1La période transitoire constitue une étape tampon au cours de laquelle les prodémocrates sont associés à la gestion du processus de démocratisation. Dans le cas des conférences souveraines, ils prennent le contrôle du processus et se retrouvent chargés de gérer les acquis de la libéralisation qu’ils doivent défendre et faire fructifier. Après les premières concessions consécutives aux mobilisations multisectorielles et les conférences nationales au cours desquelles les prémisses d’un nouvel ordre institutionnel ont été posées, des institutions de transition sont mises en place en vue de préparer les élections fondatrices qui marquent, d’un point de vue théorique, la fin de la transition définie au sens large comme l’intervalle séparant deux régimes politiques1. Les périodes transitoires sont importantes du point de vue de l’institutionnalisation de la démocratie car c’est à ce moment que l’architecture institutionnelle initiée au cours des conférences nationales prend forme et que les élections fondatrices peuvent se dérouler.

Les périodes transitoires post-Conférence nationale et le nouveau cadre institutionnel

2Les conférences nationales ont été l’occasion de démanteler les régimes autoritaires et le passage à la démocratie implique la transformation des modèles de jeu en vigueur jusque-là. Mais, compte tenu de la durée limitée des assises des conférences nationales et du fait que les élections ne pouvaient pas être organisées sans une certaine préparation, il a fallu mettre en place un nouvel ordre politique transitoire. Le rôle des institutions issues de ce processus consistait à conduire le pays aux premières élections et à préparer un ordre institutionnel démocratique durable.

La redéfinition des rôles durant la transition

3Compte tenu de l’héritage de l’État intégral décrit au chapitre 2, un réaménagement des pouvoirs dès les périodes transitoires s’imposait. Il avait pour objectif de rompre avec la personnalisation et la centralisation du pouvoir en vue de mettre en route un processus d’institutionnalisation2. L’organisation des pouvoirs pendant la période de transition3 préfigurait en ce sens le nouveau système recherché. À cet égard aussi, la variante nigérienne tient beaucoup du modèle béninois, tout en présentant des innovations et parfois des excès. Dans les deux cas, la conférence nationale a appliqué ce principe de la séparation des pouvoirs par la définition d’institutions dont les plus importantes pour notre propos sont le président de la République, le Haut Conseil de la République, le gouvernement de transition et la Commission constitutionnelle. Une analyse comparative montre le caractère excessif de la démarche nigérienne par rapport à celle du Bénin.

Le président de la République durant la transition post-Conférence nationale

4Le président de la République a vu ses fonctions redéfinies dans cette nouvelle typification des rôles. Nous avons montré au chapitre 2 que dans le système d’État intégral au Bénin et au Niger, le chef de l’État contrôlait l’ensemble des pouvoirs grâce à un système pyramidal. Avec la transition, ce système change.

5Le Bénin entreprend de rompre avec cette personnalisation du pouvoir en réduisant les prérogatives du chef de l’État. Aux termes du titre 2 de la loi constitutionnelle 90-022, dont huit articles lui sont consacrés, le chef de l’État est maintenu dans ses fonctions jusqu’à l’élection de son successeur (article 14). Il reste le chef des armées (article 16), préside le conseil des ministres, nomme aux emplois civils et militaires (article 17). Il peut prendre des mesures exceptionnelles en cas de menace grave et immédiate sur les institutions. Il a donc conservé des pouvoirs appréciables, même si, dorénavant, il les exerce conjointement ou en consultation avec le Haut Conseil de la République et le gouvernement.

6Au Niger, seuls trois articles sont relatifs au président de la République aux termes du chapitre 2 de l’acte 21. Même ses services sont dorénavant déterminés et organisés par décret du premier ministre4. Seul l’article 4 de l’acte 21 a trait à ses attributions, limitées à l’accréditation et à la réception des lettres de créance des ambassadeurs. L’article 3 stipule expressément qu’il exerce des fonctions honorifiques et protocolaires et l’article 4 n’est là que pour prévoir les dispositions en cas de vacance du poste. Il ne préside même pas le Conseil des ministres, ne signe pas les décrets de nomination et n’a aucun pouvoir officiel sur les forces armées.

7L’on remarque de ce point de vue également que, par rapport à la transition béninoise, la transition nigérienne s’est plus apparentée à une transition par rupture, présentée par des auteurs tels que G. Hermet ou G. O’Donnell5 comme périlleuse pour la poursuite du processus.

Le premier ministre durant la transition post-Conférence nationale

8En dehors du président de la République, chaque Conférence nationale a choisi un gouvernement de transition dirigé par un premier ministre élu par les conférenciers. Au Bénin, ses pouvoirs n’étaient pas exorbitants. Aux termes de la loi 90-022, il peut soumettre les projets de nomination au président de la République après avis du HCR (article 24), dirige l’action du gouvernement et est responsable de la défense nationale (article 25). Il dispose d’un pouvoir réglementaire qui n’empiète pas sur celui du chef de l’État (article 27). La détermination et la conduite de la politique de la nation relevaient de son gouvernement.

9Au Niger, où le chef de l’État a été dépouillé de ses prérogatives, les pouvoirs du premier ministre étaient autrement plus importants en sa qualité de seul chef de l’exécutif. Aux termes de l’acte 21, il est le chef des armées et préside le Conseil des ministres ainsi que le Haut Conseil de la magistrature (article 15). C’est lui qui signe les ordonnances et décrets et qui nomme aux emplois civils et militaires après avis du HCR (article 18). Il était donc omnipotent, surtout que, contrairement au Bénin6, aucune disposition ne prévoyait que les avis du HCR pouvaient être exécutoires. Ce vide juridique explique grandement les innombrables conflits de compétence entre le HCR et le gouvernement pendant la période transitoire7, alors qu’au Bénin, il n’y a pratiquement pas eu de confrontation entre autorités. A. Adamon peut alors remarquer la bonne volonté de chacun des acteurs de l’exécutif de la transition béninoise, qui a été un vrai succès8, et augurait bien de la suite de la démocratisation.

Le parlement de transition

10Le troisième organe issu de l’organisation des pouvoirs après la conférence nationale était le Haut Conseil de la République qui faisait office de parlement transitoire. Au Bénin, il a été institué par la loi 90-022. Il était l’organe le plus important dans cette conjoncture critique, car il disposait non seulement de compétences législatives, mais il exerçait aussi une véritable tutelle sur le gouvernement. Il avait un droit de regard sur la désignation de ses membres et surtout, il contrôlait l’exécution des décisions de la conférence nationale. C’est en son sein qu’auraient été choisies des personnalités pour remplacer le chef de l’État et le premier ministre en cas de vacance de ces postes (article 32 de la loi 90-022 et article 3 de l’ordonnance 90-004). Mais l’aspect le plus important du HCR béninois a été son rôle en matière d’institutionnalisation. C’est cette structure qui était chargée de l’approbation de l’avant-projet de constitution, de l’étude des amendements qui lui ont été apportés, de la supervision du référendum constitutionnel, de l’accès équitable des forces politiques aux médias ainsi que de l’organisation des élections locales, législatives et présidentielles. C’était donc l’organe clef de la transition du point de vue de la tâche de fixation du cadre institutionnel démocratique. En une année d’existence, le Haut Conseil de la République a réussi à remplir ces missions et à transformer les résolutions de la conférence nationale en réalités.

