1Le 7 octobre 1992, les représentants des gouvernements mexicain, américain et canadien ont signé un traité de libre-échange faisant du bloc États-Unis – Canada – Mexique une véritable citadelle économique (Alena). L’économie n’usurpait-elle pas ainsi la place du politique dans la mesure où nous, Québécois ou Canadiens (c’est selon), prétendons être dotés d’une culture politique différente de celle des Américains ? Les institutions créées sous l’influence de cette culture politique visent à favoriser l’égalité des chances par l’intervention de l’État. Que l’on pense aux institutions abstraites de l’assurance-maladie, des pensions de vieillesse et de l’assurance-emploi ou aux institutions que sont les hôpitaux et les CLSC, les coopératives de logements pour les aînés, les cégeps et les universités publics. Il y a là plusieurs éléments archétypiques qui permettent de percevoir le sens humain de nos productions sociales et politiques.

2Toutefois le credo néolibéral, on le sait, domine largement de nos jours ; s’il réussit à dessaisir les États de leur souveraineté, on assistera alors à un déclin du politique, dont la fonction essentielle est de surmonter les conflits que suscite la pluralité des intérêts et des cultures de citoyens appelés à vivre dans une société en effervescence.

3À première vue, il est possible d’envisager que dans un contexte de mondialisation de l’économie, l’État-providence et, par contrecoup, l’État-nation pluraliste, puissent disparaître. Or, selon mon hypothèse, l’État-providence sauvegarde la notion de citoyenneté en y greffant des droits sociaux inhérents à la social-démocratie et en donnant ainsi une identité aux membres de l’État1. Puisqu’il existe au moins deux définitions de la citoyenneté, l’une liée au mode d’appartenance à l’espace national et l’autre à l’ensemble des droits et des devoirs, il convient de mentionner que le Zeitgeist ne doit pas nous conduire à ignorer la seconde définition axée sur les droits sociaux. Dans ce qui suit, je veux montrer qu’un État social-démocrate rend plus aisé le vouloir-vivre-ensemble dans une nation pluraliste, particulièrement lorsque cet État-nation est pluriethnique. Ainsi l’État-providence accomplit ce qu’on appelle en langage cynégétique le « coup du roi »2, c’est-à-dire qu’il empêche que la classe moyenne ne s’affaiblisse et dans un même souffle il dote les immigrants d’une identité citoyenne d’autant plus forte qu’elle inclut les droits sociaux.

4Voilà pourquoi, face au risque actuel d’érosion de l’État-providence, il est urgent de réfléchir sur les possibilités d’instaurer une culture politique conçue par des citoyens éclairés. L’avenir, selon Philippe Engelhard, repose précisément sur « le pari qu’une masse critique de citoyens responsables et désintéressés peut provoquer le changement » (Engelhard, 1995 : Z5)3. La multiplication des changements « citoyens » finira par contraindre l’État à définir des règles du jeu plus équitables que les règles prévalant dans les pratiques sociales et politiques dominantes. Mais puisque nous sommes les citoyens de sociétés politiques faisant partie d’une zone de libre-échange, il convient d’imaginer aussi des nouvelles règles communes aux trois États membres de l’alena qui, par exemple, légitimeraient de nouveaux droits sociaux et davantage de garanties culturelles.

5C’est parce que, pour la première fois, les Américains et les Canadiens n’étaient pas sûrs de pouvoir offrir à leurs enfants une vie meilleure qu’ils ont estimé opportun l’accord de libre-échange nord-américain, créant une union commerciale dont le produit intérieur brut (PIB) est de 18 % supérieur à celui de l’Union européenne. Cette orientation économique des deux sociétés remet toutefois en question le modèle politique de l’État-providence, car si la social-démocratie faillit à son rôle de fixer des règles et des normes équitables dans ce nouveau contexte, elle finit par compromettre la crédibilité de l’État-providence et, par contrecoup, celle de l’État-nation lui-même.

6La mise en cause radicale de la légitimité même de l’État par la crise de l’État-providence m’incite à examiner deux questions. Quelles solutions doit-on envisager pour assurer le droit au travail et les autres droits sociaux dans les États à économie de marché, et donc le maintien d’une classe moyenne agrandie (la classe salariale) qui garantit la stabilité sociale ? Et si, malgré tout, la dislocation progressive du couple État-providence/classe moyenne se produisait, cela créerait-il une fracture sociale entre les communautés immigrées et la communauté d’accueil ?

