1Quelqu’un a dit que les humains ne se posent que les problèmes auxquels ils peuvent apporter une réponse. Nous vivons à une époque où toute une série de nouveaux problèmes nous sont posés. Il s’agit bien sûr des problèmes d’environnement ou problèmes écologiques, qui sont au premier chef des problèmes de société. J’aimerais dans ce court exposé offrir quelques analyses sur le thème de la modernisation écologique qui, je le souhaite, pourront alimenter une réflexion plus large sur la rationalité et la normativité.

2Depuis près d’une trentaine d’années, on a pu suivre l’émergence de problèmes écologiques et les discussions passionnées que ces derniers ont engendrées. Les rapports sur l’état de la planète se sont multipliés, chacun se spécialisant dans un registre particulier : pessimiste, optimiste, modérément optimiste (World Watch Institute, publication annuelle de 1984 à 1996 ; World Resources Institute 1994-1995 ; Banque mondiale 1992 ; Turner (dir.) 1990 ; Mungall et McLaren 1990). Un dernier en lice, le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, a adopté une attitude de responsabilité en se faisant le porte-parole du développement durable, ou soutenable selon sa propre préférence (Commission mondiale sur l’environnement et le développement 1988) : responsabilité entre générations et responsabilité à l’intérieur d’une même génération, entre le Nord et le Sud, dans le but d’utiliser, de gérer et de léguer un environnement, ou une biosphère, qui, de toutes parts, est actuellement menacé.

3Si on peut penser que le concept de développement durable, malgré les critiques qu’on peut lui adresser, est applicable à tous les pays quel que soit le niveau de développement, des auteurs contemporains, allemands et néerlandais notamment, préfèrent, dans le cas des pays développés, parler de modernisation écologique pour décrire le processus dans lequel ont commencé à s’engager les pays industriels face aux problèmes soulevés par la dégradation de l’environnement (Mol et Spaargaren 1993 ; Spaargaren et Mol 1992 ; Simonis 1989).

4Pour ces auteurs, la modernisation écologique est un concept théorique permettant « d’analyser le développement nécessaire des institutions centrales des sociétés modernes dans le but de résoudre le problème fondamental de la crise écologique » (Spaargaren et Mol 1992 : 334). En plus d’être un concept, ou plutôt une orientation, théorique, la modernisation écologique peut aussi servir, à l’instar du concept de développement durable, de « programme politique » dans le but d’orienter les décisions publiques et privées en matière de gestion de l’environnement. Dans ce qui suit, je vais surtout m’attarder à la première définition, bien qu’il ne soit pas toujours aisé de bien séparer les deux, puisque l’analyse de la modernisation repose sur la description de ce qui se passe, dont l’origine est souvent issue de programmes politiques divers, comme nous le verrons plus loin.

5Il faut voir la question écologique d’aujourd’hui comme notre rapport à la nature qui est devenu problématique. Problématique parce que les activités humaines, bien qu’elles aient de tout temps eu un impact sur la nature, menacent l’intégrité de la biosphère, à différentes échelles, et produisent, parce que nous ne sommes pas indifférents à la dégradation de l’environnement, une réponse sociopolitique. Les sociétés réagissent aux problèmes écologiques qu’elles créent elles-mêmes. Cette réponse est complexe. D’une part, elle met en présence une pluralité d’acteurs aux intérêts, valeurs et ressources variés. Jamison, Eyerman et Cramer (1990) ont parlé d’intérêts cognitifs, techno-économiques et organisationnels qui structurent les motivations et les orientations à l’origine des décisions, des prises de position et des conduites des acteurs participant à cette réponse sociopolitique. D’autre part, tout problème écologique ne s’impose pas sans un travail d’appropriation personnelle et collective à la conscience des acteurs. Il y a un processus de construction des problèmes écologiques auquel participe la science, mais aussi d’autres formes de connaissance qu’on peut appeler connaissance « ordinaire », faute d’une meilleure expression. Certains problèmes écologiques viennent à l’attention des sociétés à la suite de « découvertes scientifiques » ; d’autres sont directement issus de l’expérience quotidienne. Ainsi, la possibilité d’un réchauffement climatique n’a pas été découverte par la connaissance ordinaire, mais par une science de pointe (IPCC 1990 ; 1996). Un bon nombre des problèmes de la biosphère échappe à notre expérience sensible de tous les jours. Pas étonnant alors que la communauté scientifique ait joué un si grand rôle dans l’émergence d’une conscience écologique (Yearley 1991). En revanche, plusieurs problèmes écologiques locaux sont identifiés par l’observation et la prise de conscience ordinaires. Les êtres humains peuvent se rendre compte par eux-mêmes d’une dégradation de leur environnement lorsque l’eau, l’air, la terre qui les entourent changent de nature ou de qualité et produisent une sensation d’inconfort. Leurs perceptions génèrent souvent des recherches plus approfondies afin de connaître la nature, l’étendue, les causes et les répercussions du problème écologique.

