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Renouveler l’aménagement et l’urbanisme

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Mario Gauthier
, 
Michel Gariépy
, 
Marie-Odile Trépanier

Deuxième partie. Villes et débats publics

Chapitre 9. Patrimoine, débat public et renouvellement de l’urbanisme montréalais

Gérard Beaudet

Texte intégral

1La Ville de Montréal s’engageait, au terme du Sommet de Montréal tenu en juin 2002, à adopter une politique du patrimoine. À l’automne 2003, elle confiait à un groupe-conseil le mandat de proposer un énoncé d’orientation en vue de l’élaboration d’un projet de politique, qui sera reçu en avril 2004 et soumis à consultation publique. En mai 2005, moins de deux mois après le dépôt du rapport de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM), la Ville adoptait la première politique du patrimoine de son histoire. Après avoir vécu des années passablement houleuses, le monde du patrimoine se félicitait de ce dénouement heureux.

  • 1 On retiendra ici la définition proposée par Hamel : le débat public serait sous-tendu par « l’ense (...)
  • 2 Blondiaux et Sintomer soulignent que pour plusieurs théoriciens, « la délibération constituerait [ (...)

2Mais l’institutionnalisation de la mobilisation des acteurs du patrimoine à laquelle on assiste depuis 2002 contribue-t-elle véritablement à un débat public1 qui, exception faite de quelques rares consultations menées dans le cadre de projets immobiliers, a été jusqu’à présent essentiellement mené par médias interposés ? Ne risque-t-elle pas, à la faveur de ce que d’aucuns seraient tentés d’associer à du clientélisme, de neutraliser le débat, au demeurant indispensable dès lors que le patrimoine est affaire de valeurs2 ? Mais surtout : s’interdit-on de la sorte de contribuer de manière tangible à un renouvellement de l’urbanisme montréalais dont le bilan, en matière de patrimoine bâti, laisse à désirer, malgré quelques percées prometteuses du début des années 1990 (Drouin, 2005) ? C’est le questionnement auquel s’attardera le présent texte. Mais avant de s’interroger sur la portée de la politique montréalaise du patrimoine et sur sa contribution potentielle au renouvellement de l’urbanisme, il convient de rappeler brièvement les conditions et les modalités de l’émergence du patrimoine urbain.

Les années 1960 et 1970 : le passage du monument historique au patrimoine urbain

3Au Québec, la problématique du patrimoine urbain émerge timidement au tournant des années 1950 et 1960. À l’instar de bon nombre d’autres villes des pays occidentaux, Montréal, Québec, Trois-Rivières, Sherbrooke et Hull, de même que des dizaines de petites villes de province fondées lors de la révolution industrielle et urbaine du dernier quart du siècle précédent, vivent alors des bouleversements qui menacent l’intégrité des cadres bâtis. L’héritage de l’ère victorienne laisse toutefois citoyens, urbanistes et élus indifférents. Seuls quelques centres urbains et certains lieux de villégiature aristocratique associés au Régime français retiennent l’attention des citoyens et des décideurs, au demeurant encore peu nombreux.

  • 3 En 1980, seulement sept municipalités de Grande-Bretagne n’avaient toujours pas désigné de Conserv (...)

4C’est néanmoins pour répondre à leurs inquiétudes que sera sanctionnée, en 1963, la Loi des monuments historiques, calquée sur la loi Malraux, adoptée par la France l’année précédente. Mais si cette désignation de secteurs sauvegardés concernait des tissus urbains, elle restait attachée à une conception monumentale du patrimoine. Il en sera de même au Québec où l’arrondissement historique était précisément, aux termes de la loi, caractérisé par une concentration de monuments historiques. En s’inspirant de la France, le Québec aura choisi une voie parmi d’autres. Il se distinguait notamment de l’Angleterre, où les Conservation Areas, identifiées en vertu de pouvoirs conférés par Westminster aux municipalités locales en 1967, permettraient éventuellement d’assumer l’héritage conceptuel de John Ruskin en reconnaissant l’intérêt, à des fins de sauvegarde, des tissus mineurs des villes et des bourgs3.

  • 4 Le Vieux-Québec, le Vieux-Montréal, le Vieux-Trois-Rivières, Sillery, Beauport, le Vieux-Charlesbo (...)

