1Depuis la fin des années 1980, le phénomène des changements climatiques alimente de nombreuses discussions et négociations tant dans les enceintes de l’ONU que dans les organisations non gouvernementales (ONG) du mouvement vert. Ce sont en bonne partie les travaux de l’Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) qui servent de référence de base à l’élaboration du discours que portent les acteurs sociaux à propos des changements climatiques, du moins en ce qui concerne les aspects « scientifiques » qui lui sont associés.

2Mais ces aspects scientifiques sont controversés et, de plus, l’IPCC est en contact direct avec le secteur politique qu’il conseille. Ces deux facteurs influencent les travaux de l’IPCC. D’ailleurs, à la lecture des différents documents émanant de cette équipe internationale de recherche, nous sommes amenés à constater la part de normativité qui anime ses travaux. En fait, il vaudrait mieux parler de discours scientifique que de travaux de recherche proprements dits. Il semble donc que l’expression « normativité rationnelle » (ou mieux encore, « rationalité normative ») puisse s’appliquer assez bien aux activités de l’IPCC. En somme, les aspects normatifs du discours de l’IPCC sont analysés ici comme étant des éléments témoignant d’une forme d’élaboration sociale de ce discours qui relève en partie de l’idéologie. La première partie de cet article porte d’ailleurs sur les parts respectives du rationnel et du normatif dans le discours de l’IPCC. Bien entendu, le rationnel et le normatif s’imbriquent dans le discours pour former un tout se situant à la frontière du monde objectif et du monde social. Comme le prétendait Kuhn, les scientifiques sont des produits de leur époque et leurs travaux s’inscrivent dans un contexte culturel et social donné. Dans le cas qui nous intéresse, le contexte dans lequel opère l’IPCC est celui de la globalisation. En fait, le discours de l’IPCC tente de concilier la recherche scientifique sur l’environnement global avec la prise en compte de solutions capables de se mouler aux impératifs de la tendance à la globalisation de l’économie. L’instrumentalité de la science ne s’oriente donc pas seulement vers la résolution des problèmes environnementaux, mais elle est aussi teintée d’une intentionnalité (en quelque sorte hors science) de valeur.

3La deuxième partie est axée plutôt sur l’influence du discours de l’IPCC dans la société. Plus spécifiquement, il s’agit d’essayer de cerner jusqu’à quel point ce discours est socialement partagé par les groupes verts québécois, plus spécifiquement ceux qui forment la Coalition québécoise sur les changements climatiques (CQCC). Autrement dit, il s’agit de voir comment ce discours scientifique participe aux représentations que se font les écologistes du phénomène des changements climatiques. La majeure partie de l’information dont nous disposons actuellement concernant la perception et le discours des verts à propos des changements climatiques nous provient de l’observation participante1 et de la lecture des journaux et bulletins produits par les groupes environnementaux les plus préoccupés par les changements climatiques. En complément à ce premier niveau d’information, nous disposons aussi de données couvrant le mouvement vert québécois dans son ensemble qui nous proviennent de l’administration d’un questionnaire.

4Dans le présent article, nous nous proposons aussi d’examiner le rôle joué par les acteurs gouvernementaux. En fait, les initiatives gouvernementales sont étudiées indirectement à travers l’élaboration des discours de l'IPCC et de ceux des groupes verts québécois. En effet, cette question des changements climatiques interpelle éminemment le politique.

5À travers l’élaboration des discours de l’IPCC et de ceux des groupes verts québécois à propos des changements climatiques, c’est donc la question de l’interdépendance entre ces deux types d’acteurs qui est l’objet de notre communication (voir Buttel (dir.) 1990). Mais au centre et en périphérie de cette relation, nous retrouvons les acteurs gouvernementaux. Plusieurs auteurs ont souligné l’importance d’étudier cette relation entre les sciences environnementales et le mouvement vert. Certains sont d’ailleurs inquiets des conséquences de cette interdépendance pour le mouvement vert. Celui-ci pourrait se trouver déchiré devant la globalisation des problèmes environnementaux à laquelle concourt la science telle qu’elle se pratique actuellement à l’IPCC par exemple (Buttel (dir.) 1990 ; Hawkins et Buttel 1992 ; Taylor et Buttel 1992).

Un discours scientifique « socialement élaboré »

6L’hypothèse qui sous-tend cette première partie de notre communication sur le discours scientifique « socialement élaboré » de l’IPCC est inspirée des travaux de Thompson (1984). Thompson conçoit le discours (par nature idéologique) comme un instrument servant au maintien d’une situation de domination. Force est de constater que, si le discours de l’IPCC remplit cette fonction, c’est qu’il est certainement normatif. Selon Thompson, la volonté de maintenir une situation de domination n’est pas explicitement déclarée dans le discours. L’analyste peut saisir cette volonté en découvrant les stratégies de camouflage que révèle le discours. À ce titre, une première étape d’analyse sociale-historique des conditions de production du discours s’avère tout à fait éclairante pour ce genre d’exercice.

7Dans le cas qui nous intéresse ici, l’analyse des documents publics2 de l’IPCC nous renseigne sur la place que peut occuper l’idéologie dominante du néolibéralisme au sein des stratégies relatives à la prise en compte du phénomène des changements climatiques dans les politiques publiques. Bien entendu, cet appui au néolibéralisme n’est pas flagrant, mais on ne peut pas dire non plus qu’il procède de stratégies de camouflage très complexes. On entend par idéologie néolibérale une forme de discours qui porte une confiance marquée dans la capacité du marché à régler les problèmes sociaux et environnementaux, qui vante les mérites de la déréglementation, qui prône la rentabilité économique et qui, dans le cas des relations Nord-Sud, tend à perpétuer des stratégies d’exploitation du Tiers-Monde (voir Bello et Cunningham 1994 ; Béaud 1994 ; Ramonet 1995). Mais il n’y a pas que le soutien au néolibéralisme qui peut faire du discours de l’IPCC un discours à saveur normative. De plus, l’IPCC fait aussi sûrement preuve de rationalité, ce que nous ne devons pas négliger. Avant d’aborder le discours de l’IPCC comme tel, regardons tout d’abord dans quel contexte l’IPCC a été créé et dans quelles conditions son discours s’élabore.