6J’aimerais maintenant aborder quelques aspects du processus de modernisation écologique :

1. le cumul des problèmes écologiques nous force à réexaminer notre rapport à la nature ; ce rapport est soumis à un processus de rationalisation ;
2. la protection de l’environnement s’est depuis plus d’une vingtaine d’années institutionnalisée ; ceci veut dire qu’ont proliféré lois, règlements, programmes et mesures diverses pour résoudre les problèmes qui surgissent et, dans certains cas, éviter qu’ils ne se produisent ; cela veut aussi dire que la protection de l’environnement est devenue une activité régulière et normale des pouvoirs publics, locaux ou nationaux (Guay 1994) ;
3. ce processus de rationalisation et d’institutionnalisation de la protection de l’environnement s’est développé avec une participation sociale, souvent à l’origine de l’identification de problèmes, et associée à la discussion et à la résolution des problèmes écologiques, du moins dans certains pays ; cette participation s’est accrue et s’est elle-même institutionnalisée, notamment dans des processus d’examen des évaluations environnementales.

7La théorie de la modernisation écologique que nous proposent certains auteurs s’attarde aux deux premiers aspects seulement ; il me semble important de compléter leur analyse en incluant la participation et les audiences publiques sur l’environnement comme formes très concrètes et essentielles à cette modernisation, car, de manière générale, la modernisation, amorcée depuis plusieurs siècles, n’a pas été uniquement un processus économique et organisationnel, mais aussi politique. La participation du public à la prise de décisions en matière d’environnement, malgré toutes ses imperfections et ses limites, peut, je crois, être vue comme une extension de la démocratisation des sociétés qui est au cœur de la modernité.

Rationaliser le rapport humain à la nature

8Le processus de rationalisation est au centre de la société moderne. Plus que tout autre auteur, Max Weber a placé ce processus au cœur de sa sociologie. Pour lui, la société moderne a entrepris une rationalisation de son économie comme d’une bonne partie de ses activités institutionnalisées (Schluchter, 1981 ; Kalberg, 1980 ; Murphy, 1994). La bureaucratie étatique, l’entreprise commerciale et industrielle ont connu, au cours des siècles, une rationalisation croissante. Il s’agit d’une tendance de fond à long terme, qui s’accommode parfois de périodes de stagnation, voire de régression.

9La rationalisation définie comme la soumission des structures sociales, économiques et politiques, ou du moins une partie d’entre elles, à des règles et des principes « universels », applicables à tous est fondée sur l’idée que les humains sont des êtres doués de raison, bref qu’ils sont des agents rationnels. Avant que les organisations et les institutions puissent être rationalisées, les gens doivent adhérer à une certaine idée de ce qui est rationnel, en particulier que le monde dans lequel ils vivent peut être expliqué selon certains principes ou lois.