5Au Québec, il faudra attendre le milieu des années 1970 pour que les tissus urbains hors des lieux de fondation de la Nouvelle-France acquièrent leurs lettres de noblesse. Entre-temps, neuf arrondissements historiques auront été désignés4 et la sauvegarde de plus d’une cinquantaine de petits centres historiques ciblés par des projets de rénovation urbaine n’aura été possible que grâce à quelques classements judicieux ou en raison du conservatisme d’élus qui auront hésité à se lancer dans des opérations qui s’annonçaient préjudiciables aux populations et aux milieux visés.

6Ce confinement des préoccupations à l’égard des milieux bâtis anciens dans les centres historiques de l’époque préindustrielle aura un coût social, environnemental et économique considérable. À Montréal, près de 28 000 logements ont été démolis de 1957 à 1974 en vue de la réalisation de grands projets. À Québec, de 1960 à 1971, plus de 2 300 logements sont tombés sous le pic des démolisseurs. À la même époque, à Trois-Rivières, plus de 200 logements ont été sacrifiés, tandis que plus de 1 500 étaient détruits à Hull.

7La démolition, en 1973, de la maison Van Horne, une imposante demeure de l’époque victorienne érigée rue Sherbrooke à Montréal, marqua un tournant décisif. Autorisée dans le contexte d’une effervescence immobilière alimentée par une importante vague spéculative (Aubin, 1977), cette démolition révéla la fragilité des cadres bâtis anciens – y compris les plus exceptionnels –, l’indifférence des administrations publiques et l’insuffisance des outils d’urbanisme.

Les années 1970 et 1980 : souhaiter un débat tout en menant un combat

8Portée par une demande sociale de plus en plus organisée, la préoccupation pour le patrimoine urbain s’affirmait. Certains ont assimilé cette demande à la substitution d’un patrimoine de consommation à un patrimoine de conservation (Marsan, 1984). Sans nier le poids acquis par la valeur patrimoine sur le marché immobilier et dans l’économie du loisir et du tourisme urbain, il convient de souligner que cette croissance de la préoccupation est aussi et d’emblée à mettre au compte des ratés de l’urbanisme. En se combinant avec les demandes touchant le droit au logement, les revendications concernant le patrimoine urbain ajoutaient à l’argumentaire déployé par les acteurs des luttes urbaines dont les premières manifestations remontaient aux années 1960 (Germain, 1988). Les défenseurs du patrimoine révélaient en quelque sorte un enjeu jusque-là ignoré par un urbanisme dorénavant convoqué sur le terrain de la conservation.

9L’ouverture sur le patrimoine urbain comportait par ailleurs une dimension identitaire qui déplaçait de l’échelle nationale à l’échelle locale le combat pour la conservation. Si, dans ses premières manifestations, ce déplacement semblait laisser la prérogative de l’intervention à l’État, rapidement il en sera autrement. D’une part, le passage du monument historique au patrimoine urbain contenait le germe d’une contestation et d’une érosion du monopole du savoir expert qui avait constitué, jusqu’à ce jour, la pierre d’assise d’une intervention publique assimilable à un décret de valeur (Beaudet et al., 1997). D’autre part, du fait notamment de cette contestation et de cette érosion, tout autant que de l’inefficacité croissante du décret de valeur, les regroupements de défense du patrimoine urbain se transformèrent rapidement en acteurs politiques dont la légitimité sera fondée sur l’assimilation de leurs revendications à la défense d’un droit articulé à des enjeux de justice et d’équité sociale (Beauchemin, 2004, p. 52-54 ; Hamel, 2006b).

10Il s’agira en quelque sorte de repositionner le combat pour la sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine, tout autant que d’en redéfinir les termes. Dans ces circonstances, si les demandes d’attribution d’un statut de protection en vertu de la Loi sur les biens culturels restent inscrites à l’ordre du jour, c’est dorénavant comme pis-aller et solution de dernier recours. On réclame en effet davantage la tenue d’un débat public sur la place et le rôle du patrimoine en regard de la préservation et de la requalification des milieux bâtis. Un débat qui permettrait au surplus de doter la métropole d’un premier plan d’urbanisme.

  • 5 Coalition née en 1973 dans le sillage de la démolition de la maison Van Horne, Sauvons Montréal oc (...)
  • 6 La consultation sur l’avenir du Vieux-Port n’a qu’accessoirement fait exception, dans la mesure où (...)