11C’est cette expérience qui a été copiée au Niger, où la conférence nationale a mis aussi en place un Haut Conseil de la République (titre 2 de l’acte 21). Le hcr avait essentiellement trois types de fonctions. Il avait des fonctions législatives qui lui permettaient de légiférer dans tous les aspects de la vie sociopolitique relevant de la compétence d’un parlement en système démocratique (articles 8 et 9). Il était aussi chargé du contrôle de l’exécution des décisions et du cahier des charges de la conférence nationale (article 8). Il avait enfin une mission de supervision de l’avancement des travaux de la commission des crimes et abus politiques, économiques, sociaux, culturels et de l’enrichissement illicite instituée par la conférence nationale ainsi que de la commission d’élaboration des textes fondamentaux (article 11). C’est cette dernière mission qui recoupe la fonction de fixation du cadre institutionnel dont était chargé le HCR béninois, mais à l’inverse de ce dernier, le HCR du Niger n’avait pas de pouvoirs réels sur le gouvernement. Dans les deux pays, le pouvoir constituant a été délégué à une commission spécialisée.

La Commission constitutionnelle durant la transition post-Conférence nationale

12La Commission constitutionnelle au Bénin (titre 7 de la loi 92-022), dénommée Commission d’élaboration des textes fondamentaux au Niger (article 11 de l’acte 21), était une émanation de la conférence nationale. Elle était considérée comme un organe de transition au Bénin et, au Niger, comme un démembrement du HCR qui l’a créée par l’arrêté n^o OI-PHCR du 17 janvier 19929. Cependant, le rôle était le même : préparer l’avant-projet de constitution, la charte des partis politiques et le code électoral10. Elle devait ensuite les soumettre au HCR pour examen, conformément à l’article 32 de la loi 92-022 au Bénin et aux articles 8, 9 et 11 de l’acte 21 ainsi qu’à l’article 11 de l’arrêté OI-PHCR instituant la Commission au Niger.

13Le travail de la Commission constitutionnelle était encadré dans la mesure où, au Bénin comme au Niger, la Conférence nationale avait déterminé des orientations devant présider à la construction du nouvel ordre institutionnel. Du point de vue du système de partis, les deux assemblées avaient opté pour le principe du multipartisme intégral. Du point de vue du régime politique, la Conférence nationale des forces vives du Bénin avait opté pour un régime présidentiel et un parlement monocaméral. Son homologue du Niger avait opté pour un régime semi-présidentiel et un parlement monocaméral. En ce qui a trait aux libertés publiques et au pouvoir judiciaire, les deux conférences avaient opté pour l’établissement d’un véritable État de droit fondé sur le respect des droits de l’homme et l’indépendance du pouvoir judiciaire. En matière constitutionnelle, la préférence était allée à une Cour constitutionnelle au Bénin et à une Chambre administrative intégrée à la Cour suprême au Niger11.

14Au sortir de la conférence, les grands axes de la nouvelle architecture institutionnelle étaient donc disponibles et chaque commission devait mettre en forme la typification des rôles à laquelle les interactions avaient conduit et qui devait caractériser le nouveau système12. La création du droit était, dans cette perspective, l’étape ultime avant que, pour la première fois depuis des décennies, puissent se tenir des élections libres.

L'élaboration des textes fondamentaux et des institutions post-transition

15Parmi les normes juridiques, la constitution et la loi électorale méritent une attention particulière. La constitution est de première importance, parce que c’est elle qui organise les pouvoirs et les rapports qu’ils entretiennent entre eux. C’est aussi elle qui cristallise les rôles en les détachant des personnes, de sorte que, dorénavant, les mécanismes de dévolution et d’exercice du pouvoir soient fixés et survivent aux luttes politiques. Confié à la commission constitutionnelle au Bénin et à la commission d’élaboration des textes fondamentaux au Niger, toutes deux placées sous la tutelle du Haut Conseil de la République, le travail d’édiction des normes est passé par plusieurs étapes : l’élaboration de l’avant-projet de constitution, l’étude et les amendements par le hcr et le référendum constitutionnel. C’est au terme de cette procédure qu’ont été adoptées la constitution du 1o décembre 1990 au Bénin et la constitution du 26 décembre 1992 au Niger.

16Pour rendre compte de l’influence structurante du droit sur le processus institutionnel et son implication pour la trajectoire du processus démocratique, la réflexion est ici construite à partir de quatre angles : l’organisation du pouvoir exécutif, la nature des rapports entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, les mécanismes d’arbitrage des conflits institutionnels et le dispositif de sécurisation de l’ordre institutionnel.

La constitution et l'organisation différente du pouvoir exécutif

17Le premier point concerne l’organisation du pouvoir exécutif. Il est important de remarquer la différence dans les choix institutionnels opérés par les deux pays. Alors que les constituants béninois ont opté pour un régime présidentiel, leurs collègues nigériens ont préféré un régime semi-présidentiel. Que ce soit pour le régime présidentiel du Bénin ou pour le régime semi-présidentiel du Niger, la différence par rapport au pouvoir personnel d’antan est frappante. Il peut paraître étonnant que le Bénin ait opté pour un régime présidentiel malgré 17 années de présidentialisme. Mais cette option est compréhensible non seulement au regard des leçons tirées des instabilités chroniques de la période prérévolutionnaire, mais aussi du contexte particulier. Le président de la commission constitutionnelle béninoise a justifié ainsi le choix du régime présidentiel au détriment des autres systèmes : « Dans un État délabré où il n’y a plus d’administration publique, où les finances sont évanescentes, comment voulez-vous instaurer un régime parlementaire ? [...] Nous avons pensé que dans ces circonstances, c’est ce qu’il fallait faire13. » Au Niger, c’est parce que l’opposition était à la fois dominante et fractionnée que s’est imposée l’option pour un régime semi-présidentiel vu comme l’option permettant d’éviter qu’un groupe accapare la totalité du pouvoir.

18L’exécutif est donc monocéphale au Bénin. Aux termes de l’article 54, le président de la République est le détenteur du pouvoir exécutif. Il est le chef du gouvernement et, à ce titre, il détermine et conduit la politique de la nation. Les membres du gouvernement sont responsables devant lui. C’est par ailleurs lui qui dispose de l’administration et de la force armée, puisqu’il est le chef suprême des armées (article 62). Il nomme trois des sept membres de la Cour constitutionnelle après avis de l’Assemblée nationale, il nomme le président de la Cour suprême, le président de la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication, le grand chancelier de l’Ordre national ainsi que les hauts responsables civils et militaires (article 56). Enfin, pour se limiter aux attributions les plus cruciales, il a l’initiative des lois concurremment avec l’Assemblée nationale (article 57) et dispose de pouvoirs exceptionnels en cas de menaces graves et immédiates ou lorsque le fonctionnement normal des institutions est interrompu.

19Au Niger, si le président de la République disposait aussi de ces pouvoirs exceptionnels selon l’article 55 de la constitution de 1992 (le pays ayant eu deux autres constitution depuis lors, à la suite des putschs de 1996 et de 1999), il n’avait pas les mêmes autres pouvoirs dans la mesure où l’exécutif était bicéphale, partagé entre le président de la République et un premier ministre. Ce bicéphalisme, qui n’était pas prévu par la lettre de la constitution, n’était accentué que lorsque le président de la République ne disposerait pas de majorité au parlement. Le régime étant semi-présidentiel, c’était le parlement qui désignait le premier ministre. Aux termes de la constitution de 1992, le président de la République était le chef de l’administration (article 53), le chef des armées (article 54), le président du Conseil des ministres (article 48). Mais c’était le premier ministre qui était le chef du gouvernement, qui dirigeait, animait et coordonnait l’action gouvernementale (article 60). En situation de cohabitation, le premier ministre était le vrai chef de l’exécutif, puisque c’est le gouvernement qui déterminait et conduisait la politique de la nation, disposait de l’administration et de la force armée (article 62). Nombre des actes du président de la République étaient contresignés par le premier ministre (article 63) et son pouvoir de nomination, stipulé à l’article 58, s’exerçait en Conseil des ministres, ce qui représentait une source potentielle de conflits lorsque le premier ministre n’était pas issu du camp présidentiel.