8Il faut tout de suite souligner que l’IPCC est une création de l’ONU, ce qui lui donne un caractère politique dès le départ. La formation de l’IPCC date de 1988 (année dont l’été fut l’un des plus chauds depuis des siècles aux États-Unis), à l’initiative du programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et de l’Organisation météorologique mondiale (OMM). Il s’agit aussi de l’époque où le concept de développement durable fut lancé par la Commission Brundtland, un concept mi-idéologique, mi-scientifique selon plusieurs analystes (Vaillancourt 1995 ; Hawkins et Buttel 1992 ; Redclift 1987).

9D’une part, le caractère intergouvememental (et non pas international) de l’IPCC ne protège sûrement pas cet organisme des pressions des lobbyistes politiques et économiques, ce qui en définitive peut contribuer à la formation de directives normatives qui orientent les travaux scientifiques. Cela est d’autant plus vrai que les premiers travaux de l’IPCC ont servi de rampe de lancement aux négociations internationales ayant abouti à la signature de la Convention cadre sur les changements climatiques de Rio en 1992. D’autre part, dans la foulée du développement durable, qui constitue non seulement un compromis entre le développement, l’environnement, le sociopolitique et l’éthique, mais surtout un compromis Nord-Sud (Vaillan-court 1995), et face à une Organisation des Nations-Unies contrainte de se préoccuper des problèmes du Tiers-Monde, il aurait été inconcevable que l'IPCC soit monopolisé par des chercheurs occidentaux.

10Cette brève introduction sur la création de l’IPCC nous amène à aborder le mandat et la composition de cet organisme, deux éléments qui orientent l’élaboration de son discours.

11Le mandat qui lui a été confié est double : 1) évaluer les informations scientifiques relatives aux différentes composantes reliées aux changements climatiques, notamment les émissions de gaz à effet de serre (GES) et les modifications qu’elles entraînent sur l’équilibre radiatif de la Terre (ce premier mandat enjoint aussi l’IPCC d’être surtout attentif aux aspects des changements climatiques qui peuvent avoir des conséquences environnementales et socio-économiques) ; z) formuler des stratégies de réponse « réalistes » à propos de cet enjeu (IPCC, 1990, 1992 1995a : préfaces). On remarque que ce mandat comporte une visée normative dans la mesure où l’IPCC est chargé de donner un caractère stratégique aux différentes voies de solution qui s’offrent face au phénomène contesté des changements climatiques. Il s’agit là d’une infiltration du scientifique par le politique, ou plutôt le contraire puisque l’IPCC est d’abord une création politique. Nous évaluerons plus loin la nature des stratégies mises de l’avant par l’IPCC.

12En raison de son mandat, l’IPCC est structuré en trois groupes de travail. Le Groupe I est chargé d’évaluer les informations scientifiques disponibles sur les changements climatiques ; le Groupe II se concentre sur l’évaluation des impacts environnementaux et socioéconomiques de ce phénomène ; le Groupe III formule les stratégies de réponse. De plus, dans le but d’intégrer le plus possible des chercheurs provenant des pays du Tiers-Monde, l’IPCC crée un Comité spécial sur la participation des pays en voie de Développement (IPCC 1990 : préface). Dans la mesure où le problème des changements climatiques est global et qu’il risque d’affecter autant, sinon plus, les pays pauvres que les pays industrialisés, l’incorporation de chercheurs du Tiers-Monde est tout à fait logique. Dans la préface à son rapport de 1994 (publié en 1995), l’IPCC se félicite d’ailleurs d’avoir assuré la participation de ces pays dans ses activités de recherche. On peut être porté à croire que les efforts du Comité spécial ont été fructueux puisque l’organigramme de l’IPCC n’y fait plus mention (1992 : 175 ; 1995a : 305).

13Toutefois, un coup d’œil sur la composition des équipes de recherche de l’IPCC nous permet de dresser un tableau plus clair de la situation des pays pauvres dans cette organisation. Les scientifiques ayant participé à la mise en œuvre des rapports de l’IPCC que nous avons consultés sont répertoriés dans ces mêmes rapports (1990 : 345-358 ; 1992 : 179-192 ; 1995 : 309-325). Il faut noter que ceux-ci rendent compte d’abord et avant tout des travaux du Groupe I. Néanmoins, la composition de ce Groupe nous semble déterminante puisque les travaux des Groupes II et III doivent nécessairement s’appuyer sur ceux du Groupe I.

14Une équipe de 310 chercheurs a contribué à la rédaction du rapport de 1990. Parmi ceux-ci, 113 proviennent des États-Unis (36 %), 63 sont britanniques (20 %) et seulement 23 œuvrent dans un pays du Tiers-Monde (7 %). Pour ce qui est du rapport de 1992, sur un total de 119 chercheurs contributeurs, 55 sont américains (46 %), 19 proviennent du Royaume-Uni (16 %) et le Tiers-Monde est représenté par 9 chercheurs (7,5 %). Finalement, le rapport de 1994 fait état de la contribution de 179 scientifiques, dont 99 provenant des États-Unis (55 %), 12 du Royaume-Uni (7 %) et seulement 5 des pays du Tiers-Monde (3 %).

15Ces données montrent bien la part grandissante qu’occupe la communauté scientifique américaine dans l’IPCC, et ce, au détriment des pays du Tiers-Monde. En fait, dans le Groupe I, les chercheurs du Tiers-Monde sont davantage actifs en tant que réviseurs des travaux. Toutefois, on peut remarquer qu’une bonne partie des auteurs et contributeurs (provenant très majoritairement des pays industrialisés) participent aussi à la révision de leurs propres travaux, ce qui peut atténuer l’influence des scientifiques tiers-mondistes dans cette tâche. Il faut toutefois noter que la situation est complètement inversée dans le Groupe III chargé de la formulation des stratégies. Sur un total de 29 chercheurs ayant contribué à la rédaction du rapport de 1991 de ce groupe, seulement trois sont américains, tandis que onze représentent un pays du Tiers-Monde. Reste à voir si les stratégies proposées par le Groupe III prennent la forme d’une vision critique des relations internationales ou si elles ouvrent plutôt la voie à la perpétuation des modes d’exploitation du Tiers-Monde. C’est ce que nous verrons plus loin.

16Le petit nombre de chercheurs du Tiers-Monde que l’on retrouve dans le Groupe I peut s’expliquer par le fait que les coûts importants reliés aux activités scientifiques relevant de la climatologie sont un frein à la formation de climatologues dans les pays pauvres. Ce qui est plus difficilement explicable par contre, c’est la diminution du nombre déjà restreint de chercheurs du Tiers-Monde dans ce groupe.