11C’est ainsi que Sauvons Montréal5 organisait, dès 1976, la Commission des citoyens sur l’avenir de Montréal. Il faudra toutefois attendre la fin des années 1980 avant que ne soient institués, par le Rassemblement des citoyens et des citoyennes de Montréal nouvellement porté au pouvoir, le Comité consultatif sur la protection des biens culturels (CCPBC) et le Bureau de consultation de Montréal (BCM), deux instances consultatives abolies en 1994 par l’administration Bourque (Hamel, 2006a). Certes, des consultations publiques avaient été tenues sur le réaménagement du Vieux-Port (1979-1985), sur le projet de construction, avenue McGill College, d’un complexe immobilier comportant une salle pour l’Orchestre symphonique de Montréal (1984), sur celui de l’agrandissement du Musée des beauxarts (1987) et sur la cession et le redéveloppement du site de la gare Jean-Talon (1997). Ces consultations avaient toutefois été organisées en vue de la mobilisation de nombreux opposants par des institutions et des organismes du milieu, généralement contre la volonté de la Ville de Montréal6. Par ailleurs, les consultations formelles tenues par la Ville de Montréal, dont, en particulier, celles sur le projet de construction du Nouveau Forum (1990), sur celui de la démolition du couvent Saint-Isidore (1996) et sur celui de réaménagement du site dit de la Ferme sous les noyers (1999), tenaient plus d’un exercice de relations publiques que d’une véritable délibération sur le bien-fondé de ces projets (Hamel, 2006a). Un dialogue de sourds tenait alors lieu de débat.

12En fait, les années 1970, 1980 et 1990 ont été globalement caractérisées par une approche à la pièce et en mode réactif de la problématique du patrimoine urbain (Beaudet, 1997). Si le mouvement en patrimoine a marqué des points, ce fut la plupart du temps grâce à des batailles menées sur le terrain médiatique et destinées à gagner l’adhésion de l’opinion publique, des batailles qui se sont parfois apparentées à des guerres de tranchées (Drouin, 2005). Or, l’absence d’un véritable débat sur les enjeux de la conservation, si elle n’excluait pas de facto les bons coups, interdisait en revanche une réelle consolidation d’éventuels acquis. Les organismes, dont la notoriété et la crédibilité grandissaient, restaient prisonniers d’une position qui ne permettait guère les avancées significatives et durables.

  • 7 Le site du patrimoine du mont Royal a été créé en 1987 ; il ne s’étendait toutefois qu’à la partie (...)

13On ne se surprendra donc pas que, devant faire face à l’improvisation qui régnait à l’hôtel de ville, les organismes en patrimoine se soient à nouveau résolus, en 19867, à demander le classement, par le ministère des Affaires culturelles, du mont Royal. On avait beau souscrire à une vision élargie du patrimoine, qui réconcilierait les préoccupations et les objectifs de la planification urbaine et ceux de la conservation, il fallait toujours se résigner à recourir à des mécanismes qui avaient révélé leur inadéquation et leurs limites. L’époque où le ministère des Affaires culturelles pratiquait un urbanisme par défaut, destiné à contrer le laxisme de l’administration montréalaise, semblait devoir perdurer.

Le plan d’urbanisme de 1992 : des espoirs déçus

14L’adoption, en 1992, du premier plan d’urbanisme couronnait plusieurs années de mobilisation des organismes en patrimoine. L’identification de secteurs significatifs et l’adoption de règles destinées à préserver les caractères distinctifs auxquels s’articulait la valeur patrimoniale de ces milieux et à y favoriser l’insertion de nouvelles constructions permettaient d’anticiper des jours meilleurs. Les espoirs furent toutefois rapidement déçus. Une culture de la dérogation et de l’aveu d’impuissance s’instaura au titre de règle d’interprétation de la portée du plan d’urbanisme et de la pertinence de ses énoncés. En matière de patrimoine comme en d’autres domaines relevant de l’urbanisme (notamment la protection des milieux humides, des boisés et des espaces riverains, le réaménagement des friches industrielles, la consolidation du commerce de proximité), tout s’est généralement passé comme si les autorités pouvaient se contenter d’énoncer quelques vagues orientations, laissant à d’autres le soin de dicter les voies à suivre sur le terrain, quitte à ce que l’intérêt public soit bafoué. Devant faire face à cet insuccès et à la pérennisation de l’incertitude et de l’improvisation en matière de conservation et de mise en valeur du patrimoine, les organismes se mobilisèrent sur le projet de politique du patrimoine. Il semblait en effet que, si une telle politique était adoptée, il serait possible de lui subordonner les contenus spécifiques du plan d’urbanisme et de tout ce qui en relève.

