Le renouvellement des pratiques d’aménagement du territoire et d’urbanisme

1Depuis plus d’une décennie, en Amérique du Nord et en Europe, la question du renouvellement des pratiques planificatrices s’est imposée dans les champs disciplinaires des études urbaines et de l’urbanisme (Albrechts, Healey et Kunzmann, 2003 ; Bodiguel et Fialaire, 2002 ; Motte, 2006 ; Salet et Faludi, 2000 ; Salet, Thornley et Kreukels, 2003 ; Wachter et al., 2000 ; 2002). Ces réflexions sur le renouvellement des pratiques d’aménagement du territoire et d’urbanisme sont largement alimentées par ce qu’il est convenu de désigner comme le tournant communicationnel ou argumentatif au sein des théories de la planification (Dryzek, 1993 ; Fischer et Forester, 1993 ; Forester, 1989 ; 1999 ; Healey, 1993 ; 1997 ; Yiftachel et Huxley, 2000). Selon ce courant, le dialogue et la communication entre les acteurs sont essentiels pour permettre de définir des valeurs et des intérêts communs nécessaires à toute démarche planificatrice (Allmendinger, 2002 ; Hamel, 1999 ; Fainstein, 2000). Pour ce faire, les tenants de la planification interactive (collaborative planning) préconisent un recours à des stratégies visant à favoriser les échanges, les discussions et les délibérations entre les acteurs. Cette approche, qui s’appuie sur la philosophie de l’agir communicationnel (Habermas, 1987), conçoit la planification comme un processus interactif et politique dans lequel le rôle des planificateurs consiste, entre autres, à informer les acteurs des enjeux et à structurer les débats dans l’objectif d’atteindre un accord. Dans la pratique, cette approche, qui se réclame bien souvent de la « démocratie participative », met de l’avant des démarches qui procèdent toutes de l’émergence d’un « nouvel impératif participatif1 » (Bacqué et al., 2005 ; Blondiaux, 2008 ; Blondiaux et Sintomer, 2002 ; Revel et al., 2007 ; Simard et al., 2006).

2En France, après plus de quatre décennies d’aménagement du territoire, l’ancienne DATAR2 a constaté, dès le tournant des années 2000, la nécessité de repenser le territoire (Wachter et al., 2000) et de renouveler ses instruments d’intervention (Lacour et al., 2005 ; Wachter, 2000a ; Wachter et al., 2002). Pour cette administration chargée de coordonner les politiques d’aménagement du territoire en France, il faut dorénavant « construire des représentations renouvelées et délibérées par un fort investissement dans la prospective » (Lacour et al., 2005, p. 98). Il importe également de mieux sensibiliser aux enjeux d’aménagement, de mobiliser les acteurs locaux, de favoriser des dialogues et des débats entre les différents acteurs de l’aménagement et de l’urbanisme. Toute politique d’aménagement et d’urbanisme devrait dorénavant s’appuyer sur trois mots d’ordre : argumenter, délibérer et débattre (Wachter, 2002). Les instruments traditionnels de l’aménagement, c’est-à-dire les instruments réglementaires et d’incitation économique, devraient être renouvelés et complétés par une panoplie d’instruments visant à accroître les capacités d’action collective et de mise en œuvre des politiques urbaines (Padioleau, 2000). Pour ce faire, il serait souhaitable de s’éloigner d’une conception linéaire et balistique de la planification et de concevoir les instruments comme des outils s’insérant dans des systèmes d’action collective. Bref, selon la DATAR, il faut favoriser l’émergence de nouvelles méthodes, approches et instruments visant à rompre avec la planification traditionnelle jugée trop centralisatrice et technocratique. Ainsi, la planification urbaine serait appelée à devenir plus stratégique et procédurale ; elle renvoie aujourd’hui surtout à la mise en place de dispositifs d’information, de coordination, de concertation ainsi que de coopération entre les acteurs (Wachter, 2000b, p. 59-60).