À la sauvegarde du droit au travail et des autres droits sociaux

7À l’heure de la régionalisation axée sur la volonté d’échapper à la concurrence mondiale par la constitution d’espaces économiques protectionnistes comme le club très fermé de l’alena, il convient d’examiner la possibilité de défendre les droits sociaux malgré la crise de l’État-providence. Car cette crise compromet la survie des systèmes de sécurité sociale, place les groupes sociaux déjà vulnérables dans une situation précaire et réduit la marge de manœuvre de la lutte contre le chômage et la pauvreté. En outre, la suprématie triomphante de l’économique et du financier tend à définir la citoyenneté par l’aptitude de l’individu à produire, à consommer et à épargner4 Le citoyen serait devenu le rouage passif d’une machine dont les décideurs économiques et financiers seraient les seuls agents régulateurs.

8Cette situation pour ainsi dire catastrophique aura des conséquences d’autant plus importantes sur la citoyenneté que les acteurs de la société civile cesseront peut-être d’être actifs sur le marché de l’emploi. Or, si l’on se réfère à la philosophie politique de Hegel, il convient d’insister sur l’intégration nécessaire de l’individu dans la société civile par le truchement du travail ou de la propriété, car cette intégration constitue une étape pédagogique vers l’exercice de la citoyenneté. En effet, la société civile, axée sur les seuls enjeux économiques, est un système universel d’interdépendance mutuelle où Hegel voit à l’œuvre une « ruse de la raison économique ». Dans cette version hégélienne de la « main invisible » d’Adam Smith, chacun, poursuivant son intérêt, concourt toutefois à la prospérité générale.

9C’est précisément pour que chacun devienne conscient du fait que ses visées particularistes donnent de la vigueur à l’économie du pays dont il doit devenir le citoyen que Hegel accorde une importance décisive au travail. Il traite de cette notion de manière spécifique, entre autres, dans la discussion sur le maître et l’esclave, dans la seconde partie de la Phénoménologie de l’esprit. Il y montre qu’à la différence de l’inactivité du maître, le travail réduit, chez l’esclave seul à l’œuvre, l’angoisse de la mort inhérente à la condition humaine. En outre, parlant de la figure de reconnaissance que l’on trouve dans la dialectique du maître et de l’esclave, Hegel indique que celle qui marque le travail qui « forme ou éduque » est du type de la reconnaissance réciproque, qu’il définit ainsi « un Je qui est un Nous et un Nous qui est un Je » (Hegel, 1941 : 154)5.

10Selon la philosophie politique hégélienne, le travail et ses œuvres ont pour finalité essentielle de créer et maintenir en l’homme une conscience universelle. Or, cette conscience universelle est la condition nécessaire pour que l’individu libre, égoïste et intéressé devienne membre de l’État. Puisque le travail rend possible l’intégration dans la société civile — cette sphère intermédiaire par laquelle le citoyen transite de la sphère familiale à la sphère étatique — on conçoit aisément que les femmes aient perçu le travail comme une valeur de première importance6 Car dans notre civilisation, l’émancipation des individus passe par le travail, et le chômage, en conséquence, rejette hors de la sphère de la société civile.

11Or, il est vraisemblable qu’on pourrait, au moins dans les social-démocraties du Nord, travailler moins à revenu quasi identique. Dans un ouvrage récent, Jean-Hervé Lorenzi et Jean Bourlès estiment possible le retour au plein-emploi par une diminution du temps de travail, à salaire constant ou croissant ; mais ils nuancent en ajoutant que ce retour est toutefois « freiné par la substitution du capital au travail qui résulte de l’augmentation des salaires » (Lorenzi et Bourlès, 1995). Le modèle est sans doute pertinent mais on peut être sceptique quant à sa faisabilité, dont ces auteurs ne considèrent guère les conditions. Parmi ces conditions, il y a la nécessité de tenir compte de la pression concurrentielle interétatique : toute initiative conduisant à l’augmentation de la masse salariale, telle une politique de retour au plein-emploi, réduirait la compétitivité du pays qui l’adopterait de façon isolée. Quoi qu’il en soit, l’examen du droit au travail devient urgent dans les administrations gouvernementales à économie de marché des démocraties du Nord. Car si elles ont des régimes de protection sociale plus sophistiqués que les pays asiatiques par exemple — qui, rangés derrière leur chef de troupe nippon, ont connu des taux de croissance impressionnants avant d’être confrontés à la récession et au chômage actuels —, les démocraties du Nord n’accordent pas à la réduction du chômage un intérêt suffisant en dehors des périodes électorales7.

