1Durant les années 1960, la formation supérieure devient un enjeu considérable de l’affirmation nationale du Québec. La révolution tranquille met à l’ordre du jour la transformation radicale des systèmes d’éducation et de santé. De nombreux rapports critiquent ouvertement l’ensemble du système scolaire et sanitaire. Ainsi la Commission royale d’enquête sur la culture en 1953 et la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (Commission Tremblay) s’interrogent sur l’équité sociale des principales institutions scolaires1 et soulignent la nécessité d’une transformation de la structure scolaire au Québec afin notamment de combler les besoins de la société québécoise en formation professionnelle et technique2. Avec la Commission Royale d’enquête sur l’enseignement (Commission Parent), le mouvement de laïcisation des institutions d’enseignement prend de l’ampleur. L’Association des professeurs de l’Université de Montréal propose un système d’enseignement unifié, cohérent et laïque3. Plusieurs d’entre eux, dont Camille Laurin, Maurice Panisset, Armand Frappier, Gabrielle Charbonneau et Gérald Lasalle4 vont jusqu’à signer un manifeste en opposition au projet de création d’une université jésuite à Montréal5 Les autorités religieuses qui administrent les institutions scolaires en sortent complètement discréditées. Les écoles d’hôpitaux, déjà abondamment critiquées dans le rapport Weir en 1932, qui recommandait alors un enseignement universitaire pour les infirmières, sont désormais jugées complètement anachroniques :

Il est probable que la solution la plus satisfaisante aux problèmes de formation en nursing, comme pour la formation légale, médicale ou autre, ne puisse être offerte que par l’université, laquelle possède les meilleures conditions au plan financement, personnel, équipement, pour exercer un sain leadership et servir de réservoir d’idées en matière d’éducation. Le milieu universitaire et le statut qui y est rattaché, en plus de disposer de facilités pour la recherche et l’investigation, donneront probablement à l’étude des problèmes de nursing une vraie dignité et attireront un meilleur type de clientèle étudiante [...]. La formation en nursing [...] ne peut demeurer de façon permanente en dehors du courant vivifiant et inspirant que l’université est le plus en mesure de produire6.

2On retiendra une solution mitoyenne en divisant la formation en deux niveaux, collégial et universitaire. Le Rapport Parent propose, avec l’assentiment des principaux intervenants en éducation et en nursing, notamment celui de l’Association des infirmières de la province de Québec (AIPQ) chargée par la loi de délivrer les permis de pratique, de déplacer le programme de premier niveau de la formation infirmière des hôpitaux aux cégeps (système d’éducation public et création particulière au Québec) (de 1967 à 1972). L’admission au programme de cégep se fait après une 11^e année sans chimie et sans mathématiques, pour un cours technique de 3 ans. Le programme universitaire est offert aux étudiantes ayant terminé 2 ans de cégep en sciences de la santé, pour un programme de baccalauréat de 3 ans, comme dans les autres disciplines de la santé. Ni le ministère de l’Éducation ni les universités n’avaient considéré un arrimage possible entre ces deux formations, qui débouchaient sur des diplômes différents, de techniciennes dans un cas, de professionnelles dans l’autre. En fait, il s’agissait alors de rectifier ce qui était considéré comme une anomalie et de remplacer les écoles d’hôpitaux par une formation courte au cégep, l’université étant réservée à une formation supérieure spécialisée.

3L’impact de cette réforme est considérable, en ce qu’elle transforme l’ensemble de la formation des infirmières. Outre que les religieuses n’ont plus qualité pour diriger les écoles d’hôpitaux et exercer dans les autres secteurs d’enseignement, la question de la refonte des programmes reste entière. C’est désormais le ministère de l’Éducation et les différents paliers académiques qui devront statuer sur leur contenu7. Ce qui est particulier ici, c’est que ce fort mouvement de déconfessionnalisation accélère, par rapport aux autres provinces canadiennes, le processus qui conduit la formation infirmière du secteur privé hospitalier au secteur public. Les écoles d’hôpitaux, bien qu’elles ne soient pas propriétés de congrégations religieuses, sont décriées partout au Canada pour leurs méthodes d’apprentissage anti-pédagogiques et pour l’utilisation des étudiantes infirmières comme main-d’œuvre. Le Québec sera la première province à sortir massivement et à un rythme rapide toutes ces écoles des hôpitaux8.