3Au Canada, la démocratisation de la planification urbaine s’est amorcée au tournant des années 1970 avec le mouvement pour la participation du public et a donné lieu à une multitude de pratiques visant à associer les citoyens à l’aménagement et au développement des territoires (Grant, 2006). Plus récemment, la question du renouvellement de la planification est revenue à l’ordre du jour avec l’émergence de nouvelles approches prônant le développement durable, dont les approches de la croissance intelligente (smarth growth) et du nouvel urbanisme (new urbanism) (Ouellet, 2006 ; Ye, Mandpe et Meyer, 2005). Selon Fischler et Wolfe (2006), la planification contemporaine au Canada se caractérise par une gestion collective du développement, qui fait largement appel à la prospective, à des exercices de vision stratégique et à des processus formels et informels de participation publique.

4Au Québec, le ministère des Affaires municipales et des Régions s’interroge, depuis le tournant des années 2000, sur les moyens d’une mise à jour du cadre de planification québécois. Dans un document récent (MAMR, 2007), plusieurs enjeux étaient identifiés : mieux arrimer le processus de planification territoriale aux objectifs de développement durable, développer la portée stratégique des documents de planification, revoir les mécanismes institutionnels en faveur de la concertation et de la participation des citoyens. La Loi sur l’aménagement et l’urbanisme du Québec (L.R.Q., c. A-19.1) avait, dès 1979, reconnu les principes de la responsabilité partagée de l’aménagement entre tous les paliers gouvernementaux et de son caractère politique, ainsi que celui de la nécessaire concertation entre les acteurs, appuyée sur la participation active des citoyens. Mais malgré les acquis de la première génération des schémas d’aménagement partout à travers le Québec habité, les effets structurants de la planification et la reconnaissance sociale de son importance se faisaient attendre. La deuxième génération a été orientée vers des démarches plus ciblées (transport, environnement, gestion plus serrée de la croissance urbaine). Puis, une plus grande attention a été portée à l’articulation entre aménagement et développement, sur une démarche plus stratégique (vision stratégique et plan d’action), sur des mécanismes de suivi (Trépanier, 2004). Des réformes importantes ont été réalisées à l’échelle intermunicipale au tournant des années 2000 (renforcement des MRC, création des communautés métropolitaines, fusions municipales). Mais, tandis que les efforts de cohérence à l’échelle régionale peinent sous le poids des pressions technocratiques, d’une part (Guay, 2005), et des tensions intermunicipales, d’autre part, à l’échelle locale, il reste beaucoup à faire et ce sont plutôt des expérimentations originales qui ont tenté de renforcer l’implication des citoyens (conseils de quartier à Québec, Office de consultation publique à Montréal, etc.).

5Cette évolution générale de la planification urbaine constitue une matérialisation, une adaptation en quelque sorte de la dialectique conjoncturelle entre aménagement et ménagement, ce « couple de tensions opposées », pour reprendre les termes de Blanc (2001, p. 198) et qui avait été proposé initialement par Marié (Marié, 1989 ; Marié et Gariépy, 1997). Si l’aménagement fait référence à la démarche volontariste visant à organiser l’espace, le ménagement renvoie à la réévaluation permanente par les institutions des termes de leur action selon les contraintes rencontrées au moment de la territorialisation de cette action. Et au rang des contraintes contemporaines auxquelles se heurtent les volontés aménagistes, il faut sans contredit mentionner la question du développement durable et l’émergence des politiques procédurales qui installent des cadres d’action collective, ces dispositifs qui forcent jusqu’à un certain point le débat public. En outre, ces transformations des méthodes et des instruments de la planification territoriale s’inscrivent dans un contexte d’affirmation de la notion de développement durable, cette notion souvent considérée comme étant la nouvelle utopie des politiques d’aménagement du territoire (Theys, 2000). Mais, appliqué à la ville, ce concept soulève plusieurs interrogations (Guermond, 2006 ; Gauthier et Lepage, 2005 ; Mathieu, 2006a) : peut-on repenser l’aménagement et l’urbanisme par le développement durable ? Le développement durable peut-il revitaliser l’aménagement et l’urbanisme ? Les urbanistes et les « aménageurs des territoires » sont-ils en voie de renouveler leurs pratiques dans une perspective de développement durable ? Quels sont les enjeux associés à la mise en œuvre de la ville durable ? Qu’est-ce que la ville durable ? Pour répondre à ces interrogations, Mathieu et Guermond proposent « de tenter de construire la ville durable comme un objet scientifique à analyser objectivement en relation avec sa portée politique » (2006, p. 13). Pour ce faire, Gauthier (2006) souligne la pertinence d’une approche qui vise à construire une interdisciplinarité répondant aux exigences de l’action publique et aux besoins des sociétés modernes. Il s’agit, en quelque sorte, de prendre au sérieux le concept de développement urbain durable, d’accepter son essence utopique et de développer une approche interdisciplinaire visant à construire le projet de ville durable comme un objet de recherche (Gauthier, 2006 ; Mathieu, 2006b). Ainsi, le développement durable et la ville durable pourraient apporter une nouvelle raison d’être à la planification et devenir en somme un projet social auquel adhèrent de plus en plus massivement les citoyens, alors que la seule vision « rationnelle » et la raison d’État ne suffisent plus à convaincre.