12Or, l’État-providence aura une marge de manœuvre plus grande pour stimuler la croissance de l’économie s’il a une politique de l’emploi efficace. Certes, on a raison d’affirmer que l’État-providence n’a pas été le moteur initial de la croissance durant les Trente Glorieuses (Cohen, 1994). Mais on ne devrait pas ignorer, en contrepartie, que l’État-providence a sans doute soutenu la croissance « dont il est devenu une composante organique » (Engelhard, 1995 : 204).8 Ce sont les normes de travail, de sécurité et de rémunération constitutives de l’institution de l’État-providence qui ont longtemps permis la croissance rapide des pays du G7. Sans ces normes, les entrepreneurs auraient été moins productifs. Car ce sont elles qui, à l’instar de la création gouvernementale d’emplois dans le secteur des services préconisée par J.-M. Keynes, ont contribué à générer une expansion continue de la demande de biens. Dans cette course de vitesse entre productivité, salaires, demande et emploi, c’est sans doute l’emploi qui a gagné pendant vingt-cinq ans. Mais la médecine qui a réussi à combattre le syndrome du chômage a eu des effets secondaires bénéfiques sur la productivité, les revenus et la croissance. Dans l’État-providence d’aujourd’hui, où les dépenses publiques croissantes risquent de créer un déficit considérable, c’est en revanche la pression de ces dépenses sur la demande qui empêche la situation de l’emploi de dégénérer davantage. Par ailleurs, dans l’esprit keynésien, il faudrait percevoir les pertes de recettes qui résultent du chômage comme étant à l’origine des déficits publics. Quoi qu’il en soit, puisque le déficit public, cette arme suprême du keynésianisme, achoppe de nos jours sur la contrainte de l’endettement, les politiques d’austérité sont devenues une source d’émulation entre voisins. Dans un tel régime de rigueur, les uns et les autres ont comme ambition majeure de réduire les coûts pour répondre aux conditions d’inclusion dans de vastes zones de libre-échange ou de monnaie commune.

13Il en ira ainsi tant que l’on ne s’acheminera pas vers un reflux de l’idéologie libérale au profit de politiques plus volontaristes. Ce reflux, dans le cas par exemple de l’Union européenne, exigerait l’adjonction d’une politique sociale et d’une politique financière à une politique monétaire9. Dans le cadre d’une politique sociale étendue, il serait même possible d’envisager la distribution, comme le suggère Jean-Marc Ferry, d’une allocation universelle qui accorderait à chacun la liberté de ne pas travailler s’il le désire ; on inscrirait alors le droit au non-travail dans la Déclaration universelle des droits et libertés. Dans son plaidoyer en faveur de l’instauration d’un revenu de citoyenneté, Jean-Marc Ferry fait valoir l’argument que le coût social de l’obligation de travailler (qui implique des résistances : négligence, congés de maladie) est supérieur aux avantages du travail obligatoire (Ferry, 1995)10. Mais comme les solutions du revenu de citoyenneté et de la diminution du temps de travail provoquent de vives discussions dans une société incapable d’en gérer de façon adéquate les conséquences dans un contexte de mondialisation, examinons des solutions plus prosaïques.

14Afin de diminuer les menaces que le marché mondial fait peser sur l’emploi, l’Europe et l’Amérique du Nord cherchent à former de nouvelles configurations qui parachèvent le mouvement de régionalisation qu’elles ont déjà amorcé. D’entrée de jeu, il est prévisible que dans ces nouvelles configurations ne se formeront pas des États-providence, régionaux ou continentaux.

15Ainsi un spécialiste de l’intégration européenne traite de « l’infaisabilité d’un État-providence européen » (Majone, 1996 : 79). Selon Giandomenico Majone, quand on évoque le volet social de l’Union européenne11, il faudrait peut-être ne pas penser essentiellement aux deux formes d’interventionnisme étatique que sont la redistribution des revenus et la stimulation de la croissance économique, mais accorder une importance croissante à la régulation, c’est-à-dire à la correction étatique ou supra-étatique de différents types de « déficience du marché ». Les innovations en matière de régulation ont été rendues possibles par la Charte sociale communautaire (adoptée par les États membres, à l’exception du Royaume-Uni, le 9 décembre 1989), par l’Acte unique européen et par le traité de Maastricht. Les exemples les plus frappants du caractère novateur de certaines réglementations sociales récentes proviennent de l’Acte unique, lequel va au-delà de la philosophie comme de la pratique d’États très avancés comme l’Allemagne en matière de régulation imposée aux employeurs. Grosso modo, cette réglementation sociale récente illustre un changement qualitatif dans la prise de décision au niveau européen : pour être acceptées par les États membres, les réglementations européennes ne doivent plus correspondre comme autrefois à une sorte de plus petit dénominateur commun.