20Une des grandes différences qu’introduisent ces choix institutionnels dissemblables, c’est qu’au Bénin, le président de la République est assuré d’avoir une maîtrise entière sur l’exécutif, alors qu’au Niger, son pouvoir variait considérablement selon que le parlement lui était acquis ou opposé. Par ailleurs, le régime semi-présidentiel nigérien favorisait, quand il ne les imposait pas, des alliances entre partis pour le contrôle du gouvernement (l’exécutif réel), alors qu’au Bénin, une fois élu, le président dispose de l’exécutif réel et son gouvernement ne repose pas sur des alliances qui peuvent se nouer ou se dénouer au sein du parlement, compte tenu de la nature présidentielle du régime.

Les moyens d'interférence réciproque entre les pouvoirs exécutif et législatif

21Au Bénin, où le régime est présidentiel, les deux pouvoirs s’exercent presque parallèlement. Certes, l’Assemblée nationale peut interpeller directement le président de la République (article 71). Elle dispose d’autres moyens d’information et de contrôle sur l’action gouvernementale tels que la question écrite, la question orale avec ou sans débat, non suivie de vote, la commission parlementaire d’enquête (article 113). Elle dispose aussi d’un pouvoir en matière budgétaire, car c’est elle qui vote le projet de loi des finances et règle les comptes de la nation (articles 109 à 112). Elle dispose d’un grand pouvoir lorsque le président de la République est accusé de haute trahison, d’outrage à l’Assemblée nationale ou d’atteinte à l’honneur et la probité (articles 73 à 78). Elle décide de la poursuite, puis de la mise en accusation du président de la République et des membres du gouvernement devant la Haute Cour de justice à la majorité des deux tiers de ses membres. Mais il reste qu’en dehors de la question du budget, les autres situations dans lesquelles le parlement a des pouvoirs sont rares. Par ailleurs, sauf dans les cas de haute trahison, l’Assemblée ne peut pas censurer le président de la République et son gouvernement. Le président de la République, en retour, ne peut pas dissoudre l’Assemblée.

22Au Niger, ces deux éventualités étaient par contre logiques dans certaines situations au regard de la nature du régime. Le président de la République disposait, selon l’ancienne constitution de 1992, du pouvoir de dissolution de l’Assemblée nationale (article 50). Contrairement à l’Assemblée béninoise qui peut interpeller le président de la République et son gouvernement, mais sans possibilité de les censurer, l’Assemblée nigérienne n’avait pas la possibilité d’interpeller le président de la République, mais elle pouvait interpeller le premier ministre ou un membre du gouvernement (article 80). Mieux, elle disposait de la possibilité de mettre en cause la responsabilité du gouvernement par le vote d’une motion de censure signée par au moins un dixième de ses membres. Il en était de même lorsque le premier ministre engageait la responsabilité de son gouvernement sur son programme à l’occasion d’une déclaration de politique générale ou sur le vote d’un texte (article 88). Lorsque l’Assemblée nationale adoptait une motion de censure, le premier ministre devait remettre sa démission au président de la République conformément à l’article 89 de la constitution de 1992.

23En disant comment les institutions doivent fonctionner, ces normes juridiques impliquaient en elles-mêmes, tel qu’il est démontré plus loin pour chaque cas, des configurations politique particulières. Ce sont les normes juridiques qui rendaient l’expérience de la cohabitation possible au sein de l’exécutif nigérien et impossible au Bénin. Chaque configuration pouvait alors favoriser un fonctionnement normal ou, au contraire, un fonctionnement problématique des institutions avec comme catalyseur les acteurs qui animent ces institutions en situation d’interaction. En effet, bien qu’elles aient une force contraignante, les normes juridiques sont d’abord une production humaine destinée à agir sur l’organisation et le fonctionnement de la société. Elles laissent toujours une marge d’interprétation aux acteurs qui du reste ne s’y conforment bien souvent que dans la mesure où elles servent leurs intérêts ou de crainte de subir les sanctions qu’entraîne leur violation14. C’est bien pour cela d’ailleurs que l’impact des choix institutionnels sur les trajectoires de la démocratisation s’analyse aussi sous l’angle des dispositifs d’arbitrage des conflits institutionnels.

Des dispositifs constitutionnels asymétriques d'arbitrage des conflits interinstitutionnels

24Ils sont d’autant plus importants que la démocratie est indissociable du conflit. En effet, l’institutionnalisation de la démocratie ne consiste pas à éliminer le conflit, mais à le réguler, comme A. Przeworski l’a déjà vu. Elle consiste notamment à faire en sorte que les acteurs acceptent le verdict rendu par les juridictions constitutionnelles à l’occasion des inévitables conflits. L’indépendance, l’autorité et le capital de confiance dont dispose le pouvoir judiciaire en général sont de ce fait déterminants du point de la consolidation ou de la rupture du processus démocratique.

25En matière constitutionnelle, le Bénin et le Niger se sont dotés, pour les fonctions similaires, d’organes différents, avec des impacts différents sur la trajectoire de la démocratie. Le Bénin a institué une Cour constitutionnelle qui juge de la constitutionnalité des lois, garantit les droits fondamentaux et les libertés publiques, constitue l’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics (article 114). Le choix du Niger (1992-1996) n’avait pas la même portée symbolique, puisque la juridiction constitutionnelle était la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême15, la plus haute juridiction de l’État (articles 98 et 104).

26Dans les deux cas cependant, la juridiction constitutionnelle était d’autant plus importante que le système ne profitait pas d’une épaisseur historique, ce qui impliquait des conflits d’attribution entre institutions et entre acteurs dont les stratégies visent à tirer le meilleur parti des normes juridiques. De ce fait, elle a été chargée de veiller à la régularité des différents scrutins16. Au Bénin, la constitution est explicite quant aux compétences de la Cour constitutionnelle en matière de conflits d’attributions entre les institutions de l’État (article 117 de la constitution et article 23 de la loi organique 91-009 du 28 février 1991 relative à la Cour constitutionnelle). Au Niger, par contre, ni la lettre de la constitution du 26 décembre 1992 ni celle de la loi 90-10 ne reconnaissaient expressément à la cour cette compétence. À cet effet, le pouvoir constituant nigérien a été défaillant. Il a fallu l’expérience de la cohabitation avec ses nombreux conflits pour que la Cour suprême, par l’arrêt n^o 95-05 ch. const. du 5 septembre 1995, se déclare compétente « devant le vide juridique en matière d’interprétation et en l’absence de toute juridiction en la matière ». La cour a justifié aussi cet arrêt en se considérant comme « juge naturel de l’interprétation des dispositions constitutionnelles » et en invoquant l’esprit de la constitution « quand bien même cette compétence n’est pas mentionnée de manière expresse ». Cette situation a fait dire à B. Issa que « la constitution était une œuvre inachevée, faute d’avoir pu prévoir certaines situations et certains cas de figure. [...] Le caractère inachevé de la constitution tient aussi à la rédaction très sommaire de certaines dispositions ou au renvoi à des lois organiques qui ne sont pas encore adoptées17. » Ces vides juridiques ont ouvert la voie à toutes les interprétations partisanes de la constitution, aboutissant à de vives polémiques politiques et à la rupture du processus comme nous le verrons ultérieurement.