Les apports d’ensemble de l’ouvrage et des pistes pour de futures recherches

6Finalement, que pouvons-nous conclure en ce qui a trait à nos interrogations initiales portant sur le renouveau des pratiques d’aménagement du territoire et d’urbanisme ? Quels sont les apports de notre ouvrage à la lumière de notre questionnement développé au cours des pages précédentes ? Que retenir des analyses et des réflexions menées par chaque contributeur autour des questionnements initiaux ? Sans prétendre à une synthèse exhaustive de l’ensemble des contributions, nous avançons quelques pistes d’analyse et de réflexion qui nous apparaissent fécondes pour situer les apports d’ensemble de l’ouvrage et pour ouvrir sur des recherches à conduire.

Le foisonnement des dispositifs de débat public

7La première piste de réflexion concerne tout d’abord le développement d’un « nouvel impératif participatif » (Blondiaux, 2008), un thème qui est au cœur des contributions. Ce développement a certes été étudié précédemment, mais l’accent mis sur sa relation spécifique aux démarches de planification territoriale confère une singularité à l’ouvrage. Il se dégage en effet de l’ensemble des contributions que le débat public en aménagement du territoire et en urbanisme, à l’échelle des villes, des régions urbaines et métropolitaines, est devenu incontournable et indispensable. Se mettent progressivement en place des dispositifs et des institutions vouées à la participation et on semble assister à une certaine institutionnalisation de ces dispositifs de débat public en matière d’urbanisme. De même, il n’est pas exagéré de parler d’un foisonnement de dispositifs. Sans que l’objectif ait été d’en procéder à l’inventaire exhaustif, certaines contributions, par exemple celle de Franck Scherrer pour le contexte français et celle de Mario Gauthier pour celui du débat public à Montréal, font déjà ressortir la diversité qui le caractérise. Les nouveaux outils de la planification urbaine, comme les plans de déplacements urbains, objet de la contribution de Paulhiac, et les approches par projet, qu’il s’agisse des projets d’équipement ou des projets urbains, ne peuvent plus se concevoir sans qu’un rôle important soit dévolu à la participation publique.

8D’autres contributions à portée plus globale permettent aussi de situer l’émergence de la participation dans l’évolution de la planification, par exemple la fresque de quatre décennies de planification territoriale au Québec que dresse Marc-Urbain Proulx, ou dans la réforme des institutions montréalaises, que commentent Marie-Odile Trépanier et Martin Alain. Cependant, cette matérialisation tous azimuts de « l’impératif délibératif » (Blondiaux et Sintomer, 2002) n’implique pas nécessairement que la cohérence et la complémentarité entre les dispositifs soient au rendez-vous, qu’elles aient même été pensées ou recherchées. Il est néanmoins possible d’établir des liens entre certains de ceux-ci. Ainsi, au nombre des pistes qui émergent, le caractère référentiel du dispositif d’audiences publiques du BAPE apparaît nettement dans la constitution d’une culture participative québécoise et plus spécifiquement montréalaise : le font ressortir pratiquement toutes les contributions qui traitent de cette ville. Pour l’agglomération lyonnaise, Franck Scherrer montre comment la première arène de négociation que fut la démarche Millénaire 3 de la fin des années 1980 en vue de l’élaboration du schéma directeur a structuré les approches subséquentes. Il faut toutefois souligner qu’aucune des contributions ne véhicule cette analyse systématique sur le temps long requise pour qu’on puisse parler de « sentier de dépendance » au sens de Pierson (2000), comme le souligne fort à propos Franck Scherrer. Enfin, autre conséquence de ce foisonnement procédural, les dispositifs peuvent aujourd’hui être contrastés quant à la qualité du débat qu’ils permettent. Ainsi, Marie-Odile Trépanier et Martin Alain opposent-ils les règles plus légères et rapides des assemblées publiques prévues selon la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme et la procédure plus neutre et impartiale caractéristique d’un organisme comme l’OCPM. Par ailleurs, la configuration des dispositifs dans un contexte donné n’apparaît pas stabilisée. La contribution de Jean Paré, de même que celle de Mario Gauthier, par exemple, font ressortir comment, dans le déploiement de ces dispositifs, les acquis d’une période restent précaires et peuvent être remis en cause peu de temps après leur entrée en vigueur, une remise en cause souvent motivée par les réticences du politique à assumer pleinement les implications des mécanismes qu’il a lui-même instaurés.