17La composition de l’IPCC est aussi affectée par l’objectif sous-jacent du mandat de cet organisme : en arriver à un consensus scientifique sur la théorie du réchauffement. Cet objectif établit une norme à suivre, norme qui vise à éviter le conflit. C’est comme si on ignorait que la science se renouvelle notamment à travers le conflit et la remise en question des théories et des méthodes. Le consensus peut s’atteindre de deux façons : par la mise en place d’un compromis ou par la marginalisation des positions concurrentes. Il semble que la deuxième manière ait été ignorée, les directeurs de l’IPCC avouant n’avoir pu « accomoder » certaines théories qu’ils qualifient de minoritaires (IPCC 1990 : v). Cette situation peut toutefois être accablante pour l’IPCC qui doit gérer des incertitudes importantes à propos de sa théorie du réchauffement.

18Roqueplo (1994) a très bien cerné ce problème. Le rôle d’expert qui a été attribué aux membres de l’IPCC force ces derniers à formuler des recommandations d’action face au réchauffement de l’atmosphère, et ce, malgré le haut degré d’incertitude. De façon quasi automatique, ces « experts » ont tendance, dans leur fonction de consultant, à avancer des idées qui peuvent n’être corroborées, selon Roqueplo, que de manière hasardeuse par les données scientifiques.

19Prenons par exemple les prédictions concernant l’augmentation de la température atmosphérique moyenne à l’échelle du globe. Dans ces trois premiers rapports (1990-1992-1994), l’IPCC prévoit un réchauffement de l’ordre de 0,3 C par décennie. Cette augmentation pourrait varier entre 0,2 C et 0,5 C par décennie. Par contre, l’augmentation de température observée actuellement se situe encore dans l’ordre de la variabilité naturelle, ce qui ne permet pas à l’IPCC de conclure que la cause du réchauffement actuel est d’origine anthropique. Malgré ce facteur d’incertitude, il n’en demeure pas moins que l’IPCC recommande d’agir en réduisant fortement les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (GES), justifiant son propos par le caractère irréversible d’un réchauffement qui se situerait au-delà de la variablilité naturelle.

20Cet appel à l’action est maintenu malgré le rôle que jouent les agents refroidissants de l’atmosphère. L’impact de ces derniers serait de moindre ampleur que celui des agents réchauffants, affirmait l’IPCC en 1990. Cette dernière conclusion a toutefois été atténuée dans le rapport de 1992 qui reconnaît davantage l’influence des effets refroidissants des aérosols (particules en suspension dans l’air), notamment pour l’hémisphère nord. En fait, il apparaît que la température augmente plus rapidement au Sud qu’au Nord, ce qui contredit une des prédictions fondamentales de l’IPCC. Il faut d’ailleurs noter que les aérosols remettent en cause de façon assez inquiétante la théorie du réchauffement, si bien qu’en 1994, l’IPCC s’est refusé à tenter de faire la somme des effets réchauffants et refroidissants, évitant ainsi de se compromettre sur la valeur nette du « forçage radiatif » anthropique (1995a : 16). Le rapport de 1992 en arrive même à des résultats surprenants quant à la diminution de la couche d’ozone stratosphérique. Cette diminution aurait elle aussi une influence refroidissante sur le climat, si bien qu’elle pourrait même annuler l’impact réchauffant des composés qui provoquent les trous dans la couche d’ozone, à savoir les CFC (IPCC 1992 : 5-6).

21L’IPCC fait de plus en plus de place à la question des incertitudes scientifiques dans ses travaux et son discours à cet égard peut être interprété comme résultant de la recherche d’un consensus par le compromis. L’IPCC reconnaît certains éléments gênants de la théorie du réchauffement : importance des incertitudes, impact des effets refroidissants et degré de réchauffement de l’ordre de la variabilité naturelle. Toutefois, la théorie du réchauffement demeure le guide de l’engagement politique et de l’action.

22Dans le cadre des négociations internationales sur les changements climatiques, cette situation peut paraître paradoxale dans la mesure où les États-Unis sont très réticents à s’engager dans une lutte au réchauffement de l’atmosphère tel que le proposent les chercheurs (majoritairement américains) de l’IPCC. Le gouvernement américain explique sa réticence en vertu justement des incertitudes scientifiques. Il n’est pas improbable que les États-Unis fassent pression sur ses propres chercheurs pour que l’incertitude soit maintenue, ce qui n’est pas une mauvaise chose pour les chercheurs eux-mêmes puisque cela justifie la continuation des recherches (et donc des subventions...). On peut aussi interpréter cette situation comme un entêtement de la part du gouvernement américain. Rappelions-nous la saga des pluies acides alors que le président Reagan a refusé pendant longtemps de croire les scientifiques agissant sous sa propre gouverne (Johnson 1985 : 271-275).

23Ajoutons que la question des incertitudes scientifiques a connu un rebondissement depuis l’automne 1995. En effet, l’IPCC semble être en mesure d’affirmer aujourd’hui que les activités humaines influencent de façon « discernable » le climat global (IPCC 1995b). Ce nouveau pas s’accompagne ensuite d’un assouplissement de la position américaine. C’est du moins ce que semble confirmer le comportement de la délégation américaine lors des rencontres internationales qui ont suivi celle de Berlin au printemps 1995, de même que les dernières déclarations du président Clinton à ce sujet. Les rencontres internationales actuelles portent d’ailleurs sur une réduction des gaz à effet de serre (GES)3, bien que les États occidentaux n’arrivent même pas à stabiliser leurs émissions comme ils se sont entendus à le faire en signant la Convention cadre sur les changements climatiques en 1992. Notons aussi que lors des dernières sessions de travail de l’IPCC, les prédictions sur l’augmentation de la température moyenne ont été révisées légèrement à la baisse (IPCC, 1995b). Serait-ce là un compromis avec les tenants de la thèse des « agents refroidissants » ?

24Il existe un autre facteur qui concourt à infléchir une tendance à la normativisation de la rationalité scientifique des activités de l’IPCC et qui semble prendre de plus en plus d’importance en sciences de l’environnement : la modélisation. C’est du moins ce que prétendent Taylor et Buttel (1992) lorsqu’ils avancent que la modélisation environnementale, une fois transposée en mode d’application, se fonde en fait sur une autorité morale qui oriente les décisions et les comportements. Toutefois, cette autorité aurait du mal à s’implanter compte tenu des inéquités sociales et internationales. L’efficacité de la modélisation serait donc à remettre en question (Taylor et Buttel 1992 : 411). Dans le cas de l’IPCC, les commentaires de Taylor et Buttel trouvent leur pertinence dans l’utilisation de variables socioéconomiques à l’intérieur des modèles de prédiction de l’évolution du climat global.