4La formation des infirmières devient alors l’objet d’intenses conflits entre les autorités collégiales (car les professeurs qui proviennent des anciennes écoles d’hôpitaux attirent le plus grand nombre d’étudiantes) et les instances universitaires (où s’affirme un nouveau groupe d’infirmières, formées elles-mêmes à l’université, souvent aux États-Unis, et qui revendiquent une formation universitaire et un statut équivalents à ceux des autres professionnels). L’enjeu pour l’université sera d’offrir une formation de base susceptible d’attirer des étudiantes. Rompant avec la pratique des trente dernières années (de 1930 à 1960) durant lesquelles les programmes universitaires offerts par les Sœurs Grises, l’École d’hygiène et la McGill School for Graduate Nurses étaient considérés comme des spécialisations pour le perfectionnement des infirmières voulant obtenir des diplômes de gestionnaires, d’enseignantes ou d’hygiénistes, les universités s’engagent dans une formation générale dite de base pour une catégorie de praticiennes de niveau universitaire. Ce sera l’objet du baccalauréat de base offert à l’Université McGill à partir de 1957 et à l’Institut Marguerite d’Youville en 1962, tandis que l’on développe des programmes de deuxième cycle pour l’administration, l’enseignement et la recherche. L’École des sciences infirmières à l’Université Laval n’est créée qu’en 1967 et ne délivre pas encore de baccalauréat de base. C’est dire si, dans le milieu francophone, la bataille qui s’engage autour de la nouvelle Faculté de nursing sera déterminante pour l’avenir de la formation infirmière dans son ensemble. On verra dans ce chapitre les différents moments de la création de la Faculté de nursing à l’Université de Montréal dans un contexte où l’on peut accéder à une formation universitaire en nursing en sortant d’une formation générale au cégep (ou en sciences de la santé, mais pas nécessairement en nursing).

La création de la Faculté de nursing (1962-1967)

5Bien amorcé par les Sœurs Grises, le processus de fondation d’une Faculté de nursing est enclenché en 1962. Il s’inscrit dans la réorganisation institutionnelle de l’Université de Montréal9, qui voit naître plusieurs nouvelles facultés, dont quelques-unes, comme celle en sciences de l’éducation, visent la formation professionnelle. Elle fait face à de nouvelles exigences, tant au plan de l’organisation de ses programmes, de ses axes de recherche, de sa direction académique etc., qu’au plan de ses orientations, dont plusieurs sont contenues dans les nombreux rapports sur l’éducation.

6Un rapport du D^r Camille Laurin et de Gabrielle Charbonneau critique ouvertement la qualité de l’enseignement des Sœurs Grises, qui comprend selon eux trop de cours de religion10. Certes, ces critiques (redondance des programmes, peu d’analyse scientifique, pédagogie assommante)11 apparaissent dans les années 1960 comme autant de manières de procéder à la laïcisation de l’enseignement infirmier. La présence des Sœurs Grises à la tête de l’Institut apparaît désormais anachronique. Dans un tel contexte, les difficultés éprouvées par l’Institut à se tailler une place autonome au sein de l’université ne font que commencer. Pourtant, l’avis en faveur d’un institut autonome de la part des directrices des écoles canadiennes et américaines transmis à sœur Lefebvre lors de ses démarches au cours des années 1950, a créé un précédent qui force les autorités de l’Université de Montréal à revoir l’ensemble de leur stratégie dans le contexte d’anticléricalisme qui balaye alors le Québec. Comment créer une faculté autonome, alors que l’IMY et les Sœurs Grises occupent une place prépondérante dans le domaine des soins infirmiers et de la formation supérieure en soins infirmiers ? Comment régler la question du baccalauréat de base dispensé par l’IMY ? Que faire de la formation des infirmières dispensée ailleurs dans l’université (à l’École d’hygiène et dans le tout nouveau Service de l’éducation permanente), alors qu’elle ne donne pas accès à ce diplôme ? Les réponses apportées à ces questions seront déterminantes : elles vont structurer les cadres dans lesquels les savoirs seront dispensés, et définir les types de formation.

7La question d’une faculté de nursing resurgit en 1960 avec l’idée d’un centre médical comme lieu de formation des médecins et des infirmières. L’épisode de la création d’un centre universitaire, dont nous avons vu au chapitre précédent les prémices, réapparaît quelques années plus tard sous la forme d’un projet de centre médical dont le D^r Camille Laurin prendrait la direction. Il siège à ce titre au comité d’étude du projet d’affiliation de l’IMY, avec Gabrielle Charbonneau. Ce comité suggère la fondation immédiate d’une faculté de nursing autonome, en vue du futur centre médical12 ignorant le rôle de la Faculté de médecine dans ce processus, ainsi que celui de l’IMY et des Sœurs Grises. Selon le comité, la participation de ces dernières au centre médical se limiterait à l’enseignement qu’elles offrent déjà aux infirmières diplômées et à l’utilisation du personnel de l’IMY. Pour lui, l’enseignement à l’IMY devrait être contrôlé et coordonné par la nouvelle Faculté de nursing13. Cette proposition qui vise à terme au démantèlement de l’IMY sème la consternation en son sein, mais obtient l’appui de la Faculté de médecine.

