J’avais toujours pensé que [les Français] avaient beaucoup moins réussi dans cette singulière entreprise qu’on ne l’avait cru au dehors et qu’ils ne l’avaient cru d’abord eux-mêmes. J’étais convaincu qu’à leur insu, ils avaient retenu de l’ancien régime, la plupart des sentiments, des habitudes, des idées mêmes à l’aide desquels ils avaient conduit la révolution qui le détruisit et que, sans le vouloir ils s’étaient servis de ses débris pour construire l’édifice de la société nouvelle, de telle sorte que, pour bien comprendre la révolution et son œuvre, il fallait un moment oublier la France que nous voyons et aller interroger dans son tombeau, la France qui n’est plus.
Alexis De Tocqueville,
L'ancien régime et la révolution

1Les changements politiques, notamment les transitions d’un type de régime à un autre, sont souvent considérés comme des moments de rupture avec un ordre ancien obsolète débouchant sur la construction d’un ordre nouveau qui fait table rase du passé. À l’inverse de cette thèse, nous avons insisté sur la continuité entre le renouveau politique et les contextes économique et surtout institutionnel légués par les anciens régimes béninois et nigériens. Il s’agit maintenant d’élucider cette hypothèse de la continuité en montrant comment des situations politiques préexistantes à la mise en route du processus démocratique continuent de peser sur la survie de ce processus. Le présent chapitre illustre cette thèse de la continuité et vise à montrer comment un esprit, des méthodes et des institutions qui prévalaient dans les régimes antérieurs continuent d’exister et de disputer la prépondérance à l’esprit, aux méthodes et aux institutions démocratiques, constituant ainsi des contraintes à la consolidation de l’expérience démocratique1.

2La meilleure illustration de la thèse de l’héritage institutionnel est fournie par le concept de path dépendance2 — développé notamment dans l’étude de l’État-providence3 en vue de montrer pourquoi, une fois mises en place, les institutions de l’État-providence résistent au changement. Cette démarche était déjà employée par un précurseur comme A. de Tocqueville. Dans son ouvrage fondamental qu’est L’ancien régime et la révolution, il écrit à propos de la révolution de 1789 : « La domination tomba, mais ce qu’il y avait de plus substantiel dans son œuvre resta debout ; son gouvernement mort, son administration continua de vivre, et, toutes les fois qu’on a voulu depuis abattre le pouvoir absolu, on s’est borné à placer la tête de la liberté sur un corps servile4. » Tocqueville a innové en rompant avec les conceptions erronées considérant que « la révolution était une rupture violente avec le passé, une explosion miraculeuse et soudaine, que les uns maudissaient, les autres bénissaient, tous persuadés que la France de 1789 et de 1793 n’avait rien de commun avec la France de Louis XIV ou de saint Louis5 ». Au contraire, Tocqueville insiste sur le caractère peu novateur de la révolution6 en montrant à quel point le gouvernement, l’administration et les méthodes de la révolution ont emprunté à l’ancien régime. L’ouvrage, notamment dans son deuxième livre, démontre ainsi « l’affinité et les relations entre les faiblesses de la démocratie moderne et les vices de l’ancienne monarchie7 ».

3En ce qui concerne la démocratisation, M. Bratton et N. van de Walle mettent l’accent sur les dynamiques institutionnelles qui sont susceptibles de déterminer la réussite ou l’échec des expériences démocratiques en Afrique. Dans leur perspective, l’héritage institutionnel peut influer sur la trajectoire de la démocratisation sur deux plans. D’une part, l’héritage se voit à travers des comportements politiques enracinés dans des traditions néopatrimoniales étudiées au chapitre 2. Ces traditions alimentent une tendance au présidentialisme et au prébendalisme qui se traduit par la concentration et la personnalisation du pouvoir ainsi que par des méthodes clientélistes de construction de soutiens tendant à survivre au changement de régime. D’autre part, l’héritage est important selon que des traditions spécifiques de compétition et de participation politiques ont été développées ou non par les régimes précédents. La survie de la démocratie est plus probable dans les pays qui ont hérité de l’ancien régime d’espaces de compétition et de participation politiques que dans ceux où ces espaces n’ont jamais existé8.

4Les régimes issus des conférences nationales et des élections fondatrices constituent donc des régimes hybrides, définis par F. Weffort comme « des régimes politiques où la transition a imposé le mélange d’institutions démocratiques et d’importants éléments hérités d’un passé récent autoritaire9 ». Le caractère hybride suppose qu’aux éléments hérités directement du passé autoritaire s’ajoutent des éléments nouveaux qui sont influencés en retour par les premiers. Il y a ainsi production de modèles, mais aussi reproduction10. Les avancées démocratiques dépendent grandement du sens dans lequel joue l’héritage car la configuration particulière de cette hybridation peut constituer une contrainte au changement, entendu comme « l’invention de nouveaux jeux, de nouvelles règles et de nouveaux modèles relationnels11 ». C’est en ce sens que P. Schmitter et T. L. Karl affirment que « certaines structures léguées par l’histoire risquent de constituer des “conditions limitatives” qui restreignent (ou parfois élargissent) l’éventail des choix12 ». Ils ne s’enferment pas dans un schéma de reproduction mécanique, car aux structures léguées par l’histoire, s’ajoutent les nouveaux choix institutionnels et stratégiques. La démocratisation est donc faite de la coexistence entre « les structures préexistantes et les choix contingents », car :

Les arrangements établis par les principaux acteurs politiques durant une période de transition entre deux régimes instaurent des règles, des rôles et des modèles de comportement nouveaux qui peuvent (ou non) marquer une rupture importante avec le passé et qui, à leur tour, génèrent les institutions qui vont modeler les perspectives de consolidation du régime dans l’avenir13.

5Il y a donc à la fois un renouveau politique, puisque la transition s’accompagne d’innovations, mais aussi une reproduction, puisque les structures de l’ancien régime continuent à influencer l’effectivité des innovations bien au-delà de la transition. Dès lors, l’objectif est de montrer comment les nouvelles structures, les nouvelles institutions et les nouvelles pratiques, qui dérivent du renouveau politique, sont affectées par les héritages prédémocratiques. Trois sites d’observation cruciaux pour la réussite de la démocratisation sont privilégiés : les systèmes de partis supposés être des innovations totales par rapport à l’ancien régime monolithique ; l’armée que cette dernière a politisée et la société civile qu’elle a embrigadée.