Les effets du débat public sur la planification territoriale

9La deuxième piste d’analyse et de réflexion porte sur une autre interrogation au cœur de cet ouvrage : à quoi sert le débat public et entraîne-t-il un renouvellement des pratiques planificatrices ? Les réponses à ces questions sont multiples. Tout d’abord, il se dégage indéniablement de l’ensemble des contributions que le débat public a des effets sur la planification territoriale, même si ceux-ci ne sont pas toujours faciles à apprécier. La contribution de Florence Paulhiac, par exemple, montre que le débat public, en favorisant l’établissement d’une vision commune claire et argumentée, agit comme un facteur de mise en cohérence de l’action collective urbaine. Pour sa part, Jean Paré estime que les consultations publiques organisées par l’OCPM au cours de ses quatre premières années d’existence ont eu des effets concrets sur la décision, les décideurs prenant généralement en compte les avis et les recommandations de l’organisme. La contribution de Mario Gauthier montre également que le débat public constitue un instrument prometteur pour permettre de définir concrètement le concept de développement durable en matière d’urbanisme à Montréal, en mettant en lumière notamment les enjeux transversaux et ceux associés à la mise en œuvre du plan. Son analyse l’amène à repérer des transformations concrètes et significatives impulsées par la participation des citoyens, dont la mobilisation et la formation d’un réseau d’acteurs autour d’enjeux d’aménagement et d’urbanisme à Montréal. Le débat public agit même comme révélateur des carences de la planification, comme l’illustre, dans la contribution de Marie-Odile Trépanier et Martin Alain, l’absence d’une démarche concertée entre la Ville de Montréal et les arrondissements autour du projet de l’Université de Montréal pour la cour de triage d’Outremont. Enfin, le débat public peut agir comme révélateur des limites structurelles des maîtres d’ouvrage, à preuve le ministère des Transports du Québec qui peine à endosser ce rôle d’aménageur du territoire auquel le convient les requêtes qui émanent du débat public, tel qu’il est abordé dans la contribution de Ludwig Desjardins.

Temporalité et planification territoriale

10La question de l’arrimage du processus de planification territoriale et du débat public soulève également la question de la temporalité du débat dans le processus de planification, c’est-à-dire le ou les moments où la participation publique prend place et comment ceci peut conditionner l’efficacité de l’action. En d’autres mots, comment la participation peut-elle infléchir la teneur de l’action publique selon le moment où elle survient ? Encore ici, le portrait qui émerge des contributions est contrasté. Les dispositifs institués québécois abondamment traités, comme ceux relevant de l’OCPM, prennent place à partir de projets généralement bien ficelés ou dont la configuration finale est arrêtée, du moins dans ses grandes lignes. Ils surviennent donc dans les dernières étapes du projet. L’interrogation porte alors sur les rapports entre consultation et décision. D’un côté, comme nous l’avons dit plus haut, les décideurs prennent acte des recommandations formulées à l’issue des audiences publiques de l’OCPM ; ce qui explique, selon nous, la grande crédibilité dont ces dispositifs jouissent dans l’opinion publique. De l’autre côté, après avoir eu accès à une masse impressionnante d’informations lors de la consultation publique et devant la qualité du rapport de consultation et les recommandations issues d’une analyse perçue comme rigoureuse des dossiers produits par les commissions, le citoyen est souvent déçu par le laconisme des suites : la difficulté à obtenir la décision sans appel, l’absence d’explication ou de motivation de cette décision, l’absence de mécanismes de suivi, hormis les bilans produits sur la mise en œuvre du plan d’urbanisme, tout cela semble témoigner d’un véritable fossé entre la parole et l’acte, entre la discussion et la décision, entre les citoyens et les élus.

