1À une époque où l’on va d’inventions en découvertes et où la moindre décision politique ne peut se faire qu’avec l’appui de rapports souvent techniques, la science et la technologie ne tiennent pas toutes les promesses qu’on a voulu leur faire porter. C’est pourtant à la science et à la technologie que bon nombre voudraient s’en remettre pour trouver une solution à la problématique environnementale.

2Ne serait-ce pas là faire fausse route ? Si la science et la technologie font indéniablement partie de la solution, elles font aussi partie du problème environnemental. La crise écologique s’inscrit au cœur même des pratiques sociales, et les tentatives pour la gérer participent actuellement d’une conceptualisation du rapport homme-nature-science à la base même des dysfonctionnements que l’on connaît aujourd’hui.

3Nous tenterons d’illustrer dans les pages qui suivent comment la gestion de la problématique environnementale est marquée par une confiance aveugle dans la neutralité politique du discours scientifique, d’une part, et par un habile retrait du forum démocratique, d’autre part.

4Après avoir expliqué les rapports difficiles entre les sciences humaines et la problématique environnementale, nous tenterons d’illustrer comment, sous le couvert de l’objectivité, la démarche scientifique masque ou justifie plusieurs choix de valeurs. Nous expliquerons ensuite comment on substitue aux décisions politiques une science économique dont les finalités ne font l’objet d’aucun débat.

La problématique environnementale : du fait scientifique au fait social

5L’environnement a d’abord et avant tout été perçu comme un problème « scientifique ». Même après avoir investi l’espace public suite à l’intervention des médias et aux revendications écologistes, les dysfonctionnements écologiques sont longtemps demeurés exclusifs à l’expertise des spécialistes en sciences naturelles.

6Soucieux de respecter la thèse du primat sociologique de l’explication des phénomènes sociaux et cherchant à se tenir à l’écart des thèses déterministes exportées par les biologistes dans leur champ d’étude, les sociologues ont été bien lents à s’intéresser au phénomène de la crise environnementale (Buttel 1986 : 359-377). Ils l’ont d’abord étudié de façon indirecte, en analysant l’émergence du nouveau mouvement écologiste, et la façon dont l’enjeu environnemental était récupéré par les différents acteurs sociaux. Cette première approche allait jusqu’à nier la matérialité de la crise en présentant celle-ci comme un pur construit social, façonné au gré d’intérêts prédéfinis. Cette thèse alimente encore plusieurs théories qui, sans nier les transformations du milieu, présentent toutefois le jeu politique des acteurs comme ayant prééminence sur la conscience et l’engagement face à la crise (Galle 1993 : 118-127)

7Ces premiers travaux réfractaires à l’idée d’un fait écologique brut suscitent aujourd’hui des critiques sévères de la part de nombreux sociologues de l’environnement1. On considère qu’ils adoptaient une interprétation trop restrictive de la thèse durkheimmienne du primat sociologique qui veut que les phénomènes sociaux s’expliquent uniquement par des faits sociaux (Durkheim 1967 : 1-15). La crise écologique ne se résume certainement pas aux dysfonctionnements écologiques. Mais reconnaître l’existence de ces dysfonctionnements, c’est-à-dire la matérialité de la crise, s’avère essentiel à l’élaboration d’un cadre explicatif pertinent et cohérent.

8Cette désaffection des sociologues a longtemps conforté les scientifiques et les pouvoirs publics dans l’idée que la crise environnementale est un problème d’ordre « scientifique », c’est-à-dire propre au champ des sciences dites dures. Cette perception favorise une gestion que l’on peut qualifier de déterministe dans la mesure où elle suppose qu’il suffit de connaître la situation pour y apporter des correctifs. Cela implique de comprendre de façon exhaustive le système écologique, pour pouvoir ensuite agir sur lui selon un schéma précis en vue de produire un résultat donné.

9Cette approche est encore à la base de nombreuses stratégies politiques en matière d’environnement. Comme l’explique Newby, la conception scientifique de la crise écologique correspond à une gestion sociale type de la problématique environnementale : elle donne aux scientifiques la charge de décrire le problème, et aux politiciens celle de choisir une solution compte tenu des conclusions scientifiques qui leur sont fournies (Newby 1995). C’est ainsi que plusieurs décisions politiques tentent d’acquérir une légitimité scientifique. Comme l’explique Kalaora,

l’intégration de l’environnement dans le champ politique conduit à l’utilisation massive d’experts qui apparaissent comme un recours pour les décideurs face à l’invisibilité et à la complexité des risques, l’importance et l’urgence des enjeux, l’existence d’incertitudes [...] leur présence semble garantir la rationalité et l’équité des décisions (Kalaora 1993 : 310).