10La révolution scientifique du XVII^e siècle, préparée de longue date, a opéré un changement majeur dans les représentations humaines de la nature. C’est par elle que s’est accomplie une première phase de rationalisation de notre rapport symbolique et intellectuel à la nature par l’établissement, grâce à la raison humaine, de lois générales universelles, avec l’aide des mathématiques, qui discipline l’expérience que l’on a du monde (Dear 1995), et par la représentation du monde matériel comme un vaste mécanisme (Dijksterhuis 1986 ; Westfall 1977 ; Huff 1993).

11Une seconde étape s’est réalisée lorsque la science a été mise au service de la production de biens matériels dans la foulée de la révolution industrielle vers la fin du siècle dernier, notamment dans deux secteurs industriels, la chimie et l’électricité, qui doivent justement leur naissance à cette union. La rencontre de la science et de la technique s’est produite dans un cadre institutionnel et un régime économique particuliers. C’est le capitalisme qui s’est fait le vecteur d’une liaison qui n’a cessé de se raffermir depuis.

12Le capitalisme a entretenu avec la nature des rapports bien particuliers, souvent tendus, mais jamais sans effets majeurs. D’abord, le capitalisme a en quelque sorte pris en charge la rationalisation de l’exploitation de ressources naturelles. Il a pu, en l’espace de quelques décennies, étendre son emprise sur l’ensemble de la terre, exploitant ici et là les ressources disponibles pour satisfaire à une demande croissante qu’il a lui-même en partie entretenue. En subordonnant à ses propres fins la science et le développement technologique, le capitalisme a extrait de la nature des richesses jusqu’alors insoupçonnées (Ponting 1991 ; Boyden 1987 ; Simmons 1989). Mais cette rationalisation ne s’est pas faite sans malencontreuses conséquences pour l’environnement (Turner 1990 ; Goudie 1986). Les problèmes écologiques, pour la plupart localisés et temporaires dans le passé, sont devenus fréquents, récurrents et graves. L’épuisement de ressources, la pollution, le problème des résidus industriels, s’ils n’ont pas été absents dans le passé, ne sont plus apparus comme anodins. Certes, l’ère préindustrielle avait vécu des problèmes d’épuisement de ressources, comme le recul de la forêt et la pénurie de bois dans l’Angleterre du XVI^e et XVII^e siècles, mais rien n’est comparable avec ce qui s’annonce (Nef 1977 ; Wilkinson 1973).

13Le mouvement américain pour la conservation des ressources, animé à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci par des professionnels de la foresterie et de l’agronomie, est un autre exemple d’une volonté de rationaliser l’exploitation de la nature (Hays 1959). L’entreprise capitaliste et les politiques gouvernementales ont graduellement intégré les enseignements des sciences appliquées et les pratiques des milieux professionnels. Comme l’a rappelé un historien de la foresterie, cette ouverture à des connaissances et à des pratiques nouvelles n’a pas été spontanée de la part des entreprises ; il a fallu convaincre les dirigeants qu’il en allait de leur intérêt de pratiquer une foresterie soucieuse de préserver pour l’avenir la récolte de la matière première (Clepper 1971). Ce qui importe ici est de voir que l’entreprise capitaliste s’est adaptée pour assurer à long terme le renouvellement de sa base de ressources. Certes, on a souvent reproché à l’entreprise capitaliste de n’agir qu’en fonction de ses intérêts immédiats, comme en témoignent les fréquents appels à la planification à long terme, c’est-à-dire à une rationalisation plus poussée, étroitement liée à un mouvement dit technocratique, que Veblen a bien représenté dans son ouvrage intitulé The Engineer and the Price System, qui, notamment aux États-Unis, accusait l’entreprise de faire preuve d’irrationalité dans la conduite de ses affaires (Veblen 1965).