11Par opposition à une consultation en fin de parcours, certaines opérations vont impliquer une participation plus ou moins en continu avec la planification des projets. À titre d’exemple, les deux démarches de projet urbain traitées par Marie-Hélène Bacqué et Yankel Fijalkow, celle du quartier de la Goutte d’or en France, et celle de South End à Boston : au-delà des deux modèles participatifs distincts dégagés par les auteurs, il y a beaucoup de similitudes dans les façons dont évoluent les quartiers et se transforment les acteurs. Enfin, certaines contributions permettent d’aborder un enjeu qui s’avère de plus en plus préoccupant dans l’efficacité globale de la participation publique, sinon dans le débat autour de « l’impératif délibératif », à savoir les consultations qui se situent en amont du processus décisionnel. Le portrait à cet égard reste cependant toujours contrasté et empêche de tirer des conclusions. Ainsi, dans l’élaboration des PDU pour trois villes françaises traitée par Florence Paulhiac, si le débat public est généralement confiné aux phases de l’amont, cela se fait au détriment des phases d’évaluation et de suivi, à l’aval. Autre exemple, la consultation publique du Vieux-Port de Montréal, traitée par Sabine Courcier, qui a permis d’asseoir les principes du réaménagement sur les volontés de la population, n’a pas réussi à faire de véritables partenaires de l’autre palier de gouvernement, la province, et de l’administration de Montréal. Enfin, dans son analyse de trois projets d’équipement autoroutier, Ludwig Desjardins montre que, si la participation en amont s’impose aujourd’hui au ministère des Transports du Québec, cette « territorialisation pragmatique » (Offner, 2006 : p. 32) ne réussit pas à transcender les oppositions fondamentales qui naissent au gré du processus, quand émergent des enjeux plus globaux.

Territorialité et planification territoriale

12Cette dernière considération permet d’enchaîner sur un autre enjeu majeur qui traverse plusieurs contributions et qui est endémique à la question de la planification territoriale : celui de la territorialité même du débat public et de la prise en compte des différentes échelles de questionnement que permettent les dispositifs. Comment concilier des enjeux urbains et métropolitains avec des enjeux de proximité ? Les mécanismes actuels sont-ils suffisamment adaptés, par exemple à la nouvelle réalité montréalaise et à cette exigence de cohérence de l’action publique urbaine que nous avons abordée précédemment ? Toutes les contributions portant sur le cas montréalais évoquent la difficulté d’adapter les dispositifs de participation aux nouvelles réalités montréalaises du multiscalaire et d’imbrication des échelles de planification territoriale (la CMM, le conseil d’agglomération, les arrondissements, les quartiers, etc.). À cet égard, Louis Guay se demande si nos mécanismes de participation publique ne seraient pas généralement conçus pour traiter des enjeux de proximité et ne devraient pas être repensés afin de mieux prendre en compte les grands enjeux d’aménagement métropolitains. Même si aucune des contributions n’apporte de réponse définitive ou même simple à ces questions, elles permettent toutefois d’éclairer l’enjeu et de préciser le questionnement. Comment résoudre cette difficulté d’arrimage de la planification urbaine entre la ville-centre et ses arrondissements, tout comme ces « décalages démocratiques » qui s’expriment par une forte tension entre les territoires de proximité, c’est-à-dire les quartiers et les arrondissements, que Marie-Odile Trépanier et Martin Alain ont observés ? Le télescopage entre des requêtes de qualité de vie des quartiers environnants, d’un côté, et les exigences de complétude d’un réseau de transport métropolitain peut-il trouver une autre résolution que la paralysie des projets ? Encore ici, il appartiendra à des recherches sur le temps long de déterminer si et comment les pratiques de planification ont été infléchies par les requêtes émanant du débat public ; il est clair cependant que des réponses devront être apportées au sein des processus de planification, sinon leur crédibilité pourrait s’en trouver compromise puisque le débat public fait maintenant partie de leurs conditions de validation.