8Vivement souhaitée par le conseil de la Faculté de médecine, qui en approuve à l’unanimité le projet, la création d’une faculté de nursing est entérinée par la Commission des études et le Conseil des gouverneurs14. Le doyen de la Faculté de médecine, le D^r Wilbrod Bonin, recommande aussitôt Alice Girard comme candidate au poste de doyenne. Celle-ci sera également nommée membre du comité de construction du centre médical15. En 1962, la Faculté de nursing est donc formellement créée et la délégation de pouvoirs effectuée. Il revient à la Faculté de nursing d’approuver les programmes des écoles d’infirmières et d’accepter les candidates qui satisfont aux exigences académiques, de délivrer les diplômes ; aux conseils des facultés de médecine et de nursing, le soin de nommer des représentants au bureau conjoint ; et à l’immatriculation, toute question qui implique un jugement d’équivalence16.

9À cette étape, tout porte à croire que dans ce projet de centre médical, l’autonomie attribuée à la Faculté de nursing est la même que celle donnée à la Faculté de médecine, même si son pouvoir au sein de l’Université ne ressemble en rien à celui de la Faculté de médecine. Quelques mois après sa création, la légitimité de la Faculté de nursing est mise en doute. Des professeurs signataires d’une déclaration de protestation considèrent qu’il est « contraire aux objectifs mêmes de l’enseignement supérieur d’élever à la dignité de faculté des écoles qui, s’il est parfois nécessaire de les établir sur un campus universitaire, doivent demeurer sous la dépendance des Facultés directement intéressées à leur maintien17 ». Le mot faculté suppose une autonomie que certains professeurs ne considèrent pas souhaitable dans ce cas et un savoir digne, ce à quoi le nursing ne répond pas. L’enseignement du nursing devrait, selon eux, se trouver sous la dépendance de la Faculté de médecine18. Mais les dés sont jetés ; le rectorat ne cédera pas aux objections et conservera le terme faculté et l’autonomie qui lui est rattachée, suivant la proposition du mémoire mentionné plus tôt19.

10Forts de leur volonté de modernisation, les membres du Conseil considèrent la création d’une Faculté de nursing comme devant se faire de concert avec les médecins dans l’optique de la création d’un nouveau centre hospitalier. Selon Alice Girard, première doyenne de la Faculté de nursing, le facteur important a été l’autorité du doyen de la Faculté de médecine à l’époque, le D^r Wilbrod Bonin, partisan du projet :

L’impulsion vient du D^r Bonin. Il était doyen de la Faculté de médecine. Je n’étais pas encore à l’Université. Je n’avais rien à faire avec tout ça. J’étais à Saint-Luc. Le D^r Bonin a fait passer l’idée au Conseil de l’Université. Il a envoyé des lettres à plusieurs directrices (à Montréal du moins). J’étais à Saint-Luc... Et il m’a approchée... Je l’ai vu deux fois, parce qu’il est décédé durant l’été suivant. C’est lui qui avait décidé qu’il y aurait une Faculté des sciences infirmières... [Le projet de faculté] a passé pendant que le D^r Bonin vivait, à une assemblée du Conseil. [...] D^r Bonin l’avait fait accepter. (Peut-être n’ont-ils pas entendu le mot faculté ?) [...] C’est après que là, ils [les doyens et les médecins] se sont ouvert les yeux. Ils avaient tous voté pour ça, mais ils n’en avaient pas pris conscience. Le D^r Bonin était mort, fallait que là, je leur fasse prendre conscience. Ils votaient des choses sans trop aller au fond. Si le D^r Bonin avait vécu, il aurait été là. À la première assemblée des doyens, je n’avais personne pour m’appuyer. [...] J’ai été nommée au printemps et il est mort pendant l’été. Je n’ai pas eu la chance qu’il m’aide, pas du tout20 ! »

11Mais le projet de centre médical est remis en question. Le gouvernement Lesage, qui doit financer le projet, exige l’augmentation des effectifs étudiants, car le système de santé a besoin de plus de médecins. Les membres de la Faculté de médecine, malgré la crainte de leur doyen, s’y montrent défavorables et perdent l’appui du gouvernement. Ce dernier suggère une solution moins coûteuse en reconnaissant l’Hôpital Sainte-Justine comme hôpital universitaire21, solution que les autorités universitaires adopteront unilatéralement. L’échec du projet de centre médical en 1965 ne peut toutefois pas empêcher la création de la Faculté de nursing.