16La modification considérable de l’architecture institutionnelle de l’Europe, depuis 1976, impose une réflexion nouvelle sur l’idée encore imprécise de citoyenneté européenne. Un constat de départ s’impose : plusieurs théoriciens s’entendent sur la reformulation de la notion de citoyenneté qui s’affirme autour des droits économiques et sociaux, en voie de devenir les véritables droits politiques12. Elizabeth Meehan compte parmi les principaux théoriciens qui s’emploient à construire une « nouvelle citoyenneté ». Elle prône une conception de la citoyenneté de nature économique et sociale, qui implique l’ouverture de nouvelles perspectives démocratiques, qualifiées de participatives (Meehan, 1993 : 172-186). Selon Meehan, la participation à l’activité économique et sociale — et non à la vie politique — est la question prépondérante dans le cadre des institutions européennes qui visent à construire une seconde citoyenneté s’exerçant à leur niveau plutôt qu’à celui de l’État-nation. Car la distinction entre citoyens et non-citoyens est moins significative désormais, dans la vie collective, que l’opposition entre ces deux réalités : d’une part, les citoyens et les étrangers en situation régulière qui disposent du droit au séjour et au travail et qui bénéficient de la protection sociale — les denizens comme les appelle Tomas Hammar (1989 : 83) ; et, d’autre part, les étrangers en situation précaire ou même illégale qui ne profitent pas du droit social que développent les institutions européennes. Il convient ainsi de concevoir les droits économiques et sociaux comme le fondement de la « nouvelle citoyenneté », car ils sont plus que la condition d’exercice de la citoyenneté politique : ils ont un impact sur le statut politique des individus. En somme, le droit communautaire européen, de plus en plus axé sur le droit social, suscite l’émergence d’une citoyenneté spécifique fondée sur un contrat de solidarité et de justice sociale entre tous les Européens. Il est désormais possible pour les citoyens européens et les étrangers légalement présents dans l’espace européen de formuler leurs revendications au nom du droit social élaboré par les institutions européennes : ces institutions définissent la qualité de salarié et les droits qui y sont attachés, elles sauvegardent la liberté du travail, les droits sociaux des immigrés, l’égalité entre les sexes. Meehan montre qu’une nouvelle conception de la citoyenneté, fondée sur un ensemble de valeurs et de pratiques sociales conçues et garanties par les institutions de la Communauté — et en particulier par la jurisprudence de la Cour européenne de justice —, permet à celui qui a la citoyenneté européenne de plaider éventuellement contre son propre Etat pour défendre ses droits. Somme toute, la citoyenneté européenne serait le produit de l’histoire même de la Communauté européenne, qui a rendu possible la construction d’identités multiples, car dans l’esprit de cette configuration les divers droits et responsabilités des citoyens s’expriment désormais à travers des instances politiques nationales, régionales et européennes, sinon à travers des intérêts transnationaux.

17L’idée d’un État-providence nord-américain qui viserait le supranationalisme dans le domaine de la politique sociale traduit la crainte de voir la concurrence entre les différents régimes de protection sociale nationaux conduire à des effets pervers. Grosso modo, ces effets coïncideraient avec l’érosion de l’État-providence national dont le système de protection sociale est le plus complet, en l’occurrence celui du Canada. C’est précisément parce qu’ils étaient inquiets quant à l’avenir des droits sociaux en général et du droit au travail en particulier dans un marché nord-américain intégré que les intellectuels canadiens-anglais se sont en grande majorité insurgés contre la mise en vigueur d’un traité bilatéral de libre-échange États-Unis – Canada. Pourtant l’alena, que le gouvernement Mulroney réélu en 1988 présentait comme une innovation, n’avait pas précisément pour caractéristique la plus frappante sa dimension innovatrice. Ainsi que le mentionne fort pertinemment Philippe Faucher, de 80 à 83 % du commerce entre les États-Unis et le Canada était déjà libre de tout tarif. Ce n’était donc pas une augmentation de 5 à 10 % de ce taux initial qui allait modifier la conjoncture globale : si le libre-échange avait eu à produire une catastrophe, cette catastrophe se serait déjà produite avant la réélection du gouvernement Mulroney (Faucher, 1988)13.

18Malgré tout, on peut légitimement se demander si la crainte de l’implosion de l’État-providence national comme conséquence de l’intégration nord-américaine ou européenne ne serait pas fondée. Qu’en est-il notamment de la thèse voulant que la pression concurrentielle toujours forte entre les firmes de différents États, même dans un espace concurrentiel circonscrit, remette en cause de manière progressive la protection sociale dans les pays qui ont les régimes d’assurance les plus sophistiqués ? Pour répondre à une telle question, il faut s’appuyer sur des données empiriques indirectes.