Partis et systèmes de partis et survivances de l'autoritarisme

6À l’occasion des conférences nationales au Bénin et au Niger, les oppositions politiques qui profitaient d’un rapport de forces favorable ont imposé l’option pour le multipartisme. Le principe du multipartisme intégral14 a prévalu en raison de la présence à la conférence nationale d’une opposition dominante et fragmentée. La même explication vaut pour l’adoption du scrutin proportionnel15. Le trait caractéristique saillant de la structuration du système de partis16 réside dans l’extrême fragmentation des forces politiques.

7Au Bénin, le premier parti politique enregistré par les services du ministère de l’Intérieur a été le Parti du renouveau démocratique (prd), le 24 septembre 1990, après l’adoption de la charte des partis politiques17. Depuis cette date, on a assisté à une extraordinaire vitalité politique qui trouve sa traduction sur le terrain : plus de 100 partis politiques se disputent l’hégémonie sur la scène politique béninoise18. L’activisme et la représentativité de ces formations sont extrêmement variables. Seule une vingtaine d’entre eux sont véritablement significatifs si on prend comme critère la représentation à l’Assemblée nationale19.

8Au Niger, la pression de la rue avait amené le régime du Mouvement national pour la société de développement (mnsd) à mettre sur pied, dès le mois d’avril 1990, une commission chargée de réfléchir sur « les tendances probables de l’évolution socio-politique du pays et les alternatives d’une ouverture démocratique susceptible de consolider et de sécuriser la démocratie nigérienne ». Placée sous la présidence du président du Conseil national de développement, la commission avait conclu que « le multipartisme apparaît comme une étape ultime qui interviendrait à son heure », tout en estimant qu’il « convient de garder l’initiative afin d’éviter d’aller au multipartisme sous la pression de la rue20 ». Néanmoins, dès juin 1990, le Conseil supérieur d’orientation nationale a adopté le principe d’une révision de la charte et de la constitution dans le sens d’une ouverture politique21. Un comité a été chargé de ces révisions, et c’est à l’issue de cette procédure que le président Ali Saibou a annoncé l’option pour le multipartisme le 15 novembre 1990. Dès le mois de décembre, les partis ont été autorisés à déposer auprès du ministère de l’Intérieur une demande d’agrément provisoire en attendant leur reconnaissance légale. Une première demande émanant de la Convention démocratique et sociale (CDS) a été enregistrée dès le 10 décembre. À la veille de la conférence nationale nigérienne, 37 partis politiques avaient reçu leur agrément provisoire et 24 y ont participé effectivement. Le nombre de partis a diminué depuis lors pour se stabiliser autour d’une vingtaine à la faveur de fusions ou de disparitions. En effet, nombre de partis politiques n’étaient que des partis satellites gravitant autour de l’ancien parti unique dans le but de multiplier ses chances de peser sur les décisions de la conférence nationale.

9Un système de partis implique nécessairement des interactions entre les organisations qui le composent. Or, ces interactions sont affectées par un clivage qui a présidé à la création de plusieurs partis et qui ne se comprend que rapporté à la période monolithique : le clivage prodémocrates/antidémocrates selon une classification opérée par les premiers. En dehors de quelques partis d’extrême gauche, comme le Parti communiste (pcb) au Bénin ou l’Organisation révolutionnaire pour la démocratie nouvelle (ordn) au Niger, qui s’opposent ouvertement aux autres en clamant leur caractère révolutionnaire, les interactions entre partis ne sont pas déterminées par un clivage idéologique. La typologie classique de M. Duverger qui distingue les partis de masse et les partis de cadres22 permet difficilement de comprendre les systèmes partisans, que l’intérêt soit porté à la genèse ou au fonctionnement des partis politiques béninois et nigériens. La ligne de fracture étant placée par ceux qui revendiquaient l’ouverture politique sur la question de l’appartenance ou non à l’ordre ancien, trois types de partis se distinguent : les partis de la continuité, les partis nouveaux fondés sur des clivages anciens et les partis du renouveau.

10Les partis de la continuité sont soit ceux qui ont déjà existé à un moment de l’ère prédémocratique, soit ceux dont les leaders sont d’anciens chefs de parti. Au Bénin, le Parti communiste du Bénin (pcb) de Pascal Fantodji en est un qui a existé clandestinement sous le régime du prpb. Fort de sa résistance et martyrisé par les répressions subies, ce parti a refusé toute assimilation aux autres en clamant que « les voix du pcb sont immaculées23 ». Dans la deuxième sous-catégorie se trouve l’Union démocratique dahoméenne (udd) de l’ancien président Ahomadégbè, devenue l’Union démocratique pour le développement, et l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (undp) de l’ancien président Zinsou, qui n’est pas sans rappeler son ancien parti, l’Union progressiste dahoméenne (upd). Au Niger, le mnsd-Nassara est la version adaptée au multipartisme du parti unique constitutionnel de la deuxième République. Le Parti progressiste nigérien, section du Rassemblement démocratique africain (ppn-rda) et l’Union démocratique nigérienne-Sawaba (udn-Sawaba), dissous en 1974 par les militaires, sont d’autres exemples. Malgré deux décennies de parenthèse, ils ont ressuscité et sont restés opposés au point que toute coalition comprenant l’un excluait l’autre d’office24.

11Les partis nouveaux structurés par des clivages anciens sont ceux qui, tout en étant nouveaux, ressuscitent des logiques anciennes. La Renaissance du Bénin (rb), le Parti pour le renouveau démocratique (prd) et le Front d’action pour le renouveau démocratique (fard) sont des exemples au Bénin. Il est instructif de remarquer que non seulement ces partis ont été les trois plus grands partis du pays du point de vue du nombre de députés jusqu’en 199925, mais surtout qu’ils sont constitués à partir de la réactivation des clivages régionaux qui ont structuré la vie politique du pays avant le coup d’État de 1972. Le prd de l’ancien premier ministre Adrien Houngbédji (1996-1998) a réussi à laminer ses concurrents régionaux comme Notre cause commue (ncc) et à s’approprier le fief de l’ancien président Apithy (1963-1965)26. La rb, pour sa part, recrute essentiellement dans l’électorat Fon du centre et du sud du pays, le fief de l’ancien président Ahomadégbè (1972). Quant au fard, comme le constate R. Gbégnonvi, « il a fait des deux départements septentrionaux [fiefs de H. Maga], le Borgou et l’Atacora, son fief exclusif : il y a puisé ses dirigeants, ses militants et ses dix élus27 ».