15La démarche n’était pas inédite. Déjà, au début des années 1980, la Commission des biens culturels du Québec pressait le ministère des Affaires culturelles d’adopter une politique nationale en matière de conservation et de mise en valeur du patrimoine, une demande réitérée à la fin des années 1980 et au long des années 1990 (Brunelle-Lavoie, 2004). Les organismes œuvrant en patrimoine avaient également interpellé le Ministère en première moitié des années 1990 pour qu’il élabore, adopte et mette en œuvre une telle politique (Beaudet, 1994). Une vaste consultation publique sera incidemment lancée en 1999 par le Groupe-conseil sur la Politique du patrimoine culturel du Québec, et dont le rapport, resté lettre morte, fut déposé en 2000 (GPPCQ, 2000). Malgré cette rebuffade, les organismes montréalais saisirent l’opportunité offerte par le Sommet de Montréal pour revenir à la charge.

Une politique du patrimoine ?

16On a souligné d’entrée de jeu que la Ville de Montréal s’engageait, au terme du Sommet de Montréal, tenu en juin 2002, à adopter une politique du patrimoine. À l’automne 2003, elle confiait à un groupe-conseil le mandat de proposer un énoncé d’orientation (GCPP, 2004) en vue de l’élaboration d’un projet de politique (Ville de Montréal, 2004a), qui sera rendu public en avril 2004, puis soumis à consultation publique. La consultation, en deux parties, s’échelonna de décembre 2004 à la mi-février 2005. En mai 2005, moins de deux mois après le dépôt du rapport de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM), la Ville adoptait la première politique du patrimoine de son histoire.

  • 8 Le ton avait été donné dès le début des années 1980, la Déclaration de Deschambault définissant le (...)

17Conformément aux tendances qui prévalent tant à l’UNESCO que dans l’ensemble des pays occidentaux, cette politique est fondée sur une définition extrêmement large de la notion de patrimoine8. Celle-ci désigne en effet :

tout objet ou ensemble, naturel ou culturel, matériel ou immatériel, qu’une collectivité reconnaît pour ses valeurs de témoignage et de mémoire historique en faisant ressortir la nécessité de le protéger, de le conserver, de se l’approprier, de le mettre en valeur et de le transmettre. (Ville de Montréal, 2005, p. 31)

18Après avoir proposé et discuté cette définition (chapitre 3), le document précise la portée de la politique (chapitre 4), identifie les enjeux et les pistes d’action (chapitre 5) et esquisse les modalités de mise en œuvre (chapitre 6).

19Avant de déterminer dans quelle mesure l’élaboration de cette politique pourrait avoir alimenté un débat public – ou lui avoir donné suite – et pourrait éventuellement influer sur un renouvellement de l’urbanisme montréalais, il convient de faire quelques remarques sur la nature du document et sur certains de ses énoncés. On s’entend habituellement pour définir une politique publique comme un énoncé sur les orientations et les objectifs privilégiés par un gouvernement, un ministère ou un organisme public dans un domaine d’intérêt public.

20Lorsqu’une politique publique est explicite, celle-ci est habituellement exposée dans un document qui :

  • présente un cadre de valeurs et d’action sur un sujet donné ;
  • détermine les orientations de certains programmes publics ;
  • expose la répartition des pouvoirs de décision, le partage des responsabilités et les grands principes d’organisation et d’administration.

21L’orientation d’une politique publique traduit généralement un choix intentionnel d’un gouvernement ou d’une collectivité parmi plusieurs options possibles, voire concurrentes. Elle véhicule aussi certaines valeurs et idéologies et la recherche d’intérêts spécifiques. Son élaboration peut être influencée par divers facteurs : mouvements sociaux, tendances culturelles, conjoncture socioéconomique, etc. (Partenariat Familles, 2005, p. 15).

22Par ailleurs, la politique se distingue généralement des documents de planification ou des programmes en ce qu’elle énonce une position, alors que les seconds précisent des stratégies. Elle s’en différencie également en ce qu’elle propose un cadre de valeurs et d’actions, détermine des orientations et établit le partage des pouvoirs et responsabilités là où les seconds définissent des mesures et des activités et précisent l’affectation des ressources humaines, matérielles et financières. Finalement, alors que la politique est d’ordre intentionnel et conceptuel, les seconds sont de nature intentionnelle et opérationnelle (Partenariat Familles, 2005).

