démocratie4.

2Ce chapitre se concentre sur la relation entre les institutions et les acteurs en montrant l’impact différent sur la démocratisation des maladresses ou de l’habileté des acteurs selon les types d’institutions dans lesquelles ils interagissent. Trois sites d’observation sont privilégiés : le pouvoir exécutif, les interactions entre les pouvoirs exécutif et législatif et enfin l’arbitrage de la juridiction constitutionnelle, l’organe de régulation juridique des crises.

Impact des interactions stratégiques autour du pouvoir exécutif sur la trajectoire de la démocratisation

3Au sortir des périodes de transition, les constituants béninois et nigériens n’ont pas opté pour le même modèle de pouvoir exécutif. Les premiers ont opté pour un régime présidentiel supposant un exécutif monocéphale, alors que les seconds ont opté pour un régime semi-présidentiel qui suppose un exécutif bicéphale. Ces arrangements institutionnels ont eu des implications différentes sur le plan du renforcement des institutions. Les crises que celles-ci ont connues ont été catalysées par la logique patrimoniale des acteurs héritée de l’ancien régime, mais exacerbées ou contenues selon le type de régime.

La dérive monarchique du régime Sogio : un test surmonté par les institutions au Bénin

4Nicéphore Soglo, premier président élu du renouveau démocratique, étant le seul chef de l’exécutif au Bénin, son régime a très rapidement connu une dérive monarchique caractérisée par le népotisme et l’autoritarisme. R. Banégas a longuement insisté sur « les dérives progressives de son régime » qui constituaient, selon lui, « l’envers du décor d’un pays modèle5 ». Il note ainsi que :

Le candidat Soglo a surtout pâti [aux élections de 1996] de sa pratique solitaire, autoritaire et familiale du pouvoir. De 1990 à 1996, la gestion de l’État fut en effet une « affaire de famille » au Bénin, au point que l’on peut — en forçant les traits — avancer l’idée que le nouvel espace public pluraliste s’est en partie configuré sur le mode de la « privatisation » et du népotisme6.

5Le caractère patrimonial du régime Soglo s’est matérialisé par l’ampleur des pouvoirs et des abus, officiels ou officieux, attribués à sa femme Rosine, à son fils Léhady et à son beau-frère Désiré Vieyra. Une bonne illustration de cette transformation de l’État en entreprise familiale a été faite par le journaliste F. Kpatindé. Celuici montre comment, avant même d’être officiellement chargé de la communication à la présidence, Léhady Soglo « ne s’est jamais privé de tancer un ministre pour son incompétence, de rappeler tel ambassadeur à plus de réserve, ni de convoyer, à l’insu des officiels, des journalistes et des hommes d’affaire auprès de son père ». Il montre aussi que « plus le président s’installait dans ses meubles et prenait de l’étoffe, plus le cercle familial grossissait », avec le cousin Christophe comme responsable de la sécurité présidentielle ou le petit frère Saturnin nommé ambassadeur à Bonn. De plus, avec l’accord du président Soglo, sa femme Rosine n’hésitait pas à faire du trafic d’influence pour procurer des moyens de fonctionnement à une association de développement qu’elle dirigeait. L’épisode le plus connu de ce trafic est l’affaire des 10 motoculteurs réclamés au ministre de l’Agriculture qui venait d’en recevoir 30 de la coopération coréenne. La lettre adressée à cet effet au ministre, avec en entête « la première dame du Bénin », laisse entendre que c’est son époux qui lui a suggéré d’en demander 10 plutôt que seulement z, comme c’était initialement envisagé7.

6Cette affaire de motoculteurs est d’autant plus politique que, note R. Banégas, l’association dirigée par Rosine Soglo « constituait un important vecteur de mobilisation et de redistribution clientéliste en milieu rural et urbain. Pour l’alimenter, Dame Rosine n’hésitait pas à puiser dans les ressources de l’État ou à faire appel à la “générosité” de l’administration8 », suscitant amertume et désenchantement même parmi ses partisans. Par ailleurs, Désiré Vieyra le beau-frère n’était pas en reste. Ainsi,

lorsque Nicéphore Soglo tomba « malade » en 1991, son beau-frère, Désiré Vieyra, prit les rênes de l’État et acquit quasiment le statut de vice-président. Nommé [seul] ministre d’État chargé de la Défense et de la Coordination gouvernementale, il tint par la suite le rôle informel de premier ministre et affirma de plus en plus son pouvoir9.

7À ce patrimonialisme ouvert, marqué aussi par de nombreux scandales financiers, il convient d’ajouter la dérive autoritaire du pouvoir. Jusqu’à sa défaite de 1996, le pouvoir n’a rien fait pour hâter la mise en place de certains contre-pouvoirs, comme la Haute Cour de justice, compétente pour juger les hautes personnalités, ou encore la libéralisation de l’espace audiovisuel. Même la Cour constitutionnelle n’a été installée qu’en 1993, ce qui traduit les réticences du pouvoir à jouer le franc-jeu démocratique, entraînant la démission de M^gr de Souza de la présidence du Haut Conseil de la République (hcr). À ce sujet, le prélat a déclaré en novembre 1993 que :

L’esprit de la conférence nationale [qu’il a présidée] était en danger. La Cour constitutionnelle, la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication et le Conseil économique et social auraient dû être installés dans un délai de un à six mois après les élections législatives et présidentielles du début de l’année 1991. En mai dernier, la Constitution avait été adoptée depuis plus de deux ans. [...] En me maintenant à la tête du hcr, j’étais complice d’un état de fait qui était contraire à l’esprit de la conférence nationale et de la Constitution. J’ai préféré démissionner10.

8Par ailleurs, sous le prétexte d’affermir l’autorité de l’État, « le régime Soglo [a également glissé] sur la pente de l’autoritarisme, laissant percer des conceptions assez éloignées de l’idéal pluraliste11 ». Ce raidissement s’est manifesté par des tentatives de mise au pas de la presse12, ainsi que par le harcèlement de l’opposition, de la Commission électorale indépendante et même de la Cour constitutionnelle. Ces agissements autoritaires se sont multipliés durant les derniers moments du régime, lorsque la défaite est apparue inéluctable après le second tour de la présidentielle de 199613.

9Comment expliquer la survie du régime démocratique en dépit de ces dérives ? L’explication réside en partie dans la nature des institutions. D’une part, le régime présidentiel « tolère » davantage ce type de gestion personnelle du pouvoir. D’autre part, les contrepoids institutionnalisés ont fonctionné, comme nous le verrons plus bas. Les cinq années de la présidence Soglo ont été une suite ininterrompue de chocs découlant de la tentation du pouvoir personnel, mais les mécanismes institutionnels ont su absorber ces chocs. Selon les tenants du shock test, la consolidation d’un système démocratique s’apprécie à l’aune de sa robustesse, c’est-à-dire de sa capacité à résister à des chocs substantiels sans succomber14. De ce point de vue, la dérive clientéliste et autoritaire du régime Soglo appelle une lecture qui va au-delà de la simple lecture pathologique : la résistance du système à ces dérives traduisait le durcissement progressif de l’ordre institutionnel béninois, qui ne s’est pas démenti par la suite sous le président Kérékou, en poste jusqu’en 2006. Depuis lors, les institutions béninoises ont en effet surmonté d’autres chocs, comme le retour au pouvoir de Mathieu Kérékou en 1996 et sa réélection en 2001 dans des circonstances difficiles marquées, au second tour, par le retrait des candidats arrivés en seconde et en troisième position. La Cour constitutionnelle est alors entrée en action, réussissant à appliquer les règles prévues dans de telles situations. La robustesse des institutions se voit aussi lorsqu’on compare le Bénin au Niger sur la gestion de l’exécutif.