12Dans le cas du Niger, l’Alliance nigérienne pour la démocratie et le progrès (andp) créée par des élites essentiellement Djerma est un exemple de parti fondé sur des logiques anciennes. Ces élites ont quitté le mnsd à la suite de son premier congrès post-conférence nationale s’estimant victimes d’une sorte de conspiration des élites Haoussa visant à les marginaliser. Le parti est devenu en 2004 essentiellement régional (région Djerma de Dosso). D’autres exemples sont l’Union pour la démocratie et le progrès social (udps) et le Parti pour l’unité nationale et la démocratie (pund) qui se partagent l’essentiel de l’élite et de l’électorat touaregs. Cette logique est aussi celle de la Convention démocratique et sociale (cds) de l’ancien président Ousmane (1993-1996), essentiellement ancrée en zone Haoussa, notamment à Zinder, première capitale du pays.

13L’appellation du troisième type de partis, les partis du renouveau, n’implique aucun jugement quant à leur qualité, mais signifie simplement que leur apparition est essentiellement liée à la nouvelle donne politique. Ils sont souvent l’œuvre de militants de longue date empêchés de s’organiser par le monolithisme et la volonté monopolistique du pouvoir. Ces militants ont, dans bien des cas, occupé des fonctions sous l’ancien régime. C’est le cas au Niger du Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (pnds) créé par d’anciens militants étudiants gauchistes et de l’Union des patriotes démocrates et progressistes dirigée par le professeur André Salifou, président de la conférence nationale et du Haut Conseil de la République. Au Bénin, des exemples sont Notre cause commune (ncc) dirigée jusqu’en 1997 par le professeur Albert Tévoédjrè28 et le Parti social démocrate (psd) de l’ancien président de l’Assemblée nationale Bruno Amoussou (1955-1999).

14Si les partis politiques sont essentiels à la qualité de la démocratie, le fonctionnement du système de partis et le sens dans lequel opère l’action partisane sont encore plus déterminants. Dans un sens normatif, l’action des partis a pour finalité de légitimer le système29, que ce soit à travers leurs fonctions latentes ou leurs fonctions manifestes. C’est en ce sens que D.-L. Seiler dit à juste titre que « toute crise des partis traduit toujours une crise des médiations et, partant, une crise de la démocratie30 ». De façon manifeste, les partis assurent des fonctions d’agrégation et de médiation des intérêts ainsi que des fonctions de pourvoyeur de personnel politique. Ces fonctions manifestes contribuent aux fonctions latentes de légitimation du système, que ce soit à travers la fonction tribunitienne qui « dévie les virtualités révolutionnaires31 », la fonction de représentation qui justifie la détention du pouvoir ou les actions de socialisation qui peuvent aboutir à l’intériorisation des règles démocratiques et des contraintes que ces règles imposent.

15Or, la fracture prodémocrates/antidémocrates transforme les relations d’opposition intrinsèques à tout système de partis en relations irréductibles. Dans le cas du Bénin, le PCB a longtemps été emblématique de cette irréductibilité des clivages, puisqu’il a refusé de participer au processus démocratique, préférant envisager la fameuse IGA (insurrection générale armée). R. Gbégnonvi ironise en disant que :

Les enfants béninois d’Enver Hodja [ont boudé] la conférence nationale pour des raisons particulièrement révolutionnaires qui les [ont amenés] également à ne prendre part à aucune espèce de consultation électorale. [Mais] l’espoir dans l’IGA s’amenuisant et l’aura qui les entourait s’amenuisant de même, ils se sont délibérément soumis à l’épreuve des urnes32.

16Au Niger, l’Organisation révolutionnaire pour la démocratie nouvelle (ordn) et l’éphémère Parti socialiste révolutionnaire (psr) ont eu la même attitude radicale tout en prenant part, cependant, au processus démocratique.

17Si ces partis sont trop marginaux pour être en mesure de remettre en cause le système démocratique, les luttes de factions internes dans des partis politiques plus importants ou entre de tels partis constituent des contraintes autrement plus sérieuses. C’est ainsi qu’au Niger, les élections fondatrices de 1993 auraient peut-être imprimé une autre trajectoire à la démocratisation si une lutte irréductible n’avait pas opposé le mnsd aux autres partis regroupés au sein de l’Alliance des forces du changement (afc), constituée dans le seul but d’empêcher les héritiers de l’ancien parti unique de revenir au pouvoir33. Le jeu à somme nulle entre l’afc et le mnsd s’est déplacé plus tard avec le changement d’alliances pour se situer cette fois entre, d’une part, la cds du président Ousmane et ses alliés et, d’autre part, la coalition regroupant son ancien allié, le pnds, et son ennemi de toujours, le mnsd. À l’opposition viscérale manifestée par cette coalition de circonstance, la cds répondait par ses propres défis et le refus de toute concession qui s’apparentait, pour elle, à de la capitulation.

18La chute de la troisième république du Niger a été ainsi, entre autres, le produit d’une crise de la médiation partisane ; cette crise se matérialisant par une guerre de tranchées permanente aussi bien au sein de chaque coalition qu’entre membres de la même alliance34. Avec la cohabitation de 1995 entre le premier ministre Hama Amadou du mnsd et le président Mahamane Ousmene de la cds, le système politique s’est solidement bipolarisé, et l’intensité des conflits au sein de la classe politique a grandement facilité le coup d’Etat du colonel Baré au Niger de 1996.

19Au Bénin, un parti comme ncc, très actif dans l’animation des institutions démocratiques, peut servir de point de départ d’une démonstration similaire. En plus d’être (sous la direction du professeur Tévoédjrè) le frère ennemi du prd auquel il disputait le même fief, ce parti connaissait des dissensions internes qui ont conduit l’aile dirigée par François Tankpinou à en prendre le contrôle au printemps 199735. Cette situation aurait été ordinaire si ce putsch n’avait pas profité du soutien du premier ministre de l’époque, Adrien Houngbédji, alors que le professeur Tévoédjrè siégeait au sein du gouvernement. Cette intrigue politique est révélatrice des divisions qui ont miné la Coalition des forces démocratiques (cfd), l’alliance de 17 partis qui a soutenu la candidature de Mathieu Kérékou à la présidentielle de 1996. Comme naguère dans le cas nigérien, il a été ainsi reproché au prd du premier ministre Houngbédji « de mener, aux côtés de l’opposition, une guérilla parlementaire dont le seul objectif est de museler ses alliés de la majorité présidentielle, de les affaiblir et de les pousser le dos au mur36 ».

