1Dans plusieurs pays occidentaux, l’implantation des projets d’élimination de déchets dangereux soulève souvent beaucoup d’opposition populaire. Ce phénomène n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est l’intensité et l’étendue nouvelles des oppositions contre des infrastructures d’élimination des déchets (Mitchell et Carson 1986). Pour tenter d’améliorer l’insertion de ce type de projets dans le milieu biophysique et social, les gouvernements ont entre autres mis en place des mécanismes d’évaluation environnementale et de participation du public.

2Les processus d’évaluation environnementale visent généralement à identifier les incidences qu’un projet peut avoir sur le milieu biophysique et social et à présenter les solutions de moindre impact environnemental. On tente ainsi d’intégrer les éléments environnementaux et sociaux dans les processus de prise de décision. Les mécanismes de participation du public ont été intégrés dans les processus d’évaluation environnementale afin, d’une part, d’introduire des considérations et des valeurs humaines et sociales dans le choix des priorités et, d’autre part, dans le but de démocratiser les processus de décision qui affectent la qualité de vie des gens (Wilkinson 1970 ; Emond 1973 ; Gibson 1975 ; Johnson 1984 ; Schrecker 1984)1.

3C’est en 1980 que le gouvernement du Québec a doté la Loi sur la qualité de l’environnement (L.R.Q., c. Q-2) de mécanismes d’évaluation environnementale et de participation du public. Ayant adopté le Règlement sur l’évaluation et l’examen des impacts sur l’environnement (R.R.Q., c. Q-2, r.9), il a créé le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE). Le nouveau règlement énumère un ensemble de projets devant être soumis aux nouvelles exigences gouvernementales. Sauf exceptions, les projets d’implantation ou d’agrandissement d’un lieu d’élimination de déchets dangereux doivent, à partir de ce moment, franchir les différentes étapes de l’évaluation environnementale et de la participation du public avant d’obtenir les certificats d’autorisation nécessaires à leur réalisation2.

4Au Québec, comme c’est le cas dans d’autres pays industrialisés, les procédures d’évaluation environnementale n’ont pas empêché la mobilisation des communautés contre des projets d’élimination des déchets dangereux. Ainsi, par exemple, l’incinérateur de déchets dangereux projeté dans la municipalité abitibienne de Senneterre a soulevé une vive opposition populaire au cours des années 1980. Le promoteur a finalement retiré son projet avant que ne soient amorcées les périodes consacrées à la participation du public. À Valleyfield, les promoteurs ont aussi récemment annoncé l’abandon de leur projet d’incinérateur de déchets dangereux. L’opposition populaire dans la région avait aussi été très vive contre le projet.

5Au cours des dernières années, plusieurs études ont proposé des modifications aux processus décisionnels d’évaluation environnementale afin d’améliorer leur efficacité. On a souligné, par exemple, l’importance primordiale d’intégrer la participation du public plus tôt dans la procédure et d’offrir des ressources financières aux groupes participants afin de faciliter leurs interventions. On a également décelé l’existence de problèmes occasionnés par le retard des promoteurs à introduire les préoccupations environnementales, et ce, dès le début de la conception et de la planification d’un projet. On a suggéré d’instaurer l’évaluation environnementale des politiques gouvernementales avant de passer à l’étape de l’examen des projets qui découlent de ces politiques. Ou encore, on a insisté sur l’importance d’harmoniser les procédures d’évaluation environnementale avec l’ensemble des autres procédures d’autorisation d’un même projet (Beauchamp 1988, 1987 ; Domon, Gariépy et Bouchard 1987 ; Parenteau, Benoist et Bergeron 1985)3.

6Ces recommandations, qui sont toutes très pertinentes, mettent en évidence certains irritants de la procédure actuelle d’évaluation environnementale. Ces irritants peuvent avoir contribué à soulever des oppositions populaires contre des projets d’élimination des déchets dangereux. Toutefois, pour mieux comprendre le phénomène de mobilisation sociale contre des projets d’élimination des déchets, il nous faut aussi tenir compte du cadre institutionnel et socioculturel plus large dans lequel s’inscrivent ces projets. Nous soutenons que des facteurs sociaux et institutionnels autres que ceux liés exclusivement aux procédures d’évaluation environnementale peuvent aussi être identifiés pour comprendre le phénomène de mobilisation sociale contre des projets d’élimination des déchets.