25La modélisation climatologique que pratique l’IPCC relève de la « big science ». À ce titre, Trépanier (1995), dans son analyse de projets de « big science », touche à des points qui s’avèrent pertinents à l’analyse du discours de l’IPCC.

26Trépanier prétend que ce sont les projets de « big science » qui sont applicables dans des dimensions politiques, sociales et économiques florissant aujourd’hui. Il fait notamment état de projets relatifs à l’environnement. Dans l’univers de la « big science », les chercheurs sont à la fois administrateurs, lobbyistes et entrepreneurs. « Ils créent de nouvelles institutions, ils apprennent à composer avec les priorités économiques et politiques, ils cherchent à obtenir l’appui des différents groupes sociaux ». Et si l’on se fie aux dires de Trépanier, il semblerait qu’aujourd’hui l’une des dimensions politiques qui touche la science, c’est que les gouvernements tentent de « mobiliser la science et la technologie à des fins de développement économique » (Trépanier 1995 : 36).

27On le voit bien, le contexte sociopolitique à l’intérieur duquel l’IPCC doit composer n’est pas sans influencer les travaux de cette équipe de recherche en y insufflant une certaine dose de normativité. Mais cette tendance à la normativité ne s’explique pas seulement par des facteurs qui sont hors de la science. Les activités humaines en sont maintenant arrivées à perturber les lois de la nature, ce qui force les sciences dites naturelles à gérer de plus en plus d’incertitudes ainsi qu’à tenir compte du facteur risque, et ce, sans pouvoir contrôler de façon efficace les différentes variables qui influencent un phénomène complexe comme celui des changements climatiques. Dans un cas pareil, les sciences naturelles perdent beaucoup de leur exactitude et laissent place à l’interprétation qui, comme dans les sciences sociales, est sujette à la normativité.

28Mais il importe tout de même de se pencher brièvement sur ce qui est plus rationnel dans le discours de l’IPCC. Cette rationalité nous semble dominante lorsque l’IPCC aborde les causes et les conséquences du réchauffement. Le raisonnement se fait ici directement à partir des GES. En fait, la rationalité de l’IPCC s’établit quand l’organisme se limite à répondre à deux questions : 1) par quoi les émissions de GES sont-elles produites ? 2) quelles sont les conséquences premières de l’accroissement de la concentration des GES dans l’atmosphère ? En fait, le phénomène central en cause n’est plus réellement la théorie du réchauffement de la planète, mais tout simplement l’augmentation des GES. Pour l’IPCC, les causes de cette augmentation sont donc surtout de type technologique, tandis que les conséquences sont avant tout environnementales. L’IPCC aborde aussi, mais avec moins d’insistance, les causes et les conséquences humaines des changements climatiques. À vrai dire, l’IPCC n’a pas vraiment le choix puisque ses modèles de prédiction sont fortement dépendants de variables humaines comme l’augmentation de la population et la croissance économique.

29Le retour à la normativité est frappant lorsque l’IPCC formule ses propositions de « stratégies de réponse » puisqu’il procède alors à des choix qui relèvent de valeurs. Cette tâche revient au Groupe III, composé majoritairement de chercheurs du Tiers-Monde. Force est de constater que l’IPCC soulève plusieurs problématiques relatives aux relations Nord-Sud et auxquelles sont sensibles les pays pauvres. Mais, avant tout, on peut retenir que les solutions (à l’instar des causes) proposées relèvent prioritairement de la technologie. Les stratégies « étapistes » concernant les deux secteurs qui contribuent le plus aux émissions de GES en témoignent. Dans le cas des énergies, l’IPCC favorise en premier lieu l’amélioration des mesures d’efficacité énergétique pour les procédés de combustion des énergies fossiles. La conversion vers d’autres filières énergétiques se ferait donc progressivement, et ce, dans la mesure où le taux de rentabilité économique de ces nouvelles filières va en s’accroissant. On passerait donc du pétrole et du charbon au gaz naturel, pour ensuite adopter l’hydro-électricité et le nucléaire, avant de passer aux énergies alternatives (histoire de leur laisser le temps de devenir rentables — mais que faire si elles ne le devenaient jamais dans un tel contexte ?). Le même type de séquence est repris dans le cas des transports : plusieurs propositions pour améliorer les voitures et peu de développement sur la progresssion du transport en commun. On sent bien ici l’influence des lobbys du pétrole et de l’automobile. De plus, l’insistance sur la rentabilité économique nous renvoie à l’idéologie néolibérale actuelle.

30La question de la rentabilité économique de même que le principe de non-perturbation de l’économie mondiale de libre marché sont aussi des thèmes centraux lorsque l’IPCC aborde les moyens (ou mécanismes) à utiliser pour mettre en œuvre les solutions. Ces moyens peuvent être institutionnels (comme créer une ronde de négociations internationales) ou même éducationnels (sensibilisation du public — ce qui renvoie à des valeurs, des normes). Par contre, l’IPCC favorise les moyens « flexibles », c’est-à-dire les incitatifs économiques. Les moyens légaux sont plus coûteux et plus contraignants selon l’IPCC. En fait, ce qui apparaît comme étant le plus flexible, ce sont les marchés de droits de pollution, les taxes vertes étant plus contraignantes. Voilà l’idéologie néolibérale qui se profile de nouveau à travers le recours au marché et l’accent mis sur la déréglementation.

31L’influence de cette idéologie dominante est présente aussi dans les solutions proposées qui touchent les pays pauvres, dans le sens la plupart du temps de la perpétuation des modes d’exploitation du Tiers-Monde. Les mesures privilégiées pour la prise en compte du réchauffement, qui sont souvent des mesures d’adaptation, relèvent de « projets à grande échelle » et de « structures coûteuses » (IPCC 1991 : XLVI-XLVII). De tels mots sonnent les cloches de l’endettement, du moins si l’on se fie aux effets néfastes que de tels types de projets ont eu durant les années 1970 et 1980 (Bello et Cunningham 1994). Reste à espérer que la Banque mondiale ne gérera pas le Fonds mondial pour l’environnement dans l’esprit des programmes d’ajustement structurel qu’elle impose aux pays débiteurs. La Convention cadre sur les changements climatiques est peut-être rassurante à ce niveau, car elle stipule que les moyens de protection du climat devront respecter la diversité socio-économique internationale et le droit des pays pauvres à se développer (PNUE (non daté)).