20Ces exemples peuvent être multipliés, mais il est ici possible de retenir que les types de clivages parfois directement issus du passé autoritaire qui ont présidé à l’émergence et au positionnement des partis ainsi que les modalités particulières d’agrégation et de médiation des intérêts ne favorisent pas la légitimation du système lorsque, comme au Niger, ils n’ont pas déjà contribué à son effondrement.

Les armées face au renouveau politique

21L’hypothèse de la continuité présuppose que l’instauration d’une démocratie durable est compliquée lorsque le régime antérieur est de type militaire. Le grand défi qui se pose à cet égard consiste à dépolitiser l’armée et à la réorganiser afin de neutraliser les éventuelles entreprises de reconquête du pouvoir politique37.

22Au Bénin comme au Niger, près de deux décennies de pouvoir ont fait des militaires les principaux décideurs dont l’emprise s’étendait à l’ensemble des secteurs de la vie politique et économique, comme nous l’avons analysé au chapitre 2. Une des grandes contraintes du point de vue de la consolidation du processus démocratique a donc été, dès le départ, de le soustraire aux risques de remise en cause par les militaires. À cet égard, plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Pour G. Hermet écrivant sur l’Amérique latine, il est risqué de les mettre dos au mur, mais « pour peu qu’on les cajole en oubliant leurs erreurs et celles de leurs adversaires, et pour peu que populations et officiers deviennent moins sceptiques quant aux chances de démocratisation », le cantonnement des militaires dans leurs casernes, « leur légitimité alternative », est possible38. Pour G. O’Donnell et P. Schmitter émettant une hypothèse complémentaire, la crainte de perdre ces privilèges, de voir s’effondrer le prestige de l’institution militaire sont alors autant de facteurs qui peuvent amener les militaires à mettre un coup d’arrêt au processus démocratique39. Pour Huntington enfin, le risque vient de gouvernements qui échouent à promouvoir le développement économique ainsi que le respect de la loi et de l’ordre ou alors de politiciens ambitieux qui impliquent les militaires dans des stratégies qui compromettent le système40.

L'héritage de l’ancien régime et les militaires dans la transition

23Dans les expériences à l’étude ici, le problème n’a pas trait à l’existence d’une légitimité alternative (Hermet) qui permet aux militaires de se retirer « tranquillement », mais aux conditions dans lesquelles ils ont dû quitter le pouvoir. L’expérience montre en effet que lorsque les militaires sont mis le dos au mur lors de la transition vers la démocratie, la probabilité est grande de les voir utiliser la force pour se maintenir ou revenir au pouvoir. A. Przeworski a bien montré que pour les dirigeants autoritaires, surtout militaires, l’introduction de la démocratie est vécue comme une défaite idéologique et l’effondrement de leur vision du monde41.

24Il découle de cet état d’esprit, qui est largement partagé par les militaires nigériens, que, pour eux, l’armée n’est pas tant un instrument de défense de la souveraineté que l’incarnation de cette souveraineté. Par conséquent, le pouvoir lui revient et il lui appartient de le donner ou de le reprendre quand elle le juge opportun. Ce n’est pas un hasard si les militaires invoquent fréquemment « le désordre » et vantent leur « capacité » à y mettre fin pour justifier leur intrusion en politique. Pendant la période de transition déjà, le commandant de la zone de défense de Niamey, le commandant Moumouni Boureïma, est intervenu à la télévision pour prévenir la classe politique que « l’armée ne laisserait pas le désordre s’installer dans le pays ». Il est alors tout à fait logique de retrouver ce chef militaire ou encore le général Baré, qui voulait déjà « disperser la conférence nationale », parmi les instigateurs du putsch de janvier 1996.

25La Conférence nationale, donc le mode de transition du Niger, a été un moment focal de rupture avec l’armée, alors que le processus aurait gagné en chances si la transition avait été davantage négociée avec les militaires. G. O’Donnell et P. Schmitter insistent sur l’importance de cette sorte de pacte fondateur, un compromis permettant de donner des garanties aux militaires tout en promouvant l’ouverture politique42. L’absence d’une telle entente peut exposer la transition à des tentatives de déstabilisation (en raison des résistances héritées de l’ancien régime). Comme le distinguent ces auteurs, le régime autoritaire comprend des modérés (soft liners) et des durs (hard liners). En l’occurrence, les hard liners sont ces militaires qui, imperméables au consensus actuel sur la nécessité de la démocratie, sont convaincus de la nécessité de perpétuer l’ordre ancien, convaincus aussi qu’ils ont la mission de mettre fin aux « désordres générés par la démocratie43 », « au chahut de gamins irresponsables », pour citer le général Baré. G. O’Donnell et P. Schmitter ont bien vu, et c’est ce cas de figure qui s’est produit au Niger, que durant la période de transition et même après l’établissement d’un régime démocratique, ce noyau de hard liners issus de l’ancien régime demeure le principal foyer de conspiration contre la démocratisation.

26Plusieurs confrontations allaient alimenter le ressentiment des militaires. En premier lieu, la conférence a divisé l’armée et humilié la hiérarchie militaire quand elle a voulu en savoir plus sur l’affaire des massacres de rebelles touaregs perpétrés à Tchintabaraden, au nord du pays. Par ailleurs, la conférence nationale du Niger voulant démêler les fils d’une tentative de coup d’État datant de 1983 (encore un excès), de nombreux officiers sont cités. Cinq ans plus tard, beaucoup d’entre eux, dont le général Baré44, se retrouvent parmi les organisateurs du coup d’État de janvier 1996. De fait, l’aile dure du régime militaire nigérien a ressenti la conférence nationale, on le voit, comme une véritable humiliation45. Il n’est pas étonnant que les militaires aient quitté la salle des débats lorsque la conférence a proclamé sa souveraineté. Il semble qu’à l’époque déjà, un scénario « à la togolaise » a failli se dérouler, les militaires ayant voulu intervenir contre les conférenciers46. Seules l’autorité et la pression exercées par le chef de l’État, le général Ali Saïbou, les ont amenés à y renoncer.