La décomposition du gouvernement nigérien de coalition et la généralisation des crises

10La crise dans l’exécutif nigérien a découlé des mêmes comportements patrimoniaux dans la gestion du pouvoir qu’au Bénin15, mais elle a pris une autre dimension pour plusieurs raisons. La première raison est liée au fait que le premier gouvernement démocratiquement élu n’est parvenu au pouvoir qu’à la faveur d’une coalition, l’Alliance des forces du changement (afc), bâtie sur une logique de partage des postes. Il y a ensuite des raisons institutionnelles, du fait de la nature du régime semi-présidentiel, caractérisé par un exécutif bicéphale, et du scrutin proportionnel qui, couplé à ce régime, imposait des alliances en vue de la constitution d’une majorité à l’Assemblée nationale. En conséquence, ce système supposait une cogestion du pouvoir incompatible avec une gestion solitaire ou familiale.

11Si, au Bénin, Nicéphore Soglo pouvait nommer et renvoyer qui il voulait aussi bien au gouvernement qu’aux emplois civils et militaires de l’État, il n’en était pas de même au Niger. Mahamane Ousmane était certes le chef de l’État, mais il ne pouvait pas prétendre à l’hégémonie sur ses alliés. La volonté du président Ousmane de procéder comme N. Soglo, alors qu’il n’en avait pas les moyens institutionnels, a été le principal catalyseur de la crise dont la démission du premier ministre de coalition, Mahamadou Issoufou, en 1994, a été la sanction. Le processus de décomposition du pouvoir issu des urnes est donc lié en partie à la nature des institutions qui ont imposé un gouvernement de coalition et des risques inhérents à toute coalition. Le problème est ainsi présenté par l’ancien premier ministre Hama Amadou :

L’afc étant une coalition hétérogène au sein de laquelle la Convention démocratique et sociale (parti du président Ousmane) voulait créer les conditions de sa seule pérennisation au pouvoir, elle [a donc entrepris] très tôt d’affaiblir ses alliés et de renforcer sa domination à travers le contrôle total de l’appareil d’État, semant ainsi au sein de l’alliance les germes de la division16.

12La fracture est devenue inévitable lorsque le président Ousmane a ouvert une guerre frontale avec son premier ministre Issoufou en le présentant d’abord par l’intermédiaire de ses amis politiques comme le responsable des erreurs de l’alliance17. Il espérait ainsi l’affaiblir pour ensuite s’en débarrasser, malgré leur accord préélectoral. Dans un deuxième temps, il a décidé de restreindre ses attributions en rattachant à son cabinet d’importants services de l’État qui dépendaient jusqu’alors du premier ministre, telles l’inspection d’État, la police judiciaire en matière économique, douanière et fiscale ou encore la commission centrale des marchés. La connexion entre ces services et les milieux d’affaires et la formidable source de prébendes et de redistribution clientéliste qu’ils représentaient apparaissent ainsi évidentes. En effet, leur contrôle signifiait celui de l’attribution des marchés, de l’exercice de sanctions ou d’étouffement des affaires. Cette provocation aux dessous patrimoniaux évidents a été celle de trop : le 24 septembre 1994, la crise a abouti à la démission du premier ministre, suivie de celles des ministres provenant de son parti. Cette rupture d’alliance suivie d’une recomposition politique a ouvert une période de relations turbulentes entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, puis a mené au coup d’État de 1996. La crise de la coalition a donc contribué, en retour, à délégitimer et à affaiblir considérablement les institutions.

13Il est important de s’attarder ici sur la manière dont les stratégies des acteurs et les arrangements institutionnels interagissent pour donner des configurations politiques particulières. G. Hermet a écrit que « la démocratie [...] est plus encore affaire de stratégies des acteurs du jeu politique, de la gestion qu’ils font de leurs alliances possibles et de leurs oppositions dans un substrat national donné18 ». Si les interactions stratégiques ont rapidement conduit à l’éclatement de la coalition au pouvoir au Niger, donnant le départ à une grave crise de système, c’est avant tout en raison de la mauvaise gestion d’une alliance imposée par la nature du régime. Inversement, si un tel cas de figure ne s’est pas produit au Bénin, c’est que la nature du régime amoindrit l’importance des alliances. Celles-ci y sont plus décisives pour la conquête du pouvoir que pour sa gestion. Nicéphore Soglo et Mahamane Ousmane, dont les relations amicales s’étaient nourries de leur auréole démocratique, ont mené une même gestion peu démocratique, mais dans des cadres institutionnels différents. L’impact sur la stabilité du processus a par conséquent été très différent.

La gestion des relations entre les pouvoirs exécutif et législatif

14Chaque type de régime implique un type spécifique de relations entre l’exécutif et le législatif. Dans le régime présidentiel de « séparation rigide des pouvoirs » du Bénin, les relations étaient pratiquement parallèles, chaque institution ayant peu d’impact sur la stabilité de l’autre, alors qu’au Niger, la configuration du parlement déterminait la configuration d’un exécutif bicéphale. Dans les deux pays, les relations entre les deux institutions ont été conflictuelles et la gestion des chocs représentés par ces conflits a été un test supplémentaire de la solidité des institutions béninoises, alors qu’elle a contribué à la chute de celles du Niger.

La « quasi-cohabitation » béninoise : une guerre de tranchées surmontée

15Bien que l’exécutif soit monocéphale au Bénin, il est quasiment possible de parler de cohabitation, car en dehors de la période allant de mars 1992 à septembre 1993 au cours de laquelle le groupe parlementaire « le Renouveau » qui soutenait le président Soglo était majoritaire, celui-ci a gouverné en opposition permanente avec l’Assemblée nationale. Cette « quasi-cohabitation » a pris les allures d’une guerre de tranchées, car la rigide séparation des compétences des deux institutions empêchait que les conflits dégénèrent en une crise gouvernementale, comme cela a été le cas au Niger. Si le Bénin avait eu un régime de type semi-présidentiel, il aurait connu une cohabitation, car le gouvernement n’avait pas la majorité à l’Assemblée nationale durant la première législature (1991-1995). Le président Kérékou a également fait face à une telle configuration après le départ de son premier ministre au milieu de son premier mandat (1996-2001). Les conflits entre l’institution présidentielle et l’institution législative ont été courants et dans la longue liste des bras de fer, trois exemples sont particulièrement instructifs. Bien qu’ils traduisent une crise institutionnelle, ces bras de fer témoignent paradoxalement de la consolidation progressive de l’ordre politique béninois qui, là encore, a surmonté ces chocs.

16L’opposition entre l’Assemblée nationale et la présidence de la République a commencé dès le mois de juillet 1991, à l’occasion de l’élection du bureau de l’Assemblée. À l’élection présidentielle de mars 1991, Nicéphore Soglo avait obtenu le soutien de la plupart des formations politiques, à l’exception de groupes constitués par d’anciens barons du parti unique (prpb). Ne disposant pas de parti politique, il avait alors bénéficié des capacités de mobilisation de ces structures. Mais une fois au pouvoir, N. Soglo a fait preuve de « gourmandise » en manœuvrant pour placer à la tête de l’Assemblée Joseph Kéké du Rassemblement national pour la démocratie (rnd), l’une des composantes de l’Union pour le triomphe du renouveau démocratique (utr), la coalition de trois partis comptant 12 députés et se réclamant de Soglo. Cette manœuvre ayant échoué, les amis de Soglo ont refusé alors de prendre part au bureau de l’Assemblée nationale19. En mai 1992, à l’initiative des leaders du rnd20, membres du groupe parlementaire la Nouvelle République, favorable à Soglo, le groupe parlementaire le Renouveau comptant la majorité absolue à l’Assemblée nationale a été créé. Mais dès septembre 1993, le premier remaniement ministériel a sonné le glas de ce groupe. À partir de cette date, le président Soglo a constamment cohabité avec une Assemblée qui lui était hostile.

17La deuxième guerre de tranchées a porté sur le choix du mode de scrutin et de la structure chargée de la supervision des élections législatives de mars 1995. L’ambiance défavorable au président Soglo à l’Assemblée nationale et l’hostilité qui prévalait de part et d’autre est directement liée à cette seconde grande crise. Selon A. Adamon :

Dès 1993, la Convention nationale des forces du changement, groupement de partis et de personnalités opposés à la politique de Nicéphore Soglo, [a chargé] un de ses membres, le parti Notre cause commune (NCC), de proposer un document de base pour un nouveau code électoral. [...] La volonté de changer le code électoral du Bénin dans le sens de la création d’une commission électorale indépendante apparaît comme une des raisons d’être de ce regroupement21.

