1Le fait de diriger des recherches et des ouvrages scientifiques oblige périodiquement à un recul et à une réflexion sur le sens de ce que Ton fait. C’est pourquoi la problématique autour de laquelle ce livre est articulé

21 nous a interpellés. Elle nous offre l’occasion d’une mise en perspective, riche et significative, de nos travaux.

3En effet, dans une certaine mesure, nous avons eu l’ambition de faire œuvre utile en apportant à notre société des savoirs théoriques, empiriques et pratiques concernant les manières de faire face aux problèmes environnementaux, en particulier par la voie du développement durable (Prades 1994). Ce faisant, nous avons voulu adopter une attitude rationnelle plus ou moins héritée du positivisme de l’esprit des Lumières et dont la légitimité peut être discutée. La rationalité de type purement instrumental est l’objet aujourd’hui de vives critiques, comme presque tout ce qui peut être associé à une volonté de s’inscrire dans la modernité. C’est le caractère normatif des résultats de nos travaux qui est mis en question ici, mais aussi les présupposés qui sont à leur origine et qui caractérisent leur démarche. Indiquer une direction ne se fait pas sans engagement. Toute analyse comporte des normes préalables.

4Reste à savoir dans quelle mesure, tout en nous engageant dans la « normativité rationnelle de la preuve », nous avons satisfait aussi à l’exigence de soumettre à la discussion les fondements anthropologiques de nos travaux, c’est-à-dire nos valeurs de base, issues de notre conception de la vie humaine. Comme le souligne l’introduction de ce ce livre, le processus de rationalisation accrue qui caractérise la modernité n’est pas nécessairement limité à la sphère instrumentale. En conséquence, la scission que ce processus a opérée avec les significations, les intentions et les valeurs n’est pas, non plus, inéluctable. Il se dessine de nouvelles figures de savoir dont nous voudrions être partie, et où les significations et les intentions se trouvent tant en amont qu’en aval de l’activité scientifique. En s’inspirant de Kuhn, les scientifiques concèdent notamment qu’ils sont des produits de leur époque et que, du questionnement de base jusqu’à sa diffusion, leur travail prend forme et sens dans le contexte relatif d’une culture et d’une société données.

5C’est sous l’angle critique de cette problématique que nous examinons ici deux ouvrages que nous avons codirigés dans le champ des sciences sociales de l’environnement, l’un centré sur un questionnement pratique et l’autre issu d’une réflexion méthodologique sur nos travaux. Nous nous demandons dans quelle mesure ces ouvrages répondent bien à l’hypothèse centrale de cette problématique, c’est-à-dire à quel point ils constituent des tentatives qui essaient d’articuler la rationalité et le rapport aux valeurs, illustrant ainsi une rationalité de type normatif située à la jonction du monde objectif et du monde social.

Un exemple de normativité aux fondements postulés

6La question que nous venons de soulever se pose en particulier au sujet de la recherche publiée sous le titre Aspects sociaux des précipitations acides au Québec (Prades, Tessier et Vaillancourt (dir.) 1994a). Cet ouvrage est l’aboutissement d’un programme de recherche dont les conclusions pratiques s’appuient sur plusieurs études empiriques qu’on trouve dans l’ouvrage, et sur d’autres qui ont été publiées à travers trois livres précédents (Prades, Tessier et Vaillancourt (dir.) 1991 ; 1992. ; 1994b). Ces livres présentent, mais de manière un peu dispersée, il faut bien l’avouer, d’autres études, théoriques pour la plupart, entrant dans la logique de ce programme qui comprenait aussi d’autres recherches sur des sujets complémentaires en éthique et en sociologie de l’environnement.

7Dans la recherche sur les précipitations acides, nous avons identifié par le recours à différentes disciplines (technologique, économique, politique, juridique, sociologique...) les facteurs majeurs du processus par lequel la société québécoise a réussi à réduire ses émissions acidogènes de 60 % en dix ans ; nous avons voulu comprendre les imbrications de ce processus afin d’en tirer des recommandations s’adressant aux divers intervenants dans ce dossier pour le présent et le proche avenir. La visée normative de cette analyse était donc déclarée et même évidente. Il s’agissait en fait d’une recherche ayant obtenu une importante subvention du Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada dans un domaine considéré comme stratégique par cet organisme : l’éthique appliquée. De plus, les recommandations pratiques en découlant tiennent bien compte du contexte culturel, historique et social où elles s’inscrivent, car elles en ont été induites en bonne partie. On peut dire qu’en ce sens, elles illustrent une rationalité de type normatif située à la jonction du monde objectif et du monde social. Cependant, cela s’y fait d’une manière limitée et, en définitive, presque accidentelle.

