1Notre propos est ici de faire un examen différentiel des rapports qu’entretiennent la rationalité et la normativité en sciences naturelles et en sciences humaines à la lumière de la thèse du dualisme des sciences que nous évoquerons rapidement. Cette problématique théorique sera ensuite appliquée à l’analyse de l’œuvre de René Dumont dont on montrera que les représentations sociales, dans leurs aspects réflexif, normatif et expressif sont en amont comme en aval du travail scientifique. L’écologie qu’on peut globalement définir comme la science naturelle la plus humaine est à cet égard exemplaire.

Entre le dualisme et l’unité de la science

2Les épistémologies qui défendent l’unité de la science (Popper, Granger) jugent que les sciences humaines sont dans l’enfance par rapport aux sciences naturelles. Il ne s’agirait que d’accéder à leur stade de développement en appliquant les méthodes adéquates, garantes du succès de l’axiomatisation. Le programme fort de l’unité de la science à la Carnap repose sur l’unité de l’objet dont la logique préside à l’organisation. Granger conteste que ce soit une thèse soutenable et propose de traiter de l’unité de la science tout en autorisant la pluralité des sciences qui seraient à divers stades de développement tant dans la construction théorique de modèles que dans la fabrication de structures.

3Toute connaissance scientifique est selon lui la connaissance d’un objet. Le programme faible qu’il propose va même jusqu’à parler de la science comme produit social rendu possible par certaines circonstances et par certaines forces sociales. Il s’interdit toutefois de conclure que les contenus de la science en seraient affectés. Les procédures théoriques et méthodologiques seraient les balises de l’asepsie de la science et préserveraient leur caractère opératoire.

4Par ailleurs, l’anthropologie de la connaissance de Habermas pose le problème différemment. En voulant lier types de connaissance et intérêts de connaissances, Habermas construit une pragmatique universelle qui met en place deux mécanismes qui en sont constitutifs : d’abord une pragmatique a priori qui conçoit des univers différentiels d’objets d’expérience et un univers communicatif a priori qui régit les règles d’argumentation discursive. Il y aurait dualisme des sciences fondamentalement par le mode de fonctionnement de la pragmatique ; mais il y aurait unité discursive de la science par le recours aux mêmes règles d’argumentation.

5Foucault a radicalisé cette thèse dualiste des sciences. Il confère aux sciences humaines un type de positivité tout à fait particulier parce qu’elles prennent appui sur des pratiques discursives antérieures à l’émergence des discours scientifiques. La positivité des sciences humaines prendrait ancrage dans l’analytique de la finitude qu’il définit en termes d’être humain vivant, parlant, travaillant. Ce sont là les instances déterminantes des représentations. La genèse des objets en sciences humaines provient du primat de la représentation : les objets essentiels en sciences humaines sont, en même temps, leurs conditions de possibilité. Cette position de redoublement nous force à l’examen du statut de la normativité en sciences naturelles et en sciences humaines.

La normativité en sciences naturelles et en sciences humaines

6Freitag démontre que la normativité est immanente à l’action parce que toute action humaine, contrairement au comportement instinctuel, est symboliquement médiatisée. Cette médiation est à l’origine de la constitution d’une subjectivité rendue possible par le travail de réflexivité.

L’existence par accomplissement des normes se laisse alors comprendre comme le mode spécifique de tout ce qui est vivant... Elle est donc toujours reliée à la réflexivité du vivant, mais elle apparaît explicitement dans la réflexivité de deuxième degré à laquelle accède l’action symbolique, en tant qu’elle comporte toujours, au moins virtuellement, l’objectivation de la médiation significative-normative-expressive, puisque celle-ci n’existe que par référence à autrui comme alter ego (Freitag 1987).

7Le normatif, c’est-à-dire cette inscription de significations différentielles par le langage, cette négociation du sens est au fondement du social. L’activité symbolique serait isomorphe à l’activité pragmatique.