18En 1991, les élections avaient été organisées par le ministère de l’Intérieur sous la supervision du Haut Conseil de la République. Quatre ans après, instruits par la dérive monarchique du régime évoquée plus haut, les députés voulaient une loi électorale qui garantisse la sincérité du vote en conservant le mode de scrutin proportionnel, mais en procédant à un nouveau découpage des circonscriptions électorales et en créant une Commission électorale nationale autonome (cena). Les députés pensaient qu’à ce stade de la démocratie béninoise, « c’est le scrutin proportionnel qui garantit le mieux la survie du multipartisme, [...] une Assemblée de haut niveau et par conséquent, une grande qualité des débats parlementaires22 ». Le gouvernement, par contre, marquait sa préférence pour un scrutin uninominal à deux tours destiné à faire coïncider majorité parlementaire et majorité présidentielle. Il était par ailleurs opposé à la création d’une commission électorale indépendante.

19Dans un premier temps, le gouvernement a joué la carte de la concertation en négociant avec l’Assemblée dans l’espoir d’infléchir sa position. Pour le pouvoir, en effet, l’organisation des élections n’est pas du domaine de la loi, mais du domaine réglementaire, ce que dément l’article 98 de la Constitution. Parallèlement, il a envisagé de soumettre la question à un référendum afin qu’elle soit tranchée par le peuple. Les concertations ont abouti à un accord sur la plupart des questions, mais pas sur les plus importantes23. En septembre 1994, l’Assemblée a fini par adopter le code électoral, tout en sachant que le président risquait de refuser de le promulguer.

20Dans un deuxième temps, en octobre, le gouvernement a décidé de renvoyer la proposition de loi en seconde lecture à l’Assemblée. Il a proposé de réduire le nombre de députés (porté de 64 à 83 dans le projet de l’Assemblée), d’adopter le scrutin uninominal à deux tours et de maintenir la cena, mais « sous l’autorité du ministère de l’Intérieur » alors que le projet de loi prévoyait que « la commission travaille sous l’égide de son bureau, en collaboration avec un ministre désigné par le gouvernement ». Les députés ont rejeté ces modifications en reconduisant la loi initialement votée.

21Dans un troisième temps, le gouvernement a porté l’affaire devant la Cour constitutionnelle à la fin du mois de novembre 1994 en arguant que certains articles de la loi étaient contraires à la Constitution et (pour s’allier la Cour) à la loi sur la Cour constitutionnelle. La Cour a tranché le litige en faveur de l’Assemblée, considérant que celle-ci n’avait en rien violé la Constitution et que la création de la cena ainsi que les modalités d’organisation des élections étaient du domaine de la loi et non du domaine réglementaire24. Le processus démocratique béninois venait de surmonter une autre crise, alors que parallèlement se développait ce qu’on a appelé « la guerre du budget ». Celle-ci, qui a eu lieu à la fin de l’année 1994, a constitué une des plus grandes épreuves de laquelle le système béninois est sorti avec un haut degré de solidité. Cette crise, qui s’est étalée sur trois mois, a mobilisé l’ensemble du pays. Selon R. Banégas :

Tandis que certains cherchaient à internationaliser le conflit en faisant appel à l’arbitrage des bailleurs, les étudiants et les syndicats de la fonction publique se mobilisaient dans la rue, la presse s’engageait dans la bataille et des rumeurs de coup d’État ou de gouvernement de salut public circulaient dans les rues de la capitale25.

22Tout a commencé en juillet 1994, avec l’examen par l’Assemblée du projet de budget pour la même année. Le projet avait pris du retard en raison de la dévaluation du franc CFA qui avait rendu caduque un précédent budget adopté à la fin de l’année 199326. L’Assemblée nationale a adopté le projet soumis par le gouvernement en y apportant cependant des modifications qui ne touchaient pas l’équilibre en recettes et dépenses, mais qui affectaient certains volets comme la masse salariale27. La réaffectation ainsi opérée n’était pas sans arrière-pensées électorales puisqu’elle devait profiter à plusieurs catégories socioprofessionnelles à quelques mois des élections législatives. De son côté, le président Soglo ne pouvait accepter ces modifications pour deux raisons essentielles : il ne voulait ni faire ce cadeau électoral à une Assemblée qui lui était hostile, ni mécontenter les institutions financières internationales. D’autant que le 29 juillet 1994, au lendemain des amendements de l’Assemblée, le chef du département Afrique du Fonds monétaire international avait écrit au ministre des Finances pour l’avertir que :

Les modifications envisagées dans le budget général impliqueraient un dépassement considérable des enveloppes prévues pour les salaires et les bourses. [...] Dans la mesure où elles comportent des déviations importantes par rapport au programme économique convenu, elles pourraient compromettre la conclusion de la revue à mi-parcours du programme avec le fonds à laquelle, comme vous le savez, sont en général subordonnés les décaissements des bailleurs de fonds, qui dans le cas du Bénin, sont très élevés28.

23Le caractère déterminant de cette lettre dans le bras de fer est évident dans la mesure où, dès le I^er août 1994, le président Soglo décidait d’user des pouvoirs exceptionnels prévus à l’article 68 de la Constitution pour exécuter le budget par ordonnance. Dans une allocution à la radio, il s’est attardé sur « les contraintes du programme d’ajustement structurel, objet d’une convention régulièrement ratifiée, liant le Bénin aux différents partenaires au développement », en insistant sur l’affirmation que « le budget voté par l’Assemblée nationale n’est pas en équilibre et ne respecte pas les critères financiers du programme ». Rappelant la structure du budget ainsi que l’importance et les conditions d’octroi de l’aide extérieure, il a déclaré que :

Le budget, tel que voté par l’Assemblée nationale, ne respecte pas les engagements internationaux déjà souscrits par le Bénin. C’est pourquoi afin de permettre le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et constitutionnels, j’ai décidé de mettre en exécution par ordonnance le budget élaboré par le gouvernement à compter du I^er août 1994, conformément aux articles 41, 147 et 68 de la Constitution29.

24L’Assemblée a réagi aussitôt en se réunissant en session extraordinaire. Invoquant l’article 69 de la Constitution, les députés ont fixé au 4 août le délai au terme duquel le président de la République ne peut plus prendre de mesures exceptionnelles30.

25Pendant cette crise du budget, les ponts n’ont toutefois pas été rompus entre l’Assemblée nationale et le gouvernement. Des rencontres ont été instituées entre le chef de l’État et les députés, et des médiations ont été tentées par les anciens présidents de la République qui ont été reçus au mois d’août par le président Soglo31. À la fin août, en effet, la Cour constitutionnelle, saisie par le président de l’Assemblée nationale, avait annulé les ordonnances présidentielles pour vice de procédure, contraignant indirectement le pouvoir à la négociation.

26Ces médiations ont cependant échoué à partir du 9 septembre, lorsqu’une décision de la Cour constitutionnelle a déclaré que la loi 94-012 du 4 août 1994 par laquelle l’Assemblée rejetait les ordonnances exécutant le budget n’était pas conforme à la Constitution32. Le bras de fer a été relancé par un second recours du président Soglo à l’article 68 pour tenter d’exécuter à nouveau son budget par ordonnance. Le président passait en quelque sorte outre les décisions de la Cour constitutionnelle ainsi que l’avertissement du président de l’Assemblée nationale, selon laquelle il ne pouvait recourir à l’article 68 sans violer la Constitution33. Pour la seconde fois, l’Assemblée a riposté en adoptant la loi 94-016 du 23 septembre 1994, par laquelle elle fixait au 24 septembre le délai au terme duquel le président de la République ne pouvait plus prendre des mesures exceptionnelles relatives à la loi des finances 1994. Cette crise qui se couplait à la crise précédemment évoquée a fait « vaciller le régime du Renouveau pendant quelques mois34 », contribuant à alimenter les craintes d’une irruption des militaires sur la scène politique.

27Toutefois, cette crise a également été surmontée au début du mois d’octobre lorsque la Cour constitutionnelle a rendu deux arrêts permettant une sortie honorable pour chaque partie. Le régime a survécu aux événements de 1994, d’abord parce que plusieurs de ces conflits ont été canalisés à travers les institutions compatibles avec les normes et les règles démocratiques. Les solutions légitimes qui ont été proposées ont, par conséquent, sapé le soutien pour une résolution du conflit hors du régime35.