27Force est de constater, du point de vue des conditions de départ des militaires, qu’une fois encore, le Bénin ne s’est pas trouvé dans une configuration aussi défavorable que celle du Niger. L’élaboration d’un compromis acceptable pour les militaires a permis d’accompagner plus sûrement leur retour dans les casernes et les militaires n’ont pas été mis dos au mur comme au Niger. Ils n’ont donc pas eu une réaction institutionnelle semblable à celle du Niger où ils ont quitté la conférence avec l’intention de revenir pour y mettre fin. Il est vrai que le colonel Kouandété a fait peur en se donnant publiquement une semaine pour organiser un coup d’État47. Il est vrai aussi qu’après la lecture du projet de proclamation de la souveraineté de la conférence, le colonel Vincent Guézodjè, qui s’exprimait au nom des forces armées populaires, a prévenu que « cette déclaration est un coup d’État et [qu’]il ne peut en être ainsi ». Mais la hiérarchie militaire a rapidement apaisé la peur qui commençait à gagner les conférenciers en soulignant que le colonel Kouandété n’était ni le porte-parole de l’armée ni un officier disposant des moyens nécessaires à une telle entreprise. Dès le 24 février 1990 (au sixième jour de la conférence), l’armée a définitivement rassuré sur ses intentions en invitant à la tolérance et en réaffirmant la participation sans réserve des forces armées au renouveau démocratique ainsi que leur décision de retourner dans les casernes48. De plus, dans le cadre de la préparation de la conférence nationale, les militaires avaient produit un document représentant leur contribution à celle-ci. Dans cette synthèse des concertations au niveau des différentes unités, il est écrit que « pour éviter un quelconque anachronisme par rapport à leurs missions en cette période de renouveau démocratique et recouvrer une nouvelle éthique, les forces armées populaires souhaitent leur retour à la caserne et leur apolitisme49 ». Dans ce même document, l’armée béninoise se comportait en prodémocrate en annonçant son option pour le multipartisme (qu’elle proposait cependant de limiter à deux partis à assise nationale).

28L’adhésion de l’institution militaire au renouveau démocratique était donc acquise à la veille de la conférence nationale50. Cette position a évité les grands déchirements, même si nombre d’officiers, notamment dans l’entourage de Kérékou, voyaient leur monde s’effondrer. Malgré sa longue intrusion dans la vie politique, l’armée béninoise a tout de même quitté le pouvoir (concentré du reste entre les mains de Kérékou) sans les rancœurs de son homologue du Niger. La bonne volonté de l’institution militaire ne signifie certes pas que tous les militaires béninois aient adhéré au renouveau démocratique, mais avec la bonne préparation de la conférence nationale béninoise et la durée limitée qui s’en est suivie, elle a évité l’embourbement dans des dossiers sans intérêt réel pour l’objectif fixé et a contribué à son succès51.

29Au Bénin, après son élection en 1991, le président Soglo a rapidement entrepris de réformer l’armée. Cette tâche impliquait la confirmation à la tête de la défense d’un ministre civil et surtout, d’une part, la réorganisation de l’administration militaire par la nomination de nouveaux commandants et, d’autre part, du fait de l’héritage marxiste, la dépolitisation de l’armée qui devait absolument être dépossédée de son rôle antérieur d’encadrement politique52. Cette entreprise a été possible pour deux raisons essentielles. D’abord, le moment choisi pour procéder à la réforme a correspondu aux premiers temps du renouveau démocratique caractérisés par un grand enthousiasme53. Ensuite, la réforme a été facilitée par l’existence de dispositions au sein de l’institution militaire. En effet, dans le document représentant la contribution de l’armée à la conférence nationale, il est écrit que « pour répondre à leurs aspirations, les forces armées populaires jugent [...] ardemment l’opportunité de leur réforme tant sur le plan structurel que sur le plan fonctionnel54 ». L’armée a également réclamé son apolitisme qui « doit être caractérisé par la non-affiliation de l’armée à une tendance politique quelconque. Le personnel d’une telle armée ne pourra jouir que des droits civiques et politiques que lui garantira la nouvelle constitution55. »

30Cette prédisposition de l’institution militaire béninoise à être réformée s’expliquait aussi paradoxalement (l’héritage jouant positivement cette fois) par une réaction de rejet liée à son embrigadement sous le régime du prpb. En effet, le zèle idéologique était devenu le critère essentiel pouvant déterminer la carrière militaire et surtout, la promotion à des postes de responsabilité tant militaires que civils. En réalité, une minorité, même dans l’élite militaire (constituée, tel qu’il est mentionné au chapitre 2, des fidèles de Kérékou qui se retrouvaient dans la garde présidentielle et dans les institutions du parti et de l’État), craignait les conséquences des réformes56. Des résistances se sont manifestées du reste avec la tentative de renversement du président Soglo par des militaires proches de Kérékou sans que ce dernier soit toutefois impliqué. L’arrestation de certains militaires à la suite de ces événements a provoqué, en août 1992, une mutinerie initiée par le capitaine Pascal Tawès dans le nord du pays. M. Bratton et N. van de Walle affirment à la suite de R. Lemarchand que la facilité avec laquelle cette tentative de putsch et cette mutinerie ont été maîtrisées s’explique en partie par le succès de la réforme de l’institution militaire57. La réforme a permis de placer aux commandes de l’institution des militaires non impliqués dans l’ancien régime et manifestement non hostiles à la démocratie.

31Au Niger, avec le recul offert par le coup d’État de 1996, l’hypothèse relative aux risques représentés pour le processus démocratique par les militaires dépossédés de leurs privilèges prend toute sa signification. Au lendemain de la conférence nationale, l’armée était divisée entre les jeunes officiers qui apparaissaient plus favorables à la démocratie58 et les officiers supérieurs qui ont été, pour la plupart, les piliers du régime militaire, puis de celui du parti unique. Nombre d’officiers supérieurs ont été écartés, mais la réorganisation a été lente et perturbée par les différents changements politiques. C’est ainsi que le colonel Issa Mazou, nommé à la tête de l’état-major des forces armées durant la période de transition, n’était certes pas un hard liner, mais n’avait pas l’autorité nécessaire pour accompagner la réforme. Pilote de l’armée de l’air, il était considéré par les autres militaires comme un intellectuel.

32Par ailleurs, contrairement au Bénin où l’armée s’est en fait coupée d’un parti-État qui a fini par être dissout, les officiers supérieurs nigériens sont restés liés au mnsd, comme en témoigne l’alignement de la position de l’armée sur celle du parti unique lors de la conférence nationale. La défaite du mnsd et l’exclusion dont il a été l’objet de la part de l’Alliance des forces du changement au pouvoir a renforcé le clivage entre militaires et prodémocrates. Les officiers supérieurs qui avaient été les piliers du régime précédent se sont retrouvés non seulement dépossédés des fonctions politiques et des avantages qui leur étaient attachées, mais aussi sans commandement militaire, puisque la nouvelle classe dirigeante les percevait comme les gardiens de l’ordre autoritaire. S’ils disposaient de la caserne comme légitimité alternative, ils pouvaient bien en mesurer l’inconfort après s’être ramollis dans les allées douillettes d’un pouvoir nourricier.