7Une analyse de la littérature portant sur ce phénomène social nous permettra d’avancer quelques éléments de réflexion afin d’améliorer le cadre global dans lequel s’inscrivent les procédures d’évaluation environnementale appliquées à ce type de projet. Nous avons relevé deux grandes approches d’analyse des mobilisations contre des projets d’élimination des déchets. La première approche est centrée sur les perceptions et les intérêts des individus mobilisés ou encore sur les aspects techniques des projets. La deuxième approche est, quant à elle, davantage centrée sur les conditions sociales et institutionnelles dépassant l’enjeu d’un projet d’élimination de déchets.

8Nous croyons que même s’il ne faut pas ignorer les facteurs individuels ou techniques, nous devons surtout miser sur les approches fondées sur les conditions sociales et institutionnelles afin de mieux comprendre le phénomène de mobilisation sociale contre des projets de traitement des déchets dangereux. Les considérations que nous avançons nous amènent à nous interroger à divers niveaux sur les aspects démocratiques de l’écodécision impliquant des projets d’élimination des déchets.

Les approches centrées sur les individus ou les technologies

9Les auteurs associés à un premier courant d’analyse expliquent les mobilisations sociales contre des projets de traitement des déchets en ne relevant aucun facteur lié aux conditions sociales ou institutionnelles dans lesquelles s’inscrivent ces projets. Deux sous-tendances sont identifiées dans ce courant, l’une centrée sur les individus, l’autre sur les technologies d’élimination des déchets.

Les approches centrées sur les individus

10La première sous-tendance de ce courant d’analyse insiste sur la perception des risques et sur la nature des intérêts personnels qui seraient poursuivis de manière plus ou moins explicite par les individus pour expliquer le phénomène de mobilisation contre des projets d’élimination des déchets. Une mauvaise perception des risques, le désir de protéger des intérêts personnels au détriment des intérêts collectifs, les objectifs cachés en vue d’obtenir de meilleures compensations pour les inconvénients causés par les projets représenteraient quelques-unes des raisons importantes incitant les citoyens et les citoyennes à se mobiliser contre un projet d’élimination de déchets.

11Certains vont même jusqu’à dire que de telles oppositions créent des incidences négatives sur l’environnement. Les oppositions populaires contribueraient à augmenter les déversements illégaux de déchets dangereux dans la nature et retarderaient la mise en application de solutions qu’on considère comme étant justes et urgentes. On soutient, par exemple, que la résistance des populations locales impose des coûts importants à la société en général sous prétexte que des quantités importantes de produits toxiques sont entreposées dans des conditions qui se détériorent et posent en soi des risques de contamination de l’environnement. Certains auteurs identifient les oppositions contre des projets d’élimination des déchets comme une cause des trafics douteux ou des déversements illicites et sauvages de déchets dangereux dans la nature (Mitchell et Carson 1986 ; Cans 1990). Voici, par exemple, comment on a décrit les conséquences des mobilisations des communautés contre des projets de traitement des déchets4 :

Le « pas de ça chez moi » joue donc aussi bien contre les ordures ménagères, les déchets industriels ou les combustibles irradiés à refroidir. Il rend chaque jour plus difficile le traitement approprié des sous-produits de nos sociétés industrielles. Dans certains cas même, étant donné l’urgence, il favorise des solutions désespérées et alimente de douteux trafics (Cans 1990 : 36).

12On suppose, par de telles affirmations, que les oppositions contre des projets d’élimination des déchets créent une pénurie de sites de traitement et que l’insuffisance d’infrastructures incite certains individus ou certaines compagnies à effectuer des déversements illicites et sauvages de déchets dangereux dans la nature. Ce type de commentaire suppose que les décharges illégales de déchets seraient moins fréquentes si on multipliait les infrastructures de traitement des déchets, ce qui n’est pas du tout certain. En mettant la responsabilité des déversements sauvages des compagnies sur le dos des populations qui s’opposent à des projets d’élimination des déchets, on dévie des véritables enjeux. On oppose des acteurs comme s’ils appartenaient à deux clans distincts. Les communautés où sont proposées les projets d’élimination des déchets n’ont, le plus souvent, aucun lien direct avec les compagnies qui déversent des déchets illégalement dans la nature. Les contrevenants trouvent plutôt dans les déversements illégaux un moyen rapide et beaucoup moins dispendieux de se débarrasser des déchets en leur possession. Ceci constitue, dans les faits, un acte illicite pouvant avoir des répercussions extrêmement graves sur l’environnement et sur la santé de la population.