19Il existe au moins trois différentes formes d’État-providence sur le continent nord-américain. Au sein même des États-Unis, des régimes de protection sociale très complets comme ceux de la Californie ou du Wisconsin côtoient des régimes plus rudimentaires. En Californie, une famille de trois personnes recevrait jusqu’à 694 dollars par mois, quand en Alabama elle n’aurait pas pu toucher plus de 11 dollars (Peterson et Rom, 1990 : 7). Les théoriciens américains font remarquer que ces différences de politique sociale entre les États subsisteront probablement car ce n’est pas un phénomène limité à quelques États seulement. Au contraire, les statistiques montrent que le degré d’assistance gouvernementale ne variait pas moins en 1990 qu’en 1940. Semblables disparités engendrent le phénomène de l’« aimant social » : ce sont les États dont l’aide est la plus élevée qui attirent les populations démunies. Il est probable que ce problème se pose dans une zone de libre-échange comme celle de l’alena, malgré les barrières linguistiques et culturelles et l’augmentation du niveau de vie dans les régions mexicaines où s’installent désormais les filiales des firmes étrangères. De plus, si l’on tient compte de l’absence de normes commîmes en matière de santé, de sécurité et d’écologie, il est possible que la crainte du dumping social liée à l’érosion de l’État-providence national ou local soit fondée. En outre, entre les États en concurrence dans la zone de l’alena, il n’y a pas de règles du jeu explicites fixant un salaire minimum ni de cadre consensuel de protection sociale, modulé selon le niveau de développement des différents États.

20Une nuance s’impose toutefois. Il serait exagéré d’expliquer l’ensemble des difficultés actuelles de l’État-providence national par l’avènement de l’ère des zones de libre-échange. Les causes de l’essoufflement de l’État-providence sont multiples : la crise mondiale de la sécurité sociale, la révolte des contribuables, l’excès de bureaucratisation, les tendances démographiques constituent aussi des facteurs décisifs. La mise en cause de l’État social-démocrate est le symptôme d’une crise dont la nature a été diagnostiquée de façon plus ou moins précise. Toutefois les conséquences de cette crise sont fortement ressenties par la population, qui voit non seulement la paupérisation de certains groupes sociaux mais une baisse des revenus de travail des classes moyennes. « Un phénomène d’une portée politique et sociale considérable est en train de se dessiner : en Europe, aux États-Unis, sans doute au Canada, en Amérique latine ainsi qu’en Afrique subsaharienne (sous réserve d’une investigation plus précise), il semble qu’on assiste à un affaiblissement des revenus de la classe moyenne14. » (Engelhard, 1995 : 208) L’État de la société salariale, comme le mentionne Robert Castel (1995), est désinvesti de la fonction de recherche d’un compromis entre les différents partenaires impliqués dans le processus de croissance. Désormais, cette recherche du compromis social est balkanisée, laissée aux partenaires de la société qui finissent par définir ; entreprise par entreprise, les niveaux de rémunération compatibles avec la concurrence et la croissance de la productivité. La fin du pilotage de l’économie par l’État, lequel assurait aussi une protection sociale généralisée et l’équilibre entre les différents partenaires sociaux, est à l’origine d’un processus de fragmentation sociale. La rigueur salariale et la précarité qui touchent les classes moyennes créent des lignes de fracture réelles puisqu’elles mettent en cause la constitution d’une classe moyenne élargie. La perception qu’en a l’opinion publique a une signification politique que doivent examiner non seulement les théoriciens de l’État-providence, mais aussi les citoyens à la recherche d’une culture politique innovatrice.

Le politique en tant que gouverne intelligente de la diversité

21Les citoyens en quête d’une culture politique éclairée cherchent des conceptions novatrices qui permettront au politique de réinvestir l’économique et le social. Idéalement, en ces décennies où de fortes communautés d’immigrés rendent le corps social plus différencié en Europe et en Amérique du Nord, il faudrait reformer le couple État-providence/classe moyenne, dont la dislocation progressive pose avec une acuité particulière le problème de l’intégration des citoyens de différentes origines ethniques dans une société incapable d’éloigner le spectre de la précarité et de laisser entrevoir une vie meilleure à la génération suivante.

22On reconnaît généralement qu’il existe une triple fracture des sociétés occidentales : celle entre les pauvres et les riches, celle entre les jeunes et les vieux, et celle entre les chômeurs et ceux qui ont un emploi (et récemment une fracture interne à la classe moyenne salariée : certains y ont parfois droit à une augmentation salariale, et d’autres non, en particulier ceux qui sont à l’emploi de la fonction publique). À cette triple ou quadruple fracture, il faudrait désormais en ajouter une autre que risque d’actualiser davantage l’ère des zones de libre-échange : celle entre les arrivants et les membres de la communauté d’accueil.