Les dispositifs constitutionnels de sécurisation de l'ordre institutionnel démocratique

27Le quatrième angle à partir duquel il est possible d’envisager l’influence structurante du droit sur le processus institutionnel et son implication pour la trajectoire du processus démocratique concerne le dispositif de sécurisation de l’ordre institutionnel. Parmi les contraintes structurelles à la consolidation démocratique, il a déjà été établi que la question de l’identité figure en bonne place. Pour mettre le processus, au moins formellement, à l’abri de toute instrumentalisation politique de l’identité, les deux constitutions comprenaient des dispositions affirmant l’unité et la laïcité de l’État (article 2 au Bénin et article 4 au Niger) et des dispositions interdisant toute communautarisation ou toute personnalisation du pouvoir (article 3 au Bénin et articles 5 et 9 au Niger). Ces dispositions étaient reprises dans la charte des partis politiques. Ainsi, au Niger, l’acte 24 CN du 3 novembre 1991 portant charte des partis politiques interdisait toute instrumentalisation de l’identité (article 3) et prévoyait des sanctions en cas de transgression (article 28). Il en est de même au Bénin des articles 3 et 4 ainsi que de l’article 28 de la loi 90-023 du 2 août 1990 portant charte des partis politiques. Le code électoral et la loi sur la presse appliquent ces dispositions constitutionnelles en matière électorale et de déontologie de la presse.

28Le dispositif de sécurisation de l’ordre institutionnel comprenait, en outre, des dispositions manifestement inspirées par le syndrome des immixtions répétées de l’armée sur la scène politique. La constitution nigérienne de 1992 stipulait en son article 30 que tout citoyen nigérien, civil ou militaire, a le devoir sacré de respecter, en toute circonstance, la constitution et l’ordre juridique de la République. Le droit et le devoir de désobéissance contre tout régime oppressif, notamment celui issu d’un coup d’État, étaient reconnus, mais il était précisé que la désobéissance civile devait s’exercer de manière pacifique et en dernier recours (article 6)18. Le Bénin est allé plus loin là aussi. L’article 65 de la constitution du 10 décembre 1990 stipule que toute tentative de renversement du régime constitutionnel sera considérée comme une forfaiture et un crime contre la nation et l’État. L’article 66 fait de la désobéissance et de la lutte contre l’autorité illégitime les plus sacrés des droits et les plus impératifs des devoirs. Mais la disposition la plus importante qui, par son caractère fortement dissuasif, montre que le Bénin est allé plus loin que le Niger, est contenue dans l’article 66 en son alinéa 1 et dans l’article 67 qui prévoient que :

En cas de coup d’État, de putsch, d’agression par des mercenaires ou de coup de force quelconque, tout membre d’un organe constitutionnel a le droit et le devoir de faire appel à tous les moyens pour rétablir la légitimité constitutionnelle, y compris le recours aux accords de coopération militaire ou de défense existant.

29À côté de ces dispositions, il faut mentionner, dans les deux cas, la limitation de la durée (cinq ans) et du nombre (deux au maximum) des mandats présidentiels. Ces précautions visent à éviter la tentation du pouvoir à vie et les manœuvres que développerait facilement un régime s’il s’enracinait au pouvoir et empêcherait toute alternance.

La loi électorale

30En dehors de la constitution, le code électoral est l’autre loi qui influence le plus le processus institutionnel et structure les configurations politiques. C’est en effet la loi électorale qui prévoit les modes de scrutin et il est connu, depuis l’ouvrage classique de M. Duverger, que les modes de scrutin, le système de partis et le fonctionnement du système politique sont liés19. Le mode de scrutin peut faciliter un gouvernement majoritaire ou rendre incontournable un gouvernement de coalition. De ce fait, il est déterminant de la nature des rapports entre partis.

31Au Bénin, c’est la loi 90-034 du 31 décembre 1990 qui, au sortir de la conférence nationale, a fixé les règles générales pour les élections du président de la République et des membres de l’Assemblée nationale. Au Niger, ces règles étaient contenues dans l’ordonnance 92-043 du 22 août 1992 portant code électoral. Dans les deux pays, la loi a prévu l’élection du président de la République au scrutin majoritaire à deux tours et l’élection des députés au scrutin de liste départementale avec une répartition des sièges à la proportionnelle20. Tel que nous le démontrons dans la section suivante, la combinaison entre le type de régime et le mode de scrutin a produit des configurations politiques différentes dans les deux pays21. Étant donné que le scrutin proportionnel favorise la représentation à l’Assemblée nationale d’un nombre élevé de partis au prorata de leur poids électoral, il conduit à un morcellement de la représentation. Au Bénin, le régime étant de type présidentiel, la coloration de l’Assemblée nationale ou les changements de majorité n’ont pas le même impact sur le gouvernement, puisque celui-ci n’est pas responsable devant l’Assemblée. Au Niger, par contre, la nature semi-présidentielle rendait la stabilité gouvernementale totalement dépendante du soutien que pouvait lui apporter ou lui retirer l’Assemblée nationale devant laquelle le gouvernement était responsable aux termes de la constitution du 26 décembre 1992.

32En définitive, le droit est un instrument permettant l’extériorisation de l’architecture institutionnelle. Une fois édictées, les normes juridiques ordonnent le contexte dans lequel elles prennent place, créent des contraintes, imposent des combinaisons institutionnelles et structurent les transactions politiques. C’est en ce sens que non seulement l’héritage des régimes autoritaires, mais aussi les choix institutionnels et politiques opérés pendant la transition affectent considérablement l’issue du processus. Le normes juridiques deviennent déterminantes pour l’institutionnalisation de la démocratie. Dans les cas à l’étude, la création du droit avait pour objectif immédiat de préparer le cadre propice au passage à la démocratie, c’est-à-dire le passage du gouvernement de transition à un gouvernement issu des urnes. C’est du reste après les élections fondatrices qu’à la faveur du fonctionnement des institutions, il devient plus facile de constater l’impact des choix juridiques sur le procès institutionnel.

L'accession au pouvoir des nouveaux régimes démocratiques

33Les rapports de forces à la conférence nationale ont donné naissance à une nouvelle légalité. Les acteurs ont ainsi procédé à une redéfinition des rôles politiques et à une production de normes juridiques fixant les règles du jeu. Toutes ces stratégies correspondaient à des séquences du processus d’extériorisation du nouvel ordre institutionnel. La phase ultime de ce processus a consisté à pourvoir aux rôles et aux fonctions à travers la médiation du droit. Cette phase correspond à la démocratisation, entendue au sens restreint de l’organisation des premières élections libres22. Deux aspects peuvent être distingués ici : les stratégies de conduite des élections fondatrices et les péripéties de l’alternance démocratique.