32Un dernier mot sur la normativité « économiste » des solutions proposées par l’IPCC. Les solutions qui peuvent aider à régler d’autres problèmes tout en favorisant la lutte au réchauffement sont à prioriser, question de rentabilité notamment. C’est ce que l’IPCC nomme le « packaging ».

33Comme on peut le constater, plusieurs significations attribuables au discours de l’IPCC semblent s’inscrire comme des garde-fous pour protéger certaines formes de domination : composition fortement occidentale et américaine du premier et du deuxième groupe de recherche, promotion de la « big science » et solutions en accord avec l’idéologie néolibérale.

Un discours « socialement partagé » par les groupes verts ?

34L’observation que nous menons actuellement auprès des groupes verts québécois qui sont actifs dans le dossier des changements climatiques nous permet de constater que ceux-ci, réunis sous la banière de la Coalition québécoise sur les changements climatiques, sont attentifs aux travaux de l’IPCC. Il appert que les travaux de l’IPCC sont ceux qui, au départ, ont attiré l’attention des groupes verts préoccupés par les changments climatiques. Ces groupes suivent de près les négociations internationales sur les changements climatiques (certains y sont même directement présents ayant été acceptés dans la délégation canadienne) où les travaux de l’IPCC servent en fait de guide à l’élaboration des politiques publiques et à la prise de position des États en cette matière. Mais que retiennent les groupes verts du discours de l’IPCC ?

35L’hypothèse que nous voulons vérifier (de façon exploratoire) dans cette deuxième partie de notre exposé se formule de la manière suivante : les groupes verts utilisent, dans l’élaboration de leur propre discours, ce qui est rationnel dans celui de l’IPCC, mais ils construisent leur propre normativité. Cette construction de la normativité peut être consensuelle sur certains aspects et conflictuelle sur d’autres. Elle concourt notamment à resituer le problème des changements climatiques pour l’ancrer dans des valeurs collectives propres à la société québécoise, ce qui stimule la mise à l’agenda politique de ce problème dans un contexte d’ici (voir Tessier 1996). Comme s’il fallait déglobaliser le problème pour le rendre attrayant aux yeux des acteurs sociaux qui œuvrent sur la scène québécoise.

36Nous pouvons effectivement remarquer que le discours le plus rationnel de l’IPCC, celui qui porte sur les causes et les conséquences directes du réchauffement, est partagé par la très grande majorité des groupes verts, non seulement ceux de la CQCC, mais aussi la plupart de ceux qui ont répondu à notre questionnaire4. En effet, 88 % des répondants se sont affichés comme étant d’accord avec le fait que les variations climatiques sont dues principalement à l’augmentation de la production humaine de GES. Parmi les sources anthropiques de production de GES, c’est la combustion des énergies fossiles qui est perçue comme étant la principale. Suivent la déforestation, l’utilisation de l’automobile, la production et la consommation de masse, l’augmentation de la population mondiale et finalement les activités agricoles.

37On se souviendra que les GES sont au cœur du discours de l'IPCC sur les causes et les conséquences des changements climatiques. Dans son action portée envers les acteurs gouvernementaux, la CQCC demande d’ailleurs à ceux-ci de respecter leurs engagements sur la stabilisation ou la réduction des GES. Il s’agit là de l’élément de consensus qui en réalité a donné lieu à la création (en 1994) de la Coalition qui compte une quinzaine de groupes, la plupart situés à Montréal.

38L’identification par PIPCC des causes directement associables aux émissions de GES permet aux groupes d’identifier les principaux responsables du réchauffement. À cet égard, le discours des groupes verts se forme en opposition aux actions des agents responsables. Cette élaboration du discours vert se fait toutefois en regard du contexte québécois et canadien, ce qui nécessite une consultation d’autres travaux scientifiques davantage axés sur cette réalité5 que ceux de PIPCC qui sont de nature très globale. En fait, les groupes de la CQCC s’entendent pour attribuer la plus grande part des émissions de CO, au secteur des transports, à l’utilisation de l’automobile plus particulièrement. En ce qui a trait aux émissions de CH 4, certains groupes préoccupés par les questions d’énergie ont été sensibles aux émissions qui se dégagent des zones forestières inondées pour l’exploitation des grands barrages hydroélectriques. Un débat avec Hydro-Québec a eu lieu à ce sujet dans le cadre des réunions préparatoires au Débat public sur l’énergie organisé par le gouvernement du Québec en 1995. Par contre,-d’autres groupes ont tenu à souligner que malgré la possibilité d’émissions de méthane par les grands barrages, la production hydro-électrique est dans une position très avantageuse par rapport aux énergies fossiles. Dans le cas de cette dernière forme d’énergie, ce sont les pétrolières de l’Alberta qui sont identifiées comme les principales responsables de l’accroissement des émissions de CO₂ au Canada. Concernant la responsabilité des compagnies forestières qui coupent des arbres et diminuent par conséquent la capacité d’absorbtion du CO₂, les groupes de la CQCC n’en n’ont pas fait mention pendant longtemps. Certains s’y intéressent maintenant puisqu’ils participent au « caucus » sur les forêts du Régroupement Québécois des groupes écologistes (RQGE).

39En ce qui concerne les conséquences des changements climatiques, il nous semble que le discours des groupes verts pour l’instant est encore en construction. Les groupes actifs au sein de la CQCC ne remettent toutefois pas en question l’augmentation de la température. L’été exceptionnellement chaud de 1995 au Québec semble avoir renforcé cette conviction. L’élévation du niveau des océans est un sujet qui n’est pas source de conflits dans la Coalition. Il y a des conséquences environnementales qui orientent davantage le discours des groupes toutefois. Il s’agit en fait des conséquences qui ont un impact à plus court terme comme l’augmentation du nombre de tornades, de tempêtes tropicales et d’inondations. Il apparaît que cette préoccupation pour ce genre de problèmes soit d’ordre stratégique. Si l’identification des causes permet de cerner les responsables, les conséquences conduisent plutôt les Verts à l’identification de leurs alliés. Dans ce cas-ci, les partenaires idéaux semblent être les compagnies d’assurance. Il semble s’agir là d’un raisonnement qui relève davantage des coûts économiques attribuables à ces catastrophes naturelles que du souci de venir en aide aux victimes. On a l’impression que les raisons économiques sont davantage scrutées par les groupes verts que les impacts humains. Cette remarque s’applique d’ailleurs à l’utilisation que font certains groupes de la Coalition des conséquences de la baisse du niveau d’eau du fleuve Saint-Laurent en été (Phillips 1995). L’argument de base ici est de dire que cette conséquence affectera la vitalité économique de Montréal puisqu’un abaissement du niveau forcera les cargos à diminuer leur cargaison, ce qui s’avère moins rentable.