8Dans cette recherche par exemple, la remise en question de l’application stricte du principe « pollueur-payeur » (Prades, Tessier et Vaillancourt (dir.) 1994a : z8) est induite du fait que cette pratique donne fréquemment des résultats contraires à sa visée — la ponction sur les fonds publics n’est pas évitée à cause de l’incapacité du pollueur de payer pour les dommages causés — et du fait que, dans le cas particulier de la lutte aux précipitations acides au Québec, ce sont des fonds publics qui ont permis d’atteindre l’essentiel de la réduction souhaitée. Les recommandations de ce genre sont situées dans le cadre d’une éthique de responsablité où il s’agit de guider des conduites rationnelles et efficaces par rapport à l’objectif choisi (Prades, Tessier et Vaillancourt (dir.) 1994a : 27), lequel constitue alors une valeur en soi, par rapport à laquelle tous les autres enjeux sont subordonnés et dont la valorisation ne dépend d’aucune instance sociale si ce n’est celle du présupposé qui habite les chercheurs concernant l’objectivité de ce choix.

9Dans cette optique, l’information du public et sa participation aux décisions politiques, extrêmement valorisées par de nombreux intervenants cherchant à travers ces moyens des solutions satisfaisantes aux problèmes environnementaux, ainsi que des valeurs plus directement morales telles que l’équité intra- et intergénérationnelle (Prades, Tessier et Vaillancourt (dir.) 1994a : Z9), qui tiennent davantage compte de la jonction entre le monde objectif et le monde social — toujours traversé par des éthiques plus ou moins contradictoires —, demeurent présentes et visées, mais de manière plutôt accessoire. En fait, la hiérarchie des valeurs et des buts à l’origine de la recherche n’est pas explicitement soumise à la discussion, ni relativisée par rapport à quoi que ce soit dans le contexte social ; elle est plutôt postulée. Ce n’est qu’a posteriori, c’est-à-dire par l’analyse menée sur cette base, qu’on a trouvé, de façon accessoire aussi, des confirmations du fait que les valeurs à l’œuvre dans le processus social examiné étaient compatibles avec celles qui avaient été privilégiées (Tessier 1994, 1996).

10Cela, bien sûr, n’enlève rien à la validité des résultats de la recherche au plan de la connaissance des facteurs en cause dans le processus examiné et au plan de la portée pratique de cette connaissance, si on désire favoriser de tels processus et en améliorer l’efficacité. Nous pensons que cette recherche demeure exemplaire et innovatrice à cet égard en sciences sociales de l’environnement. Par contre, du point de vue de la problématique posée ici au départ, on peut se demander à quel point l’intérêt technique et opérationnel des résultats suffit à justifier leur légitimité en tant que savoir scientifique et si, en les produisant, nous avons satisfait à l’exigence suggérée par cette problématique : inscrire le sens de la recherche dans un continuum à la fois social et éthique, explicite et débattu comme tel. Postuler des valeurs et des objectifs n’est pas entrer dans le monde de la discussion sur la signification des choses dans la société où s’inscrit la recherche en questionnant les choix des chercheurs, ni en conséquence dans celui de l’action sociologiquement et éthiquement déterminée sur cette base.

11En somme, quoique la recherche ait pu finalement confirmer que les choix de départ étaient significatifs par rapport aux valeurs effectivement en jeu dans le processus social examiné, la démarche qui a donné lieu à notre ouvrage sur les pluies acides, malgré ses qualités, peut être considérée comme comportant des lacunes dans son effort de jonction entre le monde objectif et le monde social, principalement en amont de la recherche.