8Gilles-Gaston Granger examine la question de la normativité en sciences en y distinguant trois fonctions. La norme détermine des cadres de description de l’objet, établit des systèmes d’axiomes et fixe des protocoles d’observation et de validation. Selon cette définition fonctionnelle, la norme n’aurait pas de portée ontologique. Le système d’axiomes proviendrait d’une série de manipulations déductives qui instaureraient une condition de clôture par rapport à l’objet virtuel. Granger souligne la difficulté à axiomatiser en sciences humaines ; si parfois elles y arrivent, ce n’est que localement, dit-il.

9Pour ce qui est des sciences humaines, la difficulté de concevoir ce fonctionnement de la norme provient selon Granger « de ce que les faits humains comportent intrinsèquement leur propre représentation qui sera reprise par la science dans une représentation seconde ». Il propose alors de dissocier trois niveaux dans le normatif : la normativité épistémique, la normativité technique et la normativité axiologique. La première détermine les conditions de possibilité de la représentation des faits, la seconde propose un protocole d’observation des faits, la troisième établit les conditions de cohérence de la construction du fait humain.

10À cette étape, nous allons faire l’examen des rapports entre la rationalité et la normativité pour les voir au travail dans l’œuvre de René Dumont. Ils constituent un terrain d’exercice qui relève d’une lecture singulière mais dont on peut présumer qu’elle soit universelle.

Visage de « Cette terre qui nous nourrit » dans l'œuvre de René Dumont

11C’est dans la sociologie de la connaissance qu’allait prendre racine l’étude des représentations sociales chez Dumont. Cette sociologie ramène constamment à une réflexion sur la vérité des connaissances, sur la pertinence de certains savoirs et surtout sur les limites que nos approches « rationnelles » imposent de maintes façons aux élans de l’observateur, du concepteur, du méthodologue et de l’analyste. Elle était donc le domaine dans lequel allait s’inscrire la réflexion sur la pensée rationnelle quand elle se déploie pour définir les règles de la pensée, notamment celle qui construit les représentations sociales. Elle allait permettre de discuter de l’apport de la théorie des représentations sociales à un débat sur la rationalité. L’enjeu était important puisque les représentations sociales sont de maintes façons considérées comme des méconnaissances, des savoirs dominés par les intérêts et les subjectivités.

12Mais où est donc la frontière entre un savoir vrai et un faux savoir ? Comment affirmer qu’un savoir est plus vrai qu’un autre, qu’une représentation dite scientifique est supérieure à une représentation dite sociale ? Il ne manque pas d’exemples dans la pratique individuelle qui montrent qu’une représentation dite sociale en dit parfois plus sur la vérité d’une situation qu’une représentation dite scientifique qui se contente de décrire des processus et des probabilités sans en expliquer le pourquoi ! De tels constats sont d’ailleurs bien souvent présents dans la bouche des scientifiques eux-mêmes. Que l’on pense à Hubert Reeves qui constamment sent le besoin d’« abandonner son regard de scientifique pour embrasser le regard de l’humain qui admire sans comprendre les états de nature, la grandeur et la simplicité de la vie sur terre en sachant simplement qu’il faut parfois dépasser les catégories de l’entendement pour saisir dans sa globalité un état d’être ».

13Quel est le véritable enjeu de la coupure entre représentations sociales et science ? Serait-il simplement un reflet de la prétention de la science à affirmer qu’elle est le seul savoir de référence ?

14Quel est donc l’apport de la science ? Essentiellement, il s’agit d’un travail de classification de l’information, de catégorisation, d’interprétation dans et par une activité de communication.

15Mais n’est-ce pas là aussi une définition qui conviendrait aux représentations sociales ? Les deux types de représentations (scientifiques et sociales) ne sont-ils pas une tentative de marier la subjectivité et l’objectivité pour former une image dont la prétention à la vérité est avouée ? Quel besoin alors de dissocier les deux formes de représentation ?

16La difficulté de les dissocier vient du fait que l’interpénétration de la science dans le social et vice versa a réduit la différentiation entre le discours scientifique et les représentations sociales. Le discours scientifique se caractérise alors non pas par sa forme d’investigation mais par la rigueur des mesures, par des méthodes, des techniques et des outils validés intersubjectivement.