L’enseignement de deuxième cycle (1962-1964)

12À sa création, la Faculté, se référant au mouvement nord-américain, a pour objectif de « donner un cours conduisant au baccalauréat ès sciences en nursing comme première étape d’un programme en vue de la maîtrise, à très brève échéance22 ». Ce programme vise à combler les lacunes observées dans la formation supérieure des infirmières au Québec et au Canada, dont l’enquête de Mussalem, menée en 1960, fait largement état. Selon les résultats de cette enquête, seulement 16 % des écoles d’infirmières seraient accréditées au Canada et 24 % des 491 institutrices des 35 écoles de langue française sont détentrices d’un baccalauréat. Il y aurait moins de 10 infirmières laïques canadiennes-françaises de niveau maîtrise pour occuper convenablement des postes de direction23. La Faculté de nursing projette donc d’offrir un cours menant au baccalauréat ès sciences en nursing24.

13Mais les Sœurs Grises en fonction à l’IMY le font déjà. Elles avaient dans les années 1950 préparé un programme de formation de base qui, nous l’avons vu, a suscité intérêt et enthousiasme et qui sera offert en 196225. Face à la proposition de baccalauréat de la nouvelle Faculté de nursing, la Commission des études de l’Université de Montréal favorise le programme de l’IMY et en fait un préalable à l’admission aux études supérieures (maîtrise) pour les candidates francophones. À la Faculté de nursing échoit la préparation exclusive du programme de deuxième cycle. Mais la Faculté n’accepte pas de limiter son champ au second cycle et demande l’approbation du comité ad hoc pour le baccalauréat, ce qui ne manque pas de provoquer l’ire de ce dernier. Il recommande dans son rapport « de ne pas accepter le programme tel que soumis par la Faculté de nursing » parce qu’il faisait double emploi avec celui de l’IMY, déjà accepté par la Commission des études. Il souligne qu’il n’est pas justifié d’offrir un programme spécial pour les bachelières ès arts et recommande finalement à la Commission des études de prendre les mesures nécessaires pour épuiser toutes les possibilités pour faciliter l’entrée à l’IMY des bachelières ès arts et de voir à ce que la Faculté de nursing et l’IMY travaillent en étroite collaboration dans la perspective d’une intégration ultérieure dans le secteur D (de la santé)26.

14La doyenne résiste et souligne la difficulté qu’il y a à préparer un programme de deuxième cycle dans ces conditions :

Ce cours [de maîtrise] est destiné à recevoir des graduées des deux programmes de baccalauréat sur lesquels nous n’avons aucun contrôle et cependant notre programme de maîtrise sera nécessairement astreint aux exigences des diverses Facultés dans lesquelles nos étudiantes recevront une partie de leurs cours27.

15Le programme de baccalauréat proposé par la Faculté de nursing est donc refusé, et cette dernière doit se concentrer sur la préparation d’un programme de maîtrise. L’objectif de complémentarité des deux programmes, souhaitable, correspond en outre aux deux recommandations de la Commission royale d’enquête sur les services de santé28. On vise tout d’abord l’augmentation du taux d’infirmières diplômées aux 1^er et 2^e cycles. L’Association des infirmières de la province de Québec dénonçait déjà le taux insuffisant d’infirmières possédant un diplôme universitaire de 1^er cycle (2 %) et de 2^e cycle (0,2 %) et proposait une augmentation qui irait jusqu’à 25 ou 35 % (les deux cycles confondus). L’autre recommandation fait état de la nécessité de disposer d’une école universitaire de langue française qui offre un cours à la maîtrise pour remédier aux « fuites » des francophones vers les universités de langue anglaise du Canada ou des États-Unis, qui seules décernaient ces diplômes.

16De 1962 à 1964, Alice Girard et les professeurs de la Faculté préparent le programme de deuxième cycle, qui verra le jour en 1965. Mais la bataille pour rassembler des cours et des programmes à la Faculté se poursuit, du côté de l’École d’hygiène cette fois.