Monde objectif et monde social : des paradigmes de jonction

12L’ouvrage plus récent que nous avons codirigé, intitulé La recherche sociale en environnement. Nouveaux paradigmes (Tessier et Vaillancourt (dir.) 1996), prend sa source dans le genre de critique que nous venons d’adresser à l’un de nos travaux précédents. Il peut être compris comme une réflexion sur les manières d’articuler la rationalité de nos recherches et le rapport aux valeurs, et d’ainsi faire en sorte que la nouvelle rationalité de type normatif dont elles témoignent puisse se situer davantage à la jonction du monde objectif et du monde social. Cet ouvrage comporte même des débats internes sur nos méthodes, et les chapitres s’y répondent pour montrer la complexité des idéaux à cet effet, l’idéal de l’interdisciplinarité par exemple, lorsqu’on tâche de les mettre en pratique. Regardons donc les pas qui ont été franchis à ce sujet dans ce livre.

13Notons d’abord que, dès le départ, l’ouvrage est situé explicitement par Jean-Guy Vaillancourt (1996) dans un courant très actuel en sciences sociales de l’environnement. Lorsqu’on examine en effet les grandes problématiques et les principaux modèles d’analyse qui se sont succédé en sociologie de l’environnement, on remarque que, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, l’étude des rapports entre les sociétés humaines et la nature a traversé différentes étapes. Après l’écologie humaine et l’écologie urbaine de l’école de Chicago durant les années 1920 et 1930, et la sociologie environnementale, surtout américaine, des années 1970 et 1980, les études sociologiques concernant l’environnement sont entrées dans une autre phase, suite à la publication du rapport Brundtland et à un intérêt nouveau pour les dimensions humaines des changements globaux — leurs causes anthropiques et leurs impacts sociaux, entre autres.

14C’est vers le milieu des années 1980 que l’on a commencé à prendre conscience du problème environnemental global le plus sérieux qui affecte maintenant l’avenir des humains sur la planète Terre, à savoir le problème du réchauffement climatique. Plus que toute autre chose, c’est cette prise de conscience qui a poussé les spécialistes des sciences sociales, à travers la Conférence internationale des sciences sociales qui regroupe la plupart de leurs associations, à développer le programme des Dimensions humaines des changements à l’échelle du globe (DHCEG) et par voie de conséquence à développer une section de sociologie de l’environnement dans l’Association internationale de sociologie (AIS)2.

15La plupart des sciences sociales s’intéressent donc maintenant à l’environnement, et spécialement aux causes et aux effets des changements environnementaux globaux. Mais pour ce faire, il leur faut développer des modèles et des paradigmes, et tenir compte des valeurs et des perceptions des groupes et des individus, y compris de celles des chercheurs eux-mêmes. L’évolution que nous avons soulignée s’est manifestée en effet, d’une part, dans l’évolution des sciences naturelles et l’émergence des sciences sociales de l’environnement, et, d’autre part, dans la montée de la conscience environnementale auprès du grand public et dans les groupes de protection de l’environnement. Notre livre sur les nouveaux paradigmes à développer pour la recherche sociale en environnement s’inscrit dans cette mouvance à la fois scientifique et sociale.

16Ce n’est pas la seule manière par laquelle cet ouvrage collectif répond aux préoccupations de la problématique posée ici au départ. À la suite de la réalisation de notre premier programme de recherche, dont le volet pratique avait consisté en l’étude du cas exemplaire des pluies acides au Québec, José A. Prades (1994) a proposé un nouveau paradigme méthodologique comprenant notamment un volet « intégrateur ». Ce volet permet aux recherches en sciences sociales de l’environnement de se situer, d’une certaine manière, à la jonction du monde objectif et du monde social. Dans le même esprit, mais en allant plus loin que ce qui avait été fait dans la recherche sur les pluies acides, ce paradigme implique un grand nombre d’études spécialisées, toutes axées sur un point central : la résolution d’un grand problème de société à envisager sur une courte, une moyenne et une longue période, et cela dans ses aspects tant locaux que globaux, et tout en considérant les aspects tant normatifs qu’objectifs des solutions recherchées.