10Cependant, comme nous l’illustrons dans la section qui suit, le fondement scientifique des décisions politiques est fort discutable. En plus de sanctifier une objectivité douteuse, il semble que l’on ait cherché à réduire des décisions politiques délicates à de simples considérations scientifico-technologiques, évitant ainsi de procéder à des jugements de valeur toujours contestables.

11Ce type de gestion que Newby désigne sous le vocable de vieux déterminisme technologique (Newby 1995) se fonde, nous l’avons dit, sur l’idée que l’on peut gérer avec précision l’écosystème. C’est une approche qui révèle une conception où l’être humain est extrait de son milieu et qui entretient l’idée de la possibilité d’un contrôle total.

12La crise environnementale est pourtant issue d’une dynamique entre l’être humain et le milieu. Elle est même contenue en germe dans les institutions sociales et la représentation du milieu que celles-ci véhiculent. Et la difficulté de renverser la tendance actuelle illustre combien la crise environnementale n’est pas qu’une question de biologie et de technologie, mais bien de dynamiques et de structures sociales.

13Ce sont ces réalités que nous tentons d’illustrer dans les deux sections qui suivent, en montrant que le processus décisionnel en matière d’environnement n’a rien à voir avec le schéma simpliste du déterminisme technologique qui peut se résumer ainsi :

Phénomène → Observation → Action

Les aspects politiques de la science

14Dans une étude réalisée pour le compte de la Commission de réforme du droit du Canada, Schrecker examine les multiples incursions des valeurs dans le domaine de la science (Schrecker 1984).

15En matière environnementale, l’intervention politique consiste souvent à limiter un risque à la demande d’un des acteurs sociaux. C’est à lui qu’incombe le fardeau de prouver qu’un tel risque existe, selon un degré de preuve plus ou moins élevé. En d’autres termes, on présume, jusqu’à preuve du contraire, que les activités ordinaires n’entraînent pas de risques environnementaux.

16Par ailleurs, le degré de preuve requis à l’égard du risque que l’acteur demande de limiter est tributaire de choix politiques touchant le traitement des incertitudes scientifiques. Ainsi, la prépondérance accordée à la limitation des risques de deuxième espèce au détriment de celle des risques de première espèce a pour effet de favoriser une catégorie d’acteurs sociaux plutôt qu’une autre. Rappelons que, comme l’explique Schrecker, « l’erreur de première espèce consiste à conclure à l’absence de preuves suffisantes à l’appui d’une thèse qui est pourtant exacte, et l’erreur de seconde espèce, à conclure qu’une hypothèse est vraie alors qu’elle est fausse » (Schrecker 1984).

17La préférence accordée à la limitation des risques de seconde espèce s’inscrit dans le courant de pensée selon lequel le bien-être du citoyen ne peut être assuré que dans un contexte de croissance économique. On évite donc de ralentir indûment celle-ci en manifestant une prudence qui aurait pour effet de freiner le développement technologique et les activités industrielles. Sous le couvert de choix méthodologiques, on voit poindre de véritables partis pris politiques où la question de savoir si le bien-être de la population est mieux servi par la croissance économique ou par la prudence technologique est déjà tranchée.

18S’appuyant sur les controverses entourant le cancer et la réglementation des substances potentiellement cancérigènes, Schrecker conclut que :

Ce qui importe [...] ce n’est pas tant le sérieux des preuves scientifiques, que de savoir quels sont les choix politiques devant être faits et qui devrait supporter le risque d’une erreur lorsque la science ne permet pas d’en arriver à des conclusions certaines. Il est beaucoup plus difficile de poser le problème de cette façon que de s’appuyer sur le caractère superficiellement neutre du discours « scientifique » — et le débat s’oriente alors vers des questions fondamentales (Schrecker 1984 : 34).