La conduite des élections fondatrices

34Du point de vue de la construction d’une culture civique et de l’acquisition des attributs de la citoyenneté, les régimes autoritaires ont été défaillants, nous l’avons vu. Ils ont étouffé la citoyenneté en étouffant les mécanismes essentiels de participation et de compétition politique. Certes, le Bénin disposait d’une meilleure expérience que le Niger. Mais dans les deux cas, les élections respectives de 1991 et de 1993 étaient véritablement historiques : elles constituaient les premières élections libres et compétitives depuis les élections de 1969 suspendues par les militaires au Bénin23 et depuis l’indépendance au Niger. La réussite des périodes transitoires et, au-delà, de toutes les luttes démocratiques se mesurait à la capacité des organes de transition à mener à bien ces élections qui constituaient, en effet, leur raison d’être et marquaient le passage à un régime démocratiquement élu.

35Dans cette entreprise, l’exemplarité du Bénin comme celle du Niger leur a valu d’être classés par M. Bratton et N. van de Walle parmi les pays dont la transition peut être qualifiée de démocratique24. L’aspect stratégique de cette réussite n’a pas échappé à ces auteurs qui ont montré que l’avènement de régimes démocratiques a été plus fréquent dans les pays où la libéralisation a été précédée de mobilisations (political protest)25. Cette donnée modifie en effet les rapports de forces et, à partir du moment où l’élite du régime autoritaire ne peut pas maîtriser le processus, la probabilité que les élections soient régulières et sincères devient plus grande. C’est ce cas de figure qui s’est produit au Bénin comme au Niger.

36Au Bénin, l’organisation des élections est revenue au gouvernement de transition par l’intermédiaire du ministère de l’Intérieur alors qu’au Niger, c’est une commission spécialisée, la Commission nationale de contrôle, de coordination et de supervision des élections (cosupel), qui a été chargée de l’organisation des élections législatives et présidentielles de 1993. Dans les deux cas cependant, ces élections se sont tenues sous la tutelle du Haut Conseil de la République (hcr). Au Bénin, c’est cet organe de la transition qui a eu aussi en charge le contentieux électoral en l’absence d’une juridiction constitutionnelle spécialisée, alors qu’au Niger, c’est la Cour suprême, à travers sa Chambre constitutionnelle, qui a statué sur le contentieux électoral et a validé les résultats des différentes consultations.

37Ces différences, notamment la nature de la structure chargée de l’organisation du scrutin, n’ont pas empêché les premières élections d’être véritablement fondatrices, c’est-à-dire d’aboutir à des résultats acceptés servant de base à un gouvernement perçu comme légitime. Au Bénin toutefois, la candidature à la présidence de la République des deux chefs de l’exécutif, notamment celle du premier ministre, a fait craindre pour la sincérité du scrutin. Celui-ci était organisé par le gouvernement, alors que l’expérience sur le continent avait montré que la technologie de la fraude électorale était le dénominateur commun des gouvernements qui organisaient et prenaient part à des élections26. Les élections législatives ont été organisées le 2.0 février 1991 et ont abouti à un grand morcellement de la représentation à l’Assemblée nationale27. D’ailleurs, au lendemain de ces élections, huit candidats à la présidence de la République (excluant Soglo et Kérékou) en ont réclamé l’annulation totale ou partielle, ainsi que la création d’un organe chargé du contrôle de la régularité des élections sous la supervision du HCR. Ces réclamations n’ont cependant pas abouti et le gouvernement a conservé le droit d’organiser les élections. Le premier tour des élections présidentielles s’est tenu le 1o mars 1991. Des 16 candidats en lice, N. Soglo et M. Kérékou arrivèrent en première et deuxième position avec respectivement 36,2 % et 27,2 % des suffrages. C’est à l’issue du deuxième tour organisé le 24 mars que Soglo l’a emporté avec plus de 67 % des suffrages28.

38Au Niger où l’expérience béninoise a fait tache d’huile, des dispositions ont été prises dès la conférence nationale pour assurer la sincérité et l’impartialité des élections fondatrices. C’est le souci de l’impartialité qui explique la création de la commission de supervision des élections (cosupel) ainsi que l’interdiction faite aux principales autorités de la période transitoire de se présenter aux élections présidentielles. Aux termes de l’article 26 de l’acte 21 cn du 29 octobre 1991, il est stipulé que « le président de la République, le président du Haut Conseil de la République, le premier ministre, ne peuvent en aucun cas se présenter aux élections présidentielles qui suivent immédiatement la période de transition ». Couplée avec la création de la cosupel, cette disposition a considérablement réduit les risques de manipulation du scrutin, même si son caractère démocratique était contestable et qu’elle a été contestée. Ainsi, instruit par l’exemple de Nicéphore Soglo qui a habilement exploité sa position de premier ministre de la période transitoire en l’utilisant comme tremplin pour se faire connaître et accéder à la magistrature suprême au Bénin, son homologue nigérien a essayé en vain de contourner cette disposition dont il se sentait la grande victime.

39Les élections législatives ont été organisées le 14 février 1993. Elles ont résulté comme au Bénin, mais à un degré moindre, en un morcellement de la représentation, aucun parti n’ayant réussi à obtenir à lui seul la majorité. Cette absence de majorité claire imposait d’office la formation de coalitions dans la perspective des élections présidentielles de 1993, qui ont été finalement remportées par Mahamane Ousmane, soutenu par la coalition des « prodémocrates » contre Mamadou Tanja représentant l’ancien parti unique. Si les scrutins législatifs se sont tenus avec une grande tranquillité dans les deux cas, les péripéties n’ont pas été similaires en ce qui concerne le scrutin présidentiel.

Les différentes péripéties de l'alternance démocratique

40Au Bénin, Nicéphore Soglo a bénéficié, lors de l’élection présidentielle de mars 1991, du soutien d’une large partie de la classe politique. Il disposait d’un soutien majoritaire à l’Assemblée nationale, même si ce soutien ne lui était pas vital en raison de la nature présidentielle du régime. Au Niger, Mahamane Ousmane n’a été élu qu’à la faveur de la constitution de l’Alliance des forces du changement (AFC), une coalition des partis opposés à l’ancien régime. Il avait d’autant besoin d’alliés qu’après le premier tour de scrutin, il était arrivé deuxième avec 26,59 % des voix derrière Mamadou Tanja, leader de l’ancien parti unique, le mnsd, qui avait recueilli 34,22 % des voix. Il lui a fallu des alliés non seulement pour gagner le deuxième tour du scrutin (avec moins de 55 % des suffrages), mais aussi pour disposer d’une majorité à l’Assemblée. Cette majorité était nécessaire, contrairement au Bénin, car en raison de la nature semi-présidentielle du régime, seul le soutien de l’Assemblée pouvait lui éviter d’avoir à cohabiter avec un premier ministre issu de l’opposition.

41Au Niger, l’élection présidentielle n’a pas été l’occasion de violences ou de grandes contestations en dehors d’une plainte relative à la violation de l’article 138 du code électoral déposée par le mnsd29. Le perdant du deuxième tour, Mamadou Tanja, n’a pas hésité à reconnaître sa défaite et à se déplacer pour féliciter le vainqueur. Ce sont en fait la nature hétéroclite et les conditions de la constitution de l’Alliance des forces du changement (afc) victorieuse qui auguraient mal de la stabilité et de l’objectivation de l’ordre politique30.