17Le problème auquel ce paradigme est appliqué maintenant en regard du réchauffement climatique est celui du transport récurrent individuel des personnes dans une grande zone urbaine métropolitaine. L’automobile est visée au premier chef. L’accent est mis sur l’étude des conditions sociétales (Tessier 1996 ; Vaillancourt et Perron 1996) nécessaires pour mettre en œuvre des processus collaboratifs destinés à trouver des solutions à ce problème de planification et de gestion intégrée de l’environnement et du développement. Le volet « intégrateur », qui constitue l’aspect le plus nouveau et le plus important de la recherche, consiste à viser une connaissance collaborative par le partenariat entre les divers intervenants scientifiques et sociaux. La jonction que nous souhaitons entre le monde objectif et le monde social prend donc une nouvelle forme ici. On trouvera à ce sujet dans le livre l’exposé d’un programme de recherche détaillé et fort documenté ainsi que ses justifications, d’ordre éthique en particulier (Prades, 1996).

18Or, selon le questionnement que lui adresse Pierre Hamel (1996) dans le livre même, ce paradigme a sans doute encore, malgré son insistance sur le volet participatif, une propension à postuler les valeurs éthiques à privilégier dans la recherche de solutions, ce qui le rapproche sensiblement de celui de la planification rationnelle en ce qu’il tend alors à orienter l’action sur la seule question des moyens. Dans le cadre de la problématique posée au départ ici, il faut apprendre en effet à se méfier des effets pervers du paradigme de la planification rationnelle. Ceux-ci ont été mis à jour entre autres par la critique postmoderniste. D’une manière encore plus fondée et plus sérieuse, ils ont été relevés par ceux qui, comme Alain Touraine, ont recours à la notion de néomodernité ou de modernité avancée ou radicale pour critiquer les abus de la modernité et reconnaître à la fois les acquis positifs qui surviennent lorsque s’exerce un contrôle démocratique de son évolution. Ce courant de pensée qui se veut critique de la modernité attaque notamment les rapports que certains chercheurs entretiennent avec les pouvoirs, car la production de connaissances servirait davantage leurs intérêts en protégeant leur position sociale qu’elle ne poursuivrait les finalités d’émancipation mises de l’avant pour la justifier. Les paradigmes nés dans un tel contexte sont marqués par cette recherche de pouvoir, tout au moins de contrôle des situations sociales jugées problématiques compte tenu (non explicitement) des rôles sociaux à protéger.

19En effet, le modèle rationaliste de la planification, qui de ce point de vue critique s’enracine de façon trop unilatérale dans la tradition des Lumières, est jugé réducteur face à une réalité complexe qui n’obéirait pas à ses règles. La science ne pourrait guider à elle seule les processus décisionnels, car les valeurs qui sous-tendent les choix politiques seraient irrationnelles pour une bonne part3. De plus, des incertitudes demeurent, car les sciences sociales s’avèrent encore incapables de prédire les comportements sociaux. De là une crise de la planification, imbriquée à celle de la modernité, à celle de l’État et à celle des grands récits transhistoriques qui justifiaient l’action bureaucratique. De là aussi un appel à la multiplicité des points de vue dans la médiation politique des intérêts privés et publics, qui rejoint, mais sans que tous les doutes qui animent cet appel soient apaisés, la dimension participative du paradigme proposé par Prades pour la gestion de l’environnement et du développement face à des problèmes comme celui du réchauffement climatique. En fait, il faudrait que ce paradigme s’arrime davantage, et dès sa mise en œuvre, à la réalité sociale dans laquelle il veut inscrire son action. Ce qui est questionné ici, c’est son arrimage entre les faits scientifiquement construits et les valeurs plus ou moins discutées qui sous-tendent ce travail. Comme nous allons le voir, la question des valeurs qui sont à la base de toute recherche se pose d’autant plus dans ce cas que c’est par le moyen de la recherche interdisciplinaire que ce paradigme entend réaliser son idéal de rendre service à une société en l’aidant à poser, puis à résoudre, un problème environnemental.

20La réalisation de l’interdisciplinarité est un idéal souvent considéré comme utopique, mais qui caractérise et motive l’émergence de plusieurs nouveaux paradigmes dans bien des domaines, notamment dans le champ des sciences de l’environnement. Or le recours à différentes études spécialisées implique une réflexion sur les conditions de réalisation de l’interdisplinarité en recherche, en particulier au sujet de la jonction entre les sciences de la nature et les sciences sociales.