La formation en hygiène : un bassin d’étudiants et de professeurs laïques (1964-1966)

17La formation des infirmières hygiénistes francophones, après avoir été assurée par la Faculté de médecine, est dispensée dans le cadre de l’École d’hygiène depuis 1949, comme nous l’avons vu au premier chapitre. Un grand nombre d’infirmières y ont obtenu leurs diplômes : de 1946 à 1970, sur 1926 diplômes décernés par l’École d’hygiène, 559 sont ceux d’infirmières hygiénistes29 résidant au Québec (95,5 %)30. Des professeurs spécialisés, comme M^lles Deland et Martineau, qui ont enseigné à l’École d’infirmières hygiénistes de la Faculté de médecine, côtoient les nouvelles recrues, M^lles Charbonneau, Girard et Côté. Ce sont ces dernières qui, en 1963, un an après la création de la Faculté de nursing, remettent en cause leur affiliation à l’EH, au moment où celle-ci est démantelée. À l’occasion du déménagement de l’Institut de microbiologie (IM) et d’hygiène de l’Université de Montréal dans de nouveaux locaux, l’EH, dirigée par un doyen qui était aussi directeur de l’IM et directeur de bactériologie de la Faculté de médecine, éclate en plusieurs sous-groupes rattachés aux disciplines plus fortes. Les infirmières hygiénistes choisissent de transférer leur département à la Faculté de nursing (FN)31. Elles considèrent qu’il est plus intéressant de rallier la toute nouvelle Faculté, dans laquelle elles peuvent définir, de concert avec les autres secteurs de soins infirmiers, un enseignement destiné aux infirmières qui soit plus cohérent.

18Le transfert de la formation des infirmières hygiénistes de l’EH à la FN a lieu en 196432. On procède au transfert des enseignements à des professeurs de la Faculté de nursing, qui recrute ainsi ses premières étudiantes. Pour la seule année scolaire 1964-1965, 450 demandes d’information ont été reçues, 75 dossiers étudiés, 49 candidates acceptées et 38 diplômes décernés. La Faculté recrute aussi Gabrielle Charbonneau comme première professeure titulaire, en provenance de l’ÉH.

19Le programme et le contenu du cours d’infirmière hygiéniste des années 1964-1965 et 1965-1966 ne diffèrent pas beaucoup de ceux offerts auparavant par l’ÉH : seuls les sigles des cours changent (HYGN est devenu NURS) et le cours « Conférences et séminaires de nursing en hygiène publique » a été ajouté. Le rôle social de l’infirmière en hygiène publique est réitéré : les infirmières hygiénistes du Québec répondent à des besoins d’éducation sanitaire à domicile et en milieux dits naturels, par opposition au milieu hospitalier (hygiène prénatale, des nourrissons, scolaire et autres). Le triple objet du nursing social est ainsi décrit dans l’annuaire général de l’Université de Montréal, 1964-1965 : « [...] maintenir la santé par l’éducation individuelle, familiale et collective ; prévenir les maladies par l’enseignement des principes d’hygiène ; appliquer les techniques adéquates pour les soins à domicile33. »

20En 1966-1967, deux nouveaux cours sont offerts (un cours d’épidémiologie et un cours de méthodologie de l’enseignement), et les cours d’hygiène scolaire sont séparés des cours d’hygiène infantile et maternelle. Quatre professeures, Alice Girard, Gabrielle Charbonneau, Pierrette Baribeau et Évelyne Boulanger auparavant à l’ÉH, constituent le corps enseignant et donnent les cours de nursing34. La Faculté recrute deux nouvelles professeures, Rita Dusseault et Julienne Provost, qui sont chargées du nouveau programme de maîtrise.

Des spécialités en administration et en éducation (1965-1966)

21La Faculté de nursing s’appuie sur les recommandations de la National League for Nursing américaine35 plutôt que sur les critères de l’Association canadienne des écoles universitaires de nursing (ACEUN)36 et se base sur une étude de 11 programmes déjà en dispensés, dont 2 canadiens et 9 américains, pour préparer son programme de maîtrise37. Le premier programme de deuxième cycle voit le jour avec deux spécialités, en administration du nursing à l’hôpital en 1965 et en éducation en nursing en 1966. La Faculté prévoit l’augmentation des spécialités au fur et à mesure du recrutement de personnel qualifié : nursing psychiatrique, nursing en hygiène maternelle et infantile, nursing en hygiène publique et nursing médical et chirurgical38 pour former des cliniciennes spécialistes. Des cours communs (nursing et autres disciplines), des cours de spécialité (nursing et cours complémentaires), des cours à options et la rédaction d’un mémoire constituent les éléments du premier programme de maîtrise en administration du nursing, comportant 48 crédits. Sur un total de 15 crédits pour les cours communs, 6 crédits sont alloués aux cours généraux en nursing (aspects actuels de la pratique39 et aspects actuels de l’éducation40) qui servent de base à la spécialisation. Il y est question du contexte santé-maladie, du soin intégral, de la multidisciplinarité et de l’élargissement des responsabilités de l’infirmière. Neuf crédits sont accordés aux cours généraux dans les autres disciplines (nursing psychosomatique41, théories de l’administration et de l’organisation des entreprises, méthodes statistiques et méthodologie de la recherche). Sur 21 crédits attribués à la spécialité, 14 crédits sont octroyés aux séminaires sur l’administration du nursing à l’hôpital et sa pratique et 7 crédits sont accordés à des cours d’autres disciplines. Enfin, les cours à options et le mémoire sont chacun de 6 crédits. La recherche représente 18 % des crédits du programme de maîtrise. Il est évident qu’à cette étape l’objectif de la Faculté n’est pas de former des chercheurs, mais des gestionnaires.