14Si des progrès ont été accomplis dans l’exploitation et l’extraction des ressources, le processus de rationalisation est demeuré incomplet. En effet, l’industrie est une grande source de résidus, de rejets et de déchets de toutes sortes. Elle consomme beaucoup de matières premières qu’elle n’utilise pas complètement. De plus, un fois consommés, les produits sont éliminés et s’accumulent dans l’environnement. Or c’est ce « monde poubelle » qui de plus en plus pose problème. Rappelons-nous que le premier rapport du Club de Rome, Halte à la croissance, considérait l’élimination de la pollution comme le problème le plus difficile à régler, étant donné le niveau de population et la demande de biens et de services, et qu’il le resterait même si nous arrivions à stabiliser la croissance démographique, à réduire l’énergie consommée et à recycler une partie importante des matières qui sont utilisées. Plusieurs des grands enjeux actuels sur la protection de l’environnement et de la biosphère ont justement trait à des problèmes de pollution. Le possible réchauffement climatique serait causé par l’émission de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, donc de rejet et de pollution de l’industrie entre autres. L’amincissement de la couche d’ozone, les pluies acides, la protection de la qualité des eaux sont autant d’exemples montrant que la production et la consommation rejettent dans la nature des choses que celle-ci a bien du mal à traiter ou à assimiler. La nature, en effet, réagit aux différents changements qu’on lui impose, mais cela se fait souvent — comme le montrent les prévisions sur le réchauffement climatique — d’une façon qui ne convient pas aux équilibres sociaux tels que les humains se les sont représentés, se les sont construits et auxquels ils ont appris à s’adapter (IPCC 1990, 1996 ; Schneider 1989).

15Assistons-nous à une autre phase de rationalisation du processus de production ? On peut le penser ; car plusieurs indices nous le montrent. Je ne prendrai que quelques cas, non pas pour prouver hors de tout doute que le processus qui est amorcé est aussi en voie de réussir — on ne peut pas si facilement préjuger de l’avenir — mais pour tenter de montrer la somme des efforts déployés pour intégrer les problèmes d’environnement qui apparaissent comme des nouvelles contraintes.

16Dans un chapitre éloquemment intitulé « Les industries : le prix de notre mode de vie », le rapport sur L’état de l’environnement au Canada de 1991 montre, chiffres et données à l’appui, à quel point les industries ont entrepris des efforts considérables pour réduire les atteintes à l’environnement dont elles sont responsables. Et le chapitre se termine ainsi :

Les usines polluent beaucoup moins l’eau et l’atmosphère. On peut y voir l’effet d’un certain nombre de facteurs. L’adoption de lois et de règlements plus rigoureux y a sans doute été pour beaucoup, sans reléguer les autres facteurs dans l’ombre. Dans certains cas, des stimulants économiques ont encouragé les fabricants à rendre leurs procédés plus efficaces, ce qui a été bénéfique pour l’environnement puisque ces procédés sont devenus moins polluants. En outre, devant une opinion de plus en plus sensibilisée à l’environnement, beaucoup d’industries ont constaté que l’on pourrait un jour leur reprocher d’avoir porté atteinte au milieu naturel si elles ne réduisaient pas mieux leurs émissions de polluants (Gouvernement du Canada 1991 : 14-21).

17Plusieurs associations d’industries, sous l’influence des pressions publiques, ont émis un énoncé de politique environnementale, dans lequel elles indiquent ce qu’elles veulent faire et font pour la protection de l’environnement. Au Canada, il n’y a pas de grand secteur industriel qui n’a pas sa politique environnementale ou de développement durable. De plus, en Amérique du Nord, plusieurs entreprises ont adhéré aux principes de Valdez, une sorte de déclaration de principes de protection de l’environnement qui est née à la suite de l’accident en mer du super pétrolier Exxon Valdez, déclaration qui avait soulevé beaucoup de vagues au sein du conseil d’administration de la société propriétaire du navire. Il s’agit d’une déclaration à laquelle les entreprises adhèrent volontairement, mais, signe des temps, la protection de l’environnement gagne les conseils d’administration et les plus hauts échelons des grandes entreprises.