23De ce point de vue, la politique adoptée par la Ville de Montréal pêche par une certaine confusion des genres. Le document juxtapose en effet des énoncés qui sont assimilables à des orientations et d’autres qui tiennent davantage de stratégies, voire qui constituent des actions concrètes, par exemple : « créer un fonds dédié à la conservation et à la mise en valeur des biens municipaux » (Ville de Montréal, 2005, p. 41) ; « développer de nouvelles formes de mesures incitatives » (p. 42) ; « diffuser sur Internet l’information stratégique issue de la veille » (p. 46) ; « former le personnel municipal » (p. 47) ; « s’associer à la STM (Société de transport de Montréal) » (p. 48) ; « identifier certains lieux exceptionnels du domaine public » (p. 60) ; « préserver les alignements d’arbres » (p. 60).

24En fait, le chapitre 5, intitulé « Enjeux et pistes d’action », est une longue énumération sommairement contextualisée où se succèdent intentions, initiatives et propositions qui empiètent sur le contenu de documents qui devraient être subordonnés ou étroitement articulés à la politique (par exemple, le plan d’urbanisme, les programmes financiers visant le patrimoine ou les organismes, les politiques sectorielles), sans qu’il soit jamais question des modalités spécifiques de subordination ou d’articulation, des mécanismes d’arbitrage en cas d’incompatibilités ou de divergences, ou encore des modalités de suivi.

  • 9 Il n’est pas anodin de souligner que si l’énoncé d’orientation tenait en quelque 37 pages, le proj (...)

25En caricaturant à peine, on peut suggérer que cette politique constitue un procédurier de bonne conduite patrimoniale. Tout se passe comme si les énoncés de cette politique étaient d’emblée compatibles et conciliables avec les objectifs, les contraintes et les impératifs respectifs de toutes les missions de la municipalité, des institutions, des grands propriétaires fonciers et de l’ensemble des acteurs. En ne voulant rien laisser de côté et en étant destinée à plaire à tous, cette politique a été dénaturée9. Elle est entrée en résonance avec l’inflation patrimoniale des dernières décennies, comme si rien ne pouvait entraver un parti pris adopté de manière à éviter toute véritable prise de position.

La consultation publique et la délibération

26Le Sommet de Montréal a-t-il été une expression particulièrement achevée de l’institutionnalisation d’une nouvelle norme délibérative qui s’est imposée dans nos sociétés (Blatrix, 2002) et qui se serait notamment traduite par une mobilisation sans précédent ? Se pourrait-il que l’inflation de la demande sociale favorisée par la formule retenue ait été contre-productive en matière de délibération ? En d’autres termes, l’accommodement aurait-il été inflationniste au point de rendre la délibération mal venue ? C’est à tout le moins ce que suggèrent plusieurs facettes du chantier ayant conduit à l’adoption de la politique montréalaise du patrimoine.

27Certes, l’adoption par la Ville de Montréal d’une définition extrêmement extensive du patrimoine lui aura valu l’adhésion enthousiaste des organismes et des citoyens préoccupés par la problématique du patrimoine. Mais l’adhésion devait-elle être inconditionnelle pour autant, y compris en ce qui concerne les relations toujours difficiles et souvent houleuses entre l’urbanisme montréalais et la conservation ? Quand on connaît l’histoire récente du combat du patrimoine à Montréal (Drouin, 2005), n’y a-t-il pas lieu de s’étonner du mutisme qui s’est imposé en ce domaine ?

28On pourra toujours rétorquer que le sommet se prêtait plus à la formulation de demandes qu’à des délibérations. Concédons-le. Peut-on, dans les circonstances, associer la consultation sur le projet de politique du patrimoine à un mécanisme délibératif ? En d’autres termes, la consultation a-t-elle favorisé ou permis l’amorce d’un débat au terme duquel auraient été identifiés les grands enjeux et les principaux défis en matière de conservation et de mise en valeur du patrimoine urbain ? ou n’a-t-elle servi qu’à peaufiner une enflure préalable, de manière à garantir que rien ni personne n’avait été oublié ? Reconnaissons-le d’emblée : la lecture du rapport de consultation oblige à privilégier l’hypothèse d’un exercice exagérément consensuel, ce dont témoignent ces premières phrases de la conclusion.

Les participants à la consultation ont tous félicité la Ville pour son Projet de politique du patrimoine. Ils ont souligné l’attention portée à la démarche d’élaboration du document, le travail remarquable réalisé pour présenter l’ensemble des interventions municipales ainsi que l’effort d’intégration des préoccupations de tous les milieux. (OCPM, 2005, p. 79)

29Cette conclusion s’inscrit à l’avenant du traitement des interventions des participants. Le chapitre 2 du rapport, consacré aux préoccupations et aux opinions des intervenants, organismes et citoyens, présente, sur plus de 30 pages, une succession de propos touchant l’une ou l’autre des thématiques abordées dans le projet de politique. Quant au chapitre 3, intitulé « Les constats et l’analyse de la Commission », il poursuit sur cette lancée, l’essentiel du propos étant constitué d’extraits de mémoires ou de présentations orales. En d’autres termes, les commissaires se sont contentés de faire écho aux préoccupations, demandes et propositions, sans jamais tenter la moindre analyse critique. Non seulement la consultation n’a donné lieu à aucune amorce de débat, mais personne ne semble s’être inquiété de ce qui a eu toutes les apparences d’une trop belle unanimité.