Le débat public : entre instrumentalisation et démocratisation

13Les contributions de l’ouvrage permettent aussi de jeter un regard sur une interrogation récurrente quant à l’apport du débat public, à savoir s’il a été récupéré, soit dans une perspective managériale par les instances planificatrices ou dans les rapports de pouvoir préexistants, ou si la démocratie qui en résulte s’en trouve fondamentalement améliorée. La réponse à ces questions ne peut être tranchée et les contributions permettent de déceler une oscillation, une tension entre ces deux perspectives. Par exemple, Gérard Beaudet se demande si le dispositif de concertation et de consultation publique portant sur la politique du patrimoine à Montréal n’aurait pas déjoué le « nouvel impératif participatif ». Selon lui, l’exercice a essentiellement rassemblé des convaincus, plusieurs acteurs, dont les grands propriétaires fonciers et les grands promoteurs immobiliers, n’ayant pas participé à ces discussions. Pour lui, le débat public sur le patrimoine à Montréal n’a pas eu lieu et n’a certainement pas contribué à renouveler l’urbanisme montréalais qui demeure confiné à un urbanisme d’exception et de dérogation. La contribution de Marie-Hélène Bacqué et de Yankel Fijalkow souligne également le danger de l’instrumentalisation des dispositifs participatifs par les groupes dominants et contraste, dans des projets urbains où les enjeux pouvaient pourtant avoir une certaine résonance au départ, comment le processus a mené à un empowerment des associations communautaires à Boston, mais est resté sous contrôle municipal à Paris et s’est accompagné essentiellement d’une modernisation administrative. Pour sa part, Franck Scherrer, suivant Fourniau (2003), propose de dépasser cette opposition entre une perspective managériale et une perspective de démocratisation, en s’intéressant aux modalités concrètes de la transformation de l’action publique territoriale. Il s’agit en quelque sorte de concevoir ces deux pôles comme deux axes de mesure de l’influence du débat public sur la planification territoriale. La contribution de Mario Gauthier portant sur les effets de l’injonction à la participation en matière d’urbanisme à Montréal s’inscrit également dans cette perspective.

Les ambivalences de la planification territoriale

14Plusieurs des contributions à l’ouvrage permettent de mettre en lumière un autre enjeu, celui des ambivalences et des ambiguïtés associées à la planification territoriale contemporaine. La question peut se résumer ainsi : à quoi sert la planification aujourd’hui ? La planification a-t-elle toujours sa raison d’être ? Ainsi, les appels au renouvellement des pratiques d’aménagement et d’urbanisme s’accompagnent généralement d’une certaine nostalgie par rapport au modèle de la planification rationnelle globale. Au Québec, par exemple, dans les années 1960, la planification figurait comme un axe majeur dans l’arsenal de la Révolution tranquille et de la maîtrise de son espace social et territorial par le peuple québécois. La création de l’Office de planification et de développement du Québec, les politiques de développement régional, à partir du BAEQ, l’adoption de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, entre autres, en constituaient des volets-clés sur le plan territorial. Ces réformes étaient portées par le vent d’enthousiasme des idées de libération nationale et d’autogestion qui avaient cours à l’époque. L’eau a coulé sous les ponts depuis, charriant son lot de complications, de blocages et finalement de désillusions. Mais avec le temps, les démarches et méthodes se sont aussi raffinées, traduisant une ouverture plus grande à des réseaux d’acteurs de plus en plus divers et reconnus comme tels, du moins jusqu’à un certain point. Les textes de cet ouvrage contribuent à circonscrire cette évolution, laquelle s’inscrit dans le courant dit communicationnel de la planification, mais sans nécessairement l’attaquer de front. Ils contribuent à proposer des éléments de mesure de ce raffinement et de cette ouverture. La contribution de Marc-Urbain Proulx, par exemple, souligne, dans une perspective d’innovation et de développement, l’importance de mobiliser les acteurs privés et communautaires. Pourtant, il montre qu’en matière de développement régional, l’accent a davantage été mis sur les mesures de rationalisation des ressources publiques, donc de recherche de cohérence administrative et d’efficacité. Nicolas Douay pour sa part, tout en faisant valoir le caractère novateur de la mise en place de la Communauté métropolitaine de Montréal, révèle le caractère assez traditionnel de son schéma d’aménagement et de développement et sa difficulté à dépasser le modèle rationnel. Enfin, Louis Guay s’interroge, entre autres, sur les risques de résistance tant des experts, des élus que des citoyens, par exemple face aux choix technologiques à faire. La complexification des systèmes d’acteurs semble s’accompagner d’un mélange d’ouverture et de fermeture, ainsi que de risques de luttes de pouvoir et de résilience des pouvoirs en place. L’ouverture à des réseaux d’acteurs élargis ne se fait ainsi pas sans mal ni sans risques. Ce qui nous ramène à la délicate question de la recherche d’un équilibre entre efficacité administrative et démocratisation de la décision évoqué dans la section précédente.