17Force est de reconnaître que l’activité représentationnelle consiste en :

1. une activité rationnelle (donner les bonnes raisons, les explications) ;

2. une activité expressive (donner forme à un objet, devenir un filtre du réel afin d’agir sur le réel) ;

3. une activité normative (faire de l’objet créé une référence, une norme en quelque sorte).

18En cela la représentation scientifique et la représentation sociale partageraient la même origine et la même prétention. Conséquemment, la théorie des représentations sociales peut s’appliquer à tout discours, scientifique ou non, à la condition qu’à l’intérieur de celle-ci le produit scientifique soit perçu comme un savoir falsifiable, un produit de civilisation né d’une expérience du monde, dans la subjectivité de sa naissance, de sa vie et de sa mort éventuelle.

19Cette proposition conteste en quelque sorte les limites que la science tente de faire valoir en donnant une place prépondérante aux savoirs scientifiques sur les autres savoirs. L’expérience scientifique, notamment dans le champ de l’écologie, est fort souvent préoccupée par ces questions. C’est dans cet esprit que le sujet de recherche a saisi une problématique à la fois sociale, éthique et morale qui touche tous les habitants de la planète quelle que soit leur classe, leur origine, leurs pratiques : celle de « Cette terre qui nous nourrit ».

20L’œuvre de Dumont nous a servi de laboratoire pour l’examen de la relation humain-terre à partir de la problématique des représentations sociales. Les deux questions que nous nous sommes posées sont les suivantes :

• Comment prétendre à la vérité d’une vision rationnelle quand de partout la norme oriente les débats et les actions ?

• Comment prétendre à la vérité d’une vision normative si elle ne sait pas tenir compte des savoirs établis et des acquis de connaissances ?

21Très rapidement, la problématique de la communication prenait toute la place dans ce débat mettant en évidence l’interdépendance dans l’acte de connaître. L’accumulation de savoirs dans les sociétés pose en effet l’enjeu de la distribution de ceux-ci et des règles qui sélectionnent un savoir par rapport à un autre. La norme y est omniprésente. Plus encore, une sorte de relativisme social vient tout embrouiller et créer une indifférence par rapport à la vérité. Ainsi la modernité avec son autonomisation des mondes objectif, social et subjectif a engendré cet état de relativisme de la vérité des uns et des autres dans leur sphère de compétence et de l’incommensurabilité des savoirs. En ajoutant à cet état de fait la perte de confiance dans les institutions sociales, on retrouve le plein désarroi quand à la pertinence des valeurs, des modèles ou des référents proposés ici et là.

22Dans ce contexte, la science elle-même épouse la crise. Le positivisme ne peut plus poser de fondement à la vérité avec son argument suprême, la réfutabilité. Celle-ci n’est dorénavant plus liée à la vérité de l’objet mais plutôt à une reconnaissance subjective par un groupe que la vérité proposée est la plus plausible. Étrangement, la rationalité instrumentale prend alors le visage de l’intercompréhension, une intercompréhension liée à la vérité de l’objet.

23Le relativisme et la subjectivité renvoient donc au sens et appellent vers eux le champ de l’herméneutique. Celle-ci prétend que dans l’échange intersubjectif, chacun y trouve son compte et que cela est la preuve qu’il existe bel et bien une vérité dans l’échange, une vérité des valeurs équivalentes. L’intercompréhension vue sous l’angle de l’herméneutique se différencie toutefois de la reconnaissance subjective au sein du groupe à propos de la vérité de l’objet, puisque pour l’herméneutique la fin et les moyens sont liés à la vérité des personnes et non à la vérité de l’objet.

24C’est dans cet espace de la finalité liée aux personnes que se situe le véritable défi de l’écologie. La rationalité instrumentale liée aux objets est fortement remise en cause. Les notions de progrès, de productivité absolue, d’exploitation des ressources sont mises à l’index. Ces notions sont remplacées toutefois par des valeurs liées aux personnes, une rationalité subjective qui vise le mieux-être, l’équilibre homme-nature, le service à la vie.