23Ainsi dans le cas canadien, il est aisé de constater que les droits sociaux des aspirants-réfugiés s’érodent au fur et à mesure que l’on parcourt le rapport Trempe sur la réforme de la loi fédérale de l’immigration. Toutefois, il en va différemment pour les candidats à l’immigration, dont les droits sociaux ne sont pas davantage « en sursis » que ceux des citoyens canadiens. On projette ainsi de sauvegarder le triptyque qui définit, selon les théoriciens des sciences sociales Gilles Bourque et Jules Duchastel (1996), l’identité canadienne : le multiculturalisme, la Charte des droits et libertés et les droits sociaux15.

24Si nous supprimions les droits sociaux pour les immigrants, nous risquerions, au Québec, de rater ce que le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration appelle le « virage de la citoyenneté ». Car on priverait la société civile d’une filière d’intégration efficace puisqu’elle dote le nouvel arrivant d’une identité citoyenne, définie à la fois par un ensemble de droits et libertés et un ensemble de droits économiques et sociaux.

25Les sociétés canadienne et québécoise sont toutefois confrontées au défi d’instaurer un espace social et politique commun au moment où il ne faut pas négliger les effets de l’américanisation du climat économique international. Cet impérialisme de fait des États-Unis se présente sous le couvert de ce que Benjamin Barber (1996) appelle e McWorld, démarqué de ces produits universalisés que sont McDonald’s pour le ventre et Macintosh pour la tête. Sur le plan de l’immigration, le contraste entre les sociétés canadienne ou québécoise et la société américaine risque de s’estomper. On se souviendra des effets nationaux du référendum de Californie (1999), officiellement nommé « proposition 187 », puis habilement rebaptisé : « SOS : Save Our State » (« SOS : Sauvez notre État ») par ses promoteurs soucieux d’atteindre deux objectifs différents : l’arrêt de l’immigration clandestine (pour une large majorité d’origine mexicaine) et la réduction des dépenses publiques de l’État de Californie (à commencer par celles dont les illégaux étaient bénéficiaires). Selon le projet de loi soumis par référendum aux électeurs, il fallait interdire aux étrangers en situation irrégulière et à leurs enfants tout accès gratuit au système d’enseignement public et aux services hospitaliers de l’État (sauf pour les cas d’urgence) et tout recours aux services sociaux offerts par l’État de Californie, telles l’aide aux personnes âgées ou aux mères célibataires et l’aide au logement. De plus, l’on se proposait d’exiger des autorités scolaires et sanitaires qu’elles vérifient le statut légal des étudiants et des malades, et qu’elles dénoncent les personnes suspectes aux services d’immigration.

26L’intention déclarée d’un tel projet de loi était de chasser les illégaux et de décourager leur retour en éradiquant la manne d’un État-providence trop généreux selon les auteurs du référendum. Les tracts que ces derniers distribuaient étaient explicites : « Alors que nos citoyens sont dans le besoin, ceux qui se rendent chez nous clandestinement sont traités royalement », ou encore « Arrêtons dès aujourd’hui l’invasion des illégaux. » (Mills, 1996 : 38) Le texte du référendum fut approuvé par 59 % des électeurs californiens, le 8 novembre 1994. Ce vote que Denis Lacorne qualifie de « nativiste » exprimait deux sentiments distincts : le ressentiment des « petits Blancs » contre des immigrés clandestins « de couleur » et l’inquiétude des populations noires et asiatiques face à la concurrence des nouveaux arrivants sur le marché de l’emploi (Lacorne, 1997). La xénophobie galopante serait le produit de la crise de l’emploi. Mais la situation est plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Il y a, aux États-Unis, la coexistence de trois conflits : le conflit traditionnel entre les « vieux immigrants » et les « nouveaux immigrants » réputés inassimilables, le conflit entre les Noirs et les Blancs et enfin celui, analogue aux tensions européennes, entre les classes sociales, les Noirs des classes moyennes oubliant les enjeux de la lutte raciale dès qu’ils habitent les beaux quartiers.