13Le fait de lier les déversements illégaux aux oppositions populaires contre des infrastructures de traitement des déchets devient en soi une démonstration supplémentaire que les conflits sociaux débordent les enjeux locaux et qu’ils s’inscrivent dans des enjeux plus globaux de société.

14Lorsque les auteurs évoquent l’idée que la population puisse être aveuglée ou motivée par la peur et des intérêts personnels, on accuse en quelque sorte les individus de se comporter de manière irrationnelle ou égoïste. Peut-être y a-t-il certains individus qui agissent de la sorte, mais les analyses qui présentent de manière indifférenciée la réaction de l’ensemble des communautés qui s’insurgent contre l’imposition d’une infrastructure d’élimination des déchets paraissent trop simplifiées. Les conditions telles que le contexte institutionnel et social, de même que les conditions historiques menant à la situation problématique qui prévaut dans le dossier de la gestion des déchets sont au pire ignorées ou, au mieux, reléguées au second plan pour expliquer la mobilisation de la population.

15Une autre caractéristique de cette perspective consiste à présenter les infrastructures de traitement des déchets comme un besoin de société. On prétend que des populations locales doivent accepter de recevoir ces infrastructures, et ce, pour le bien de l’ensemble de la communauté. Les auteurs sous-entendent ainsi que les infrastructures d’élimination des déchets constituent un moindre mal nécessaire pour le développement économique et pour satisfaire les besoins de consommation des individus. Non seulement les analystes ne remettent pas eux-mêmes en question le cadre social et institutionnel dans lequel les projets d’élimination des déchets s’inscrivent, mais ils ne signalent pas que des groupes de personnes aux points de vue différents puissent le faire. On ne fait aucune mention des intérêts économiques des promoteurs des projets d’élimination des déchets. De même, les rapports de force qui s’établissent souvent entre les promoteurs et les communautés d’accueil des projets d’élimination sont rarement évoqués. Regarder la réalité sous un autre angle peut mener à des conclusions fort différentes. L’analyse sous l’angle des conflits sociaux et des conditions sociales et institutionnelles plus larges permet d’identifier des facteurs très différents pour expliquer le phénomène de mobilisation contre des projets d’élimination des déchets.

16Les projets servant à traiter des déchets peuvent être présentés par les opposants comme des moyens utilisés par des entrepreneurs pour faire du profit. D’autres avancent que les pratiques actuelles de gestion des déchets constituent des formes de résistance aux changements et hypothèquent l’environnement au nom du bien commun et d’un besoin de consommation remis en question. On soutient aussi que des conditions inadéquates de traitement des déchets représentent pour les entreprises un moyen indirect de faire du profit sur le dos des communautés à qui on refile les coûts d’une mauvaise gestion des déchets. Tous ces arguments dépassent largement les intérêts individuels immédiats ou la mauvaise perception des risques et ne peuvent être ignorés ou négligés.

Les approches centrées sur les incidences négatives des technologies

17Les auteurs associés à la seconde sous-tendance d’analyse du phénomène d’opposition contre des projets d’élimination des déchets reconnaissent qu’il y a des incidences et des risques environnementaux potentiels liés aux projets d’élimination des déchets. Toutefois, cette catégorie d’auteurs considère que les infrastructures d’élimination des déchets constituent un mal nécessaire et on juge qu’il faut apprendre à vivre avec les risques qui y sont associés. Les conséquences négatives que les populations risquent de subir demeurent l’un des principaux éléments offerts pour expliquer le phénomène d’opposition contre des projets d’élimination des déchets. Les oppositions sont alors jugées plus légitimes. Elles visent à protéger une qualité de vie et à atténuer les impacts qu’un projet d’élimination des déchets peut avoir sur le milieu.