Une méthode d'analyse des représentations sociales

25Dans le discours écologique, quelle compréhension a-t-on de l’humain, de ses rapports avec la terre et quels espoirs sont mis dans un avenir de réconciliation entre le hommes et avec la terre ?

26La réponse fut cherchée d’abord dans une exploration du contenu du discours écologique au fil des années, puis sur la façon dont la science, la religion et le mythe conçoivent notre relation à la terre, finalement dans les possibilités de changement du lien humain-nature que propose l’écologie.

27Trois grandes dimensions furent retenues :

1. une dimension appelée « technique » qui traite des techniques utilisées pour se nourrir de la terre ; elle réfère aux moyens et méthodes que nous prenons pour faire produire la terre et échanger la nourriture ;

2. la dimension « système » qui renvoie aux conséquences de nos gestes sur l’écosystème de la terre, sur les institutions sociales, sur les humains ;

3. et la dimension « conceptions » qui révèle nos idées sur la terre nourricière et la symbolique dont nous l’entourons (valeurs, prestige, pouvoir, liens d’exploitation, idéaux, appropriation et austérité...).

28Il nous fallait créer une grille d’analyse permettant d’interpréter la structure des représentations sociales. Car ce n’est pas tout de parler des contenus, encore faut-il comprendre ce qui les organise et leur donne leur cohérence les uns par rapport aux autres.

29Une pyramide est née. Pyramide à quatre étages dont la base contient les contenus de représentations. Au second palier sont mises en évidence les explications. Plus haut encore, nous accédons aux intentions et tout au sommet se laissent voir les idéaux. Le cheminement à travers l’étude des représentations va du bas vers le haut (figure I)

30L’approche compréhensive a servi dans un premier temps à faire ressortir dans l’œuvre de Dumont les contenus (palier I) et les explications (palier 2). À ces paliers, il fut question des concepts de terre, de nous, de nourriture. Furent mises en évidence les dimensions technique, systémique et conceptuelle de l’œuvre de Dumont.

Figure 1. Grille d'analyse des représentations

31Par contre, dès lors qu’il fallut gravir les paliers 3 et 4, la théorie des représentations sociales s’avéra essentielle. L’analyse et l’interprétation prirent de plus en plus de place et la recherche s’orienta alors vers la découverte du noyau organisateur des représentations.

32Le palier 3 présenta alors les intentions manifestées par Dumont, lesquelles coordonnent ses explications du monde et les contenus d’information qu’il sélectionne pour les mettre en évidence.

33Au palier 4, c’est la figure identitaire qui s’est révélée, une sorte de métaphore sur le monde qui soude entre elles les intentions et les rend essentielles les unes par rapport aux autres.

34C’est dans la construction de cette grille pyramidale que la théorie des représentations sociales a été utilisée et bonifiée. Cette théorie ne dispose en fait que d’outils de travail laissés souvent au bon vouloir de chacun. Nous avons donc la prétention de fournir un outil d’étude des représentations sociales. Cette grille pyramidale postule en fait que dans la construction des représentations, l’ordre d’antériorité va du haut vers le bas. Elle postule que la figure identitaire préside à la formation des intentions, que celles-ci à leur tour chapeautent les explications et que les explications à leur tour sont des outils qui servent à présélectionner les faits qui occupent le champ de la pratique sociale.

Les résultats de l'application de la grille à l'œuvre de Dumont

35Les premières observations sont les suivantes :

36A) A la base de la pyramide s’étale le contenu des représentations de « Cette terre qui nous nourrit ». On y rencontre de multiples éléments qui sont tous une facette de l’image de la terre, de l’image du nous, de l’image de se nourrir. La terre est tantôt associée à la glorification de la vie que permet l’agriculture. Elle est tantôt un paysage de mort, conséquence de la détérioration occasionnée par l’agriculture et l’industrie, tantôt un lieu de lutte entre la richesse et la désolation de ses habitants (appropriation et partage des biens matériels et immatériels).