27Les effets politiques du référendum de Californie sur le plan national ne sont pas épuisés. Lors des élections présidentielles de 1996, un certain nombre de candidats — représentant un point de vue minoritaire au sein du Parti républicain — ont estimé pertinent de faire campagne en préconisant l’arrêt brutal de l’immigration et en évoquant des mesures semblables à celles qu’avait choisies la majorité des électeurs californiens. Il y eut plusieurs réactions à ces candidatures dont les projets protectionnistes étaient « musclés » sinon ouvertement xénophobes. Parmi ces réactions, celles de la classe politique et des médias new-yorkais qui, tous partis confondus, furent très défavorables à la « solution californienne », mettant de l’avant que les effets de son application à l’est des États-Unis seraient catastrophiques. À New York, 6000 enfants seraient jetés à la rue sans scolarisation. Or, l’immigrant illégal est un citoyen potentiel aux États-Unis. Dans l’histoire américaine, il y a eu, pour les immigrants illégaux, plusieurs amnisties de l’État fédéral.

28Les déclarations new-yorkaises en faveur de la liberté n’éliminent toutefois pas les risques de voir agir à nouveau, dans l’opinion publique, le virus de la xénophobie. Ainsi, bien que leurs programmes d’aide aux pauvres aient été réduits de manière draconienne en août 1996, les Américains se lassent davantage de payer des impôts pour leurs exclus s’ils ne sont pas WASP (blancs, anglo-saxons et protestants). Ce qui risque de compromettre la démocratie et de provoquer des guérillas urbaines. L’explosion de violence à Los Angeles, en mai 1992, résulta d’un conflit entre le gang des Crips et celui des Bloods. La fragmentation se révèle être le syndrome des sociétés industrielles engagées dans un processus de déstructuration politique et sociale.

29En fait, la difficulté d’insertion des immigrés est d’autant plus grande que domine, dans la société américaine, une tendance politique favorable à l’abolition des mesures et des services sociaux. On le sait, cette tendance politique, qui définit le conservatisme au sens américain du terme (identifiable au néolibéralisme), porte la marque non seulement d’un déficit social et politique, mais aussi d’un déficit économique. Le déficit fédéral, qui s’élevait à la fin de 1992 à 333 milliards de dollars, impliquait que chaque ménage paie environ 2000 dollars d’impôts par an uniquement pour rémunérer les détenteurs de bons du Trésor. La plupart des États étaient en déficit, y compris la Californie, naguère si prospère. Tous ces déficits se sont traduits par un délabrement généralisé des infrastructures publiques. En Californie, en s’inspirant des thèses néolibérales de façon rigoureuse, on a démantelé des pans entiers des services de santé ou de l’éducation dans une population où les taux de pauvreté des Afro-Américains et des Hispanophones étaient largement supérieurs à celui des Américains anglo-saxons de race blanche (32,7 % et 28,7 % respectivement contre 11,3 %). Le conflit interethnique opposait alors non seulement les Hispaniques et les Noirs aux Blancs, il opposait aussi les immigrants illégaux — qui imposent un coût social jugé prohibitif aux contribuables de Californie — aux immigrants d’origine asiatique propriétaires de commerces de quartier.

30Ce conflit est révélateur : il montre que rien n’est résolu par l’enfermement frileux dans des frontières qui ne pourront jamais être étanches. Il y aura toujours des immigrants illégaux même si le traité de libre-échange négocié fait prévoir des effets bénéfiques pour le Mexique. Par ailleurs, les travailleurs américains et canadiens risquent de voir la concurrence augmenter sur le marché de l’emploi en conséquence directe de la transformation de l’environnement économique résultant de la signature du traité de l’alena, et l’on pourrait alors assister à un durcissement de la poussée xénophobe aux États-Unis et au Canada.

31La constitution de cette citadelle économique, parfaitement contradictoire avec l’idée d’un marché mondial16 peut avoir un double effet pervers. D’une part, les travailleurs américains et canadiens risquent de faire les frais de la tendance de plus en plus prononcée des industries à se relocaliser au Mexique et à profiter des opportunités qu’offre la main-d’œuvre à bon marché des maquiladoras. Il convient ici de mettre en doute la croyance selon laquelle les emplois perdus dans le secteur secondaire seront remplacés par des emplois créés dans des secteurs à haute composante technologique.

32D’autre part, il y a risque de voir le chômage augmenter aux États-Unis et au Canada aussi longtemps que les Mexicains verront un avantage à traverser la frontière pour jouir de salaires horaires cinq fois plus élevés que dans leur pays. Ce second effet met en lumière la faiblesse des arguments reposant sur une pseudo-division du travail sur le continent nord-américain. En revanche, à première vue, la volonté de captation de certains marchés régionaux, considérés comme un arrière-pays (un hinterland) pour certains grands pays, constitue un argument valide : la tentation de constituer des hinterlands paraît d’emblée justifiée si la zone est formée de pays géographiquement voisins et présente des complémentarités de ressources évidentes. Dans le cas de l’alena, cette complémentarité semble réelle : travail bon marché au Mexique, ressources naturelles abondantes au Canada, technologie américaine.