18Pour arriver à mieux faire accepter les projets, on propose dans cette perspective un ensemble de mesures de compensation et de mitigation. Les mesures compensatoires tentent de contrebalancer les incidences environnementales négatives des projets et cherchent à réduire le sentiment d’injustice. Des dédommagements pour la perte de valeur des maisons, un centre communautaire offert aux municipalités d’accueil, le partage d’une partie des bénéfices engendrés par les activités d’élimination des déchets sont tous des exemples de mesures proposées pour compenser les pertes matérielles ou financières des communautés créées par les projets d’élimination des déchets. Les mesures de mitigation, quant à elles, visent avant tout à éliminer le plus possible les incidences environnementales négatives des projets. Il peut s’agir par exemple de construire une nouvelle route afin d’éviter d’augmenter la circulation de camions dans un quartier résidentiel. Certains proposent de planter des arbres pour cacher le mieux possible l’aspect peu esthétique des installations. Enfin, on ajoute de l’équipement antipollution pour mieux contrôler les nuisances environnementales.

19Si, dans cette perspective, on s’attarde plus attentivement sur les conséquences négatives des projets pour expliquer le phénomène d’opposition sociale contre des projets d’élimination des déchets, les enjeux sociaux plus larges occupent une place marginale dans ce type d’analyse. On ne remet pas en question les modes de consommation et les processus de production qui entraînent la production des déchets.

20Soulignons aussi que la simple énumération des conditions à mettre en place pour réduire les incidences environnementales d’un projet devient aussi un signal qu’il y a des enjeux sociaux et institutionnels dépassant les aspects techniques du projet. Admettre qu’il y a des incidences environnementales associées aux projets de traitement des déchets implique que l’on s’interroge sur des questions de justice sociale, sur des choix de société et sur le rôle de la population dans les processus de prises de décision.

Les approches centrées sur les problèmes sociaux et institutionnels

21Dans un deuxième courant d’analyse, on note au moins quatre catégories de facteurs sociaux et institutionnels présentées comme des éléments influençant la mobilisation des individus : 1) les modes de consommation et de production dans les sociétés industrialisées ; 2) les rapports sociopolitiques entre les différents paliers gouvernementaux, les entreprises privées et les communautés ; 3) l’harmonisation des différents processus de décision impliqués dans la gestion des déchets ; et enfin 4) la réglementation relative à la gestion des déchets. Les différents auteurs s’attarderont à l’un ou à plusieurs de ces facteurs pour tenter d’expliquer le phénomène de mobilisation contre des projets d’élimination des déchets (Wolf 1980 ; Hadden, Veillette et Brandt 1983 ; Kraft et Kraut 1985 ; Matheny et Williams 1985 ; Mazamanian et Morell 1990).

22Plusieurs auteurs soulignent que les populations mobilisées revendiquent la mise en place de conditions institutionnelles favorisant les 3R, c’est-à-dire, dans l’ordre, la réduction, la réutilisation et le recyclage-compostage des déchets. Ces revendications impliquent des transformations tant au niveau des modes de vie qu’au niveau des processus de production afin de mieux protéger l’environnement et la santé des populations. Ces changements de société passent entre autres par une réduction de la consommation ainsi que par des modifications des processus de production afin de les rendre moins créateurs de déchets. Les requêtes visant à réduire le volume des déchets émergent, d’une part, de la nécessité de limiter les incidences environnementales des projets d’élimination en réduisant les quantités de déchets à traiter, et, d’autre part, de la nécessité de conserver les déchets-ressources pour mieux assurer les besoins des générations futures. Il est à noter que les processus de décision arrivent difficilement à intégrer ces nouvelles exigences sociales en émergence qui impliquent des changements globaux de société.