18Pour l’entreprise toutefois, la protection de l’environnement prend la plupart du temps la voie de la rationalité économique et technologique, d’investissements et de décisions qui sont une réaction à des incitations monétaires et à des possibilités de croissance. Depuis que les pouvoirs publics imposent, pas toujours facilement, aux producteurs les coûts de la dépollution, les entreprises intègrent ces nouveaux coûts à leurs décisions, ce qui favorise souvent la recherche d’économie de matière et la réduction, par introduction de technologies nouvelles ou améliorations des techniques en place, de la pollution. Alors que, pendant longtemps, les industries transféraient au public, sous la forme d’externalités négatives, les effets et, par conséquent, les coûts issus de leurs propres activités, elles ont appris à les intégrer à leurs décisions d’affaires.

19Les conséquences de ces changements sont importants. D’une part, un vaste secteur de technologies environnementales ou « vertes », « or vert » des entreprises de ce secteur est en train de naître dont la suprématie est disputée par le Japon, l’Allemagne et les États-Unis et, d’autre part, on voit poindre à l’horizon ce que certains ont appelé la « prochaine révolution industrielle » (Moore et Miller 1994). Parmi les champions de cette révolution industrielle nouvelle, on retrouve le World Watch Institute de Washington, qui, malgré ses constants cris d’alarme devant la croissance démographique, s’est employé à décrire les premiers pas de cette révolution et à la promouvoir (Flavin et Young 1993 ; Kane 1996 ; Roodman 1996). Plusieurs de ses membres ont notamment été très sensibilisés aux percées technologiques très économes dans le domaine de l’énergie. Avec une conviction qui rappelle celle d’Amory Lovins, ils ont presque sonné le glas des énergies fossiles et annoncé leur remplacement par des formes d’énergie renouvelables et beaucoup moins polluantes (Flavin et Lenssen 1994).

20Des auteurs américains, économistes et ingénieurs, ont pour leur part parlé d’écologie industrielle, qui a pris plusieurs formes : décarbonisation, dématérialisation, efficacité énergétique, recyclage des matières etc. (Larson, Ross et Williams 1986 ; Frosch et Gallopoulos 1989 ; Bernardini et Galli 1993 ; Frosch 1994). Cette écologie industrielle vise, par l’innovation technologique et l’application de la science à la protection de l’environnement, à « épargner la Terre », pour reprendre l’expression de Jesse Ausubel, un des principaux leaders de ce mouvement. Dans un article récent, Ausubel montre à partir de certains indices révélateurs que la sauvegarde de la planète est bel et bien commencée (Ausubel 1996). Plusieurs exemples sont pris à témoin. Depuis le début de la révolution industrielle, l’efficacité énergétique s’est grandement améliorée et des progrès considérables peuvent encore être réalisés : la machine à vapeur de Watt avait une efficacité énergétique inférieure à 10 %, alors que les turbines performantes d’aujourd’hui se rapprochent de 50 % et que 70 % est dès maintenant possible dans les meilleures machines. C’est au plan des systèmes énergétiques globaux et pas seulement à celui des machines individuelles que les progrès les plus grands peuvent se produire : aux États-Unis, le système énergétique n’aurait dans son ensemble qu’une efficacité de l’ordre de 5 % alors qu’il pourrait, selon l’état actuel de nos connaissances, atteindre raisonnablement une efficacité de 50 % (Ausubel : 168).

21De plus, on peut observer que nous assistons à une décarbonisation énergétique, c’est-à-dire que, au cours des décennies, avec le passage du bois au charbon, puis au pétrole, puis au gaz et, éventuellement, à l’hydrogène, l’intensité en carbone n’a cessé de chuter, bonne nouvelle pour le maintien de la qualité de l’atmosphère. Enfin, on assiste aussi, bien que nous soyons encore trop peu avancés, à un début de dématérialisation des économies développées qui ont réduit et continuent de réduire la consommation et l’utilisation de plusieurs matériaux, même si les nouveaux matériaux, tel le plastique, posent de nouveaux problèmes.