42Au Bénin, les premières élections ont été libres et sincères, mais plusieurs événements ont fait craindre une remise en cause du processus31. Il y a eu les violences exercées dans le nord du pays (favorable à Kérékou) à l’encontre des habitants originaires du Sud (fief de Soglo). Il y a eu également la mystérieuse maladie qui a frappé Nicéphore Soglo entre les deux tours de l’élection présidentielle et qui a nécessité son évacuation en France avant même sa prestation de serment32. L’incertitude quant au devenir du processus démocratique dans ce moment critique a motivé alors la longue intervention en forme de plaidoyer du président du Haut Conseil de la République, M^gr de Souza, au lendemain du deuxième tour de l’élection présidentielle. Plutôt que d’annoncer simplement la victoire de Soglo, il a pris le soin d’évoquer longuement les drames alors en cours au Koweït, au Liberia et au Mali et d’appeler les Béninois du Nord comme du Sud à éviter de plonger le pays dans le chaos. Il a rappelé aussi ses engagements au président Kérékou en l’invitant à apporter son soutien au HCR pour ramener la sérénité dans le pays33. Conscient qu’il fallait éviter de pousser le régime défait le dos au mur, il a proposé en quelque sorte d’aider Kérékou à partir en lui pardonnant ses erreurs et en lui donnant l’occasion d’être encore magnanime. En répondant à cet appel par une déclaration dans laquelle il reconnaissait sa défaite, Kérékou se savait tranquille, puisque quelques jours auparavant, le 30 mars, le HCR avait adopté la loi 91-013 portant immunité personnelle du président Mathieu Kérékou34. Rassuré après ces concessions, qui rappellent le traitement dont a bénéficié Pinochet au Chili, il a rompu son silence pour rassurer ses compatriotes à son tour :

En ce qui me concerne, dans le strict respect des règles du jeu démocratique, j’ai pris acte des résultats provisoires des élections présidentielles tels qu’ils ont été annoncés au peuple béninois par le président du Haut Conseil de la République le mardi 26 mars 1991 et confirmés par le Haut Conseil de la République à sa dernière session, le samedi 30 mars 1991. C’est donc sans regret et sans amertume que j’ai décidé de me soumettre au verdict du peuple béninois35.

43Dans les deux pays, à travers les élections fondatrices, les acteurs ont réussi à mettre un terme aux périodes transitoires de façon heureuse par la désignation des hommes chargés d’animer les institutions du renouveau. L’incertitude a été plus grande au Bénin, notamment en raison de la présence du président sortant aux élections. Mais la forte incertitude et l’amnistie accordée à Kérékou ont imposé à chacune des parties une modération qui contrastait avec le triomphalisme des vainqueurs au Niger et évitait les ressentiments. Malgré leur jeunesse, les institutions ont surmonté la crise36.

44Les élections fondatrices n’ont cependant pas été exemptes d’ambiguïtés qui se sont révélées persistantes ultérieurement. Elles se sont notamment caractérisées par de fortes connotations identitaires.

Sociologie des élections : interférence identitaire et jeux d'alliances

45Le passage à la démocratie est entendu au sens procédural comme le moment où se tiennent les élections fondatrices37, les élections subséquentes confortant ou non l’enracinement du processus de démocratisation. Deux caractéristiques saillantes ressortent des élections fondatrices, mais aussi des élections suivantes au Bénin comme au Niger : le phénomène des fiefs ethno-régionaux et l’absence de parti majoritaire au parlement. Le second trait impose des alliances électorales qui ont des conséquences importantes, mais différentes selon qu’elles prennent place dans le cadre du régime présidentiel du Bénin ou semi-présidentiel du Niger (voir chapitre 6).

La difficile individualisation du vote

46Tout parti politique est animé, dit D.-L. Seiler, par trois logiques essentielles, à savoir la logique de projet, la logique de l’organisation et la logique de la mobilisation. Autrement dit, ils doivent s’organiser afin de mobiliser du soutien sur la base d’un projet soumis au peuple et concurrencé par des organisations adverses. C’est là le principe pluraliste dont le prolongement est l’adhésion partisane sur la base d’un projet commun et l’individualisation du vote38.

47Ce principe est perverti lorsque les formations politiques utilisent les appartenances identitaires comme ressources politiques39. Leur instrumentalisation nécessite, en effet, peu de compétences politiques et dispense de la proposition d’un vrai projet de société. Elle met plutôt en œuvre l’imaginaire et le fantasmatique, les symboles et les croyances, les sentiments et les ressentiments. Cette stratégie vise à produire un groupe et à se présenter comme le défenseur des problèmes de ce groupe dans l’espoir de fédérer autour de son nom ceux qui auront acquis le sentiment d’appartenance à la communauté.

48Or, pour reprendre le propos de G. Nicolas, le Niger et le Bénin font partie des « nations à polarisation variable40 », ce qui implique que les concepteurs de projets politiques adoptent des stratégies identitaires en fonction des situations et des contextes dans lesquels ils se trouvent, en jouant sur les appartenances qui les labellisent et les distinguent de leurs concurrents. En effet, il s’agit avant tout de se créer un espace et d’attirer la délégation du groupe quitte à « faire feu de tout bois41 » dans un contexte de concurrence.

49Il se trouve que les acteurs politiques ont conscience que la réception qu’obtient un discours est affectée par les configurations affectives spécifiques à chaque milieu. P. Ansart montre bien que « la place du sujet dans le système social, son appartenance à telle catégorie ou à telle religion conditionnent à la fois la sélection qu’il opère parmi les appels et le mode de réception qu’il réalise42 ». La virulence de ces appels n’est pas non plus uniforme d’un point de vue temporel. En effet, la position des acteurs par rapport au pouvoir (selon qu’ils sont au pouvoir ou dans l’opposition) et surtout le climat politique (selon qu’il s’agisse d’une période routinière ou d’une période d’élection) sont déterminants. C’est en période d’élection qu’apparaît le plus la perversion du principe pluraliste de façon ouverte ou subtile43. Dans ce domaine, le Bénin et le Niger présentent de grandes similitudes, comme le démontre une analyse des résultats électoraux significatifs à cet égard. La compétition démocratique devient une compétition entre terroirs « représentés » par des hommes ou des partis politiques. En effet, il existe une forte corrélation entre l’origine ethnorégionale des dirigeants politiques et l’audience de leur parti dans l’espace national.

50Au Niger, il y a eu trois élections démocratiques entre les revendications de 1990 et le second coup d’État de 199944 : l’élection présidentielle des 27 février et 27 mars 1993, les élections législatives du 14 février 1993 et les élections législatives anticipées du 12 janvier 1995. Les exemples suivants sont illustratifs de l’importance du vote ethnorégional.

51D’abord, lors de l’élection présidentielle des 27 février et 27 mars 1993, au premier tour :

• M. Moumouni Adamou Djermakoye, leader de l’Alliance nigérienne pour la démocratie et le progrès (andp), qui a son fief dans la région Djerma de Dosso, y a obtenu 43,40 % des suffrages, alors qu’il n’a obtenu que 15,24 % sur le plan national et seulement 1,80 % à Tahoua et 2,27 % à Diffa.
• M. Katzelma Taya, candidat du Parti social démocrate nigérien (psdn), implanté dans la région Kanuri-Manga de Diffa, y a obtenu 19,2 % des voix contre seulement 1,82 % au plan national.
• M. Mahamane Ousmane, candidat de la Convention démocratique et sociale (cds), qui a son fief dans la région Haoussa de Zinder, y a obtenu 63,73 % des voix contre 26,59 % sur le plan national et seulement 4,68 % à Tillabéry, la région Songhaï-Djerma.

52Au second tour :

• M. Mamadou Tanja, président du Mouvement national pour la société de développement (mnsd), a obtenu 45,58 % des suffrages totaux, mais a fait ses meilleurs scores à l’ouest du pays avec, par exemple, 67,39 % à Tillabéry. Lui-même n’est pas originaire de l’Ouest, mais la plupart des ténors de son parti le sont.
• M. Mahamane Ousmane, président de la cds, a été élu avec 54,42 % des suffrages, mais a fait ses meilleurs scores à l’est du pays avec, par exemple, 75,01 % à Zinder d’où il est originaire.