  • 10 Pierre Hamel (2006a) souligne que « les membres du conseil de la Communauté métropolitaine ont opt (...)

30Aussi est-ce sans surprise qu’on constatera la légèreté des propos consacrés aux relations entre l’urbanisme et la conservation. Rien ne rappelle les ratés de l’urbanisme montréalais, y compris dans certains dossiers récents, dont celui du mont Royal. Au contraire, on se félicite de la « grande convergence entre l’instrumentation d’urbanisme prévue au projet de schéma10 et celle prévue au Plan d’urbanisme, à la Politique de protection et de mise en valeur des milieux naturels et au Projet de politique du patrimoine » (Ville de Montréal, 2005). Tout au plus déplore-t-on « une grande complexité sur le plan des processus administratifs et décisionnels » (ibid.). L’amnésie collective qui semble régner depuis le Sommet de Montréal est-elle le résultat inévitable d’une mobilisation sans précédent des acteurs ?

31En l’absence de discussion critique, la consultation aura interdit que l’exercice en cours soit autre chose qu’une grand-messe. Le Sommet de Montréal avait en ce domaine résolument donné le ton. La mobilisation des organismes et le bon voisinage entre ceux-ci et les représentants municipaux ont institué une atmosphère de bonne entente qui ne semble avoir connu, dans le chantier du patrimoine, aucune perturbation notable. Mais se pourrait-il que la démarche privilégiée, combinée avec une participation « sélective », ait engendré un consensus qui ne pouvait qu’être raisonnable ? Rappelons les grandes lignes du dispositif.

32Créé par l’administration municipale à l’automne 2003, le Groupe-conseil lançait sa réflexion sur la base de bilans formulés par les directions de la ville concernées par les questions du patrimoine. Des ateliers, auxquels ont été convoqués des représentants du milieu du patrimoine, ont permis d’élargir le cercle des contributions à la réflexion. Traduites en projet de politique par les fonctionnaires municipaux, les orientations et propositions du Groupe-conseil ont par la suite été scrutées lors de forums thématiques organisés par l’Office de consultation publique de Montréal qui y voyait un mécanisme mieux adapté à la discussion. Ce n’est qu’une fois cet exercice terminé que la consultation publique aura lieu.

  • 11 Un groupe constitué, aux termes des communiqués de la Ville, de citoyens mais dont plusieurs sont (...)

33Bien que la politique soit par définition et en dernière instance l’affaire des élus, on constate que l’essentiel des contributions qui ont fait suite au sommet ont émané de fonctionnaires et de représentants des milieux du patrimoine, l’arbitrage des travaux relevant, dans un premier temps, du Groupe-Conseil11 et, dans un deuxième temps, de l’OCPM. Or, si des tensions agitent parfois le monde du patrimoine, un constat s’impose : l’opération menée à compter de 2002 concerne au premier chef et quasi exclusivement des convaincus. Un examen de la participation à la consultation publique est, de ce point de vue, révélateur. On y a dénombré, parmi les quelque 70 inscriptions, moins d’une douzaine de citoyens ou de représentants de citoyens, 5 associations à caractère professionnel, 6 établissements culturels, 9 organismes publics, dont 2 arrondissements, 15 groupements divers, dont certains, comme le Conseil régional en environnement, étaient d’emblée favorables à la cause du patrimoine, et 21 groupes en patrimoine, dont Héritage Montréal, les Amis de la montagne et le Conseil des monuments et sites du Québec. En revanche, si on excepte l’Université McGill, l’École de technologie supérieure, la Commission scolaire de Montréal, la Société du Vieux-Port de Montréal et Parcs Canada, on doit noter l’absence de la plupart des grands propriétaires fonciers – dont plusieurs ont été au cœur de débats centrés sur le patrimoine au cours des dernières années –, ainsi que celle, encore plus manifeste, des grands promoteurs immobiliers.