33Le changement d’alliances en septembre 1994 suivi des élections législatives de janvier 1995 a donné aux officiers supérieurs, en disgrâce depuis la conférence nationale, l’occasion de se repositionner. En effet, le président Ousmane n’ayant pas réussi à obtenir une majorité parlementaire, il a dû se résoudre à nommer Hama Amadou, secrétaire général de l’ancien parti unique (le mnsd), au poste de premier ministre. C’est sous l’insistance de celui-ci et contre l’avis du leader du pnds, son allié, que le lieutenant-colonel Ibrahim Mainassara Baré a été rappelé de la France, où il suivait un stage, pour occuper les fonctions de chef d’état-major de l’armée.

34Si Baré n’était pas le plus frustré des officiers supérieurs, puisqu’il a été un moment chef d’état-major particulier du président Ousmane, il était typique des militaires porteurs de l’héritage du passé. Il a été l’aide de camp du général Kountché à 24 ans, ministre de la Santé et ambassadeur à Alger puis à Paris. Par ailleurs, sur les 12 membres du Conseil de salut national (csn) institué après le coup d’État de 1996, 7, y compris Baré, ont occupé des fonctions de ministre, d’ambassadeur ou de préfet sous le régime militaire ou le régime du parti unique59. La présence des cinq autres s’explique par le commandement qu’ils exerçaient sur les unités qui sont intervenues pour renverser les institutions60 ou celles qui ont été déployées dans les principales villes du pays en prévision d’éventuelles résistances61. Bien que le premier gouvernement formé après le putsch eût été composé de civils, on n’ignorait pas que les relations entre ce gouvernement et le csn étaient de type vertical, les militaires gardant l’initiative. Il n’est en outre pas étonnant de constater que ceux parmi les membres du csn qui, par la suite, ont occupé les fonctions administratives ou politiques les plus significatives se sont tous recrutés parmi le groupe d’officiers ayant déjà côtoyé le pouvoir par le passé62.

35Le cas du Niger, où les militaires se sont embourgeoisés sous les régimes antérieurs, confirme ainsi parfaitement la corrélation supposée par la thèse de G. O’Donnell et P. Schmitter entre un possible renversement des institutions par les militaires et leur implication passée en politique. C’est pourquoi, une fois qu’ils ont repris le pouvoir, les risques qu’ils y restent étaient grands malgré leurs promesses de ne pas « s’enraciner63 ». C’est pour cela qu’à un moment où, à défaut de croire, beaucoup espéraient des élections libres et le retour des militaires dans leurs casernes, le sociologue nigérien Souley Adji émettait de sérieux doutes quant aux chances de voir un tel cas de figure se produire. Il a ainsi fait le parallèle entre la pièce théâtrale La mort et l’écuyer du roi, du dramaturge nigérian Wolé Soyinka, et la situation des militaires nigériens face au pouvoir64. Il écrivait alors que :

Il est en vérité fort à craindre que les honneurs militaires réitérés, les voyages sans passeport, ni billet d’avion, les flagorneries des courtisans et des journalistes, les yoyos des amazones ne dissuadent le colonel à sauter le pas le moment venu. Elesin avait eu tout ce qu’il avait demandé, l’écuyer Baré vient lui aussi d’avoir tout ce qu’il a demandé : régime présidentiel, scrutin majoritaire, candidatures indépendantes... Autant de cadeaux d’adieu qui risquent fort d’être des cadeaux de mariage définitif. [...] La vie et le pouvoir paraîtront probablement plus agréables que jamais au colonel et pour rien au monde, comme Elesin, il ne voudra s’en débarrasser65.

36Ces inquiétudes tranchaient à l’époque avec l’optimisme ambiant. Elles se sont révélées fondées peu après quand il est devenu évident que Baré ne se retirerait point après tous les cadeaux qu’il avait obtenus, tels le régime présidentiel et la possibilité pour un candidat indépendant de se présenter aux élections66. Faites en vue d’accompagner leur sortie, ces concessions ont facilité le maintien des militaires, la Constitution étant apparue comme un texte véritablement taillé sur mesure pour Baré.

L'armée et les tentatives d’instrumentalisation des acteurs politiques

37Cette question des concessions faites aux militaires mène à la troisième hypothèse évoquée plus haut. Celle-ci suppose que les manœuvres des acteurs faisant de l’armée un enjeu politique favorisent le retour des militaires sur la scène politique. Dans un contexte caractérisé par une crise sociale et économique (plus prononcée au Niger qu’au Bénin), l’armée devient un ferment dont l’activation conduit presque inévitablement à la rupture du processus démocratique. L’impact de l’armée sur les trajectoires de la démocratisation s’explique non seulement par les différences de contexte, mais aussi par l’ampleur des manœuvres politiques qui se sont nouées autour d’elle.

38Au Bénin, trois facteurs ont réduit le caractère stratégique de l’armée en politique en comparaison avec le Niger : la dissolution de l’ancien parti unique, la volonté des militaires de retourner dans leurs casernes et le monocéphalisme du régime. Mais ces facteurs n’ont pas empêché le président Soglo (1991-1996) de l’instrumentaliser à l’approche de l’échéance présidentielle de mars 1996 et une fois que sa défaite est apparue consommée.

39À l’approche du scrutin présidentiel, le président Soglo a pris un décret portant promotion au grade de général des colonels Noukpo, Kouyami et Dadélé. Si ce dernier était peu connu, le premier a été chef d’état-major de l’armée sous la présidence Soglo et le deuxième a été impliqué en 1988 dans une tentative de coup d’État dirigée contre Kérékou, alors président du Bénin marxiste. Outre ces promotions, il a décidé la réhabilitation du capitaine Assogba, un des cerveaux du putsch de 1972, arrêté en 1975, ainsi que celle du capitaine Kitoyi, qui avait également eu maille à partir avec le régime marxiste. Tous les deux ont été portés au grade de colonel avec rappel de solde. À l’inverse, le colonel Kouandété, dont les liens avec Kérékou étaient connus, a été arrêté à la suite de la disparition d’un responsable du parti du président Soglo dans le nord du pays.