28La crise a été maintenue dans le cadre institutionnel, notamment grâce au rôle joué par la Cour, mais aussi en raison de la nature du régime. Contrairement à la thèse soutenue dans la littérature selon laquelle les systèmes présidentiels sont moins résistants que les systèmes parlementaires et semi-parlementaires, dans le cas du Bénin, le système présidentiel a contribué à cette résistance aux chocs. J. Linz et A. Stepan figurent parmi les premiers auteurs qui ont développé ce type d’hypothèses. Ils avancent l’argument selon lequel le régime présidentiel génère potentiellement des conflits plus importants dans la mesure où il favorise le winner takes all ainsi qu’une marginalisation de l’opposition36. J. Linz a de ce fait écrit qu’il existait un « péril du présidentialisme37 ». A. Stepan et C. Skach sont parvenus à une conclusion similaire dans leur recherche de corrélations entre présidentialisme pur ou parlementarisme pur d’un côté et la consolidation démocratique de l’autre38. Tous ces auteurs soutiennent ainsi que le régime présidentiel est périlleux en raison de sa rigidité. Pourtant, il semble qu’au Bénin cette rigide séparation des institutions et la fixité des mandats ont permis de réfréner les impatiences, chaque camp sachant que dans tous les cas son sort ne dépend que des élections. Ces caractéristiques ont paradoxalement limité les manœuvres de disqualification et ont empêché que les nombreux conflits ne débouchent sur une instabilité gouvernementale, comme cela s’est produit avec le système semi-présidentiel au Niger.

La cohabitation nigérienne : « L'art de scier la branche sur laquelle on est assis »

29La période de cohabitation que le Niger a connue de février 1995 à janvier 1996 offre un tableau radicalement différent de celui du Bénin du point de vue de l’ancrage de la démocratie. Elle est définie par un arrêt de la Cour suprême :

Pour la Cour, la notion de cohabitation signifie l’existence de deux légitimités non convergentes sur leurs programmes politiques : le président de la République élu au suffrage universel et le premier ministre issu d’une majorité parlementaire. [...] Lorsque, à la suite des élections législatives, la majorité présidentielle ne correspond pas avec la majorité parlementaire, on est en présence d’une alternance politique ; il ne s’agit nullement d’une « cogestion » ou d’une « coresponsabilité39 ».

30C’est un épisode a été largement étudié40, mais il est utile d’y revenir pour mieux illustrer le cheminement différent que le pays a connu par rapport à celui du Bénin.

31Tout a débuté par la dislocation de l’Alliance des forces du changement en 1994. Deux facteurs ont contribué à faire de la cohabitation une épreuve fatale pour le processus démocratique nigérien : une bipolarisation extrême, renforcée par les conditions de structuration des deux pôles, ainsi que la logique des dépouilles sur fond d’interprétations divergentes des règles du jeu.

La cohabitation dans un contexte de bipolarisation

32La bipolarisation extrême de la vie politique a été le facteur principal de la rupture du processus démocratique nigérien. Elle a commencé à se structurer en 1993, lorsque l’Alliance des forces du changement (afc) s’est constituée en vue d’empêcher l’ancien parti unique d’accéder au pouvoir. À l’époque cependant, l’afc détenait la majorité parlementaire et, par conséquent, fournissait les deux têtes de l’exécutif. L’opposition n’avait donc pas de grandes capacités institutionnelles à polariser le débat politique. Sa seule forme d’action significative, en dehors de l’action de sa minorité parlementaire, consistait dans des manifestations de protestation. Avec le départ du premier ministre et la constitution d’une nouvelle majorité par le pnds et le mnsd, fin 1994, la bipolarisation est devenue extrême. Deux pôles politiques de poids comparables venaient ainsi de se créer. D’une part, celui structuré autour de la Convention démocratique et sociale (cds) et de l’Alliance nigérienne pour la démocratie et le progrès (andp) soutenant le chef de l’État ; d’autre part, le pôle majoritaire structuré autour du pnds et du mnsd auquel revenait le droit de désigner un premier ministre.

33Le premier jalon des relations conflictuelles entre ces deux pôles a été posé lorsque le chef de l’État a tenté de contourner cette situation désavantageuse. Selon Hama Amadou :

Au lieu de tenir compte de la nouvelle réalité politique et de demander à la majorité de lui proposer un premier ministre conformément à la Constitution, le président de la République [a préféré] nommer un membre de son parti, Souley Abdoulaye. Nous avons alors déposé et voté une motion de censure contre ce gouvernement41.

34L’attitude de Mahamane Ousmane s’expliquait par le fait que, pour lui, l’alliance entre le mnsd et le pnds, puis la motion de censure « obéissaient à des préoccupations de rancœur et de vengeance à la fois partisanes et individuelles42 ». Le gouvernement ayant été renversé par la motion de censure le 16 octobre 1994, le président Ousmane a dissous l’Assemblée nationale et a reconduit aussitôt le même Souley Abdoulaye dans les fonctions de premier ministre afin qu’il conduise le pays aux élections législatives desquelles il espérait retirer une majorité.

35Le deuxième jalon de ces relations conflictuelles a été posé après les élections législatives anticipées du 12 janvier 1995. À l’issue du scrutin, le président Ousmane a manqué de peu la majorité qu’il convoitait : 40 sièges contre 43 pour le camp adverse. Une fois de plus, le camp présidentiel a joué la carte de la confrontation en contestant la régularité du scrutin. Une série de recours en annulation ont été déposés devant la Cour suprême qui, en début février, les a rejetés et a validé les résultats. Le premier ministre a alors remis sa démission, ce qui n’a pas empêché le camp présidentiel de déposer de nouvelles demandes en annulation. B. Issa montre la mauvaise foi qui caractérisait ces recours :

La première requête introduite par les partis de l’AFC [demandait] l’annulation des élections dans seulement sept circonscriptions spéciales à l’exception donc de celle (la huitième) remportée par le camp présidentiel au motif que ces circonscriptions, valables seulement pour les premières élections législatives, ont perdu leur base légale43.

36Débouté de toutes ses requêtes, le président de la République aurait dû reconnaître sa défaite et nommer le premier ministre que la nouvelle majorité proposait, à savoir Hama Amadou, secrétaire général du mnsd, l’ancien parti unique.

37C’est là qu’il a posé le troisième jalon, celui qui a véritablement envenimé les relations entre le président de la République et la majorité durant la cohabitation. En invoquant l’article 47 de la Constitution qui stipulait que « le président de la République nomme le premier ministre », il a accepté de nommer un premier ministre au sein de la nouvelle majorité. Toutefois, s’en tenant à la lettre et non à l’esprit de la Constitution, il a nommé Cissé Amadou également membre du mnsd, mais dépourvu du soutien de la majorité. Celle-ci soutenait en effet Hama Amadou qui a présenté le problème ainsi :

Le président de la République ne voulait pas accepter l’alternance et me nommer au poste de premier ministre. N’ayant pas de majorité à l’Assemblée nationale, il a voulu nous déstabiliser en faisant appel à Cissé Amadou dans l’espoir que certains députés de la majorité feraient défection. Mais nous lui avons refusé la confiance en le renversant deux semaines après sa nomination. La majorité venait ainsi de réaffirmer sa cohésion, mais cette bataille a donné une tout autre ampleur au conflit avec le président de la République qui voulait nous spolier de notre victoire44.

38Le président Ousmane a ensuite exigé que la majorité lui présente une liste de trois personnalités parmi lesquelles il choisirait le nouveau premier ministre45. Ce n’est que faute d’avoir pu diviser la majorité et sous la pression de la société civile46 qu’il a fini par nommer Hama Amadou le 2,1 février 1995, un mois et demi après les élections. Les bases d’une cohabitation conflictuelle étaient posées.