23Au niveau des rapports entre le gouvernement central, les représentants politiques locaux, les entreprises privées et les communautés à la base, plusieurs types de nuisances sont présentés comme des conditions pouvant alimenter les controverses relatives à l’implantation des infrastructures de traitement des déchets. Ainsi, par exemple, les critiques des processus de consultation publique impliquent une redéfinition des pouvoirs entre les différents paliers de gouvernement, les entreprises privées et la communauté. On soutient, par exemple, que la participation du public arrive beaucoup trop tard dans le processus de l’évaluation environnementale des projets. Au moment où les projets sont soumis à l’étude par la population, certaines composantes du projet sont parfois incontournables, ou encore on a d’ores et déjà éliminé des options pouvant s’avérer intéressantes. De telles situations peuvent provoquer le sentiment de n’avoir aucun pouvoir sur les processus de prise de décision, de même que celui d’être dupé par les procédures de consultation public. Ces facteurs risquent alors d’exacerber les tensions sociales dans les communautés concernées.

24Les problèmes relatifs à l’accès à l’information sont parmi les éléments fondamentaux qui impliquent une redéfinition des rapports entre les divers intervenants. Améliorer l’accès à l’information des communautés revient à leur donner plus de pouvoir sur des activités qui se déroulent sur leur territoire et qui ont un impact sur leur qualité de vie. Le manque de garantie quant à l’accès à l’information concernant la nature, la provenance et les quantités de déchets traités dans les installations peut alimenter les résistances populaires. Sans ce type d’information, il devient extrêmement difficile pour la population d’évaluer le potentiel de risque encouru lors du transport et du traitement des déchets. Ces informations sont également essentielles pour évaluer l’usage qu’il est fait des infrastructures. Les communautés peuvent, par exemple, exiger de savoir en tout temps si les installations permettent de traiter les déchets produits dans leur région. De même, elles sont en droit de savoir quelle est la proportion de déchets provenant de l’extérieur de la région traités dans les installations sises sur leur territoire. La population risque de se soulever davantage contre un projet de traitement des déchets si les installations servent surtout à importer des déchets dans leur région.

25La nature et les résultats des contrôles gouvernementaux effectués pour vérifier les incidences environnementales des installations de traitement des déchets font aussi partie des informations auxquelles la population a difficilement, voire jamais, accès. Sachant que les données relatives aux incidences environnementales seront absentes ou non disponibles, les communautés risquent de présenter plus de résistance vis-à-vis des projets de traitement de déchets. Ainsi, l’accès à l’information devient à plusieurs niveaux un outil fondamental pour augmenter le contrôle des communautés locales sur les infrastructures projetées ou implantées dans leur milieu.

26Plusieurs auteurs ont proposé que des comités de citoyennes et de citoyens soient mis sur pied pour assurer un suivi et un contrôle sur les installations, de même que sur la provenance et la nature des déchets qui y sont traités. Soulignons que pour devenir un réel instrument de contrôle pour les populations, ces comités doivent remplir certaines conditions. Ainsi, par exemple, le choix des personnes composant les comités, l’information soumise au comité de surveillance, l’accès à des contre-expertises indépendantes, l’ouverture de l’ensemble des dossiers au public, la possibilité d’arrêter les opérations des installations si un problème survenait constituent quelques exemples de conditions essentielles pour que de tels comités deviennent de véritables instruments de contrôle. Si la formation et le fonctionnement de ces comités ne respectent pas un minimum de règles, ils peuvent devenir à leur tour des irritants qui risquent de susciter de vives oppositions sociales.

27La perte de contrôle des communautés locales sur l’aménagement et l’usage de leur propre territoire revient aussi dans la littérature comme facteur pour expliquer le phénomène de mobilisation contre des projets d’élimination des déchets. La décision autoritaire d’un gouvernement central, comme c’est le cas dans la procédure québécoise d’évaluation environnementale, d’autoriser ou non l’implantation d’un site d’élimination des déchets dangereux dans une région peut être perçue comme une intrusion dans les affaires locales et soulever des oppositions populaires (Hadden, Veillette et Brandt 1983 ; Mazamanian et Morell 1990).