19Il faut ajouter qu’en plus de privilégier la limitation des risques de deuxième espèce, la démarche scientifique comporte d’autres choix susceptibles de modifier les conclusions d’une recherche. À l’instar de ce qui se produit dans la sphère des sciences sociales, la façon de poser le problème peut avoir une grande incidence sur les résultats. Or les postulats de nombreuses recherches ne sont souvent pas présentés, ce qui permettrait dans bien des cas de relativiser les résultats, ou du moins d’en tirer des conclusions différentes en regard de l’action projetée.

20Enfin, le problème plus délicat de la non-décision reste entier. Le report d’une mesure de protection environnementale en raison d’une insuffisance de preuves scientifiques constitue en soi une décision temporaire de non-danger, plutôt qu’un simple délai, puisque le risque demeure présent. Ce report correspond à la décision politique de faire assumer le risque par certains acteurs sociaux plutôt que par d’autres pendant la période préréglementaire.

21Ces remarques permettent de saisir le cadre dans lequel s’élaborent les fondements scientifiques des décisions politiques en matière d’environnement et illustrent combien la neutralité scientifique est relative. Les enjeux politiques jalonnent la démarche scientifique au point qu’il est impossible de maintenir la division expertise scientifique/décision politique dans la gestion de l’environnement.

À la recherche d'une science de la décision

22Si la démarche scientifique n’est pas exempte de jugements de valeur et, par conséquent, de partis pris politiques, il en est de même pour tout l’appareillage des sciences économiques. Celui-ci est inlassablement mis à contribution pour justifier des choix présentés comme des contraintes.

23Et contrairement au processus scientifique où l’aspect politique semble dissimulé a priori, la rationalité économique vient soustraire un enjeu du champ politique alors qu’il y fait déjà l’objet de débat. La rationalité économique vient se substituer aux décisions de nature démocratique.

24C’est ainsi que, dans plusieurs pays, la réglementation doit désormais passer le test de la compétitivité avant d’être adoptée. Encore une fois, on a tranché entre la protection de l’environnement et la croissance économique, en statuant que la dernière était davantage garante du bien-être et de l’intérêt public.

25À titre d’exemple, le gouvernement du Québec a adopté, en 1996, un décret stipulant que les propositions de règlement doivent contenir une description des impacts de la réglementation sur les entreprises. Un autre décret adopté un peu plus tard prévoit que « tout projet de législation ou de réglementation soumis au Conseil des ministres, dont les normes comportent un impact significatif sur des entreprises, doit être accompagné d’une étude d’impact (économique) »2 sans compter que les projets doivent également faire l’objet d’un avis du Secrétariat à la déréglementation dont une mention, favorable ou non, figure au mémoire.

26Ces décrets font suite à une entente fédérale que le Conseil canadien des ministres de l’environnement présentait comme suit dans son bulletin :

La protection de l’environnement et l’efficacité administrative ne sont plus les seuls critères clefs des ministères de l’Environnement lors de l’élaboration des politiques et des règlements. Avec l’entrée en vigueur de l’Entente sur le commerce intérieur au Canada, les effets des mesures environnementales sur le commerce entrent aussi en ligne de compte. L’entente, qui est entrée en vigueur le 1^er juillet, vise à réduire ou à éliminer les obstacles à la libre circulation des personnes, des biens, des services et des investissements au Canada. Ainsi, les mesures environnementales qui pourraient indûment faire obstacle au commerce entre les frontières provinciales et territoriales sont dès lors généralement interdites (Conseil canadien 1995 : 1).

27Et cette logique va jusqu’à s’appliquer entre les États, alors que ceux-ci négocient des ententes commerciales en vertu desquelles peuvent être invalidées certaines législations nationales pourtant issues d’un processus démocratique légitime (Table ronde 1993 : 71 sqq.).

28Ces exemples illustrent le pas que prend la rationalité économique sur les décisions démocratiques et la légitimité que confère l’appareil économique (croissance, commerce, exportations) à des décisions de nature politique.

29Mais, si la science économique sert parfois à remplacer les choix démocratiques environnementaux, elle est aussi mise à profit dans le choix des stratégies et le niveau de protection environnementale privilégié. En témoignent les techniques d’internalisation des coûts et le calcul du taux de dépollution optimal3. Ces techniques donnent lieu à des résultats extrêmement variables et éminemment discutables, puisque, dans les deux cas, il faut poser des postulats d’ordre monétaire avant d’amorcer les calculs dont le résultat est, précisément, une autre valeur monétaire (Anthéaume 1997). Si bien qu’il est possible de justifier à peu près n’importe quelle décision politique grâce aux techniques développées par les économistes de l’environnement. Schrecker écrit d’ailleurs que :

L’application des théories économiques aux problèmes de protection de l’environnement suppose un certain nombre de jugements épistémologiques et éthiques qui susciteraient une vive controverse s’ils étaient explicités (Schrecker 1984 : 43).