22Les savoirs théoriques en administration du nursing portent sur la planification des activités du service du nursing à l’hôpital : philosophie, but, programmes de soins, plans de soins, détermination des effectifs, préparation des budgets, normes et développement. Ils forment les étudiantes à comprendre l’organisation et la répartition des tâches, à la direction du service et à la gestion du personnel : formation, surveillance et évaluation. Enfin, l’évaluation des soins est également abordée. Les séminaires traitent de problèmes spécifiques à l’administration du nursing à l’hôpital, à l’aide d’études de cas et par des exposés que font les étudiantes sur le développement du nursing à l’hôpital. Un cours constitué d’expériences pratiques en administration du nursing à l’hôpital complète cet enseignement par un stage de 4 semaines durant lequel l’étudiante doit faire une observation méthodique d’un service de nursing hospitalier (application des principes administratifs, règlements, procédures, problèmes). La candidate à la maîtrise doit aussi présenter le rapport d’une étude en administration du nursing. Ce mémoire de 6 crédits démontre les aptitudes de la candidate à la recherche et est évalué par un jury de 3 membres. Enfin, chaque étudiante passe un examen général portant sur la spécialisation en administration du nursing durant la deuxième année du programme42.

23En 1966, une nouvelle spécialité « éducation en nursing », envisagée lors du premier projet de maîtrise, est soumise à la Commission des études43. On propose la même structure de programme et les mêmes conditions d’admission que pour la spécialité « administration ». Les cours communs, les cours à options et le mémoire comportent les mêmes éléments que la maîtrise spécialisée en administration, avec des séminaires sur l’éducation en nursing et sa pratique (spécialité), et des cours complémentaires sur les théories de l’éducation, comme la philosophie de l’éducation et la psychologie de l’apprentissage. Au cours des années, quelques ajouts de cours modifient quelque peu le programme44.

24Après son retour d’un congé d’étude à l’Université McGill (où elle obtient une maîtrise en sciences appliquées), Julienne Provost assure les principaux enseignements de la spécialisation en éducation en nursing. Les cours théoriques portent sur la place de l’éducation en nursing dans la société et sur les forces sociales et politiques qui influencent les niveaux de formation en nursing45. Ils concernent également la philosophie, les objectifs, les méthodes d’enseignement et les conditions propices au processus d’apprentissage dans les situations cliniques. Des séminaires visent l’élaboration d’un curriculum en nursing et portent sur la recherche liée à l’éducation en nursing46. Des expériences pratiques en éducation en nursing complètent les cours ; il s’agit d’observations d’étudiantes dans des situations d’apprentissage du nursing, d’animation d’activités éducatives et d’un travail sur l’élaboration d’un curriculum de nursing.

25La fréquentation du programme de deuxième cycle est en croissance : en 1965, les 3 premières candidates sont acceptées47, en 1966, 4 nouvelles étudiantes débutent en éducation en nursing tandis que 2.0 candidates sont inscrites en 1967-1968. Ce type de formation semble exercer beaucoup d’attrait. Il demeure que la question des conditions d’intégration d’un plus grand nombre d’étudiantes, incontournable pour dispenser le baccalauréat de l’Institut Marguerite d’Youville à la Faculté, doit être résolue.

L’intégration de l’Institut Marguerite d’Youville à la Faculté (1967)

26L’autonomie dont jouit l’IMY et le fait qu’il soit dirigé par des religieuses poussent les autorités de l’Université de Montréal à vouloir son intégration au sein de la Faculté de nursing. De 1964 à 196748, l’Université entreprend des négociations avec les Sœurs Grises, qui viennent d’emménager dans de nouveaux locaux et à qui la direction de l’Université avait promis le maintien de leur programme de baccalauréat. L’Université vise à transférer les programmes et l’organisation des études de l’IMY à la nouvelle Faculté.