37L’image du nous est tantôt associée à l’action de produire, tantôt associée au partage des produits, tantôt une façon de penser.

38Le nourrir prend la forme soit d’un cadeau de la terre aux habitants, soit l’image de l’équilibre à maintenir dans le partage, ou encore est un appel aux riches à plus d’austérité.

39B) Au palier explicatif, c’est toute la structure de la pensée qui se révèle. Les relations de cause à effet prennent forme à travers les dimensions techniques, systémiques et conceptuelles.

40L’aspect technique vient expliquer les choix de culture, de moyens de production et d’outils. Ces choix ne sont pas neutres et mènent souvent à des erreurs de parcours auxquelles il serait possible de remédier par une recherche constante d’équilibre entre les procédés et la capacité de la terre à produire. Un exemple de question que veut éclaircir Dumont : pourquoi privilégie-t-on la culture d’exportation plutôt que les cultures vivrières ?

41La dimension systémique explique les effets et les contre-effets de nos gestes sur la planète : gaspillage des ressources, destruction des espèces, ruine des sols. S’y ajoutent les explications sur la déstabilisation de l’ensemble du social occasionnée par un système économique qui crée les inégalités et un pouvoir politique qui ne sert que les plus riches. Cette dimension propose alors une redéfinition des règles du partage et des rôles sociaux. Un exemple d’explication recherchée : pourquoi orienter toute l’agriculture en fonction des besoins des villes au prix de la faillite de l’agriculture elle-même.

42La dimension conceptuelle veut pour sa part expliquer l’importance de protéger la terre pour protéger l’humain et pour protéger la possibilité de la culture. Elle explique aussi les variations dans les valeurs accordées à la terre selon les groupes sociaux et les intérêts. La dimension conceptuelle cherche l’explication des guerres, des famines, des catastrophes dites naturelles. Cet aspect appelle les idéaux à se manifester pour créer un monde humain, juste et soucieux de l’œuvre qu’il accomplit. Un exemple de ce genre de question : pourquoi surproduire des denrées qui seront gaspillées alors que des continents mettent au monde des peuples qui meurent de faim ?

43C) Au palier des intentions, la façon de procéder pour identifier les intentions fut de revenir à la revue de littérature écologique et de l’utiliser pour questionner la pensée de Dumont. Il s’agissait de se demander à quel aspect du discours écologique Dumont accordait le plus d’importance. Quel aspect gardait-il dans l’ombre ? Bref, comment et pourquoi à travers de multiples possibilités choisissait-il certains éléments et en rejetait-il d’autres ?

44Puis, par des comparaisons de la pensée de Dumont à de multiples conceptions des sciences humaines, de l’écologie, des sciences de la nature, des figures du mythe et des religions, il est apparu que les intentions de Dumont étaient plutôt centrées sur les trois dimensions suivantes :

1. une volonté de protéger ce vaste garde-manger que constitue la terre, d’installer des règles de fonctionnement qui protègent la fragilité de la terre notamment par des techniques simples de production et des efforts constants ;

2. une volonté d’obliger les organisations sociales à assumer la part de responsabilités qui leur revient, d’obliger les individus à prendre conscience des règles d’inégalité dans lesquelles ils maintiennent le d’installer la loi du partage, et de réduire la domination du pouvoir économique en favorisant la démocratie ;

3. une volonté d’obliger les humains à assumer l’entière responsabilité de la planète en réveillant leur conscience et leur volonté, de transformer les qualités humaines, les valeurs, les règles culturelles dangereuses et même de dépasser le modèle de l’objectivité scientifique.

45D) Le palier de la figure identitaire. La figure identitaire fut définie comme une sorte de matrice capable de tenir ensemble les intentions, le modèle d’action et le contexte d’intervention. Elle constitue ainsi une sorte de pôle qui tient ensemble des extrêmes d’une tension entre ce qui est désirable et ce qui est inacceptable. Partant du thème « cette terre qui nous nourrit », trois figures identitaires furent regardées : celles de la terre, du nous, et du nourrir.