53S’agissant ensuite des élections législatives du 14 février 1993 portant sur les 83 sièges de l’Assemblée nationale :

• Le mnsd a remporté 29 sièges, dont 6 sur 13 à Tillabéry et, malgré son envergure nationale, seulement 2 sur les 14 possibles à Zinder.
• La cds a totalisé 22 sièges, dont 9 (sur 14 possibles) à Zinder, 5 sur 13 à Maradi, contre 1 sur 13 à Tillabéry, o sur 4 possibles à Diffa ou Agadez.
• Le pnds a gagné 13 sièges, dont 5 sur 13 à Tahoua, contre 1 sur 10 à Dosso et 1 sur 13 à Tillabery.
• L’andp a obtenu 11 sièges dont 4 (sur 10 possibles) à Dosso, mais aucun à Zinder, Diffa ou Agadez.

54S’agissant enfin des élections législatives anticipées du 12 janvier 1995, consécutives à la dissolution de la première Assemblée, il est à noter que :

• Le mnsd a conservé ses 29 sièges, s’est renforcé à Tillabéry avec 7 sièges et a stagné à Zinder avec ses 2 sièges.
• La cds a porté ses gains à 24 sièges, s’est renforcé à Zinder avec 10 sièges mais n’a toujours pas fait mieux à l’Ouest avec 1 député à Tillabéry.
• L’Union pour la démocratie et le progrès social (udps), en majorité formée de Touaregs, a gagné ses 2 seuls sièges dans le Nord, à Agadez et Tahoua, régions touarègues.

55Ces différents résultats traduisent incontestablement une primauté de la variable identitaire dans l’expression des suffrages et, plus particulièrement, une ethnorégionalisation du vote : l’adhésion aux partis, quels qu’ils soient, est d’abord une adhésion au leader du parti qui, en fonction de sa stature, peut s’assurer la fidélité d’une portion substantielle de l’électorat de sa région natale. Il n’y a que le candidat du mnsd, Mamadou Tanja, qui a vraiment mobilisé autour de son nom dans l’ouest du pays, alors qu’il est originaire du département de Diffa, dans l’est du pays. C’est ce qui explique le peu de bouleversements dans la répartition des sièges à l’Assemblée nationale à l’issue des législatives anticipées, malgré les recompositions politiques et la gestion incontestablement décevante du gouvernement issu de la première législature. L’électorat semblait figé sur des motivations ethnorégionales et ne semblait pas assigner une obligation de résultat à ses représentants.

56Le Bénin a pour sa part connu quatre grandes consultations électorales avant 1999, à savoir les élections législatives du 20 février 1991, les élections présidentielles des 10 et 24 mars 1991, les deuxièmes élections législatives du 28 mars 1995 et enfin les deuxièmes élections présidentielles des 3 et 18 mars 1996.

57La régionalisation du vote est plus qu’évidente dans le cas du Bénin, où il y a eu une véritable agrégation dans les deux législatures de « partis ethniques régionaux », chacun puisant ses élus dans ses fiefs, eux-mêmes s’expliquant par l’origine ethnorégionale des leaders politiques. Dès les premières législatives de 1991, l’ancien président Ahomadégbè avertissait que :

Nous rentrons en démocratie, en régime de liberté où nous attendent de nombreux écueils. Il y en a deux qui tueront à coup sûr la démocratie si nous ne savons pas nous y prendre : l’argent et le régionalisme. Vous savez tous ce qu’a été le pouvoir de l’argent dans les récentes campagnes électorales. [...] L’autre piège que les dernières élections ont nettement révélé, c’est le régionalisme. Députés de l’Assemblée nationale, vous n’êtes pas députés d’un village, d’une ville, d’un département. [...] Je ne m’attarderai pas sur ce fléau que constitue le régionalisme et qui, si on n’y prend garde, tuera aussi certainement la démocratie que la nation45.

58Il faisait ainsi écho au président du Haut Conseil de la République qui s’inquiétait également en déclarant : « Il est vrai, vous avez été élus par un scrutin de liste départementale. Mais chacun de vous doit se sentir député à part entière de la nation toute entière46. »

59Ces inquiétudes s’expliquaient par le fait que les vieux clivages qui avaient caractérisé la vie politique des premières années de l’indépendance s’étaient visiblement ravivés. À titre de rappel, ces clivages se structuraient autour des trois grandes personnalités du pays qu’étaient Ahomadégbè pour le centre, Apity pour le sud et Maga pour le nord. Il faut remarquer toutefois que la configuration actuelle est différente de celle qui prévalait alors. En effet, le renouveau démocratique a provoqué un éclatement de ces blocs et une refonte des solidarités et des adhésions autour de plusieurs leaders qui se disputent le monopole de la représentation dans une même région en jouant sur la même appartenance locale. C’est le cas entre deux des plus grands ténors de la vie politique du pays, Adrien Houngbédji et Albert Tévoédjrè, tous deux originaires de Porto Novo qui se disputent ce fief. Ainsi, une analyse des résultats électoraux montre que pour les élections législatives de mars 1991 destinées à pourvoir les 64 sièges de la première Assemblée,

dans tous les cas, exception faite de celui de l’Atlantique, bien qu’il se soit agi d’un scrutin de liste lors de législatives, aucun des députés élus ne l’a été en dehors de son département d’origine et sans avoir axé son action sur le terroir d’origine, soit par adjonction à la liste d’un nom de notable local, soit par l’exploitation des réseaux associatifs locaux47.

60À titre d’exemples, les analyses de N. Bako Arifari sont instructives :

• Dans l’Atacora (Nord), sur 8 sièges possibles, 6 ont été remportés par des partis dont le leader en est originaire, à savoir le Parti national pour la démocratie et le développement (pndd) de Joseph Copiéri, le Mouvement national pour la démocratie et le développement (mndd) de M^e Bertin Borna ; l’Union nationale pour la solidarité et le progrès (unsp) de Eustache Sarré. Les 2 autres sièges ont été remportés par des partis dont les leaders ne sont pas originaires de l’Atacora, mais dont les élus le sont. Il s’agit du Rassemblement des démocrates libéraux (rdl) de Sévérin Adjovi et de l’Union pour la démocratie et la solidarité nationale (uds) de Adamou N’Diaye Marna.
• Dans le Borgou (Nord), c’est le même cas de figure. Six sièges sur 10 ont été gagnés par des partis dont le leader est originaire du département et les 4 autres par des partis dont les leaders n’en sont pas originaires, mais dont les élus le sont.
• Dans le Zou (centre), 9 sièges sur 11 possibles ont été remportés par des partis dont le leader est originaire de ce département et les 2 autres par des partis dont les leaders n’en sont pas originaires, mais dont les élus le sont.

61Les exemples ne manquent pas, que ce soit en partant des partis ou en partant des départements, et N. Bako Arifari a suffisamment insisté sur ce point concernant les législatives de 199148.