28Les revendications relatives à la nature de la consultation publique, à l’accès à l’information, aux rôles décisionnels des différents acteurs institutionnels impliquent un nouveau partage des pouvoirs entre les différents paliers de gouvernement, les entreprises et la communauté. Il va sans dire qu’à cet égard, les auteurs qui traitent de ces questions présentent des perspectives plus ou moins radicales quant à la nature des transformations devant être mises de l’avant pour apporter des solutions aux controverses soulevées par le traitement des déchets. Les propositions des analystes peuvent aller de la simple amélioration des mécanismes de consultation du public à l’augmentation du contrôle des communautés sur les installations et sur les politiques d’ensemble de gestion des déchets. Les enjeux relatifs aux rapports entre les différents paliers de gouvernements, les entreprises et les communautés portent donc des enjeux importants de démocratie.

29Au niveau du fonctionnement des institutions, on a noté entre autres que les problèmes d’harmonisation de l’ensemble des processus de décision touchant la gestion des déchets peuvent également constituer des facteurs d’ordre social et institutionnel encourageant la mobilisation de la population contre des projets d’élimination des déchets. Ces projets sont liés directement à des enjeux plus larges comme le zonage municipal et agricole, le développement économique, les infrastructures routières, le développement des technologies, etc. Les acteurs impliqués dans ces différents champs d’intervention sont multiples. Au Québec, on peut entre autres identifier les municipalités responsables du zonage municipal, les municipalités régionales de comté (MRC) chargées de produire et de gérer les schémas d’aménagement, la Commission de protection du territoire agricole (CPTAQ) à qui incombe la responsabilité d’autoriser ou non les dézonages du territoire à des fins autres qu’agricoles.

30Toutes ces institutions sont concernées par le processus d’implantation des projets d’élimination des déchets puisque le choix des sites d’élimination des déchets ne peut contrevenir aux différents règlements de zonage gérés par ces instances décisionnelles. Ainsi, par exemple, le ministre de l’Environnement du Québec ne peut émettre un certificat d’autorisation à un projet si ce dernier n’a pas obtenu les certificats de conformité relatifs au zonage municipal, au schéma d’aménagement de la municipalité régionale de comté et au zonage agricole. Les problèmes tel le cloisonnement entre ces différents processus de décision font en sorte que les facteurs environnementaux et sociaux ne sont pas toujours intégrés adéquatement dans chacun des processus de décision. Ces contraintes peuvent devenir des irritants pour les communautés qui suivent les dossiers de la gestion des déchets et qui prennent part à tous les processus de décision impliqués dans l’implantation d’un site de traitement des déchets.

31Enfin, plusieurs avancent qu’une réglementation déficiente, que l’insuffisance de contrôle environnemental des installations et que l’absence de garantie qu’il y aura des poursuites judiciaires en cas de dépassement des normes représentent des exemples de lacunes au niveau des modes de gestion des déchets susceptibles de soulever des oppositions populaires. Ces conditions risquent de porter atteinte à la sécurité des populations concernées. Les populations traduiront entre autres leurs craintes par la critique du cadre législatif encadrant l’élimination des déchets mais aussi par un manque de confiance à l’égard des gouvernements concernant leur capacité de veiller à la sécurité et à la qualité de vie de la communauté.

32Ainsi, le changement des modes de consommation et de production pour les rendre moins générateurs de déchets, l’importance de transformer les rapports entre les différents paliers de gouvernement, les entreprises privées et la population, la nécessité d’harmoniser les différents processus de décision touchant de près ou de loin à l’implantation d’un site de traitement des déchets, les besoins d’améliorer la réglementation relative à la gestion des déchets représentent autant d’éléments d’ordre social et institutionnel offerts pour tenter d’expliquer l’émergence de l’opposition contre des projets d’élimination des déchets. Les deux premiers éléments touchent des enjeux sociaux globaux tels les modes de consommation, les modes de production et les visions globales de démocratie. Les deux derniers éléments impliquent surtout une redéfinition des modes internes de fonctionnement des institutions déjà existantes. Chacun de ces facteurs doit être pris en considération et mis en perspective pour comprendre le phénomène de mobilisation contre des projets de traitement des déchets. De même, il faut tenir compte de ces facteurs lorsqu’il s’agit d’examiner les processus de prise de décision sur le plan de leur efficacité à introduire démocratiquement les considérations sociales et environnementales.

33La littérature permet donc de mettre en évidence des conditions sociales et institutionnelles favorisant le phénomène de mobilisation contre des projets d’élimination des déchets. Tous ces éléments dépassent les enjeux des projets ponctuels faisant actuellement l’objet d’une consultation publique dans le cadre de la procédure québécoise d’évaluation environnementale.