Le développement durable et la planification territoriale

15Enfin, un dernier apport non négligeable de cet ouvrage a trait à la réflexion sur la notion de développement durable et sur sa capacité à agir comme vecteur de renouvellement de la planification territoriale. D’abord, comme l’indiquent plusieurs des contributions à cet ouvrage, la nouvelle finalité du développement durable s’ancre de plus en plus dans les pratiques planificatrices. En France, par exemple, comme le montre la contribution de Scherrer, la Loi Voynet a rendu obligatoire la création des conseils de développement, des organismes consultatifs chargés d’élaborer des projets d’agglomération qui concourent à la mise en œuvre des principes du développement durable. De même, les plans de déplacements urbains français examinés par Paulhiac sont largement imprégnés des grands objectifs environnementaux associés aux idéaux du développement durable, dont la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la préservation de la qualité de l’environnement, de la qualité de vie et de la santé publique. Au Québec, les documents de planification tels que le projet de schéma d’aménagement et de développement de la Communauté métropolitaine de Montréal analysé par Douay et le Plan d’urbanisme de la Ville de Montréal étudié par Gauthier sont généralement envisagés comme des instruments privilégiés de mise en œuvre des principes du développement durable. Mais, comme le mentionne la contribution de Guay, les grandes tendances associées au phénomène de la métropolisation posent des défis technologiques, économiques et sociaux gigantesques à la planification territoriale. À cet égard, trois contributions révèlent les difficultés particulières associées à la mise en œuvre du concept de développement urbain durable et du projet de ville durable. La contribution de Douay permet de mettre en évidence l’écart entre, d’une part, les objectifs et les intentions initiales en faveur du développement durable contenu dans le cadre gouvernemental d’aménagement pour la région métropolitaine de Montréal et, d’autre part, le contenu réel du projet de schéma d’aménagement et de développement adopté par la CMM. Selon son analyse, il appert que les modalités de concertation et de négociation entre les acteurs métropolitains au sein de cette nouvelle institution ont joué à l’encontre d’une vision métropolitaine structurée et cohérente, en accord avec les principes du développement durable. Dans la contribution de Gauthier, l’analyse des effets du débat public mené sous l’égide de l’OCPM sur le contenu du Plan d’urbanisme de la Ville de Montréal amène l’auteur à conclure que le débat public a manifestement contribué à traduire le concept de développement durable en termes concrets et en fonction des contraintes de la mise en œuvre des actions. Ainsi, le débat public apparaît comme un instrument prometteur pour permettre de définir concrètement la signification et la portée du concept de développement durable en aménagement et urbanisme. Enfin, la contribution de Desjardins portant sur l’enjeu de la territorialisation des projets autoroutiers au Québec révèle également que l’ambition du développement durable se heurte bien souvent à des logiques sectorielles et à l’absence d’un cadre procédural stable et permanent favorisant la participation du public.

16En résumé, les contributions de l’ouvrage apportent un éclairage sur de multiples pistes de questionnement associées à la planification territoriale, au débat public et au développement durable, et aux liens que peuvent entretenir les trois concepts. Mais cet éclairage fait aussi ressortir, si besoin en était, la nécessité de poursuivre les recherches sur le temps long.