40Toutes ces mesures ont paru d’autant plus suspectes qu’elles semblaient destinées, à l’approche de l’élection présidentielle, à affaiblir Mathieu Kérékou qui représentait le challenger le plus sérieux du président sortant. Par ailleurs, les origines ethnorégionales communes entre la plupart des promus et le chef de l’État ainsi que les relations conflictuelles qu’ils avaient avec Kérékou sous le régime marxiste renforçaient le sentiment que le président Soglo tentait ainsi de se construire un réseau de loyautés personnelles au sein de la hiérarchie militaire. Le président Soglo a alors poussé la provocation en décidant de faire appel à une société privée de sécurité pour assurer son service d’ordre, tâche dévolue naturellement aux services de sécurité publics67.

41Il a même adopté une stratégie de la terre brûlée devant la certitude de la défaite, suscitant la peur en agitant l’épouvantail du complot. Le refus d’accepter sa défaite, l’arrestation du directeur adjoint de l’Institut de la statistique (pour avoir diffusé les résultats du second tour défavorables à Soglo), les menaces de mort à l’encontre des membres de la Cour constitutionnelle, le mitraillage du domicile d’un d’entre eux, le limogeage du ministre de la Défense et la mise à l’écart du chef d’état-major particulier du chef de l’État, tous ces faits sont relevés par C. Mayrargue comme ayant « accentué la dramatisation de ces journées et favorisé des rumeurs de coup de force militaire68 ». Mais l’alternance au pouvoir a finalement eu lieu et, de ce point de vue, le système béninois a satisfait au test des chocs substantiels (shock or crisis test) ainsi qu’en partie au test de l’alternance (two turn over test) avancés l’un et l’autre par certains auteurs comme indicateurs de la consolidation démocratique69.

42Tel n’a pas été le cas au Niger où le processus n’a pas pu satisfaire au test de l’alternance, ayant succombé aux chocs qu’il a subis. La revanche des militaires s’explique non seulement par les deux hypothèses précédemment développées, mais aussi par les manipulations auxquelles les acteurs politiques ont procédé, et qui ont fini par leur échapper. Ces manipulations ont commencé avec la politique d’exclusion appliquée par la coalition qui a porté Mahamane Ousmane au pouvoir en 1993. Elles se sont dramatiquement accentuées avec la période de cohabitation au cours de laquelle, tour à tour, les forces de l’ordre ont été utilisées soit par le président Ousmane pour empêcher l’accès de la salle du Conseil des ministres au gouvernement, soit par le premier ministre, Hama Amadou, pour empêcher les directeurs des sociétés publiques, nommés par le gouvernement précédent et qu’il venait de destituer, d’accéder à leurs bureaux70. Cette instrumentalisation des militaires a créé un malaise au sein de l’armée, renforcé par le clivage qui commençait à s’installer entre l’état-major de l’armée et la garde présidentielle. L’état-major était commandé par le colonel Ibrahim Mainassara Baré et des hommes considérés comme favorables à la mouvance du premier ministre. Au contraire, la garde présidentielle était dirigée par le lieutenant-colonel Mamadou Ousseini, un proche du chef de l’État.

43Au plus fort de la crise institutionnelle, le premier ministre en a surpris plus d’un en affirmant dans une entrevue que le chef de l’État était « en rébellion » contre lui, mais que lui disposait de l’armée71. C’est pourquoi, aux premières heures du coup d’État de janvier 1996, de nombreux observateurs n’ont eu aucune difficulté à conclure qu’il avait été dirigé uniquement contre le chef de l’État. Ces hypothèses étaient d’autant plus séduisantes qu’on prêtait à Mahamane Ousmane l’intention non seulement de dissoudre l’Assemblée nationale, mais aussi de destituer le premier ministre et le chef d’état-major, dont les liens viennent d’être identifiés72. Les auteurs du coup d’État n’ont pas manqué d’exploiter ces tentatives de manipulation en les présentant comme porteuses des germes d’une guerre civile, le pays tendant, selon leur argumentaire, à se retrouver avec deux premiers ministres et deux chefs d’état-major. Poussés hors du pouvoir cinq ans plus tôt avec toutes les humiliations, frustrés d’avoir dû abandonner les privilèges auxquels ils s’étaient habitués, les officiers « porteurs d’une conception du rôle des militaires vieille de plusieurs décennies73 » n’ont eu aucune difficulté à renouer avec leur vieille tradition de politisation. Ils ont conservé le pouvoir jusqu’en avril 1999, lorsqu’un second coup d’État a renversé le général Baré. La seconde transition militaire a finalement débouché sur des élections transparentes et l’arrivée au pouvoir en janvier 2000 du président Mamadou Tandja.

44Il apparaît clairement que la situation d’interventions militaires que le Niger a connue entre 1996 et 1999 contraste avec celle du Bénin, où l’institution militaire semble avoir intériorisé un comportement républicain conformément au statut qu’elle a souhaité et obtenu à la conférence nationale. C’est là la principale conclusion à tirer des actes des états généraux de l’armée tenus en juillet 1997 à Cotonou. À l’occasion de ceux-ci, l’armée béninoise a réaffirmé son attachement aux institutions issues du processus de renouveau politique engagé en 199074.

L'héritage prédémocratique et la société civile à l'heure du pluralisme

45Un point de départ heuristique dans cette section consacrée à la société civile est de revenir sur l’État intégral75. Il a déjà été question au chapitre 2 de son ambition totalisante qui l’a conduit, au Niger et encore plus au Bénin, à cultiver une prétention hégémonique totale sur la société. Bien sûr, comme le constate C. Young, l’État intégral, son unanimisme et son pouvoir d’encadrement avaient une effectivité de loin inférieure à ses prétentions extravagantes. Il n’en demeure pas moins, insiste-t-il, que le modèle a eu d’importantes conséquences sur les formules politiques adoptées. La conséquence principale du modèle d’État intégral est d’avoir empêché l’émergence d’une société civile véritable. Bien entendu, à la faveur de la faillite de l’État et du contexte international des années 1990 caractérisé par une vague de bouleversements politiques, des pans entiers de la société se sont engagés dans des actions de revendication qui ont conduit à la transition démocratique. Mais en définitive, plusieurs décennies de régimes monolithiques ont conduit à une extrême atrophie de la société civile et au mieux, à un « équilibre précaire76 » avec l’État.