34Le dispositif, en ne parvenant pas à élargir le « cénacle », aurait en quelque sorte déjoué l’impératif délibératif (Blondiaux et Sintomer, 2002 ; Hamel, 2006b). Mais comment expliquer l’absence de voix discordantes ? Deux hypothèses peuvent être proposées. D’une part, il se pourrait que l’absence de choix et de priorités clairement formulés ait suffit à rassurer ceux qui auraient pu craindre les conséquences d’une telle politique. Mais il se pourrait aussi, d’autre part, que le marchandage, qui s’est élevé au rang de modus operandi gestionnaire depuis l’adoption du premier plan d’urbanisme et dont les racines profondes avaient trouvé un terreau favorable sous l’administration Drapeau, soit apparu une garantie suffisante face aux dérives éventuelles de la délibération souhaitée par plusieurs.

35Dans ces circonstances, l’Office de consultation aura simplement récolté les fruits de cette délibération tronquée d’une de ses dimensions essentielles. Pouvait-il en être autrement ? Indispensable à toute délibération, la participation, en raison même de son caractère sélectif, se sera finalement révélée inhibitrice. Mais l’absence de débat n’équivaut pas à une absence de problèmes.

36Pour qu’il y ait débat, il faut qu’il y ait expression et confrontation des points de vue dans un espace délibératif dont tous les participants reconnaissent la légitimité. De cet angle, aucun véritable débat n’a alimenté les réflexions sur la conservation et la mise en valeur du patrimoine et encore moins sur l’urbanisme en milieu patrimonial à Montréal. Depuis plusieurs décennies, on a plutôt assisté à un combat qui a été mené sur le terrain et par la voie des médias. Si le ministère des Affaires culturelles est parfois intervenu pour calmer le jeu – en particulier jusqu’à la fin des années 1970 – et sauver in extremis des composantes significatives du patrimoine montréalais, dans de nombreux dossiers, les gains des défenseurs du patrimoine ont surtout été obtenus à la faveur d’une conquête de l’opinion publique.

37Si l’urbanisme montréalais semble s’être adapté à la donne patrimoniale à compter du début des années 1990, c’est donc moins en raison d’un renouvellement d’une pratique favorisée par l’institutionnalisation d’un débat public, qu’en conséquence de l’engagement politique favorable du RCM, un parti politique dont les membres se recrutaient, pour bon nombre d’entre eux, dans les organismes communautaires et les mouvements associatifs (Hamel, 2006a). Aussi cet urbanisme emprunta-t-il une avenue extrêmement conventionnelle en se cantonnant dans une approche formaliste (sauvegarde de volumétries et de détails architecturaux) et d’exclusive spatiale (les sites du patrimoine et les secteurs significatifs). De ce point de vue, le plan de 2004 maintient le cap (Ville de Montréal, 2004b). Non seulement le patrimoine n’y apparaît qu’accessoirement comme une dimension transversale, mais on se montre toujours incapable d’articuler la question de l’évolution des vocations et des usages en milieu patrimonial aux préoccupations formelles.

38Le cas de l’église Saint-Jean-de-la-Croix est, à cet égard, emblématique. Érigée en 1926-1927 sur un soubassement construit en 1910-1911, cette église était un des bâtiments les plus significatifs du quartier de la Petite Italie à Montréal, notamment en raison de sa monumentalité et de son implantation face à un square. Le plan d’urbanisme de 1992 lui a reconnu incidemment une valeur patrimoniale intéressante et a favorisé de ce fait le maintien d’une vocation cultuelle. Fermée au culte et vendue à un promoteur immobilier, l’église a néanmoins été réaffectée à des fins résidentielles, au prix de transformations radicales et irréversibles. Or, non seulement les dispositions du plan d’urbanisme n’ont été d’aucun secours pour éviter cette réaffectation, mais la version 2004 du document reconnaît cet échec en retirant au bâtiment la valeur patrimoniale qui lui avait été accordée une décennie plus tôt, ce qu’entérine au demeurant l’évaluation patrimoniale réalisée en 2005 par l’arrondissement. En d’autres termes, le plan d’urbanisme consacre le statu quo sans être en mesure de se donner les moyens de ses ambitions. Ne reste plus aux décideurs, dès lors que l’inéluctable se produit, qu’à avouer le peu de pertinence du plan d’urbanisme en cautionnant une solution qu’on désirait écarter d’emblée (Beaudet, 2006).