21Apportant sa collaboration à la réflexion sur le paradigme proposé par Prades, Brigitte Dumas (1996) a consacré à cette question un chapitre du livre dont nous examinons les contenus pour savoir à quel point ils vont dans le sens d’une nouvelle rationalisation de type normatif en recherche, et non pas uniquement de type instrumental. Il ressort de ce chapitre que c’est précisément par leur rapport aux valeurs et à travers le passage à l’action que les sciences humaines peuvent principalement s’intégrer aux sciences de la nature dans une perspective systémique vouée à la résolution des problèmes environnementaux. En examinant les types de rationalité à l’œuvre dans les sciences de la nature et dans les sciences humaines, Dumas établit les conditions de la pratique de l’interdisciplinarité que commande la complexité des phénomènes environnementaux. En explorant les voies par lesquelles on pourrait exercer cette interdisciplinarité, que ce soit par la théorie, par l’objet, par la méthodologie ou par l’action, elle propose, face aux difficultés rencontrées, le paradigme de l’organisation systémique pour intégrer les différentes disciplines à la fois par les voies de la méthodologie et du passage à l’action. La solution de problèmes complexes, comme ceux liés aux questions environnementales, implique en effet non seulement de la positivité, mais aussi de la normativité, et nécessite en cela une réconciliation des faits et des valeurs dans l’action menant à des résultats choisis.

22L’apport des sciences humaines et sociales à la jonction souhaitée peut prendre différentes formes. La recherche-action offre divers moyens à cet effet. Dans le champ qui nous occupe, il est possible de faire appel à ce qu’on nomme l’Éducation relative à l’environnement. On trouve en ce domaine une pluralité d’approches qui ont fait l’objet de plusieurs prises de position dans des débats internationaux. En s’inspirant de certaines d’entre elles, Lucie Sauvé (1996) propose, dans le livre examiné ici, une approche qui est à la fois systémique, intégratrice et résolutique. Il s’agit nommément de trois aspects du paradigme proposé par Prades, aspects qui ont été approfondis et discutés précédemment par Hamel et Dumas. Ils sont traités différemment ici en ce qu’ils sont mis en œuvre dans une communauté précise qui a ses propres valeurs et définit elle-même ses objectifs. La spécialité de la recherche-action est en effet de se brancher sur un milieu donné et d’en respecter les perceptions jusque dans les conclusions concernant ce qui a été expérimenté dans la recherche. Dans ce cadre, l’éducation relative à l’environnement et au développement durable devient un processus extrêmement rationnel de réflexion collective, allant du repérage d’une situation-problème par les acteurs eux-mêmes à l’évaluation et au suivi d’un plan d’action.

23L’éducation relative à l’environnement telle que conçue par Sauvé vise la production et l’acquisition de savoirs utiles à la résolution de problèmes environnementaux en mettant en œuvre un paradigme éducationnel inventif qui appelle le développement d’une conscience critique dans une communauté donnée. Il s’y profile la même préoccupation concernant la dimension sociopolitique de la science que celle qui a caractérisé le point de vue d’Hamel et, plus implicitement, celui de Dumas. En somme, il y a, quand on veut aborder les problèmes environnementaux dans une perspective de solution, une question préalable de mise au programme politique, laquelle se pose nécessairement dans un milieu donné, dont les valeurs principales favorisent ou non l’identification du problème et permettent ou non ensuite à la question posée de recevoir une réponse positive, durable et concrète.

24La méthodologie proposée en éducation relative à l’environnement et au développement durable est surtout adaptée à la prise en charge par les communautés locales des problèmes qui leur tiennent à cœur. Les sciences humaines et sociales disposent d’autres moyens, les recherches empiriques en particulier pour porter attention aux valeurs actives et à leur expression dans la sphère publique de sociétés plus larges, et ainsi de pouvoir les aider elles aussi à sortir de l’impasse du dirigisme.