La cohabitation et la lutte pour les dépouilles en régime semi-présidentiel

39La logique commune des dépouilles, sur fond d’interprétations divergentes des règles du jeu, est le second ordre de facteurs qui a fait de la cohabitation une épreuve fatale pour le processus démocratique nigérien en 1996. En effet, si le président Ousmane considérait la cohabitation comme une cogestion, le premier ministre Hama Amadou la considérait comme une alternance en se fondant sur l’arrêt de la Cour suprême évoqué plus haut. En raison de la nature semi-présidentielle du régime, tout conflit au sein de l’exécutif ne pouvait manquer de faire tache d’huile jusqu’au sein du parlement. Lorsque le premier ministre et le président de la République étaient en conflit, c’est aussi au sein de l’Assemblée que les comptes se réglaient, chaque groupe de députés se mobilisant pour soutenir son leader. Gérer ses relations avec le premier ministre équivalait donc, pour le président de la République, à gérer ses relations avec la majorité parlementaire. C’est pourquoi, en plus des jalons qui ont préparé le terrain à une cohabitation difficile, les conflits d’attribution et les manœuvres réciproques d’évincement en ont fait une expérience fatale.

40Au lendemain de la nomination du premier ministre, les premiers contacts semblaient favorables à la conclusion d’un pacte puisque, à l’issue de leur première rencontre tenue à la présidence, les deux chefs de l’exécutif étaient parvenus à un consensus sur la nécessité d’oublier le passé et de collaborer47. Mais très rapidement, le consensus entrevu s’est envolé, lorsqu’il est apparu que si le premier ministre pensait exercer pleinement le pouvoir, le président de la République n’avait en rien renoncé à en conserver le maximum.

41Quelques semaines plus tôt, en effet, ce dernier avait profité de la présence de Souley Abdoulaye (qu’il avait nommé au poste de premier ministre) pour prendre un décret portant création d’un secrétariat général du conseil des ministres rattaché à son cabinet48. Parallèlement, un autre décret restreignait les attributions du secrétariat général du gouvernement qui, rattaché au cabinet du premier ministre, était chargé de la préparation du Conseil des ministres49. Le secrétariat général du Conseil de ministres n’aurait posé aucun problème si le chef de l’État avait eu la majorité au parlement, puisqu’il aurait nommé un premier ministre appartenant au même parti que lui. Mais avec la cohabitation, cette réforme est apparue à la majorité comme une manœuvre supplémentaire destinée à empêcher l’alternance politique.

42Cette stratégie est manifeste lorsqu’on sait que ces nouveaux décrets prévoyaient que le gouvernement était simplement supposé faire des propositions au secrétariat général du Conseil des ministres qui devait décider en dernier ressort de l’ordre du jour du Conseil. Pour la majorité, ces décrets étaient inacceptables. Selon Hama Amadou :

Le gouvernement est ainsi dépossédé de la maîtrise de l’outil d’application de son programme, le Conseil des ministres étant le lieu de prise des décisions importantes comme les nominations ou les accords avec les institutions financières internationales. Nous n’avions que deux attitudes possibles : nous soumettre et aller à l’échec politique et électoral, ou défendre nos prérogatives puisque la Constitution reconnaissait au gouvernement la définition et la conduite de la politique de la nation50.

43Le gouvernement a donc refusé de reconnaître le secrétariat général du Conseil des ministres, à raison semble t-il51, alors que le président de la République, seul habilité par la Constitution à convoquer et présider le Conseil des ministres, décidait de faire la grève du Conseil. Comme l’a relevé B. Issa Abdourhamane :

Ces décrets présidentiels [ont] aggravé la tension entre le chef de l’État et son premier ministre. En effet, dans une lettre adressée au premier ministre en date du 5 avril, le président de la République [écrivait] notamment : « Je ne saurais désormais diriger un Conseil des ministres dont l’organisation ne respecte pas la réglementation en vigueur. » [...] Mais le gouvernement [a interprété] l’attitude du chef de l’État comme une volonté de bloquer le fonctionnement des institutions de la République. Selon le porte-parole du gouvernement, le conseil avait décidé à l’unanimité qu’une séance devait avoir lieu un jeudi sur deux et aussi que tout dossier non examiné en séance du Conseil de cabinet ne [pouvait] aller en Conseil des ministres52.

44Ainsi donc, au refus du président de la République de présider le Conseil des ministres, le gouvernement a riposté en décidant de le tenir sans lui. Derrière ces affrontements que les médias ont qualifiés « d’enfantillage au sommet de l’État », il faut voir des stratégies rationnelles. Accepter que le gouvernement fixe l’ordre du jour du Conseil et le préside était suicidaire, aux yeux du président Ousmane, pour les cadres de la mouvance présidentielle placés à tous les échelons de l’administration au cours des deux années précédentes. De même, accepter la vision du président de la République apparaissait pour le premier ministre comme une croix sur son programme et surtout sur le partage des dépouilles. Cette rationalité instrumentale du Conseil a été si forte que le président de la République a fait empêcher au gouvernement l’accès à la salle du Conseil par sa garde. En réaction, le premier ministre, qui estimait que le chef de l’État posait délibérément des entraves à son action, a passé outre le Conseil en signant des décrets de nomination par lesquels il remplaçait une vingtaine de directeurs de sociétés publiques et parapubliques53.

45Aux injonctions du président de la République tendant à obtenir le retrait des forces de police déployées par le premier ministre pour empêcher les directeurs démis d’accéder à leurs bureaux, celui-ci a répondu en exigeant que le Conseil des ministres se tienne et que des sanctions soient prises contre le chef de la garde présidentielle. La crise a été telle que « le président et son premier ministre ne [communiquaient] désormais plus que par lettres, du reste publiées par la presse locale, tout comme les mesures nominatives à discuter en Conseil des ministres54 ». Saisie par le premier ministre, la Cour a déclaré que les décrets du président de la République étaient illégaux, mais cela n’a pas ramené la sérénité. La capacité à faire des compromis, qu’un auteur tel que G. Hermet55 présente comme nécessaire à la survie des jeunes démocraties, a fait défaut. C’est ainsi que « la classe politique, insensible aux risques, [s’est révélée] incapable de dépassionner le débat qui s’était bipolarisé au point que même les médiations de personnalités étrangères, dont l’ancien président malien Amadou Toumani Touré et le président Jacques Chirac, [n’ont pas permis] de dénouer la crise56 ».

46Tous les conflits entre les chefs de l’exécutif étaient relayés au sein du parlement, surtout que, depuis les élections législatives anticipées de la fin 1994, le perchoir était occupé par Mahamadou Issoufou, celui-là même qui avait été éjecté de son poste de premier ministre par le président Ousmane et les radicaux de son parti quelques mois auparavant. En s’alliant avec le mnsd et en revenant rapidement au pouvoir, son parti apparaissait comme le parti pivot qui faisait et défaisait les majorités. Son repositionnement à la faveur de la cohabitation a pris un air de revanche, faisant de ses relations déjà mauvaises avec le président de la République une lutte sans répit57. Par exemple, le président de la République retardait souvent la promulgation des lois en les renvoyant aussi souvent que possible en seconde lecture devant l’Assemblée. Mais pour cela, il lui fallait le contreseing du premier ministre qui, bien entendu, refusait de l’apposer. Cette situation est devenue un cercle vicieux, le président renvoyant les lois en seconde lecture et l’Assemblée nationale rejetant ces demandes non contresignées par son premier ministre. À ce jeu, le président de la République allait perdant, car s’il ralentissait quelque peu la mise en application des lois, il ne l’empêchait pas. La Constitution prévoyait en effet qu’une loi non promulguée dans les 15 jours entrait automatiquement en vigueur.