33Mais la thèse de la complémentarité des richesses n’est en réalité qu’un leurre. La construction de l’hinterland repose donc sur un mythe. Si les partenaires des États-Unis risquent d’être durement défavorisés, et pourraient donc refuser de continuer à y participer selon les règles actuelles, les États-Unis eux-mêmes ne peuvent être certains d’y gagner à tout coup. L’exemple américain montre que l’hinterland est sans doute une duperie même pour les habitants du pays qui croit le réaliser pour servir ses intérêts à court terme.

Conclusion

34Les partisans d’une culture politique éclairée ne pourront tolérer que la justice sociale soit davantage ignorée. La déstructuration politique et sociale résulte de l’affaiblissement de la classe moyenne et de la paupérisation de son segment le plus modeste et le plus large, la classe ouvrière. Si l’on veut éviter la fission croissante de la société civile et les risques d’ethnicisation des tensions sociales qui en découlent, il faut invoquer la légitimité des droits sociaux, dans un contexte toutefois où les administrations gouvernementales à économie de marché sont sous l’influence néolibérale. Si l’on vise à ne pas compromettre l’équilibre social-démocrate par des inégalités croissantes, il est urgent qu’une masse critique de citoyens lutte contre le projet protectionniste d’une zone de libre-échange dépourvue d’une charte sociale continentale et de règles communes comme le salaire minimum.

35Pour que les sociétés ne définissent pas la socialité uniquement par la logique des relations marchandes, il faut concevoir une culture politique novatrice qui mette l’accent sur la logique civique. A priori, la démocratie citoyenne se situe dans le cadre de l’État-nation. Si la citoyenneté européenne met en évidence une dimension supra-étatique de la reconstruction du lien social et politique, il demeure que le principe de la souveraineté de l’État fait en sorte que l’État-providence est consubstantiel à l’État-nation17. Puisque c’est l’État-nation qui accorde la qualité de citoyen, il est aisé de concevoir que lorsqu’elle propose de nouveaux droits sociaux ou un nouveau contrat social, la philosophie politique met en relation les droits sociaux avec la dette que l’État contracte envers des individus qui défendraient sa souveraineté. La sauvegarde des droits sociaux empêchera le démantèlement de l’État et la réciproque est également vraie. Toutefois, l’État doit réajuster son tir s’il ne veut pas manquer sa cible. Il faudrait en effet que l’État-providence cesse de poser le mauvais diagnostic et qu’il n’ignore plus les besoins des groupes cibles inquiétés par les changements structurels (à la source d’un chômage explicite et massif, à l’européenne ou déguisé, à l’américaine). On pourrait innover en envisageant une protection sociale minimale et une répartition plus équilibrée du travail dans les sociétés qui parachèvent un mouvement de régionalisation ou de continentalisation.

36Face au risque d’implosion de la démocratie citoyenne, les citoyens éclairés s’imposent de dénoncer « le cercle des faussaires » (Ramonet, 1997 : 34). Le néolibéralisme affirme que les choses ne peuvent être différentes. Ce qui rend les acteurs sociaux impuissants, puisqu’au heu d’agir afin d’instaurer de nouvelles pratiques sociales, ils acceptent la réalité avec fatalisme. Les réformes « rétro-libérales », actuellement en cours, de l’assurance-emploi et de l’assurance-maladie (vers une privatisation partielle du régime), créent des dissensions qui risquent de détourner l’électorat du principe d’une couverture universelle.

37Or, la culture politique novatrice dépend d’une démocratie citoyenne qui fasse appel au refus des inégalités injustifiables, de la précarité et de l’injustice sociale. Si l’on ne veut pas que la démocratie manque à son rôle de fixer des règles du jeu équitables, il faut que l’État-providence conforte la notion de citoyenneté, fondée sur les droits sociaux devenus les véritables droits politiques. Mais de nombreux citoyens ont l’impression que la quasi-totalité des chefs d’État ne sont pas à la hauteur d’une crise qui risque de briser les structures de l’État-providence, générateur d’identités d’autant plus fortes qu’elles sont distinctes de celles produites par les autres allégeances à l’État-nation et aux institutions supra-étatiques. Comment des citoyens appelés à fonder leur adhésion à l’État sur un espoir raisonnable de progression sociale pourraient-ils cautionner par exemple, en cette fin de siècle, les budgets des ministres des finances québécois et canadiens ? Ces budgets, devenus la pièce maîtresse de l’ensemble de l’œuvre de leurs gouvernements, risquent, selon la perception très juste de l’électorat, de provoquer l’annihilation progressive des droits sociaux.