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12. Ni de votre anarchie, ni de votre révolution

p. 102-107


Texte intégral

1Né quinze ans avant la Prise de la Bastille et mort au milieu du règne affairiste de l’Homme du deux-décembre, Hippolyte Colins et ceux de sa génération ont vu la France et 1 Europe aller de révolutions en coups d’État et de périodes d’« anarchie » en réactions « despotiques », ils ont vu croître asymptotiquement la richesse insolente et le « paupérisme », ils ont vu se décomposer les anciennes croyances sous les coups de l’« incompressibilité de l’examen »... Le but de Colins, qui fut aussi celui de Fourier, d’Enfantin, de Considérant, n’était pas, après tout cela, d’ajouter au cycle révolutionnaire un épisode sanglant de plus. Ce que ces réformateurs romantiques appellent « révolution » ne consiste jamais à traiter le désordre présent par le moyen d’un désordre encore plus grand, fût-il promis ultime, mais au contraire, à « fermer définitivement », disaient-ils, par des mesures appropriées, l’ère révolutionnaire.

2Il faut ajouter aussitôt, cependant, que tous les penseurs du siècle passé, et tous les publicistes, les journalistes, se sont accordés sur une prédiction : que l’insoluble et menaçante « question sociale » conduisait l’Europe, visiblement incapable de la résoudre, à une conflagration civile à côté de laquelle 1789 aurait été une amusette. Agathon de Potter, dans une série de numéros de La Philosophie de l’avenir, en 1886, a publié une anthologie de tous ces philosophes, juristes, économistes qui, depuis 1830 environ, ont prédit une « révolution sociale » imminente, fût-ce d’ailleurs pour s’en alarmer plus souvent que s’en réjouir1. Ce ne sont pas des révolutionnaires professionnels qui ont montré la société bourgeoise comme courant à l’abîme, ce sont les bourgeois eux-mêmes de tous les partis, les réactionnaires, les libéraux, les philanthropes, les progressistes. Ils ont réclamé des réformes radicales, ou, selon leur degré d’effroi et de panique, souhaité une répression féroce. Après 1870, la Commune de Paris a servi d’unité de mesure aux prédictions de plus en plus alarmistes : la prochaine guerre sociale serait « dix fois », « cent fois » plus effroyable que la Commune. Il faudrait périodiser ces avertissements, ces cris d’alarme adressés aux « classes éclairées », les pressant de prévenir le désastre par de « larges réformes » pour n’être pas « emportées par le torrent ».

3Louis de Potter, l’un des premiers disciples de Colins, avait été une figure dirigeante de la Révolution belge de 1830 et dans un singulier ouvrage, De la révolution, il avait réclamé que ce mouvement, — le type des prudentes révolutions nationales bourgeoises, — se transforme en « une révolution véritable, c’est-à-dire populaire et sociale » car une telle révolution serait, ajoutait-il de confiance, « préférable à tout état civil et politique connu2 » ! Déçu par les Trois Glorieuses belges qui, accouchant d’une monarchie constitutionnelle, n’avaient pas su « faire une révolution sociale, c’est-à-dire réformer la société dans l’intérêt du peuple3 », Louis de Potter préféra s’exiler à Paris. Sa rencontre avec Colins, son lointain compatriote, lui fut une révélation. Après bien des résistances, Louis de Potter se convertit au socialisme rationnel, métaphysique et critique sociale comprises, et il sut même inculquer sa foi à son fils qu’il baptisa du prénom très colinsien d’Agathon.

4Pour Colins, je l’ai dit, l’ère des révolutions, l’alternance d’anarchie et de despotisme qui durait depuis un demi-siècle, témoignait du fait que les modernes avaient encore à expier aux yeux de la Justice éternelle. Et cependant, il fallait que s’opère une révolution ultime ! Qu’est-ce qu’une révolution ? Des barricades, la prise d’assaut d’une caserne ? Nullement ! Voici un des topoi durables du XIXe siècle sous forme de distinguo entre une conception ésotérique et exotérique : la révolution authentique, ce n’est aucunement l’émeute. « Il y a des gens qui s’imaginent qu’une révolution c’est tant de kilos de poudre brûlés, tant d’hommes tués et blessés, tant de maisons incendiées ; tout cela, c’est le côté tragique d’une révolution ; mais ce n’est pas la révolution. Pour qu’il y ait une révolution, il faut un changement complet dans les institutions sociales4. »

5Contre la conception plébéienne, brutale et aventuriste de la révolution émeutière, Colins développe une conception ésotérique de celle-ci, conception pacifique dans son principe. J’ai montré dans mon Utopie collectiviste comment les leaders et théoriciens de la Deuxième Internationale ont cherché à persuader que la Révolution socialiste ne serait aucunement et ne devrait surtout pas être le « grand chambard », le « rigodon final » dont rêvaient beaucoup d’agitateurs gauchistes. La révolution selon Jean Jaurès serait, répétait-il, « responsable », « pacifique » dans la mesure du possible, tout le contraire d’un coup de main blanquiste !