27Le 25 mars 1966, le président du comité d’administration de l’IMY, Gérard Gingras, la supérieure générale des Sœurs Grises et vice-présidente du CA de l’IMY, mère Georgette Leduc, sgm, l’économe générale de la communauté des Sœur Grises et trésorière du CA de l’MY, mère Berthe Dorais, et la directrice de l’IMY et secrétaire du CA de l’IMY, sœur Denise Lefebvre, rencontrent le recteur de l’Université, Roger Gaudry, accompagné pour la circonstance du vice-recteur Lucien Piché49. L’intégration académique de l’IMY est renvoyée à l’étude auprès d’un comité de représentants des deux institutions (Paul Lacoste, vice-recteur associé et Alice Girard, doyenne de la Faculté de nursing pour l’Université ; sœur Florence Keegan et sœur Denise Lefebvre, pour l’Institut). Aux deux réunions du comité, le 3 mai (les quatre membres sont présents) et le 24 mai (Alice Girard est absente), les questions de l’intégration académique et de l’annulation du contrat d’affiliation de l’IMY avec l’Université de Montréal sont discutées. Le comité propose un calendrier de procédure qui détaille les relations avec l’Université, le niveau d’enseignement, les relations avec la Faculté de nursing, le conseil de faculté, le personnel enseignant, la bibliothèque, le secrétariat. Mises devant le fait accompli, les Sœurs Grises n’ont plus beaucoup de choix50 : l’économe générale de l’ordre, mère Dorais, n’a plus qu’à négocier la vente de leur tout nouveau bâtiment. Selon la quittance finale, les Sœurs Grises auraient vendu le bâtiment et le terrain au prix de 3 000 000 $ à l’Université de Montréal51. L’intégration officielle de l’IMY à la Faculté de nursing de l’Université de Montréal est alors chose faite :

La Commission des études ayant approuvé à l’unanimité le principe d’intégration de l’Institut Marguerite d’Youville [CE-2540 - 26 avril 1967], le Conseil des Gouverneurs ratifie cette intégration et autorise le vice-recteur, M. Lucien Piché, à signer, en l’absence du recteur, le contrat à intervenir à cette fin entre l’Université de Montréal et l’Institut Marguerite d’Youville52.

28Les programmes de baccalauréat en nursing, dispensés par les Sœurs Grises à l’IMY, seront désormais gérés par la Faculté de nursing53. Le personnel de l’IMY sera intégré à la Faculté de nursing et les locaux de l’IMY, dans le nouveau bâtiment du chemin de la Côte-Sainte-Catherine, abriteront désormais la Faculté de nursing. Les Sœurs Grises cèdent leur Institut à l’Université avec l’espoir de voir perpétuer l’esprit qui l’anime. La formation universitaire des infirmières se donnera au sein d’une Faculté et non pas dans une école affiliée ou un département de la Faculté de médecine.

29En 1967, l’Université a réalisé son projet initial d’intégrer les programmes de premier cycle que les Sœurs Grises avaient créés. La Faculté de nursing peut désormais offrir une formation complète de premier cycle — baccalauréat de perfectionnement et baccalauréat de base — et de deuxième cycle. On peut penser que la Faculté dispose de tous les éléments pour gérer la formation universitaire en nursing. Mais la question de la formation des infirmières hygiénistes ressurgit, faisant apparaître les divergences de vue entre la Faculté, l’Université et le ministère de la Santé, tandis que certains programmes de l’éducation permanente provoquent une concurrence inattendue.

La formation des adultes et des hygiénistes

30Forte de l’intégration de l’Institut Marguerite d’Youville, la Faculté propose alors de modifier le programme de baccalauréat général en nursing hérité des Sœurs Grises, qui comprend des spécialités en hygiène. Elle invoque le besoin d’infirmières généralistes, formées au baccalauréat, et considère l’hygiène comme devant en faire partie. Toutefois, la suppression des cours spécialisés en hygiène en 1967 suscite immédiatement la réaction courroucée des secteurs de santé publique concernés.

31Le ministère de la Santé54 et l’Association des infirmières hygiénistes diplômées de l’Université de Montréal (AIHDUM) font part de leur désaccord et tentent de contrecarrer cette démarche. Le comité exécutif de l’AIHDUM55, réuni en assemblée spéciale réclame le maintien des cours d’hygiène ; ses membres considèrent que les besoins de la population en santé publique demeurent impératifs et que les organismes de santé publique réclament des infirmières spécialisées en hygiène publique en grand nombre. De son côté, le ministère de la Santé regrette de voir la faible part accordée à l’enseignement de l’hygiène dans le nouveau programme (moins de crédits dans le bloc nursing, soit 50 % de l’enseignement). Il rappelle également les statistiques de l’embauche des infirmières dans le réseau public et souligne que la majorité des infirmières diplômées des écoles d’hôpitaux candidates au cours ne possèdent pas la 11^e année scientifique requise pour l’entrée au baccalauréat, où la formation hygiéniste sera donnée.