47Au cours de cette crise, la Cour suprême a eu une intense activité puisqu’elle a rendu une dizaine d’arrêts en quelques mois, globalement défavorables au chef de l’État. Comme l’a dit le principal « bénéficiaire » de ces arrêts, Hama Amadou : « À la fin de l’année 1995, le président de la République n’avait plus aucun moyen d’empêcher l’action gouvernementale de se déployer en dehors de la dissolution de l’Assemblée nationale58. » Or, la Constitution de 1992 prévoyait en son article 50-3 « qu’il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans les douze mois qui suivent les élections ». Les élections législatives anticipées datant du 12 janvier 1995, la tension s’est aggravée en janvier 1996. Pour prendre le président de la République de vitesse, le premier ministre a introduit une requête auprès de la Cour suprême afin de statuer sur son sort en cas de dissolution de l’Assemblée nationale. La Cour a rendu un arrêt favorable au premier ministre, puisqu’elle a conclu que celui-ci resterait à son poste jusqu’à la nomination d’un premier ministre par la nouvelle majorité qui sortirait des urnes59. La tension a atteint son paroxysme à la fin du mois de janvier, comme le montrait la radio nationale transformée en tribune où les communiqués incendiaires se succédaient. Le président de l’Assemblée nationale n’a pas hésité, à l’ouverture de la première session du parlement, le 24 janvier, à accuser ouvertement le camp présidentiel d’ethnocentrisme. Parallèlement, la majorité accusait le président de la République de violer l’article 46 de la Constitution en se faisant élire à la présidence de son parti. Aux rumeurs sur la dissolution du parti du chef de l’État faisaient écho les rumeurs sur la dissolution par ce dernier de l’Assemblée nationale. C’est dans ce contexte que le 26 janvier 1996, un pas supplémentaire était franchi. Le président de l’Assemblée nationale a en effet demandé à la Cour suprême de constater l’empêchement du président Ousmane. Le lendemain, une junte militaire dirigée par le chef d’état-major général de l’armée, le colonel Ibrahim Maïnassara Baré, prenait le pouvoir, mettant fin au fonctionnement des institutions de la troisième République.

48Le régime semi-présidentiel n’a pas réussi à résister au choc, car « sans doute a-t-il manqué aux acteurs de cette éphémère cohabitation une éthique de comportement et la volonté de faire des concessions afin de maintenir un consensus fondateur autour des règles du jeu60 ». On a même pu évoquer une éventuelle complicité de certains acteurs, notamment les leaders de la majorité, qui auraient incité les militaires à prendre le pouvoir. Si cette accusation a été bien entendu réfutée par les acteurs interrogés61, il reste que leurs stratégies ont incontestablement joué contre le système. C’est ce que voulait exprimer Sanoussi Jackou, vice-président de la CDS, juste après le putsch quand il a dit que : « Les militaires n’ont pas pris le pouvoir par ambition, mais parce que nous ne pouvions pas nous entendre. Nous avons scié la branche sur laquelle nous étions assis. »

La juridiction constitutionnelle dans la gestion comparée des crises

49Les choix institutionnels ordonnent la scène politique en définissant la répartition des pouvoirs ainsi que les rôles et les relations. Idéalement, le scénario favorable à la consolidation démocratique suppose que les acteurs restent raisonnables et pragmatiques, négocient pour résoudre les conflits et parviennent à un consensus fondateur62. Mais dans le processus de démocratisation, il est impossible de faire l’économie des crises. Dans la mesure où on ne peut pas supprimer les conflits, il faut les réguler et c’est ce rôle qui est assigné à la Cour constitutionnelle au Bénin et à la chambre constitutionnelle de la Cour suprême au Niger (ce dernier pays disposait jusqu’en 2001 d’une Cour suprême scindée en quatre chambres, dont la chambre constitutionnelle, et depuis, d’une Cour constitutionnelle).

50Ces institutions sont les dispositifs d’arbitrage des conflits institutionnels. Leur indépendance, leur autorité et le capital de confiance dont elles sont créditées affectent leur capacité de régulation qui, en retour, influe fortement sur la consolidation ou la rupture du processus démocratique. Il s’agit ici de comparer les attributions des deux juridictions constitutionnelles et de voir comment elles ont géré les différentes crises décrites plus haut afin de faire ressortir les effets de leurs actions régulatrices sur la démocratisation.

Les attributions formelles asymétriques des deux juridictions constitutionnelles

51Les attributions formelles de la juridiction constitutionnelle influent sur son indépendance et son autorité. De ce point de vue, les constituants béninois sont allés plus loin que leurs homologues nigériens aussi bien dans la nature de la juridiction que dans la clarté et la portée de ses attributions.

52Au Niger, la Constitution du 26 décembre 1992 était particulièrement laconique sur la chambre constitutionnelle et le contrôle de la constitutionnalité. Par ailleurs, la loi 90-10 du 13 juin 1990 déterminant la composition, l’organisation, les attributions et le fonctionnement de la Cour suprême n’a pas été révisée après la conférence nationale (elle l’a été lors de la transition militaire de 1996). Élaborée dans le cadre du régime monolithique, elle était silencieuse sur nombre de questions (comme les conflits d’attributions entre autorités) qui ne pouvaient manquer d’apparaître avec le pluralisme et surtout avec le système semi-présidentiel, car le dualisme de l’exécutif impliquait, à lui seul, des conflits d’attributions. À cela s’ajoute le vide juridique laissé par une Constitution et des lois imprécises qui exposaient la juridiction constitutionnelle aux suspicions lorsqu’elle devait statuer en l’absence de compétences à elle clairement attribuées. Par exemple, la saisine de la Cour suprême en matière constitutionnelle était (et est toujours) extrêmement limitée dans le droit nigérien. Aux termes de la loi 90-10, seuls le président de la République, le premier ministre et le président de l’Assemblée nationale pouvaient saisir la Cour afin qu’elle constate l’inconstitutionnalité d’une loi (article 45). Avant 1996, aucune disposition ne prévoyait que la Cour pourrait se saisir elle-même sur la constitutionnalité d’une loi ou d’une décision politique. Enfin, la Constitution ne prévoyait que la saisine par voie d’exception, c’est-à-dire que seule une personne partie à un procès pouvait soulever l’inconstitutionnalité d’une loi visée en cette occasion. Aucune saisine par voie d’action n’était possible pour les citoyens.

53Au Bénin par contre, la Constitution de 1990 est nettement plus claire quant aux attributions de la Cour constitutionnelle, notamment en matière de contrôle de la constitutionnalité. La Cour statue obligatoirement dans certains cas63, mais surtout, contrairement au Niger, elle statue « sur la constitutionnalité des lois et des actes réglementaires censés porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne humaine et aux libertés publiques ». Dans ce cas, la Cour se prononce d’office dans un délai de huit jours (articles 117 et 120-2). Pour répondre à ce souci, la saisine de la Cour est large, à l’inverse du cas nigérien. Tout citoyen peut saisir la Cour sur la constitutionnalité des lois, soit par voie d’action, soit par la procédure d’exception d’inconstitutionnalité devant une juridiction dans une affaire qui le concerne (article 122).

54Les moyens juridiques dont disposait la Cour constitutionnelle béninoise sont donc plus importants que ceux dont disposait la chambre constitutionnelle de la Cour suprême du Niger. La saisine par voie d’action a fait de la Cour constitutionnelle du Bénin une institution très connue, présente dans la vie quotidienne de beaucoup de gens, alors que la saisine restreinte de la Cour suprême du Niger en matière constitutionnelle ne lui a pas permis de se faire connaître et de devenir une institution « populaire ». Entre 1993 et 1999, la Cour constitutionnelle du Bénin a rendu plus de 400 décisions et avis. La plupart de ses décisions ont répondu à des requêtes émanant de particuliers64. On trouve ainsi plusieurs saisines par voie d’exception provenant de personnes qui contestent des mesures réglementaires qu’elles estiment contraires à la Constitution et violant leurs droits. Mais on trouve aussi des saisines directes à l’occasion desquelles des particuliers attaquent des lois ou contestent la constitutionnalité de certaines nominations qui ne les affectent pourtant pas directement. Jusqu’à la mise en place de la Cour, c’était le Haut Conseil de la République (hcr) qui statuait sur ces requêtes. La nomination même des membres de la Cour constitutionnelle a été l’occasion de nombreuses saisines directes du HCR tendant à obtenir leur annulation.

55Ces différences formelles entre la Cour constitutionnelle du Bénin et la chambre constitutionnelle de la Cour suprême du Niger sont importantes, car elles ont un impact sur la capacité de l’institution à réguler les conflits politiques.