46Le procédé fut simple. D s’agissait d’utiliser les intentions qu’avait manifestées Dumont et de mettre en évidence ces polarités que lui-même faisait ressortir.

47Ainsi chez Dumont, la figure identitaire de la terre occupe un espace entre la possession et le renoncement. Dans cette polarité, c’est l’idéal de l’espace émancipateur qui prend toute la place, qui permet de lire en amont les espaces de prise de possession et en aval les espaces de libération.

48La figure identitaire du nous se situe pour sa part dans la tension entre l’individualisme et le partage. Elle renvoie à une image d’un acteur social voulant maîtriser son destin, s’ouvrir à des réalités, mais prisonnier de ses intérêts premiers.

49La figure identitaire du nourrir oscille entre le pain source de combat et le pain expérience de partage. Entre les deux, c’est la figure identitaire du don qui émerge : le don contre le gaspillage, le don contre l’avidité, le don pour l’équité et la gratitude.

50Ces visages de nature transcendante habitent en quelque sorte l’ensemble de l’œuvre, colorent les intentions qui à leur tour orientent la recherche d’explication de même que la sélection des informations et des contenus de la représentation. Ce pèlerin qui évolue dans un espace émancipateur par des activités de don renvoie en quelque sorte à ce projet humaniste qui colore l’ensemble de l’œuvre de Dumont : un projet humaniste à caractère normatif qui se définit une tâche émancipatrice. L’aspect normatif dès lors occupe la première place et l’aspect objectif sert de règle de validation.

L'étude des représentations ne révèle-t-elle que nos représentations ?

51À la fin de la démarche, il importait de se demander quelle valeur de généralisation pouvait avoir cette démonstration. Quels aspects du questionnement sur la place de la rationalité et de la normativité dans l’action de se représenter avaient été compris ?

52L’étude des représentations sociales chez Dumont avait bien démontré que dans ce cas, rationalité et normativité étaient inséparables. En effet, bien que celui-ci ait développé une approche objective, il avait très bien perçu le cadre normatif de son activité. Cette normativité est exprimée sans gêne, avec une certaine volonté de vérité qui affirme la détermination de la subjectivité sur toute forme de pensée. Il avait accepté de mettre au premier plan les principes éthiques, l’obligation de sagesse et de respect. En outre, il avait su concilier l’objectivité de ses études et la normativité de ses aspirations dans un discours éminemment expressif. Dans ce contexte, les critères de vérité sont la sincérité dans l’activité de convaincre l’autre. C’est là sans doute que Dumont aura été le plus fort et le plus faible.

53Il restait alors à se demander si la démarche consistant à construire une représentation de représentations obéissait à cette association incontournable de la rationalité et de la normativité.

54Réflexivité oblige, il fallait à cette étape oser se demander ceci : quels étaient l’idéal et l’intention de la démarche ? Au premier palier, on retrouve les contenus, les savoirs qui furent sollicités pour construire les assises de sa thèse (ceux de la sociologie de la connaissance, de l’écologie, des représentations sociales ainsi que l’œuvre de Dumont elle-même). Au second palier on retrouve les explications qui sont articulées par la méthodologie de recherche développée. Au troisième palier, ce sont les intentions qui émergent : il fallait créer une représentation des représentations de Dumont. Au quatrième palier, on rencontre la figure identitaire, celle qui oblige à approfondir les résultats et à se dégager du processus par une mise en évidence des connaissances acquises.

55La similarité des deux grilles nous permettait alors de penser que la représentation des représentations ne se faisait pas selon un processus linéaire de haut en bas, mais s’apparentait plutôt à un modèle matriciel dont la forme pyramidale se déplaçait aussi à l’horizontale (figure 2). De bas en haut, en se promenant, on retrouve l’ensemble de la démarche qui a permis de faire état des représentations sociales. Le premier palier de la pyramide comprend les tâches à produire pour configurer l’univers représentationnel d’un auteur. Le second palier comprend la démarche pour mettre à jour ses explications, sa recherche des causes. Le troisième palier réfère plutôt aux étapes à traverser pour connaître ses interprétations, ses intentions. Finalement le sommet nous renvoie aux moyens pris pour situer la connaissance produite dans un espace plus grand, pour transcender l’espace.

