On a décrit la ville comme l’habitat naturel de l’homme civilisé. [...] En effet, la ville et l’environnement urbain représentent la tentative la plus cohérente et, à tout prendre, la plus réussie pour transformer selon notre propre désir le monde dans lequel nous vivons. [...] Ainsi [...] en créant la ville, l’homme s’est recréé lui-même. C’est en ce sens et à cet égard que l’on peut considérer la ville comme un laboratoire social.
Robert Ezra Park, 1929
Megalopolis is fast becoming a universal form, and the dominant economy is a metropolitan economy.
Lewis Mumford, 1961

1Pour les sociologues de Chicago, la ville industrielle constituait un laboratoire social exceptionnel (Park, 1929 ; 1952 ; Park et al., 1967). Objet de profonds changements, elle est le lieu de la diversité sociale, culturelle et économique et d’une densité accrue d’échanges, qui donnent jour à des spécialisations nombreuses et prometteuses. Mais la ville engendre aussi des pathologies sociales, telles l’anomie et la criminalité, qui y sont plus répandues que dans d’autres types d’établissements humains (Wirth, 1938). Ce regard sur la ville a par la suite été nuancé, voire mis en doute (Fischer, 1984 ; Gillis, 2005). La métropolisation qui se répand aujourd’hui crée-t-elle une nouvelle « ontologie » urbaine : un « mode de vie » posturbain, voire postmétropolitain, comme l’affirment le chercheur Ed Soja (2000) et d’autres.

2Le but de ce texte est d’analyser quelques grandes tendances observables dans les métropoles, notamment canadiennes, en s’appuyant sur des études récentes. Parmi ces tendances, deux retiendront notre attention : la nouvelle économie politique métropolitaine et les défis de la planification territoriale, dont celui du développement durable.

3Les villes et les métropoles naissent et croissent, bien entendu, dans des contextes historiques et géographiques particuliers. Les théoriciens des grandes villes, l’École de Chicago au premier plan, ont, à partir d’un cas précis, élaboré un modèle universalisant. Or, la réalité a montré que, malgré la présence de tendances générales communes, la diversification économique et la différenciation spatiale, par exemple, les grandes villes et les métropoles conservent chacune un caractère unique. Yeates (1976) a parlé d’une grande ville nord-américaine typique, ce que les recherches ultérieures ont fortement nuancé, en faisant apparaître de grandes divergences entre les grandes villes américaines et canadiennes (Goldberg et Mercer, 1986 ; Hiller, 2005).

4Au moment où on annonce que plus de la moitié de la population mondiale vivra bientôt dans des villes, de taille et de composition fort différentes d’ailleurs, les grandes villes poursuivent leur croissance et deviennent de gigantesques régions fortement et densément urbanisées, qu’on nomme différemment : régions urbaines, cités-régions, métropoles, mégamétropoles. Le phénomène est répandu mondialement et ne concerne plus uniquement les grandes villes de demain, en Occident, mais aussi celles en Orient, en Afrique et en Amérique latine. L’ONU prévoit que, à part New York et Tokyo, les deux pôles urbains majeurs du monde industrialisé, les têtes de liste des 10 à 15 plus grandes villes seront hors des pays développés d’aujourd’hui (B. Cohen, 2006 ; Antier, 2005). Il faut ici rappeler que la grande ville est une invention ancienne, constamment repensée et réinventée au gré des changements internes et des bouleversements apportés par l’extérieur (Bairoch, 1985 ; Hall, 1998 ; Friedmann, 2005). Jamais dans l’histoire le monde n’a vu naître autant de très grandes métropoles : elles sont, en 2003, au nombre de 50, de Tokyo, avec plus de 33 millions d’habitants, à Toronto, avec près de 5 millions (Antier, 2005). Elles forment l’armature urbaine mondiale où se jouent certaines des grandes transformations économiques, technologiques, politiques et sociales du monde actuel.