6Pour les colinsiens, les choses sont claires sur papier : une transformation sociale pacifique s’annonce, moralement nécessaire et inévitable à terme. Il est correct et juste de l’appeler une « révolution » car la société qui en sortira sera la négation absolue de la société actuelle. La « société future », juste, rationnelle et anticapitaliste, étant le contraire du règne présent de « la force brutale » et ne pouvant s’instaurer que lorsque sera renversé l’ordre actuel, il est juste d’appeler ce passage une révolution, et même la révolution par excellence. « Pour qu’il y ait révolution, il faut un changement complet dans les institutions sociales5. » Mais ce concept implique-t-il la violence ? Aucunement. La violence, c’est l’essence du désordre social qu’il s’agit de renverser. Le colinsisme se dit « indiscutablement révolutionnaire [...] Mais, ajoute-t-il, notre conviction de la possibilité d’arriver à ce bouleversement par des voies pacifiques et des moyens gradués, est complète6. » Oui, confirme Jules Putsage, « Cette révolution, la dernière, sera pacifique : elle se fera au nom de la raison. Tous en seront acteurs7 ». Ce sera pourtant la lutte finale : la paix et la justice seront assurés à jamais au genre humain. Le « paupérisme » sera anéanti. Mais cette révolution qui mettra un terme à l’anarchie morale et économique « est une question de science et non pas de violence8 »... Du moins — car à ce point l’ambivalence et la dénégation font loi — il pourrait y avoir de la violence, mais elle sera contingente et les socialistes rationnels s’en lavent d’avance les mains :

Nous croyons néanmoins, parce que la majorité des hommes est composée de gredins et de crétins, que la violence sera nécessaire à l’intronisation de la société nouvelle9.

7Les militantismes radicaux ont rarement eu une opinion très élevée de l’humanité qui est pourtant la bénéficiaire de tous leurs efforts. Pour les colinsiens, la révolution ultime devait d’ailleurs être précédée d’une conversion : il fallait que l’humanité se persuade d’abord de la « réalité du droit », qu’elle se convertisse à la « religion rationnelle » pour qu’elle veuille instaurer une société juste et qu’elle en soit capable. Sans cette mutation morale préalable, l’idée même d’un prétendu socialisme, fait avec des hommes qui ne croient scientifiquement ni au libre arbitre ni à la « rationalité du dévouement », n’est qu’une gageure, qu’une misérable chimère, laquelle ne peut que conduire au pire des despotismes. Au dilemme « changer les institutions ou changer les hommes », la réponse colinsienne est claire car elle poursuit inexorablement son raisonnement par l’absurde : il faut d’abord une « foi commune » (basée sur la science), le socialisme sera immatérialiste ou ne sera pas ! C’est ce qu’expose Colins dans son Economie politique : « sous peine de la plus effroyable anarchie, la révolution philosophique doit précéder la réorganisation matérielle de la société10 ». Par ailleurs, la réorganisation colinsienne ne tient pas dans un coup de force : la « collectivisation du sol » et la suppression de l’héritage — mesures pacifiques qui ne spolient que les morts — s’accomplira dans le temps d’une génération.

Le sol peut entrer à la propriété collective, avec toutes les conditions de justice que je viens d’énoncer, en moins d’un quart de siècle. — C’est bien long, diront les amateurs de révolutions !...11

8Colins n’est pas amateur de révolutions. Ce qu’il veut, à l’instar d’Enfantin et de Comte, c’est refonder l’ordre pour assurer le progrès. La chimère colinsienne d’une révolution morale, d’une conversion rationnelle de tous les hommes ne serait qu’un élément à ajouter aux bizarreries trop apparentes du colinsisme — si cette idée n’était pas, combinée à celle d’une « révolution scientifique » et conduite par des socialistes scientifiques, une de ces chimères aporétiques qui n’ont cessé de hanter les pensées militantes. Tout ce qui est dans Colins se retrouve ainsi ailleurs ; parfois chez Colins, cela semble plus bizarre, mais c’est parce que c’est aussi plus net et clair. L’idée d’une mutation rationnelle des humains, ou faute de mieux d’une minorité agissante et « évoluée » qui régnerait par la raison, l’idée d’une classe philosophique révolutionnaire qui dirigerait avec bienveillance de plus pauvres d’esprit, c’est une de ces idées dont il faut aussi suivre les avatars. Je la vois surtout, cette idée, au début de ce siècle chez les théoriciens anarchistes, peu enthousiasmés d’avoir à faire une révolution pour le bénéfice de « masses aveulies ». Voyez ces lignes d’un libertaire de la Belle Epoque, Paraf-Javal :

Nous avons démontré que, seule, une RÉVOLUTION CONSCIENTE, résultant de la méthode scientifique rigoureusement appliquée au point de vue social par des individus convenablement évolués, peut amener, dans un avenir très proche ou plus éloigné, une organisation sociale raisonnable12.