Figure 2. Se représenter les représentations : la grille complétée

56Par contre, si l’on se déplace de droite à gauche, on retrouve les quatre étapes dans leur ordre de présentation. Le découpage du monde devient la configuration de la représentation dont le but est de s’interroger sur le statut des connaissances. La méthodologie appelle l’action et débouche sur la stratégie. L’analyse de la pensée de Dumont commence avec la classification de ses idées et se termine par la compréhension, devenant ainsi outil d’interprétation. Finalement, la réflexion sur l’ensemble du processus part de l’image que nous transmet l’autre pour en arriver à l’image de soi, permettant ainsi la transcendance du processus représentationnel lui-même.

57Ainsi la pyramide retrouve ses quatre côtés et dès lors un outil d’analyse et un outil d’interprétation. Outil d’analyse en ce qu’il permet de sélectionner les contenus, d’en prévoir et expliquer l’agencement. Outil d’interprétation en ce que l’étude des représentations inscrit l’analyse dans une référence globale au monde.

58Ce constat posé, il convient de se demander si l’outil d’analyse était indépendant de l’objet à mesurer. À ce propos, il faut être conscient que construire une représentation est un processus par lequel l’intention de celui qui opère détermine un champ de possibles par rapport à un autre. Les représentations de Dumont sont donc tributaires de l’intention de départ de cette lecture. Toutefois, le procédé de construction des représentations utilisé oblige à rentrer dans l’univers représentationnel de l’autre, dans un monde qui lui est étranger. À cet instant, l’auteur analysé prend la parole dans les mots qui sont les siens. L’analyste constate soudain qu’il a appris le code de référence de l’auteur et par le fait même a opéré un changement d’abord dans ses propres représentations du monde. Il perçoit alors que la grille d’analyse a rendu possible la mise à distance qui permet de saisir l’autre, de créer en quelque sorte une objectivation du monde. La normativité est ainsi devenue opératoire en s’articulant comme telle au contenu.

Sur l'objectivité du monde

59L’objectivation se présente comme une activité d’intercompréhension (dynamique de communication oblige) dans laquelle se fait la transcription d’un savoir subjectif en un langage commun, partagé, lequel donnerait alors l’illusion d’une vérité, l’illusion du réel.

60Plus une représentation traverse le monde, plus elle apparaît familière et plus chacun croit s’y reconnaître. Elle apparaît alors comme une vérité. Remettre en question cette vérité oblige à déconstruire de la représentation les multiples subjectivités qui lui ont donné sa prégnance. C’est à ces multiples subjectivités qu’il faut alors rendre des comptes, et ce sont ces subjectivités, basées sur des intérêts et des valeurs, que l’on rencontre à travers une apparence d’objectivité. Une telle approche nous baigne dans un univers de relativité qui appelle sur lui la question suivante : quand savons-nous ?

61Nous savons peut être quand nous décidons d’écouter ce qui cherche à s’exprimer. Peut-être quand nous décidons de ne pas tout savoir pour que les savoirs des autres puissent nous éclairer. Peut-être quand nous avons la vigilance de faire des interprétations qui se savent à la fois objectives et subjectives. Peut-être quand nous avons l’impression de vivre. Qu’en savons-nous ? Quand savons nous ?

62Ainsi, cette étude des représentations sociales de Dumont a permis de réaliser un idéal de connaissance. Elle a permis que soit réalisée l’intention d’inscrire une méthodologie d’analyse qui accueille plusieurs approches paradigmatiques dans une seule démarche. Elle a rendu possible une réflexion approfondie de la théorie des représentations sociales et du statut des connaissances, notamment sur la question du rapport des sciences aux représentations sociales.