5Qu’entend-on par métropole ? Le recensement canadien définit les aires urbaines métropolitaines, appelées régions métropolitaines de recensement (RMR), comme des agglomérations de plus de 100 000 habitants, un seuil bien bas si on le compare avec la taille des grandes métropoles du monde. Elles sont au nombre de 27 et ont connu, de 1996 à 2001, un taux de croissance de 6,2 % ; 15 d’entre elles représentent 57 % de la population, et 6 à elles seules 46 % (Tableaux 2.1, 2.2 et 2.3). Enfin, 80 % de la population canadienne vit dans 139 villes de 10 000 habitants et plus. Le territoire canadien habité est donc fort concentré.

6Comme le dit Mumford à propos de la taille des villes, « what is more important is to express size always as a function of the social relationships to be served » (Mumford, 1937, p. 186). Les autres critères de définition – Antier (2005) en utilise jusqu’à huit –, tels un univers assez clos (système urbain, « monde » d’interactions spatiales régulières, pour ainsi dire), l’ampleur des flux (de marché du travail, de déplacements quotidiens, de circulation des médias, etc.) ne sont pas plus discriminants, car ils caractérisent un grand nombre de villes, et les grandes villes débordent largement leur zone d’influence immédiate.

7Il faut concevoir les métropoles autrement et, au lieu de se satisfaire d’une définition « matérielle et visible », tels la taille, la densité, les flux quotidiens, ou devrait adopter une perspective moins apparente, plus construite et sociologique (dans un sens large). On peut concevoir la métropole sous trois angles : elle est un agent de changement économique et technologique, de changement culturel et social, caractérisé notamment par la diversité culturelle (Tableau 2.4), et un agent de changement politique et décisionnel. Ces changements créent de nouveaux enjeux et défis pour la planification territoriale.

L’économie politique métropolitaine à l’heure de la mondialisation

8Les économies métropolitaines se sont diversifiées et spécialisées sous l’impact de la mondialisation et ont développé de nouvelles aires d’activités. Dans des travaux pionniers, Allen Scott (2000) a montré comment certaines villes exportent leurs nom et réputation, et croissent autour de la production de biens culturels. En outre, dans la réponse urbanistique à la « crise » des villes centres, plusieurs villes, comme Québec, ont mis l’accent sur la vie et la richesse culturelles, qui jouent, selon Florida (2002), sur leur propre dynamisme pour attirer et retenir des citadins, souvent eux-mêmes innovateurs et créateurs.

9Les métropoles doivent-elles toutes prendre le virage de la mondialisation ? Hors de la mondialisation, point de salut ? Il faut nuancer et distinguer ce qui est mondial de ce qui est international, ou plus régional ou encore continental. La grande ville canadienne a toujours été inscrite dans un espace économique international ; elle s’est « continentalisée » depuis la Deuxième Guerre mondiale et à la suite de l’ALENA (Bourne et Simmons, 2003) ; elle cherche à se mondialiser encore plus et profite de la récente immigration asiatique (Ley, 1999 ; Fong, 2004) et du dynamisme économique de l’Asie. Dans ce terme de mondial, on trouve un peu de tout. Si mondialisation veut essentiellement dire contraction de l’espace-temps, selon la belle expression de David Harvey, grâce aux technologies de l’information, toutes les villes, voire tous les villages, auront éventuellement la même capacité de se joindre au mouvement. Held et ses cochercheurs préfèrent une définition plus large de la mondialisation : celleci se caractérise davantage comme un processus et moins comme un état, par « the widening, deepening and speeded up of wordlwide interconnectedness in all aspects of contemporary social life » (Held et al., 1999, p. 2). Mais les métropoles n’ont pas toutes le même pouvoir d’infléchir la direction et le rythme de la mondialisation. Les travaux de Saskia Sassen (1994) ont montré que, malgré leur même vitesse d’échanges d’informations, ou presque, il existe un ordre hiérarchique strict des grandes « villes mondiales ». Montréal, par exemple, n’est pas en tête et son internationalisation/mondialisation connaît parfois des ratés (Polèse et Shearmur, 2004). Québec est un bien petit acteur, qui n’a pas les moyens de livrer bataille sur le même terrain que les plus grands. Ceci ne veut pas dire que les villes moyennes ou les métropoles moyennes comme Montréal ne tirent pas bien leur épingle du jeu. Au contraire, la mondialisation semble procéder par cercles ou zones concentriques : quelques villes, comme New York, Londres et Tokyo, s’étendent pour certains types de biens et de services sur le cercle le plus grand, les autres forment des cercles plus petits sur la grande sphère de la mondialisation. Jusqu’à quel point tout ceci est bien intégré ? Voilà qui demeure problématique. Les réseaux qui, selon Castells (1996), caractérisent un monde informatisé et mondialisé, se forment et se défont au gré de très nombreux facteurs structurels et des préférences des acteurs. Comme les économies changent, ces réseaux se modifient.