40Il faut dire tout de suite que les conséquences globales des changements climatiques peuvent apparaître peu risquées pour la très grande majorité de la population québécoise que les groupes verts cherchent à sensibiliser sur cette question. Certains peuvent même y percevoir des bénéfices, comme l’allongement de la saison estivale et de la période de culture agricole par exemple. De plus, contrairement au problème des pluies acides, le réchauffement n’affecte pas de façon aussi marquée de grands symboles de la culture québécoise (ou même canadienne). Les pluies acides s’attaquaient directement aux érablières selon le discours du temps et elles sonnaient le glas d’une bonne partie des lacs poissonneux du Québec. Les groupes et les gouvernements pouvaient alors jouer la carte de la vulnérabilité du territoire. Dans le cas du réchauffement, les groupes semblent de plus en plus attentifs à l’accroissement des feux de forêts qui serait dû à un assèchemment des sols en été dans l’hémisphère nord, si l’on se fie aux dires de l’IPCC. Voilà peut-être un symbole à exploiter, celui de la grande forêt boréale (vulnérable par surcroît).

41Comme on peut le voir, les groupes de la CQCC utilisent les éléments les plus rationnels du discours de l’IPCC pour alimenter l’action et s’attirer l’appui de l’opinion publique.

42Dans cette veine, il y a un aspect des changements climatiques sur lequel l’IPCC s’est peu penché dans ces premiers rapports mais qui alimente de plus en plus le discours des groupes verts de la CQCC. Il s’agit des risques pour la santé, un élément très mobilisateur de l’opinion publique selon les groupes. Ces derniers sont sensibles à l’accroissement des maladies virales et tropicales, ainsi qu’à l’effet amplifiant d’une augmentation de la température en milieu urbain sur les maladies respiratoires. En effet, une plus grande chaleur accentue le taux de smog. Les décès plus nombreux des personnes agées à cause des vagues de chaleur sont aussi évoqués par les groupes. Dans leur stratégie de sensibilisation, on est en droit de se demander si les groupes verts ne sont pas tentés d’exagérer les conséquences des changements climatiques afin de s’attirer un appui plus important de la part du public.

43Ce survol de ce qui est socialement partagé par les groupes verts du discours rationnel de l’IPCC nous permet de faire trois constats : I) les groupes verts actifs dans le dossier des changements climatiques partagent l’analyse « objective » (articulée autour des GES) des causes et des conséquences de ce phénomène en l’adaptant au contexte d’ici et en « humanisant » ces causes et conséquences, ce qui leur permet d’identifier des « responsables » et des « victimes » (cet exercice d’« humanisation » n’est pas nécessairement une « normativisation de la rationalité ») ; 2) le discours vert est toutefois sujet à une normativisation de la rationalité de l’IPCC de la part des groupes qui pourraient s’adonner à l’exagération des conséquences ou à la manipulation de symboles ; 3) le discours des groupes verts actifs partage aussi avec le discours « économiste » de l’IPCC un souci pour les coûts attribuables aux conséquences des changements climatiques comme si l’analyse coûts/bénéfices tenait lieu de norme à suivre.

44Qu’en est-il maintenant des aspects normatifs du discours de l’IPCC ? Notre hypothèse suggère que les groupes construisent leur propre normativité. C’est donc dire que celle de l’IPCC devrait être sinon ignorée, du moins réarticulée.

45Force est de constater que les groupes de la CQCC semblent partager avec l’IPCC cette idée qu’il faille agir malgré la perspective des incertitudes. En fait, très peu de discussions ont eu lieu sur la question de l’incertitude scientifique au sein de la CQCC. Certains groupes verts québécois (et canadiens) qui sont actifs dans la délégation gouvernementale canadienne lors des négociations internationales ont d’ailleurs fait fortement pression sur les autorités canadiennes pour que le Canada se démarque de la position américaine à propos des incertitudes scientifiques, surtout depuis le « virage » de l’IPCC à l’automne 1995. Toutefois, les résultats émanant de l’administration du questionnaire tendent à révéler que beaucoup de groupes du mouvement vert québécois accordent peu de confiance à la climatologie prédictive. En effet, 44 % des répondants se disent en désaccord avec le fait que le développement actuel de la climatologie permet de prédire l’évolution des climats.

46Malgré ce peu de confiance, il n’en demeure pas moins que les groupes verts en général pensent que les climats sont perturbés par les activités humaines (87 % des répondants au questionnaire sont d’accord avec cette affirmation). On peut donc être porté à croire qu’ils perçoivent une nécessité de s’attaquer à ce problème. C’est du moins ce que suggèrent les résultats du questionnaire qui révèlent que 95 % des leaders verts sont d’accord pour que tout projet de développement soit tenu de prendre en considération les impacts qu’il engendre sur le système climatique. À la CQCC, trois grandes voies de solution semblent faire consensus : l’amélioration de l’efficacité énergétique, le développement des énergies alternatives et la réduction des GES provenant du secteur des transports. À cet égard, il y a aussi partage de deux préoccupations présentes dans le discours de l’IPCC (efficacité énergétique et transport). Toutefois, sur les questions relatives à l’énergie et aux transports, les groupes de la CQCC ne partagent pas la vision étapiste de l’IPCC.

47Dans le cas de l’énergie, on fait face ici à un recentrage de la situation dans le cadre du contexte québécois. En excluant le domaine du transport, l’hydro-électricité occupe au Québec la plus grande part de la facture énergétique. Les deux autres formes d’énergie qui précèdent l’hydro-électricité (pétrole, gaz naturel) dans la séquence étapiste de l’IPCC sont peu populaires auprès des groupes, même si l’efficacité énergétique pour ces deux formes d’énergie plus polluantes est perçue comme un moindre mal. En fait, les groupes de la CQCC se rendent directement au bout de la séquence de l’IPCC en faisant tout d’abord la promotion des énergies alternatives. Même le conflit qui était fortement observable il y peu de temps à propos de l’hydro-électricité perd quelque peu de sa pertinence dans le cadre du dossier sur les changements climatiques, puisque des groupes qui se sont opposés sur cette question parviennent à cohabiter au sein de la Coalition. Il faut dire cependant que le gouvernement québécois a certainement donné un coup de main aux groupes verts en décrétant un moratoire sur les mégaprojets hydro-électriques. Toutefois, les derniers plans de développement de la société d’État, qui réaffirment la nécessité d’augmenter le développement hydro-électrique du Québec, notamment dans le but d’exporter aux États-Unis, ont eu pour effet de relancer le débat comme il a été possible de le constater lors d’un colloque sur les changements climatiques tenu à l’automne 1997, alors que cette question a occupé une large part des discussions entre des représentants des groupes verts, des ministères de l’Environnement et des Ressources naturelles du Québec et du Canada et de la société Hydro-Québec. Le consensus au sein de la CQCC est aussi perceptible quant au rejet du nucléaire et à la promotion de deux formes d’énergies alternatives : l’éolien et le solaire. Dans le cas de l’éolien, certains groupes de la CQCC défendent l’idée que cette forme d’énergie est déjà rentable. En ce sens, ils sont moins sceptiques que l’IPCC, mais ils reprennent tout de même une justification « économiste » en mettant l’accent sur la rentabilité de cette filière.