34Ces dernières remarques ne remettent pas du tout en question l’urgente nécessité d’améliorer les procédures d’évaluation environnementale. À cet égard, le rapport Lacoste et plus récemment la Commission de l’aménagement et des équipements ont proposé des modifications substantielles et fort pertinentes à la procédure québécoise d’évaluation environnementale. Par contre, les recherches en cours nous invitent à nous interroger sur l’ensemble des conditions sociales et institutionnelles posant des problèmes dans le domaine de la gestion des déchets. Si les recherches réalisées jusqu’à maintenant ont permis d’identifier plusieurs pierres d’achoppement permettant d’expliquer le phénomène de mobilisation contre des projets d’élimination des déchets, il reste encore de la place pour une amélioration de nos connaissances dans ce domaine.

35D’abord, il serait intéressant de connaître de manière plus spécifique quelles sont les différentes positions des divers acteurs mobilisés. Il a déjà été judicieusement observé que, dans une controverse, nous sommes le plus souvent en présence d’une variété de points de vue et d’intérêts (Limoges 1989). Toutefois, la plupart des études sur le phénomène de mobilisation contre des projets d’élimination des déchets présentent les controverses comme si nous étions en présence de deux positions et même de deux adversaires. Ainsi, il s’avérerait fort pertinent d’essayer d’identifier les différences entre les positions des individus mobilisés par exemple dans un groupe environnemental local, régional et national. De même, nous pourrions comparer ces positions avec celles des acteurs en provenance des milieux syndicaux, de la santé ou du développement économique. Une telle démarche permettrait de faire ressortir les éléments faisant consensus et ceux faisant l’objet de positions divergentes.

36De plus, les perspectives des acteurs mobilisés peuvent également changer au cours d’une même controverse. Krauss (1988) mentionnait à cet égard que les opposants à un projet développent un point de vue plus critique du politique à travers les luttes contre des projets d’élimination des déchets. Il serait donc particulièrement intéressant d’identifier quelles sont les circonstances qui entraînent une transformation des perspectives des opposants au cours des controverses. Aussi, l’analyse des dynamiques sociales et des différents moments cruciaux des controverses devraient offrir de nouvelles pistes de réflexion sur, d’une part, les pierres d’achoppement du cadre institutionnel et, d’autre part, sur les facteurs sociaux susceptibles de favoriser les mobilisations contre des projets d’élimination des déchets.

37Une réflexion s’impose également sur la capacité des différents appareils décisionnels d’adapter leur mode de fonctionnement et d’intégrer les nouvelles demandes sociales en émergence. Les modes de décision des municipalités concernant la conformité du zonage municipal avec des activités d’élimination des déchets dangereux, les étapes d’autorisation d’un dézonage par la Commission de protection du territoire agricole pour permettre l’élimination des déchets sur des terres agricoles, les procédures de la Commission d’accès à l’information pour rendre publique de l’information considérée confidentielle par d’autres instances institutionnelles, voilà autant d’exemples d’éléments du cadre institutionnel déterminants dans la dynamique des controverses entourant les projets d’élimination des déchets. Analyser le fonctionnement de ces différentes instances et leur capacité d’intégrer les demandes sociales en émergence permettrait d’améliorer nos connaissances, non seulement sur le phénomène de mobilisation contre l’élimination des déchets, mais aussi sur les conditions à mettre en place pour améliorer le contexte général dans lequel les projets d’élimination des déchets sont élaborés et mis en place sur le territoire.

38Les analyses du phénomène de mobilisation contre des projets de traitement des déchets peuvent également nous permettre de saisir comment émergent les changements sociaux. Les remises en question relatives aux modes de consommation, aux modes de production et aux pratiques globales de démocratie impliquent des transformations sociales qui peuvent s’avérer profondes. Il va sans dire que de tels changements ne s’imposent pas sans l’émergence de conflits sociaux. Ces conflits s’observent entre autres au cœur des communautés qui refusent l’imposition de projets de traitement des déchets mais aussi dans les analyses que les chercheurs font de ces phénomènes sociaux.