30L’utilisation des thèses économiques par l’ensemble des acteurs sociaux traduit un certain malaise du pouvoir politique à l’égard des choix sociaux à caractère environnemental. Le recours aux courbes et aux indicateurs masque une incapacité de l’État à jouer le rôle d’arbitre et celui de gardien des biens communs qui lui sont dévolus. Mais il lui permet aussi de justifier bon nombre de décisions qui vont clairement à l’encontre de la volonté démocratique telle qu’elle s’exprime par le processus législatif.

Le principe de précaution : une repolitisation des enjeux environnementaux

31À contre-courant des deux dynamiques que nous avons tenté de décrire, certains textes législatifs, dont plusieurs importants, consacrent le principe de précaution fortement décrié par quelques-uns. Ce principe révèle à notre avis les enjeux politiques des décisions scientifiques et remet en question le postulat des bienfaits de la croissance économique et du développement technologique à la base d’à peu près toutes les décisions politiques prises de nos jours.

32Comme nous l’avons déjà noté4, la nature des irréversibilités qui commencent à poindre dans le domaine de l’environnement appelle une nouvelle forme de traitement des incertitudes dans la mesure où se profile un risque susceptible de réduire dans des proportions inédites le domaine des possibles (Godard et Salles 1991) et, par conséquent, les possibilités de développement. C’est dans cette perspective que Hans Jonas plaide pour une éthique de la responsabilité en mesure de limiter un pouvoir dont l’être humain maîtrise mal les conséquences (Jonas 1990).

33Le principe de précaution est la dernière attitude que l’on ait développée devant l’incertain, après la prévoyance et la prévention. Ewald explique que la notion de prévoyance, développée au XIX^e siècle, consiste à tenir compte de l’aléatoire et à organiser la compensation de pertes grâce à la découverte de lois probabilistes (Ewald 1993 : 187-191). Au XX^e siècle, on développe la notion de prévention selon laquelle on ne se contente pas de planifier la compensation de pertes, mais on cherche à réduire leur probabilité grâce au secours de la science. Comme l’explique Ewald, la prévention suppose une adéquation entre savoir et pouvoir et entretient l’idée d’une possibilité d’autocontrôle total.

34Le principe de précaution apparaît à l’aube du XX^e siècle et met en lumière la distorsion existant entre la relativité des connaissances et la nécessité des décisions à prendre. Il s’agit d’une prise de conscience du fait que les savoirs donnent des capacités techniques qui ne sont pas entièrement maîtrisables par ces savoirs.

35Ce principe remet donc en question le dogme de la science salvatrice tout comme la nécessité de la croissance économique, car il pose explicitement la question du risque de l’action (en regard de l’inaction) avant même que celle-ci ne soit entreprise, et rejette le jugement a priori des bienfaits automatiques du développement technologique et de la croissance économique.

36Pour l’être humain, à jamais tributaire de l’incertitude de ses jugements moraux, le pouvoir d’attraction d’une démarche caractérisée par la certitude et l’objectivité est grand. Mais le recours à la science comme outil de décision n’est souvent qu’un déplacement de questionnements politiques ainsi soustraits du processus démocratique.

37Le champ de l’environnement est un terrain de choix pour qui s’intéresse à l’utilisation politique de la science et aux choix de valeurs intégrés au cœur même de la démarche scientifique. Il est aussi une illustration incomparable de la mise au pas de la volonté démocratique par l’utilisation de la rationalité économique.

38Nous avons exposé dans le présent texte quelques réflexions sur les liens plus ou moins nets qui caractérisent la science et le politique en ce qui a trait aux décisions environnementales. Après avoir présenté la lente progression de la sociologie à l’égard de la problématique environnementale, nous avons discuté des aspects politiques de la science pour terminer enfin sur l’utilisation politique des thèses économiques. Nous avons conclu que le principe de précaution, en raison du regard différent qu’il entretient vis-à-vis du risque, pouvait être porteur d’un certain renouvellement du questionnement et de la gestion environnementales.