48Pour ce qui est du domaine des transports, la séquence étapiste de l’IPCC est inversée dans le discours de la CQCC. Celle-ci priorise la solution du transport en commun6 avant celle de la reconversion des automobiles à carburants alternatifs. D’ailleurs, peu de discussions ont eu lieu sur les voitures électriques. On semble ignorer également les solutions technologiques qui visent à une utilisation du pétrole qui serait plus respectueuse du climat. On condamne plutôt le regain de vie des grosses cylindrées. Dans le domaine des moyens individuels de transport, c’est surtout le vélo qui obtient l’appui des groupes. La question des transports permet aussi aux groupes verts d’aborder des solutions qui visent à régler des problèmes relatifs à l’étalement urbain : accès limité à la ville pour les banlieusards, repopulation des centres-villes, stationnements incitatifs pour favoriser l’utilisation du transport en commun, etc.

49Au sein de la CQCC, ce consensus à propos du transport en commun et de la promotion des énergies alternatives s’explique peut-être par l’appui mutuel que se donnent les groupes spécialisés dans les domaines de l’énergie et ceux qui œuvrent dans le domaine des transports. Ces deux types de groupes sont fortement représentés dans la Coalition. Cette situation permet de penser que certains groupes verts s’intéressent avant tout aux changements climatiques pour faire passer de vieilles revendications qui datent de l’ère pré-réchauffement global. C’est ce que l’on pourrait appeller une certaine forme de « packaging », à l’instar d’ailleurs de ce que propose l’IPCC.

50Parmi les moyens à utiliser pour inciter à la mise en œuvre des solutions, il en est un qui risque de créer un conflit chez les verts : il s’agit de l’incitatif économique des droits d’émissions. Cet incitatif « flexible » (ce qui est perçu comme un atout par l’IPCC) qui se fonde sur les lois du marché est en harmonie avec l’idéologie néolibérale. Les discussions sur les changements climatiques qui ont eu lieu dans le cadre du Débat public sur l’énergie ont abouti à la recommandation par les commissaires de créer un marché de droits d’émission de CO₂ au Québec (Québec 1996). Certains groupes verts ont été étroitement consultés lors de la phase de rédaction du rapport de la Table de consultation du débat public, c’est donc dire qu’ils sont d’accord avec ce moyen. Au sein de la CQCC, cette nouvelle a réjoui certains groupes qui poussent cette idée. Par contre, d’autres groupes sont davantage orientés vers l’instauration d’une taxe sur le carbone, à l’instar de ce qui semble vouloir s’établir en Europe. Une telle taxe constituerait une intrusion dans le marché. Il y aurait lieu selon certains groupes d’agencer le système des droits de pollution à une taxe verte. De plus, les droits d’émission ne sont pas applicables dans le domaine des transports. La-dessus, par contre, les groupes de la CQCC s’entendent. Toutefois, il n’est pas clair que ces incitatifs économiques puissent rallier la majorité des groupes verts du Québec. C’est du moins ce que nous révèlent les premiers résultats de notre questionnaire qui montrent que beaucoup de groupes ne favorisent pas l’instauration de taxes qui touchent les consommateurs (énergie et essence). En fait, ces deux taxes sont les solutions les moins prisées selon nos résultats, tandis que les taxes aux entreprises qui rejettent du carbone obtiennent un appui considérable puisque cette solution se situe au troisième rang sur une gamme de huit voies proposées. Enfin, les disparités régionales qui peuvent résulter de la mise en place d’un marché de droits de pollution risquent de préoccuper certains groupes, sans parler des difficiles problèmes de « monitoring » reliés à cette option retenue par la Table de consultation du Débat public sur l’énergie.

51Toujours concernant les moyens de mise en application des solutions, les groupes de la CQCC constatent et condamnent le volontarisme sur lequel sont basés les plans d’action du Canada et du Québec. Toutefois, ils restent relativement muets sur les moyens réglementaires à mettre de l’avant dans ce dossier, hormis la possibilité de voir une Régie de l’énergie réglementer les prix des différentes formes d’énergie, même du pétrole, espèrent-ils. Les groupes verts de la Table de consultation du débat public sur l’énergie ne semblent même pas avoir cru bon d’insister pour que des mesures réglementaires coercitives soient imposées aux industries qui émettent plus de CO₂ que ce que leur accorderait leur quantité de bons d’émissions disponibles dans un marché d’échange de droits de pollution. Enfin, le rapport de la Table ronde ne fait pas mention de cette éventualité. Les moyens institutionnels, dans la mesure où ils impliquent une collaboration avec l’État, ne semblent pas faire l’unanimité chez les groupes verts, certains y voyant une perte d’autonomie, d’autres percevant là plutôt une possibilité de participation accrue aux décisions. Finalement, le recours aux moyens éducationnels fait consensus. La sensibilisation du public peut toutefois être perçue comme un moyen d’action permettant aux individus d’acquérir des comportements favorables à la protection du climat, mais aussi comme un moyen servant aux groupes pour obtenir l’appui du public.

52Un dernier point doit être souligné avant de conclure. Il concerne les relations Nord-Sud. À cet égard, la plupart des groupes verts de la CQCC ne semblent pas adopter la vision néolibérale de l’IPCC (projets à grande échelle et structures coûteuses pour le Tiers-Monde). Ils sont plutôt sceptiques face à la position du Canada qui met de l’avant la proposition que des actions parrainées par les pays industrialiés dans le Sud puissent servir à alléger leurs propres bilans de CO₂. Certains voient tout de même dans des projets « occidentaux » raisonnables orientés vers le Tiers-Monde une occasion de stimuler les efforts d’innovation technologique qui se déploient ici. C’est en partie une question de rentabilisation de la technologie environnementale. De plus, certains groupes ne sont pas d’accord avec l’immobilisme des pays du Sud qui justifient leur inaction en insistant sur le fait que les pays industrialisés détiennent la responsabilité historique de l’augmentation de la concentration de CO₂ dans l’atmosphère.