22Ces données semblent surtout valables pour les économies les plus avancées ; mais ces auteurs ont la conviction que, grâce à la diffusion technologique et à la mondialisation des échanges, les pays moins développés suivront les traces des pays de tête dans l’oeuvre commune de sauvegarde de la Terre. Serions-nous donc entrés, à cause de cela, dans une nouvelle ère technologique, une ère biotechnique, comme l’a nommée Mumford (1938 : 495), dans laquelle le progrès technique est commandé par les percées dans les sciences biologiques et écologiques, ou guidé par un souci de protection de la nature, et dont la finalité est, pour reprendre son expression, de construire une « culture de la vie » ? Il ne faut certes pas crier victoire trop vite. En effet, comme le remarque avec justesse Bunker (1996), les données sur lesquelles on s’appuie pour annoncer une ère fondée sur un paradigme techno-environnemental nouveau (Kemp, 1994) proviennent de quelques industries, des pays les plus avancés, et sont encore trop peu nombreuses pour bien représenter l’ensemble des activités humaines, qui menacent actuellement la biosphère. Si on prenait une perspective plus globale, plus macroscopique, on serait forcé de tempérer ses ardeurs et d’admettre que les changements sur lesquels on veut fonder une tendance sont loin de se produire dans la plupart des régions du monde et parmi les pays qui s’industrialisent et se développent rapidement.

23Malgré les réserves que l’on est en droit d’émettre, voilà quelques indications d’une transformation socio-économique en cours. Je ne tiens pas, par cet exposé, à me faire le chantre du capitalisme. Le capitalisme, comme l’ont montré Smith, Marx et, plus récemment, Heilbroner dans sa série de conférences sur Le capitalisme du XXI^e siècle, a été une grande force de progrès, mais a aussi été une grande force destructrice (Heilbroner 1993). Destructeur de la nature et de la société, selon Polanyi (Baum 1991), destructeur de ses propres moyens de production selon Schumpeter. Mais on ne peut pas ne pas observer la grande capacité du capitalisme à s’adapter, à changer et à intégrer à son mode de faire les contraintes extérieures qui se présentent à lui. Peu de systèmes, y compris le système socialiste, dont le bilan écologique est plutôt désastreux, ont subi autant de changements et ont su se maintenir si longtemps (Komarov 1980 ; Smil 1993).

24Toutefois, ce système a été mis constamment sous surveillance : surveillance des gouvernements, celle des mouvements sociaux, celle de groupes professionnels qui lui ont reproché son absence de perspective à long terme et, enfin, celle de la société civile, qui, en vertu des citoyens et des consommateurs qui la forment, oriente, par la participation politique et les choix d’achat, les décisions des entreprises.

25Ce qui est vrai pour l’entreprise l’est également pour le consommateur. Par plusieurs moyens ou incitations diverses, on cherche à modeler son comportement vers une prise en compte dans ses décisions quotidiennes de la nécessité de protéger la nature : les taxes écologiques que l’on envisage actuellement visent à rationaliser dans le sens de la sauvegarde de la Terre les comportements des producteurs, mais ils ont également dans leur mire les choix des consommateurs. Ces derniers réagissent aux variations de prix des biens et services qu’ils achètent : si ceux-ci deviennent plus chers à cause de taxes environnementales, ils seront incités à une plus grande économie. C’est un des moyens privilégiés, en plus de l’éducation et de la sensibilisation, par lequel les sociétés développées ont réussi à orienter les choix individuels dans la direction escomptée.

Communication sociale et protection de l'environnement

26J’aimerais, pour terminer, aborder plus rapidement les deux autres points que j’ai annoncés au départ. Si la production se rationalise pour tenir compte des contraintes écologiques, la société dans son ensemble n’est pas indifférente à ce qui se passe dans la nature. Si notre rapport avec la nature est devenu problématique, alors une réaction est attendue.