46N. Chazan donne un bon point de départ pour définir le concept de société civile, qui a été par ailleurs traité par un nombre important d’auteurs classiques77. N. Chazan part de l’idée que le procès politique constitue la variable dépendante et elle considère alors l’État et la société comme deux variables qui s’entrecoupent et sont potentiellement indépendantes. L’État dispose de son indépendance propre et son action peut profondément affecter l’organisation sociale ou économique. Les groupes sociaux, de la même façon, ont des moyens d’agir soit indépendamment, soit conjointement avec les structures publiques78. Ce qui est intéressant ici, ce sont d’une part, l’interdépendance entre l’État et la société civile et d’autre part, l’impact de la nature de la société civile sur les trajectoires de la démocratisation79. C’est sur ces plans que l’héritage prédémocratique se fait ressentir, puisque l’État intégral (au Bénin comme au Niger) a absorbé les organisations de la société civile comme la presse, les syndicats, les associations, les églises, les organisations à caractère identitaire. La démocratisation soulève la problématique de la constitution d’une société civile potentiellement indépendante de l’État et celle de sa contribution à la réussite ou à l’échec du processus.

47Au Bénin et au Niger, il est globalement possible de remarquer que si la société civile a joué un rôle prépondérant dans la transition vers la démocratie, son rôle est plus ambigu dans la phase de consolidation si l’on regarde l’héritage du passé. En ce qui a trait ensuite aux relations entre la société civile et le pouvoir politique, l’héritage du passé transforme parfois la coopération en immersion et l’opposition en retrait total. Les syndicats et la presse sont des exemples illustratifs ici. Les premiers constituent, notamment dans le cas du Niger, de grands facteurs d’ingouvernabilité. Sous le régime non démocratique du général Baré, certains se sont inféodés, et c’est le cas des structures dissidentes de l’ustn ou de l’Union des scolaires nigériens (usn), ce qui réduit le poids du mouvement syndical. Certains peuvent prendre des positions qui minent le processus démocratique, comme cela a été le cas avec l’ambivalence du mouvement syndical face au coup d’État de 199680. Alors que les syndicats ont été les fers de lance de la revendication démocratique et constituaient les seules forces organisées capables de mobiliser un soutien fort en faveur de la restauration des institutions, leurs rapports extrêmement conflictuels avec le gouvernement issu des urnes, mais détenu par l’ancien parti unique, les ont empêchés de faire la distinction entre la légitimité des hommes qui venaient d’être renversés et celle du système. Au Bénin, la moindre acuité des problèmes économiques tempère ce positionnement extrême contre le pouvoir. Cependant, la Confédération générale des travailleurs du Bénin (cgtb) et la Confédération syndicale des travailleurs du Bénin (cstb) se considèrent comme plus militantes, contrairement au Congrès des syndicats autonomes (csa) et à l’Union nationale des travailleurs du Bénin (unstb, l’ancienne centrale unique sous le parti unique) qu’elles qualifient de régimistes81.

48La presse82, pour sa part, ne favorise pas toujours le processus démocratique. Elle a connu une explosion exceptionnelle depuis 1990 et une partie importante des agents de presse ne sont pas des journalistes professionnels. Le militantisme, et non le professionnalisme, est la variable qui détermine très souvent l’engagement dans la presse de personnes désireuses de poursuivre un combat dans ce nouveau créneau83. Ce militantisme rejaillit parfois sur la déontologie, d’autant qu’il correspond souvent à un engagement partisan. Lorsque le journal est lié à l’opposition, comme c’était le cas de l’hebdomadaire Tribune du peuple sous la troisième République du Niger84, il devient le porte-voix des attaques systématiques contre le pouvoir en vue de l’affaiblir par tous les moyens alors que cela aboutit parfois à affaiblir le système lui-même85. Un autre type de rapport au pouvoir consiste à le soutenir, fût-il antidémocratique, comme l’ont longtemps fait au Niger nombre de journaux tels que Le Flic, Le Soleil, L’Enquêteur ainsi que l’ensemble des médias d’État (Le Sahel et Sahel Dimanche pour la presse écrite ; la Voix du Sahel pour la radio ; l’ORTN pour la télévision) qui ont perdu leur indépendance et leur capacité à soutenir la liberté et la démocratie après le coup d’État de 1996. Comme l’affirme le journaliste Moussa Tchangari, plusieurs fois emprisonné, ce soutien est à but alimentaire, car « il représente la contrepartie d’enveloppes, de complaisances fiscales ainsi que l’attribution des publicités des entreprises publiques86 ».

49Au Bénin, comme l’a confié un journaliste et comme il est possible de le constater de par la diversité et le ton des journaux, y compris les journaux d’État :

La liberté de la presse est effective et la censure n’existe plus même si après les déraillements et les procès pour diffamation des trois premières années, le respect de la déontologie s’affirme depuis 1994. S’il y a censure, elle vient des journalistes eux-mêmes qui jugent en toute responsabilité de ce qu’ils doivent diffuser87.

50Qu’il s’agisse des interactions partisanes, du comportement de l’armée ou de celui de la société civile, il apparaît clairement que l’héritage prédémocratique influe sur la démocratisation. Cet héritage est constitué d’une tradition patrimoniale, de la centralisation, d’une confusion structurelle et d’un étouffement de la citoyenneté, de la concentration et de la personnalisation du pouvoir ainsi que d’une politisation de l’armée. Ces aspects, caractéristiques de l’État prédémocratique, n’ont donc pas disparu avec le déclenchement des processus de démocratisation. Ils semblent s’être cristallisés dans les institutions et les pratiques nouvelles, illustrant bien ainsi la thèse de la continuité sur laquelle s’est ouvert ce chapitre. L’héritage est apparu plus limitant au Niger ; contribuant à expliquer sa trajectoire plus difficile de démocratisation entre 1989 et 1999.

51Cependant, la thèse de l’héritage permet seulement d’admettre l’existence de continuités institutionnelles et politiques entre deux systèmes qui sont censés alterner à la suite d’une mutation politique. Elle n’implique pas qu’il s’agisse d’une simple reproduction au sens mécanique du terme, car une telle approche exclurait toute mobilité et toute possibilité de transformation de la nature des systèmes politiques. La trajectoire de chaque processus n’est pas seulement déterminée par les handicaps économiques (chapitre 1) ou, surtout, institutionnels et politiques (chapitres 2 et 5). Dans un contexte de contraintes économiques et institutionnelles, les acteurs tentent de forger des stratégies économiques et institutionnelles pour y faire face. Ainsi que le préviennent P. Berger et T. Luckmann, « la société en effet possède une dimension artificielle objective. [Mais] elle est construite grâce à une activité qui exprime un sens subjectif88 ». La dimension stratégique et les constructions institutionnelles sont d’autres éléments cruciaux dans le succès ou l’échec de la démocratisation. C’est l’objet des chapitres 6 et 7.