32La doyenne Alice Girard ne démord pas de son projet, car, pour elle, la suppression du cours d’infirmières hygiénistes est largement compensée par les nouvelles mesures : a) un programme de rechange est prévu, avec l’inscription au baccalauréat qui comprend tous les éléments nécessaires aux exigences du travail en santé publique ; b) l’exemple de McGill mérite d’être imité ; et c) les organismes de santé publique, le Victorian Order of Nurses entre autres, sont satisfaits du nouveau type de formation hygiéniste. Alice Girard s’objecte également aux propositions du vice-recteur Paul Lacoste de dispenser ces cours ailleurs, à l’Extension de l’enseignement ou à l’Université Laval. Elle ne pense pas que ce cours puisse être donné à Laval parce que l’École n’offre pas le cours, que le baccalauréat ne comprend pas les matières de remplacement, et enfin que l’organisation du cours d’infirmières hygiénistes à l’Extension nécessiterait la même organisation pour le cours postscolaire en psychiatrie, chirurgie, obstétrique et pédiatrie.

33Mais elle n’arrive pas à convaincre ses opposants et doit se rallier au compromis trouvé, qui exclut partiellement la Faculté. Un programme d’un an destiné à former des infirmières hygiénistes et couronné par un certificat sera offert par l’École d’hygiène, avec la collaboration du Service de l’éducation permanente. En 1967, le Service de l’éducation permanente (SEP), qui vise la formation en cours d’emploi dans diverses disciplines, conclut une entente avec l’École d’hygiène56. Selon cette entente, le programme et le choix des professeurs sont sous la responsabilité de l’École d’hygiène, l’Éducation permanente ne désirant qu’un droit de regard sur les méthodes d’enseignement aux adultes. Cependant, l’administration financière et l’administration académique (inscription, application des normes d’admission définies par l’École d’hygiène, constitution et mise à jour des dossiers des étudiantes) sont assurés par le Service d’éducation permanente. Le cours menant au certificat en santé publique est alors ouvert aux infirmières diplômées qui exercent dans le secteur de la santé publique.

34L’abandon par la Faculté de ce secteur clé de la formation spécialisée des infirmières à d’autres unités de l’Université signifie la fin d’une conception jusque-là prédominante du nursing, où l’hygiène formait la clé de voûte de cette formation. En effet, les dirigeantes de la Faculté font le pari d’une formation au baccalauréat général pour toutes les infirmières et abandonnent un secteur où la demande est forte, où leur expertise est déjà établie et reconnue, même si la Faculté suit le mouvement en faveur d’un baccalauréat général. L’histoire particulière du secteur de l’hygiène qui fut celui des pionnières du nursing confirme sa forte autonomie. Le choix en faveur de l’École d’hygiène de l’Association des infirmières hygiénistes diplômées de l’Université de Montréal montre leur attachement à leur spécialité, plutôt qu’à la Faculté de nursing. Pour la Faculté, la perspective d’intégrer l’hygiène publique dans le baccalauréat général avait pour but de consolider le projet de baccalauréat. On reviendra à l’organisation précédente, où les infirmières hygiénistes seront formées ailleurs au sein des programmes de l’Éducation permanente. La Faculté ne détiendra pas le monopole de la formation universitaire des infirmières et perd une clientèle non négligeable d’étudiantes.

35Au début des années 1960, quatre entités offrent une formation universitaire en nursing au sein de l’Université de Montréal : l’IMY, bien établie au premier cycle ; la Faculté de nursing, qui offre en partie le programme de premier cycle en hygiène et doit faire ses preuves au deuxième cycle ; l’École d’hygiène et le Service d’éducation permanente qui délivrent avec, puis sans, la Faculté de nursing, diplômes et certificats aux infirmières. Cependant, toutes ne s’équivalent pas, et la Faculté de nursing saura intégrer dans un même lieu l’essentiel de la formation universitaire des infirmières francophones du Québec en offrant en 1967 un programme de baccalauréat pour infirmières, un baccalauréat de formation initiale et un programme de maîtrise en nursing spécialisé en administration ou en éducation. En fait, elle fera de l’intégration de l’IMY son principal succès, puisque les programmes offerts à l’IMY représentent la porte d’entrée des candidates infirmières dans le milieu universitaire ; en outre, la fréquentation des programmes y est très importante et le corps professoral y est plus qualifié et plus nombreux. En même temps, face à l’adversité, les Sœurs Grises auront agi avec habileté en léguant un héritage précieux à la Faculté de nursing. C’est au cours des années 1970 que la Faculté de nursing devra s’émanciper de ses héritages et tenter de créer son identité autour de la formation de base et la mise en place de la recherche.