27Celle-ci s’est manifestée de plusieurs manières. Sous la forme de pressions et sous la forme de décisions individuelles, comme on vient de le voir. Mais à diverses échelles locales, nationales et internationales, les sociétés se sont structurées pour faire face aux « menaces » écologiques. En de nombreux pays, la protection de l’environnement s’est formalisée dans des lois et règlements et dans des programmes particuliers de réhabilitation d’écosystèmes en danger, comme le Plan d’action du Saint-Laurent qui vise à redonner vie à un cours d’eau menacé.

28Le coup d’envoi a été donné en 1970 aux États-Unis avec la loi nationale sur la protection de l’environnement. Des pays comme le Canada ont suivi d’assez près. Récemment (1988), le parlement canadien votait une loi d’ensemble sur la protection de l’environnement ; puis, en 1992., il promulguait une loi sur l’évaluation environnementale, qui venait codifier et institutionnaliser un processus en cours établi depuis le milieu des années 1970. Les provinces canadiennes ont suivi le mouvement, parfois l’ont même devancé. Au Québec, une loi sur la qualité de l’environnement a été adoptée en 1972 ; en 1978, des modifications furent apportées à cette loi, en y ajoutant un processus d’examen des évaluations environnementales et la participation du public à ce processus, en même temps qu’était créé un Bureau des audiences publiques sur l’environnement (BAPE) (Guay 1994).

29Ce n’est pas tellement tous ces changements législatifs et administratifs qui nous intéressent ici, mais les raisons qui ont permis qu’ils se produisent et les pratiques qui se sont développées par la suite.

30Il est clair que, dans l’esprit des législateurs, les évaluations environnementales doivent être un processus normal et régulier compte tenu des nombreux impacts sociaux et environnementaux des projets de développement. Mais il est aussi prévu, dans des cas particuliers assez nombreux, que le public soit associé à la décision, qu’il soit informé, consulté et qu’il lui soit permis de s’exprimer, de faire valoir son point de vue et de manifester son opposition ou son accord à l’égard d’un projet précis.

31On peut voir ce processus d’évaluation environnementale conduisant à une participation du public de deux manières au moins. À première vue, il s’agit bien d’une forme d’institutionnalisation de la consultation publique au sein d’organismes et de forums reconnus comportant des règles préétablies. De ce point de vue, l’institutionnalisation de la gestion de l’environnement, puisque la participation et l’évaluation environnementale doivent principalement servir à aider les autorités compétentes à prendre la meilleure décision, est aussi une forme de rationalisation. D’autre part, ces modes institutionnels constituent des lieux privilégiés où peuvent s’exprimer des débats plus larges. Plusieurs auteurs ont été frappés par la pratique de ces audiences où des valeurs différentes s’expriment et s’affrontent (Kamieniecki (dir.) 1985 ; Edelstein 1988). Les questions normatives reprennent souvent leurs droits dans ces forums institutionnalisés. Malgré les lourdes réserves émises par René Parenteau (1988) après un examen attentif des audiences publiques selon le processus fédéral, ontarien et québécois, il est permis de penser que les audiences publiques visent l’apprentissage social et la communication sociale entre les membres d’une société aux prises avec des problèmes écologiques et aux prises avec la gestion des risques technologiques et écologiques à l’origine desquels eux-mêmes ils se trouvent (Beck 1992, 1995). Les voies de sortie ne sont pas toutes tracées d’avance : en parler et en discuter est très certainement un pas dans la bonne direction. Après tout, comme le rappelle Luhman, les systèmes sociaux sont des systèmes de communication (Luhman 1989).