Les arbitrages différents des deux juridictions constitutionnelles

56Pour juger de la contribution de la Cour constitutionnelle du Bénin au renforcement des institutions, l’exemple de sa gestion de la guerre du budget étudié plus haut est instructif. L’examen des différentes décisions rendues par la Cour à cette occasion sur requêtes du président de la République ou du président de l’Assemblée nationale permet de juger non seulement de son indépendance et de son impartialité, mais aussi de sa capacité à gérer les crises. C’est du reste la grande qualité de la Cour qui a valu à sa première présidente, M^me Élisabeth Pognon, d’obtenir l’Africa Service Award, prix décerné par l’organisation Human Rights Africa. Ce prix récompense son action aussi bien en faveur de la démocratie qu’en faveur du renforcement des libertés publiques et des droits de la personne65.

57L’examen des arbitrages de la Cour au fil de la crise du budget permet d’abord de constater que trois des cinq décisions rendues par la Cour ont été prises en faveur du président de la République. Les deux avis sollicités par lui et les deux autres décisions lui ont été défavorables. Cela en soi contredit les accusations de partialité venant du camp présidentiel. La première décision, la DCC 2.7-94 des 17, 22 et 24 août 1994, a fait suite à une requête du président de l’Assemblée nationale visant à obtenir que soient déclarées non conformes à la Constitution les ordonnances 94-001 et 94-002, prises en août par le chef de l’État en vue d’exécuter le budget. La Cour a suivi le président de l’Assemblée nationale en les déclarant non conformes pour vice de procédure, le chef de l’État n’ayant pas consulté la Cour constitutionnelle au préalable comme l’exige la Constitution.

58Fort de cette décision, le président de l’Assemblée nationale a alors demandé à la Cour de déclarer exécutoire la loi 94-012 votée en deuxième lecture qui fixait le délai au-delà duquel le président de la République ne pouvait plus prendre de mesures exceptionnelles. Parallèlement, le président de la République demandait le contrôle de la constitutionnalité de cette loi. C’est lui que la Cour a suivi en déclarant la loi 92-012 non conforme à la Constitution pour vice de procédure et donc non exécutoire.

59À son tour, le président de la République s’est senti en position de force. Instruit cette fois par la décision dcc 27-94, il a informé la Cour de son intention d’user à nouveau des pouvoirs exceptionnels prévus à l’article 68 en demandant son avis. Par avis cc 001-94 du 14 septembre 1994, la Cour a estimé que les conditions n’étaient pas réunies pour le recours à l’article 68 et par un deuxième avis cc 002-94, la Cour a estimé qu’eu égard à l’avis précédent, il n’y avait pas lieu de prendre les ordonnances envisagées par le président de la République. Celui-ci a alors décidé de passer outre les avis de la Cour en prenant les ordonnances déconseillées66. Ont alors suivi deux requêtes du président de la République et deux autres du président de l’Assemblée nationale qui ont donné à la Cour l’occasion de mettre un terme à la crise. La décision dcc 30-94 des 29 et 30 septembre 1994 est défavorable au président de l’Assemblée nationale qui demandait que la Cour déclare le budget de l’Assemblée nationale exécutoire, alors que le président de la République demandait qu’il soit déclaré contraire à la Constitution. En revanche, la décision DCC 31-94 du I^er octobre 1994 est favorable au président de l’Assemblée nationale, puisqu’elle déclare enfin conforme à la Constitution la loi par laquelle l’Assemblée restreignait l’usage par le président de la République des pouvoirs exceptionnels.

60Par ces deux arrêts, la Cour a rendu ce que R. Banégas a qualifié de « jugement de Salomon67 ». En effet, tout en considérant que l’Assemblée n’avait ni voté de budget en déséquilibre ni violé de traités internationaux comme le prétendait le président de la République, la Cour a considéré aussi que la réévaluation du point d’indice ainsi que l’augmentation du taux des bourses et salaires, décidées par l’Assemblée nationale et à l’origine de la crise, sont du domaine réglementaire.

61Non seulement l’indépendance et la « sagesse » de la Cour apparaissent clairement ici, mais, comme l’a dit un communiqué de l’Assemblée nationale : « Chacune des institutions a ainsi joué le rôle qui lui était dévolu. La démocratie béninoise sort renforcée de cette crise68. » Une dernière requête a toutefois été introduite par l’Assemblée nationale après que le président de la République eut usé de l’article 68 malgré les avis de la Cour, mais par décision dcc 32-94 du 24 novembre 1994, la requête a été jugée irrecevable pour vice de procédure. Cette crise a contribué à une routinisation du jeu politique, comme en témoigne l’adoption plus facile du budget 1995 et la gestion plus aisée du désaccord sur le budget 1996.

62La même analyse peut être faite relativement à d’autres crises, comme la bataille pour l’élaboration d’une nouvelle loi électorale. Sur ce point, la Cour a rendu des décisions favorables à l’Assemblée nationale aussi bien en ce qui concerne le redécoupage des circonscriptions électorales que le mode de scrutin ou la création de la Commission électorale nationale autonome (cena)69. La Cour a estimé en effet que :

Selon la Constitution, le régime électoral est une matière remise dans sa totalité au législateur ; que dès lors, l’Assemblée nationale peut à volonté, en fixant les règles électorales, descendre aussi loin qu’il lui plaît, dans le détail de l’organisation du processus électoral, ou laisser au gouvernement le soin d’en arrêter les mesures d’application70.

63Malgré l’évidente impartialité de la Cour, le gouvernement Soglo et certains partis de la mouvance présidentielle n’ont pas manqué de l’attaquer. À l’occasion des élections présidentielles de 1996, ses magistrats ont été menacés et le domicile de l’un d’entre eux, mitraillé. En 1995, les élections législatives ont été l’occasion d’un bras de fer entre les deux institutions en raison de l’annulation de l’élection d’un député du parti au pouvoir. La Renaissance du Bénin (rb) a alors eu un comportement menaçant, puisque ses militants et dirigeants ont marché sur la Cour constitutionnelle en proférant des insultes et en demandant même « une révision de la Constitution en vue de limiter les pouvoirs exorbitants de la Cour constitutionnelle71 ». Le président Soglo lui-même a surenchéri en répondant à une lettre de la présidente de la Cour constitutionnelle qui l’informait des agissements de ses partisans et lui demandait de garantir la sécurité de la Cour. Il n’a pas manqué de se montrer menaçant sur un ton révélateur : « Je me vois contraint de vous rappeler une dernière fois les obligations de votre serment. [...] Tout manquement (à ce serment) constitue un acte de forfaiture puni conformément à la législation en vigueur. Je souhaiterais ne plus avoir à y revenir72. »

64Convaincu que la Cour complotait contre lui, le président Soglo a longtemps tergiversé avant de reconnaître sa défaite électorale en 1996. Mais en quelques années d’existence, il semble que l’indépendance et l’impartialité de la Cour peuvent être considérées comme établies. Par ailleurs, malgré les soubresauts et les réticences de certains acteurs, ses décisions ont toujours fini par s’imposer. Cette obéissance aux règles du jeu traduit un degré appréciable d’objectivité non seulement de l’institution, mais du système démocratique lui-même73.

65Le renouvellement de la Cour le 23 mai 1998 pour une durée de cinq ans n’a pas remis en cause cette double objectivation, même si M^me Pognon n’y figure plus. D’abord réticente à demeurer au sein de l’institution, elle a fini par accepter d’y être nommée. Mais cette nomination a été jugée non conforme à la Constitution pour vice de forme à la suite d’une requête introduite par voie d’action par un citoyen. La nomination était fondée sur sa qualité de magistrat, alors que M^me Pognon avait pris sa retraite juste après sa première nomination à la Cour en 1993. Sa remplaçante, M^me Conceptia Ouinsou, a fait preuve des mêmes qualités et compétences qui ont permis à M^me Pognon de diriger l’institution avec succès.