25Par exemple, l’ensemble des conclusions des recherches qui, depuis une trentaine d’années, ont porté sur les rapports entre le contenu des médias, les problèmes environnementaux et la société à laquelle on s’adresse donne un sens nouveau à l’hypothèse souvent confirmée de la mise à l’agenda politique par les populations des sujets couverts par les médias. Comme le rapporte Robert Tessier (1996) dans le livre dont nous examinons les propositions, cette hypothèse rencontre au plan empirique des limites qui rétroagissent sur ses possibilités d’application inspirées par le dirigisme : le processus de mise à l’agenda politique des contenus des médias ne fonctionnerait qu’avec les problèmes qui touchent à des valeurs collectives déjà partagées par la population-cible. D’autres limites rencontrées au plan pratique par cette hypothèse sont explicables par la dynamique de la régulation sociale des problèmes environnementaux, déterminée pour sa part par l’état de la demande sociale en environnement à laquelle personne ne peut se soustraire comme dans tout jeu de marché. Cette dynamique, telle qu’elle peut être observée, permet d’expliquer tant les résultats probants de l’hypothèse de la mise à l’agenda des contenus des médias que leurs limites, tout en conférant un sens précis aux résultats des analyses de presse menées sur cette base.

26En accord avec la problématique posée ici au départ, ces analyses de presse peuvent servir à guider une gestion de l’environnement s’appuyant sur les processus sociétaux en présence. Les types de contenu qui aident à cerner la dynamique concrète à l’œuvre dans tel ou tel cas sont connus. Les valeurs sociales opèrent une fonction centrale dans cette dynamique dont les autres éléments déterminants — acteurs, ententes, conflits, événements, avis, procédures et décisions — sont aussi repérables par les analyses à mener sur chaque cas particulier.

27Dans cette optique et en lien avec le questionnement sur les choix énergétiques à faire dans le contexte du réchauffement global, plusieurs membres de notre équipe ont particulièrement étudié le cas de la controverse ayant entouré le projet hydroélectrique de la rivière Grande Baleine au Québec, et ce, non seulement à travers la presse, mais aussi à travers les discours des intervenants dans ce débat. Il est apparu clairement que la critique et la production de savoirs dans l’identification et la résolution de situations-problèmes en environnement impliquent la présence et la confrontation de paradigmes différents sur le terrain même où des acteurs proposent un certain développement social. Il faut des outils de recherche pour identifier ces conceptions qui donnent leur forme propre aux discours et aux pratiques des acteurs plus ou moins en conflit. Or un paradigme donne sens aux faits, et ce sens se manifeste par le symbolique présent dans les discours des acteurs.

28Pour étudier ces paradigmes sociaux, Camille Raymond (1996) propose, dans un chapitre de l’ouvrage que nous examinons, d’adopter un paradigme interdisciplinaire qu’elle qualifie de « sémio-sociologique » et pour lequel la question du symbolique est centrale dans l’analyse rationnelle de faits sociaux tels que les controverses environnementales. L’application d’un paradigme de ce genre permet de voir comment les acteurs, dans une situation, construisent le monde social et lui donnent sens par leur capacité symbolique. Comme dans le cas des analyses de presse servant à identifier l’état d’une problématique de nature sociétale, mais dans ce cas-ci en se concentrant sur certains acteurs-clés pour en étudier les arguments moins publics et plus détaillés, ce genre d’analyse « sémio-sociologique » a une portée pratique pour quiconque voudrait s’insérer dans les processus alors actifs en percevant et en prenant en compte les forces déterminantes qui y sont à l’œuvre. On le voit, les analyses empiriques, neutres en apparence, ont encore ici une portée politique au sens large du terme.

29Le passage à l’action, y compris l’action d’étudier un discours ou un comportement, ne peut pas être parfaitement angélique, ne serait-ce que parce que l’analyse réalisée peut ensuite servir à des fins de promotion, d’intervention ou encore de dénonciation dans un contexte social donné. Cela est encore plus vrai lorsqu’on étudie les problèmes environnementaux dans une perspective de solution. Par définition, les controverses environnementales laissent peu de place à la neutralité. Le politique constitue l’un des lieux privilégiés pour initier la résolution de problèmes environnementaux, car il s’agit non seulement de problèmes d’intérêt public, mais de questions où s’imbriquent aussi, du local au global, les intérêts de toutes les sociétés, petites et grandes, auxquelles nous appartenons.