32On peut certes dresser une longue liste des lacunes de ces consultations publiques ; les gouvernements ont toutefois décidé de les maintenir, voire de les renforcer. Le récent rapport de la Chambre des communes chargée d’examiner la Loi canadienne sur la protection de l’environnement est on ne peut plus clair sur ce point, lorsqu’il recommande au gouvernement fédéral de permettre au public de « réagir sur tous les règlements, objectifs, lignes directrices, codes de pratique, permis, ententes, établis en vertu de la loi » (Chambre des communes 1995). On peut voir ces tendances comme une extension sur un registre plus large d’activités du rôle des citoyens qui ont, en ce qui concerne les impacts sur la nature, non pas seulement le droit de savoir, mais le droit, et le devoir, de s’exprimer et de participer aux décisions. Il s’agit, en vérité, d’un élargissement du processus démocratique à un ensemble de décisions, de plus en plus courantes, qui ne sont pas sans conséquences sur la vie et la santé humaine, comme sur la qualité de l’environnement.

33La modernisation écologique prend donc plusieurs formes. La plupart des auteurs ont surtout insisté sur les politiques publiques et les décisions d’entreprise. Ils ont peu parlé de la manière dont les institutions politiques ont répondu aux exigences écologiques. La rationalisation bien amorcée dans l’entreprise a souvent nécessité un coup de pouce de la part d’autres acteurs sociaux, gouvernements et citoyens de premier plan. Tous ces acteurs sont appelés à participer à ce qu’on peut appeler une gestion sociale de l’environnement, plurielle et pluraliste, et à une gestion des risques qui émanent de nos propres activités industrielles. C’est au cours de cette gestion, dont les audiences publiques sont un moment de choix, que les intérêts des acteurs se manifestent et s’affrontent. Et non pas les seuls intérêts, mais aussi les valeurs ; la normativité peut y prendre une place importante et jouer un rôle d’orientation « sociétale » en s’interrogeant sur la place des humains dans la nature.

34Ai-je répondu aux questions qui nous sont posées sur le thème de la rationalité et de la normativité ? En partie seulement, car alors qu’on nous invitait à réfléchir sur la normativité, je me suis attardé à la rationalité. La rationalité est une variable lourde de notre monde. Selon certains auteurs, elle s’est subordonnée ou a relégué au second plan la normativité (Freitag 1995). Je ne partage pas cet avis. D’une part, parce que faire de la rationalité instrumentale le principe premier organisateur de beaucoup de nos conduites sociales et de nos décisions politiques et économiques est une prise de position normative très puissante. Ce choix ne s’est pas du tout fait sans combat et sûrement pas du jour au lendemain. D’autre part, la soumission de beaucoup de décisions à une rationalité instrumentale, trop souvent déplorée, a produit peut-être autant, sinon plus, d’avantages que d’inconvénients. En outre, c’est l’adhésion à des principes de rationalité qui nous permet de saisir le monde, certes désenchanté, mais combien riche, varié et intellectuellement stimulant, pour ne pas dire esthétiquement gratifiant, souvent en marge de toute intention baconnienne de mobiliser la science pour la maîtrise de la nature et la satisfaction de nos besoins (Leiss 1972). Et puis, qui prétendrait que la normativité a disparu ? On peut prendre à témoin les débats riches et animés sur les fondements et les raisons d’une éthique environnementale (Nash 1989 ; Prades, Vaillancourt et Tessier (dir.) 1991, 1992, 1994) qui, au-delà d’une pure rationalisation de la production et de la consommation, cherchent à établir sur des bases solides une nouvelle orientation normative dans nos rapports avec la nature.

35Ce qui est peut-être nouveau, c’est que les normes (notre siècle a connu des moments où, au nom d’une certaine idéologie, ou d’un ensemble de normes idéales, les conséquences néfastes immédiates ont été ignorées dans l’espoir d’un avenir radieux) ne peuvent plus s’affirmer de manière absolue, mais sont évaluées, de manière critique, à la lumière de leurs conséquences, en fonction, je serais tenté de dire, d’une sorte de calcul des effets positifs et négatifs qu’elles peuvent produire sur la vie humaine et sur la nature.