9Une solution aux antinomies que comporte l’idée révolutionnaire est apparue à Colins vers 1850. Cette solution qui permettait d’accélérer la « phase de transition » et de se convaincre de son succès, d’autres l’ont trouvée à la même époque. Elle a nom dictature du socialisme — chez Colins, dictature d’un Grand Frère socialiste. Lorsque l’effondrement de l’anarchie ploutocratique en sera à sa phase finale, lorsque l’alternative sera : le socialisme scientifique ou le retour à l’état sauvage, quelqu’un apparaîtra qui, par force, mettra la force au service de la raison.

L’humanité périrait : s’il n’existait un moyen, réellement suffisant, pour introniser la vérité ; [...]. Ce moyen consiste dans la combinaison par un autocrate, de la force avec le raisonnement13.

10L’Autocrate rationnel émettra, le jour venu, une proclamation dont Colins fournit le modèle14 et il s’attaquera vigoureusement à l’ignorance sociale et instaurera une transitoire dictature de la raison. Dictature rationnelle, dictature républicaine de Comte, dictature du prolétariat de Marx : ces trois conceptions sont issues du même genre de raisonnement que Sorel, « décomposant » Marx, a eu raison de juger « utopique par le fond et par la forme ». La science appuyée sur la force bienfaisante pour anéantir le règne de la force malfaisante, c’est simplement un paralogisme du milieu du XIXe siècle. Tout part chez Colins de l’expérience de Charenton. Se voyant un des rares êtres raisonnables dans un asile d’aliénés mondial et ayant blâmé les faiblesses du directeur de Charenton en 1812, Colins a compris a contrario comment traiter la folie sociale — y compris la maladie identifiée par L. de Potter comme morbus democraticus. Pour le bien des humains, le Dictateur transitoire va rationnellement, mais vigoureusement, assurer le retour des patients à la raison :

Si vous avez un Charenton à guérir ; il faut commencer par être le plus fort. Sinon, le gouvernement passe aux fous. Et c’est peu amusant. Pour guérir un Charenton, il faut donc avoir : des garde-fous ; des camisoles de force ; des douches ; des triques ; des knouts...15

11Cette dictature musclée se prolongera jusqu’au jour où l’ignorance sera « socialement anéantie ». « C’est seulement alors : que le dictateur peut : abaisser socialement ses faisceaux devant la raison ; et, devenir : son premier sujet16. » Après cet épisode, les humains nouveaux voient avec satisfaction l’Etat né de la révolution s’autodétruire et le céder au règne harmonieux de la Science. Colins et Lénine, cette fois ! Mais oui. Mais pas seulement cette rencontre du solitaire de Montrouge et du maître du Kremlin : c’est partout dans les deux siècles modernes que le Philosophe doit régner sur ses pauvres y compris ses pauvres d’esprit. C’est le règne du « Couple sacerdotal » chez Enfantin, c’est la « dictature républicaine » d’Auguste Comte, ce sont les « Logocrates », membres majeurs du Souverain, chez Colins. C’est le « Parti », si vous regardez vers le XXe siècle et c’est le règne des Lumières et du despotisme éclairé si vous remontez dans le passé.

Notes de bas de page

1 « La Révolution sociale prédite », Phil. de l’avenir, juillet, août et sept. 1886.

2 P. 11.

3 P. 22.

4 Borde, Phil. de l’avenir, 1889, 41.

5 Ibid.

6 L’Ordre social, 29, 9, 1892, 1.

7 J. Putsage, Foi, 8.

8 La Terre, I. 1 : 1905, 1. L’ouvrage d’Ad. Hugentobler, L’Extinction du paupérisme, formule spécifiquement la doctrine colinsienne de la révolution scientifique et anti-violente.

9 La Terre, loc. cit.

10 Economie (1882), « Avant-propos », IV

11 Science sociale, V, 319.

12 Paraf-Javal, La Bonne Méthode (Paris, Groupe d’études scientifiques, 1909), 5.

13 Colins, Justice, I, 702. Voir encore Justice, I, 38.

14 Justice, III, 283.

15 Colins, Science sociale, V, 462-463.

16 Ibid.

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