63Au-delà de ses intentions, il devient dès lors possible d’identifier les figures identitaires auxquelles les intentions d’analyse référaient. Il s’agit d’abord du chercheur conquérant qui tente d’intervenir dans le monde pour y découvrir des lois, qui recherche des espaces de vérité qu’il pourrait valider au sein de sa communauté. Il s’agit sans doute aussi du serviteur qui s’engage dans un idéal de connaissance auquel il espère participer. Il s’agit finalement du sage en devenir qui apprend à échanger une vision idéale, à développer des compétences qui proposent des façons possibles de se voir et de penser.

L'expression de la normativité en regard des représentations

64À travers l’étude de l’œuvre de Dumont, il fut possible de percevoir comment la rationalité et la normativité étaient intrinsèquement mêlées. La structure pyramidale des représentations laissait percevoir clairement la forme et le fonctionnement de la représentation (figure 3). On y observait que le contenu des représentations était tributaire des explications, lesquelles étaient chapeautées par un noyau organisateur constitué des intentions, ces dernières étant sous l’égide de la figure identitaire. L’analyse des représentations sociales montrait alors que l’existence des représentations était redevable d’abord d’une forme de transcendance, laquelle prévalait sur l’interprétation, cette dernière déterminant l’action qui finalement rendait possible une configuration du monde.

65À cette étape de la recherche, nous nous sommes interrogées à savoir si les catégories de la normativité relevées au début de cet article correspondaient aux quatre étapes de la pyramide des représentations sociales. Le tableau 3 montre que cette hypothèse est tout à fait fondée puisque la normativité ontologique s’apparente aux contenus et à la configuration de la représentation. De plus, la normativité technique encadre l’action et les explications. Quant à la normativité axiologique, elle s’associe aux intentions et à l’interprétation. Finalement, la normativité épistémique évolue à travers les idéaux et la transcendance. On observe par le fait même que les catégories de la normativité s’appliquent bien, tant à la construction de représentations sociales, qu’à la méthode d’investigation scientifique des représentations.

66Il est à noter que l’effet d’antériorité d’un aspect de la représentation sur l’autre (exprimé par des flèches) vaut tant pour la construction des représentations que pour leur analyse et leur interprétation. Toutefois, les catégories de la normativité ne pourraient évoluer ainsi. Comment, en fait, peut-on penser que la normativité axiologique puisse être antérieure à la normativité technique ? La normativité apparaît plutôt comme un déjà-là mobilisé à travers une activité qui lui donne une coloration. Est-il possible alors de souscrire à l’approche fonctionnelle de la normativité qui affirme que la norme dans les sciences naturelles n’aurait pas de portée ontologique ? Elle en a de toute évidence dans les représentations sociales et dans les sciences humaines. Jusqu’à quel point les sciences naturelles peuvent-elle prétendre échapper à cette normativité ? Pour cela, il faudrait que l’objet qu’elles observent soit agencé de façon telle que le regard humain ne puisse en aucune manière le transformer.

67Il faut bien admettre que les sciences naturelles se satisfont d’une version externaliste de la normativité dont les procédures sont complémentaires au fonctionnement de la rationalité opérationnelle. À l’inverse, il semble inévitable pour les sciences humaines de travailler la normativité de façon internaliste, c’est-à-dire d’en proposer une lecture qui soit immanente à l’objet qu’une représentation de second degré viendra reprendre. La normativité ontologique serait un préalable incontournable à la normativité scientifique et viendrait spécifier la nature des sciences humaines.

68Nous souscrivons à la thèse de la dualité de la science parce qu’en sciences humaines le signifiant de la représentation est toujours confronté à un autre signifiant. Nous défendons un « programme faible » de la dualité parce qu’il se pourrait qu’elle appartienne à un moment historique du développement de la science. L’interface de la rationalité et de la normativité s’exercerait peut-être aussi en sciences naturelles bien que la représentation ne soit pas confrontée à une autre représentation et qu’il en va d’une ontologie différente.