30Cependant, même si le leitmotiv « penser globalement, agir localement » comporte bien deux pôles complémentaires, le premier ne peut pas se limiter à la pensée. Les recherches en sciences sociales de l’environnement doivent, pour se situer à la jonction du monde objectif et du monde social qui les concerne, élargir considérablement leur objet et ne pas se limiter à un passage à l’action ne considérant que les aspects locaux d’un problème. Un laboratoire régional ne suffit pas non plus. Les problèmes tels que les précipitations acides ou le réchauffement planétaire ne connaissent pas de frontières. Ce sont des problèmes globaux pour la gestion desquels des organismes internationaux ont été mis sur pied et dont le fonctionnement ou les politiques peuvent être critiqués et modifiés en vue d’être plus éclairés et plus efficaces. De là l’importance de développer aussi une méthodologie pour l’analyse de l’aspect institutionnel de la régulation globale des problèmes environnementaux, ce qui ramène notre attention sur la nécessité de tenir compte aussi, dans le passage à l’action environnementale, de problématiques qui ne sont pas nécessairement issues d’une base plus ou moins restreinte, mais qui s’imposent, pour ainsi dire de haut, par des enjeux sociopolitiques, socio-économiques, socioculturels ou écosocio-logiques plus larges. Cependant, afin que la démarche ne repose pas sur des hypothèses tendant à privilégier un point de vue et orientant les débats à la manière du paradigme moderniste de la planification rationnelle, il importe qu’elle soit inductive.

31À ce sujet, l’approche inductive décrite par Urs P. Thomas (1996) dans le livre que nous examinons comporte quatre phases successives : la cueillette de données par entrevues semi-directives auprès d’acteurs d’une institution internationale impliquée dans les questions d’environnement et de développement au plan mondial, la contextualisation des résultats par rapport à la complexité des enjeux des politiques en cause, l’analyse de la structure institutionnelle pour comprendre comment les politiques qui y sont opérationnalisées pourraient évoluer vers une plus grande coopération interorganisationnelle, et des conclusions théoriques pour évaluer l’efficacité des mesures de négociation à mettre en place pour favoriser une régulation globale des problèmes environnementaux à l’échelle planétaire. Cette vaste perspective constitue l’un des points de vue nécessaires de nos jours pour appréhender les questions environnementales dans leur véritable dimension sociale.

32C’est précisément pour combler des lacunes comme celle du manque d’adéquation entre, d’une part, la nature et l’envergure des problèmes posés et, d’autre part, les méthodes utilisées pour les étudier et les contrer, lacunes qui se trouvent bien « à la jonction du monde objectif et du monde social », que, dans le livre La recherche sociale en environnement, nous avons tenu à réfléchir sur les moyens de parfaire notre méthodologie. Selon les problèmes considérés, celle-ci est à ampleur variable dans sa prise en considération de la jonction à opérer entre le monde des significations, des intentions et des valeurs, d’une part, et la rationalité instrumentale, d’autre part. Cette dernière ne peut pas par ailleurs, dans l’état actuel des connaissances et des doutes soulevés sur les causes et les impacts des problèmes environnementaux, faire abstraction ni de leur dimension humaine ni de leur dimension de plus en plus globale, laquelle impose déjà hiérarchiquement, par la force des choses, un certain sens à l’action des chercheurs, des communautés et des sociétés préoccupés par ces problèmes.

33Réels et essentiellement globaux, les problèmes environnementaux ont tout pour maintenir la nécessité du projet d’une éthique universelle dont il est fort légitime de postuler les valeurs si on croit les avoir identifiées. Encore faut-il cependant discuter du contenu qu’on attribue au projet en question avant de passer trop vite aux moyens de sa mise en œuvre et, que ce soit en amont ou en aval d’une recherche à cet effet, convenir de la relativité de celle-ci compte tenu des nombreuses indéterminations qui marquent les réalités tant sociales que naturelles dans l’état actuel de nos connaissances. Dans ce contexte, les perceptions, comme les paradigmes plus ou moins conscients dont elles découlent, ne sont pas à négliger. Telle est la manière par laquelle nos travaux actuels tentent de contribuer à la jonction souhaitée ici au départ entre le monde objectif et le monde social.