62Les élections législatives de 1996 (qui ont pourvu une Assemblée portée à 83 députés) ont montré que la tendance ainsi observée n’était pas circonstancielle, mais bien un trait dominant de la vie politique béninoise dont l’affirmation suivante résume l’essentiel : « C’est de toute façon, notre “frère” ou notre “fils” que nous envoyons au parlement même si le chef du parti auquel il appartient a le tort de ne pas être notre “parent”49. » Certes, le paysage politique a changé : des partis ont disparu, d’autres se sont effondrés, comme Notre cause commune (ncc) du professeur Albert Tévoédjrè, de nouveaux se sont affirmés, comme la Renaissance du Bénin (rb) de Nicéphore Soglo et d’autres encore ont pris de l’envergure, comme le Parti du renouveau démocratique (prd) de M^e Adrien Houngbédji. Mais il est toujours possible de remarquer en consultant les résultats électoraux que :

• La rb, qui est devenue le parti le plus représenté à l’Assemblée nationale en 1996 avec 20 sièges, a remporté 9 de ses sièges dans le Zou d’où est originaire le président Soglo, autant dans le département de l’Atlantique (majoritairement d’ethnie Fon, comme dans le Zou) et les 2 autres dans le département du Mono. Tous ces départements sont dans la moitié sud du pays. Elle n’a en revanche remporté aucun siège dans les départements du Nord, à savoir le Borgou et l’Atacora, ni dans le département de l’Ouémé (Sud) où le prd est écrasant.
• Le prd justement, deuxième parti sur le plan de la représentation à l’issue du scrutin de 1996 avec 19 députés, a remporté 11 de ses sièges dans l’Ouémé d’où est originaire son président, 5 dans le département voisin de l’Atlantique, seulement 2 dans l’Atacora et 1 dans le Mono. Il n’en a remporté aucun dans les départements du Zou et du Borgou. Mais dans ceux où le parti a obtenu des sièges, les candidats étaient de la région.
• Le fard-Alafia, qui a gagné 10 sièges à l’Assemblée et qui est ancré au nord du pays, a gagné 9 de ses sièges dans le département du Borgou, le dixième dans le département nordique voisin de l’Atacora et pas un seul dans les quatre autres départements.
• Le psd du président de l’Assemblée nationale de l’époque, Bruno Amoussou, originaire du Mono, a remporté 7 de ses 8 sièges dans ce département, le huitième dans le département sudiste voisin de l’Atlantique et aucun ailleurs.

63À cet égard également, les exemples qui confirment tous cette tendance sont multiples. Celle-ci est d’autant plus lourde qu’elle est également observable lors des élections présidentielles au cours desquelles, plus encore que pour les législatives, le vote est personnalisé. La nature de la présidentielle, qui implique que l’on se prononce en faveur d’un homme, accentue davantage le vote identitaire.

64N. Arifari50 montre que, dès le premier tour de la présidentielle de 1991, et dans chaque département, un pourcentage écrasant des voix s’est toujours porté sur « le fils du terroir ». Ainsi, alors qu’il y avait 14 candidats, Mathieu Kérékou, le fils du terroir, a raflé 84,5 % des voix dans l’Atacora et 86,6 % dans le Borgou voisin. Dans l’Ouémé, 73 % des suffrages sont allés aux deux candidats de la région, Tévoédjrè (53 %) et Houngbédji (20 %) ; Kérékou n’y obtenant que 3 % ! De même, 70 % des suffrages sont allés à Bruno Amoussou dans son fief du Mono et 68 % des voix du Zou sont revenus au fils du terroir, N. Soglo.

65Une analyse des résultats de la deuxième présidentielle confirme cette corrélation entre l’identité des électeurs et des candidats d’une part et la destination des suffrages d’autre part. Il n’est donc pas utile d’insister plus encore sur ce point. Cette corrélation signifie-t-elle que la politique au quotidien est traversée par des logiques ethno-régionales ? La réponse est clairement négative en raison des jeux d’alliances.

Vote ethno-régional et alliances électorales

66L’interférence forte de l’identité dans le vote constitue aussi bien au Bénin qu’au Niger une perversion incontestable de l’esprit pluraliste. Mais il est surtout question d’une instrumentalisation politique de l’identité dans des périodes de mobilisation et de quête de suffrages. Selon un syndicaliste : « Le régionalisme ne met pas en danger la démocratie béninoise. Il doit être considéré plutôt comme un trait de la démocratie à la béninoise qui s’exprime lors des élections, mais qui en dehors de ces périodes, n’a pas d’incidences sur les institutions51. » S’il en est ainsi, c’est essentiellement en raison de la fragmentation politique qui impose la formation d’alliances électorales ou de gouvernements de coalition.

67Au Bénin, chaque parti recrute dans la région ou le groupe d’origine de ses leaders, mais les formules d’alliances complexes qui sont courantes dans le paysage politique atténuent le repli sur le terroir, comme en témoigne la composition de la Coalition des forces démocratiques (cfd) qui a porté Mathieu Kérékou au pouvoir en 1996 et celle qui l’a soutenu en 2001. Dans la première coalition, se sont retrouvés aussi bien des ténors du Nord, réunis au sein du fard-Alafia, que du Sud symbolisés par A. Houngbédji et le prd OU encore Bruno Amoussou et le psd, qui ont refusé l’épouvantail agité par Soglo. Celui-ci, sentant le pouvoir lui échapper à la veille du deuxième tour, a essayé de convaincre les leaders du Sud de former autour de lui un front dit du « grand Sud » dont il porterait le flambeau contre le « grand Nord » représenté à ses yeux par Kérékou. Il demeure cependant que les acteurs, justement parce qu’ils sont dans une logique utilitariste, peuvent tout aussi bien activer négativement l’identité lorsque les circonstances les y amènent. Les remous qui ont par la suite agité la coalition au pouvoir le montrent bien, tout comme ceux qui ont rapidement fait éclater la coalition qui, en 1991, avait porté Nicéphore Soglo au pouvoir.

68La même analyse est valable pour le Niger où l’interférence identitaire dans le jeu politique, notamment pendant la période de cohabitation, a polarisé le débat autour du chef de l’État et du premier ministre censés représenter respectivement les intérêts de l’Est (majoritairement habité par les Haoussa) et de l’Ouest (majoritairement habité par les Djerma). L’arrière-plan identitaire de ces querelles a été un des facteurs qui ont mené au blocage institutionnel, puis au coup d’État militaire.

69Les recompositions politiques qui ont pris place après la manipulation électorale des 7 et 8 juillet 1996, qui a permis au général Baré de donner un semblant de légitimité à son régime, montrent encore plus le caractère instrumental de l’activation politique de l’identité. En effet, les protagonistes de la cohabitation, dont l’animosité était considérée comme insurmontable, se sont retrouvés au sein d’un Front pour la restauration et la défense de la démocratie (frdd). L’objectif de cette association était le retour à un État de droit. S’y retrouvait aussi bien la cds de l’ancien président Ousmane, le mnsd de l’ancien premier ministre Hama Amadou que le pnds de l’ancien président de l’Assemblée nationale Mahamadou Issoufou. Est et Ouest, naguère présentés comme ennemis, se sont donc retrouvés engagés dans un combat commun et il faut penser à l’accueil fait à chacun de ces leaders dans des fiefs qui leur semblaient hostiles jusque-là pour prendre la mesure du potentiel politique de l’identité et comprendre pourquoi son instrumentalisation a joué à un moment et le peut encore contre les institutions démocratiques. Ce front s’est disloqué en 1999 avec la chute du régime Baré et le retour à la démocratie. Cependant, la nouvelle alliance au pouvoir depuis 2000 est formée de partis politiques a priori inconciliables, à savoir le mnsd, le pivot de la coalition, ainsi que l’andp et la cds.