66Au Niger, la Cour était déjà affaiblie par le caractère incomplet de la Constitution et par le fait que la loi 90-10 sur la Cour suprême remontait à la période monolithique comme décrit plus haut. Cette loi était inadaptée au contexte pluraliste et le constituant n’a curieusement pas pris le soin de la modifier. La Conférence nationale avait en son temps suspendu la chambre constitutionnelle, mais lorsqu’elle a été réactivée durant la transition, ce sont le même texte et les mêmes hommes affiliés à l’ancien parti unique qui y ont été reconduits. Jusqu’à la période de cohabitation en 1995, la chambre constitutionnelle n’a eu à connaître que des questions routinières : lois organiques, règlements de l’Assemblée nationale, contentieux électoral en 1993. C’est avec la cohabitation que la Cour est devenue un enjeu central des luttes de pouvoir, d’autant que le nouveau premier ministre a évolué dans le même sérail du parti unique que la majorité des membres de la Cour. À la faveur de la cohabitation, le débat sur l’indépendance et l’impartialité de la Cour a donc été ouvert. Des doutes ont notamment été émis sur ces points. Ainsi, « les avis contradictoires de la Cour à propos de l’organisation des services de la présidence [question qui a précipité l’éclatement de l’AFC] avaient déjà alimenté le débat sur l’autonomie réelle de la Cour ou du moins, de ses membres vis-à-vis des acteurs politiques ». Même la nomination de nouveaux membres à la Cour a constitué l’occasion « d’un positionnement politique dans l’espace juridictionnel74 ».

67La mise en cause de l’impartialité de la Cour est surtout venue de la mouvance présidentielle. Il faut dire que la quasi-totalité des arrêts de la Cour relatifs aux conflits institutionnels ont désavoué le président de la République, que les requêtes aient été introduites par lui, par le premier ministre ou par le président de l’Assemblée nationale. Ainsi, les arrêts rendus en septembre 1995 ont été perçus par les partisans du chef de l’État comme une sorte de complot entre la Cour et la majorité en vue de l’affaiblir.

68C’est par l’arrêt 95-05 du 5 septembre 1995, rendu sur saisine du premier ministre, que la Cour a interprété la cohabitation comme une alternance, désavouant ainsi le président de la République qui privilégiait l’idée de cogestion. De même, alors que le président de la République faisait la grève du Conseil des ministres, la Cour a considéré que « la présidence du Conseil des ministres est une obligation constitutionnelle du président de la République ; qu’en conséquence, celui-ci ne peut, sans aller à l’encontre de son serment, refuser de présider le Conseil des ministres ». Par ailleurs, l’arrêt précise que « la promulgation des lois est une obligation constitutionnelle du président de la République à laquelle il ne peut se soustraire ». Toutefois, la Cour a rappelé au gouvernement qu’il « ne peut se prévaloir du refus du président de la République de présider le Conseil des ministres pour exercer des attributions constitutionnelles qui ne sont pas les siennes ».

69Certes, la Cour a désavoué le gouvernement qui avait procédé à des nominations en dehors du Conseil des ministres. Cependant, l’étau s’est resserré autour du chef de l’État surtout qu’auparavant, la Cour avait estimé que le secrétariat général du Conseil des ministres qu’il avait créé était contraire à la Constitution. Elle rendait ainsi au gouvernement la maîtrise de l’organisation du Conseil de ministres. Par l’arrêt 95-05, elle a contraint cette fois le chef de l’État à le présider, ce qui revient à l’obliger à entériner les décisions prises à l’occasion des délibérations. Or, c’est justement pour éviter cela que le président était allé en grève du Conseil.

70L’arrêt suivant, le 95-06, rendu sur requête du président de l’Assemblée nationale, a limité un peu plus le président de la République puisqu’il le privait indirectement du renvoi en deuxième lecture des lois devant l’Assemblée nationale. La Cour, en effet, estimait que le renvoi en seconde lecture devait être soumis obligatoirement au contreseing du premier ministre qui, en l’occurrence, lui était opposé. En considérant que « dans tous les cas, la deuxième délibération ne doit pas être demandée dans le but d’entraver la promulgation d’une loi adoptée par l’Assemblée nationale », elle a jeté le soupçon sur les motivations du président de la République.

71Ce dernier du reste a saisi la Cour de deux requêtes, l’une sur les nominations hors conseil, l’autre pour une interprétation des deux arrêts précédents. À la première requête, la Cour a répondu par arrêt 95-07 du 22 septembre 1995. Sur la question des nominations décidées par le premier ministre, elle s’est déclarée « incompétente pour apprécier les actes pris par l’autorité administrative », mais a cependant ajouté que le premier ministre ne pouvait convoquer et présider un Conseil des ministres ni effectuer ces nominations en dehors du Conseil des ministres, ce qui revenait à dire que les nominations litigieuses étaient contraires à la Constitution. À la deuxième requête du président de la République tendant à obtenir une interprétation des arrêts 95-05 et 95-06, la Cour a répondu par un arrêt sévère, l’arrêt 95-08 du 22 septembre 1995. Considérant que les arrêts contestés étaient « clairs, précis et motivés à suffisance », elle a rappelé au chef de l’État que ses arrêts « s’imposent à tous les pouvoirs publics, au premier chef desquels l’exécutif, qu’ils sont rendus en premier et dernier ressort, qu’ils sont définitifs et irrévocables ».

72Le dernier arrêt rendu par la Cour juste avant le putsch militaire a été celui qui a soulevé le plus de polémiques. À la suite d’une requête du chef du gouvernement demandant à la Cour de statuer sur ce qu’il adviendrait du premier ministre en place en cas d’une dissolution de l’Assemblée nationale, la Cour, par arrêt 96-03 du 16 janvier 1996, a décidé que le premier ministre devait rester en fonction jusqu’aux élections et à la nomination d’un premier ministre par la nouvelle majorité. Cet arrêt a été perçu comme la cerise sur un gâteau offert au premier ministre depuis le début de la crise. Pour comprendre les raisons de cette suspicion, les propos du premier ministre Hama Amadou sont révélateurs : « Si avant cet arrêt, le président de la République n’avait plus d’autre alternative que la capitulation ou la dissolution de l’Assemblée nationale, avec cet arrêt, même la dissolution devenait pour lui une mauvaise solution75. »

73Face à l’intensité des luttes factionnelles et aux tentatives évidentes d’instrumentalisation, la Cour s’est vite embourbée dans le conflit politique. Comme l’a noté B. Issa Abdourhamane, « la plupart des requêtes qui lui sont adressées puisent leurs arguments dans le discours politique et la Cour, malgré sa prudence, n’a pas pu s’empêcher de le reprendre ». Il remarque aussi que toutes les controverses sur ses décisions ont produit « un effet délégitimant sur la Cour suprême76 ». Par ailleurs, la majorité sous la cohabitation était menée par le mnsd, l’ancien parti unique. De plus, le non-renouvellement de l’élite au sein de la juridiction constitutionnelle — des sept membres de la Cour, cinq en étaient membres depuis la période du parti unique — n’a pas contribué à affirmer sa crédibilité, surtout avec le retour au pouvoir des héritiers du régime monolithique. L’impression était largement partagée que la Cour, à travers ses décisions, faisait plutôt le jeu de la majorité contre le chef de l’État sous la cohabitation.

74Comme il est possible de le constater, la Cour suprême du Niger n’a pas donné la même image d’indépendance et d’impartialité que la Cour constitutionnelle du Bénin. Par conséquent, elle n’a pas profité du même degré de légitimité et, au contraire de son homologue du Bénin, s’est embourbée dans le débat politique, voire a contribué à la chute des institutions démocratiques. Les péripéties des « élections » présidentielles des 7 et 8 juillet, qui ont vu la Cour ratifier des méthodes violant manifestement la Constitution et la Loi électorale permettant ainsi au général Baré de rester au pouvoir, ont fini de jeter un discrédit justifié sur cette institution.

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75Il apparaît donc que sur chacun des points étudiés (la gestion de l’exécutif, les conflits entre pouvoirs et les mécanismes de régulation des crises) des différences notables ont existé entre le Bénin et le Niger. Ces différences, combinées aux facteurs déjà étudiés, expliquent en partie la divergence des trajectoires, positive au Bénin et sanctionnée par un coup d’État au Niger. Il est à présent possible, dans le dernier chapitre, de revenir sur les moments de divergence caractérisés par deux types d’alternances expérimentées la même année : une alternance démocratique au Bénin et une alternance violente au Niger.