39Cet urbanisme a été en quelque sorte et inévitablement piégé par une inflation patrimoniale qu’il ne pouvait contenir. À défaut d’être repensé lors d’un débat, ce dernier se contente de prôner une exclusive méthodologique – une mise en réserve – qui n’aura de cesse d’être défiée par une demande de plus en plus inclusive... et paradoxalement éclatée.

40Faute d’arbitrages judicieux en amont des démarches et de mécanismes appropriés de régulation d’inévitables conflits, y compris les conflits de valeur inhérents à toute quête patrimoniale, cette approche a engendré une culture urbanistique du cas par cas, de la procédure d’exception érigée en règle et de la dérogation au plan, ce contre quoi avait justement été mené le combat du patrimoine. Malheureusement, c’est à de telles occasions que semble devoir se poursuivre ce qui tient lieu de véritable débat.

Bibliographie

Références bibliographiques

Aubin, Henry (1977), Les vrais propriétaires de Montréal, Montréal, L’Étincelle.

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Notes

1 On retiendra ici la définition proposée par Hamel : le débat public serait sous-tendu par « l’ensemble des mécanismes qui favorisent l’expression des aspirations et des intérêts de chacun, fournissant également une arène de reconnaissance sociale à l’ensemble de la population de même qu’un lieu de médiation pour des points de vue divergents » (2006a, p. 229).

2 Blondiaux et Sintomer soulignent que pour plusieurs théoriciens, « la délibération constituerait [...] l’une des seules solutions appropriées dans des sociétés marquées par le pluralisme des valeurs » (2002, p. 26).

3 En 1980, seulement sept municipalités de Grande-Bretagne n’avaient toujours pas désigné de Conservation Areas ; toutes en comportaient au moins une en 1990 et on en dénombrait plus de 9 000 en 1995. En comparaison, la France ne comptait qu’une quarantaine de secteurs sauvegardés en 1970, avait porté ce nombre à 61 en 1988 et en totalise quelque 80 de nos jours. Quant au Québec, il avait classé neuf arrondissements en première moitié des années 1960, en avait ajouté deux dans les années 1970 et un autre en 2005 (l’arrondissement historique et naturel du mont-royal).

4 Le Vieux-Québec, le Vieux-Montréal, le Vieux-Trois-Rivières, Sillery, Beauport, le Vieux-Charlesbourg et Carignan, de 1963 à 1965 ; l’Île-d’Orléans et le Vieux-Laprairie, en 1970 et 1972.

5 Coalition née en 1973 dans le sillage de la démolition de la maison Van Horne, Sauvons Montréal occupera durant plusieurs années le devant de la scène. Le relais a été graduellement pris par Héritage Montréal, qui a été fondé en 1975.

6 La consultation sur l’avenir du Vieux-Port n’a qu’accessoirement fait exception, dans la mesure où la Ville ne s’y est pas opposée, mais s’est confinée à un statut d’observateur (Courcier, 2002).

7 Le site du patrimoine du mont Royal a été créé en 1987 ; il ne s’étendait toutefois qu’à la partie montréalaise des espaces sommitaux. La multiplication de projets immobiliers et la menace d’une réduction du périmètre protégé incitèrent des organismes à réitérer, dès l’an 2000, la demande de classement par Québec, qui adopta le décret créant l’arrondissement historique et naturel en 2005.

8 Le ton avait été donné dès le début des années 1980, la Déclaration de Deschambault définissant le patrimoine comme « L’ensemble des créations et des produits conjugués de la nature et de l’homme, qui constituent le cadre de notre existence dans le temps et dans l’espace » (Stovel, 1990, p. 40).

9 Il n’est pas anodin de souligner que si l’énoncé d’orientation tenait en quelque 37 pages, le projet de politique en comportait 81 et la politique 93. Cette inflation est évidemment à mettre en relation avec le dénombrement des organismes et des types de patrimoine auquel on s’est prêté lors de l’élaboration du projet de politique, ainsi qu’avec les demandes de la plupart des quelque 70 participants des séances de consultation publique.

10 Pierre Hamel (2006a) souligne que « les membres du conseil de la Communauté métropolitaine ont opté pour une approche traditionnelle qui nous éloigne des exigences propres à la norme délibérative et au débat public » (p. 239).

11 Un groupe constitué, aux termes des communiqués de la Ville, de citoyens mais dont plusieurs sont impliqués, diversement et de longue date, dans les dossiers du patrimoine montréalais.

Auteur

Urbaniste, professeur titulaire et directeur de l’Institut d’urbanisme de l’Université de Montréal. Il s’intéresse particulièrement aux valorisations patrimoniales, paysagères et touristiques de l’espace géographique.

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