53L’incorporation du Tiers-Monde dans les stratégies de lutte au réchauffement renvoie indéniablement à la question du financement international. Les pays pauvres posent comme condition à leur action que le Nord leur offre une aide massive (Theys 1993). Les données de notre questionnaire montrent que le quart des répondants n’appuient pas cette revendication, ce qui porte à penser que plusieurs groupes verts sont plutôt insensibles à la situation des pays du Tiers-Monde. Pourtant, dans la foulée des événements de Rio, la collaboration était relativement fructueuse entre les groupes verts québécois et leurs semblables qui œuvrent dans le domaine de la coopération et de la solidarité internationales. Mais, depuis, cette collaboration semble s’effriter7

54Résumons maintenant brièvement ce qui peut être dégagé de l’utilisation de ce qu’il y a de normatif dans le discours de l’IPCC de la part des groupes verts québécois. Premièrement, les groupes partagent avec l’IPCC l’idée qu’il est important d’agir dès maintenant pour protéger le climat, et ce, même si les incertitudes qui subsistent sont encore grandes. Certains partagent probablement aussi l’idée (sans vouloir l’affirmer réellement) que le « packaging » est une bonne chose. Deuxièmement, les groupes réarticulent les séquences étapistes de l’IPCC concernant l’énergie et le transport : les solutions alternatives (éolien, solaire et transport en commun) priment chez les groupes (qui rejettent aussi très fortement le recours au nucléaire). Troisièmement, un premier conflit semble se profiler autour de l’utilisation des incitatifs économiques. Certains adoptent l’idée néolibérale du marché de droits d’émission, d’autres favorisent les taxes sur le carbone, tandis que les groupes qui ne sont pas impliqués directement dans le dossier des changements climatiques semblent peu enclins à l’utilisation de ces moyens. Quatrièmement, on observe que lorsque la valorisation de l’hydro-électricité comme stratégie de lutte aux changements climatiques est évoquée, elle provoque un vent de dissensions au sein des groupes verts. Cette observation est corroborée par les statistiques découlant de l’administration de notre questionnaire. En effet, l’item vérifiant le degré d’inquiétude inspiré par la construction de grands barrages est celui qui présente le plus fort écart-type et la plus grande variance comparativement à tous les autres items contenus dans le questionnaire. Finalement, les groupes verts, sans vouloir la perpétuation des modes d’exploitation du Tiers-Monde, ne semblent pas s’entendre entre eux à propos des moyens à privilégier pour incorporer les pays pauvres dans la lutte internationale contre le réchauffement de la planète.

55Pour résumer cet article en une brève conclusion, nous pourrions dire que bien qu’ils fassent preuve d’une préoccupation qui rejoint la dimension de la planète (leur suivi des travaux de l’IPCC et des négociations internationales en témoignent), les groupes verts québécois élaborent un discours sur les changements climatiques qui s’inscrit plutôt dans l’ordre de l’espace national. En ce sens, ils régionalisent le discours de l’IPCC en l’inscrivant dans la réalité québécoise. Cela leur permet de diriger des actions et de mener des représentations auprès des intervenants d’ici. À cet égard, une bonne partie des énergies déployées par la CQCC vise à l’établissement de relations avec les acteurs gouvernementaux du Québec et du Canada et avec le public en général.

56Mais les enjeux qui entourent le dossier des changements climatiques au Québec sont souvent problématiques pour la bonne marche des rapports entre les verts et le gouvernement, et, par conséquent, pour l’harmonie des relations entre les verts eux-mêmes puisqu’ils ne conçoivent pas tous les rapports avec l’État de la même façon. On pense ici aux questions énergétiques, à la gestion des forêts et aux politiques de transport. Voilà probablement pourquoi la CQCC s’oriente davantage vers une stratégie de sensibilisation du public.

57Cette tâche n’est toutefois pas des plus faciles pour les Verts engagés dans la lutte au réchauffement. En effet, si l’on se fie aux résultat d’une enquête environnementale (Dunlap (dir.) 1993), il semble que les Canadiens trouvent que d’autres problèmes environnementaux globaux soient davantage sérieux que celui du réchauffement planétaire. C’est d’ailleurs le cas pour les groupes verts en général au Québec, qui considèrent que la pollution de l’eau est le problème environnemental le plus grave devant la diminution de la couche d’ozone et la désertification (appauvrissement des sols et destruction des forêts). L’effet de serre et le réchauffement global occupent le quatrième rang.

58Par contre, certains événements climatiques extrêmes risquent d’aider les Verts dans leurs efforts de sensibilisation du public. Les inondations au Saguenay et le verglas en Montérégie en sont des exemples éloquents. L’accroissement des feux de forêts et des tornades peut aussi jouer le même rôle. On peut donc s’attendre à ce que les groupes verts exploitent ces événements dans leur campagne de sensibilisation. Ils pourront alors axer leur discours sur des événements concrets aux yeux de la population et par le fait même diminuer leur dépendance face à la science telle qu’elle se pratique à l’IPCC pour se construire un discours captivant sur les changements climatiques.

59Néanmoins, les groupes verts resteront sûrement attentifs aux aspects qu’ils jugent rationnels et objectifs dans les travaux de l’IPCC et des autres équipes de recherche, notamment sur l’établissement de la preuve de la responsabilité humaine face au réchauffement planétaire, de même qu’aux causes et aux conséquences directes qui sont associées à ce phénomène. Ce qui alimente davantage le débat concerne les valeurs à la base des choix de solutions à mettre de l’avant. De par son origine politico-économique, l’IPCC a été amenée à adopter une vision assez accomodante pour les grands intérêts économiques mondiaux qui résistent tout de même à attaquer ce problème. La norme idéologique du néolibéralisme global est bien présente dans le discours scientifique de l’IPCC. Mais les groupes verts du Québec normativisent le problème à leur façon en le resituant dans le contexte d’ici, ce qui s’avère d’ailleurs tout à fait rationnel si on se place dans une logique de mise à l’agenda politique de ce phénomène global qui permet de relancer des problématiques environnementales qui préoccupent depuis longtemps le mouvement vert québécois : énergie, transport, conservation et exploitation des ressources.