10Les villes canadiennes et américaines ont entrepris leur reconversion industrielle avec plus ou moins de succès et selon des modalités variées. Une abondante littérature a décrit ces transformations. L’École de Los Angeles (des chercheurs comme Scott, Storper, Soja, Dear, Davis notamment) en a fait ses choux gras, montrant les adaptations au contexte mondial, mais aussi s’inquiétant de l’émergence d’une économie urbaine duale et de l’accentuation des inégalités sociales (Scott, 1988 ; 1998 ; 2001 ; Storper, 1997 ; Dear, 2002a ; 2002b ; 2005). Les travaux des chercheurs qui se sont penchés sur les régimes urbains, mis en place pour redonner vie à des agglomérations malmenées par les transformations économiques et l’ouverture des marchés internationaux, ont fait ressortir les alliances des groupes sociaux, économiques et politiques dans la renaissance, surtout centrée sur leur ville centre, des métropoles (Stone, 2005 ; 2006 ; Savitch et Kantor, 2002). Les groupes dominants et les relations qu’ils établissent entre eux sont rarement les mêmes, mais une tendance semble se confirmer : les élites économiques et politiques prennent les choses en main et opèrent les changements grâce à la formation d’une « communauté d’intérêts » au sein de laquelle les membres s’entendent sur la nature des problèmes et les solutions à apporter. On a reproché à ces régimes urbains d’être « corporatistes » et exclusifs, et de privilégier les grands projets aux dépens des projets plus proches des citadins, mais force est de constater que le paysage urbain a été profondément modifié et que des économies locales ont été relancées. Des alliances plus populistes, comme à Québec au cours de la dernière décennie, pour revitaliser un secteur du centreville (la Basse-Ville) sont aussi possibles, mais, à Montréal, aucune coalition d’intérêts ne semble s’être cristallisée autour d’une vision commune de l’aménagement et du développement urbains (Guay et Hamel, 2004 ; Fontan et al., 2006). Ceci explique en partie que certains milieux d’affaires québécois se plaignent d’« immobilisme décisionnel », en accusant divers groupes sociaux et communautaires, qui ont mené dans le passé la lutte contre de grands projets urbains destructeurs d’habitat et de formes de vie, de faire obstacle à tout développement. Les choses ne sont évidemment pas aussi simples ; si on peut observer des résistances aux changements, on peut aussi observer des projets mal ou trop vite conçus qui se soucient peu des retombées différenciées sur les milieux sociaux et physiques. Si certains en profitent, d’autres en souffrent : selon quels principes éthiques faut-il alors décider ? Les décisions en planification urbaine ne peuvent plus se cacher derrière le principe utilitariste du « plus grand bien pour le plus grand nombre » ; elles sont obligées, parce que le contexte urbain et politique a changé, de mieux justifier les interventions (Campbell et Marshall, 1999).

11Il ne fait aucun doute que plusieurs métropoles ont amorcé un virage vers l’économie du savoir et que, pour réussir, elles doivent non seulement attirer des investissements nouveaux, mais se rendre attrayantes pour la « classe créatrice », selon l’expression de Florida (2003). Celle-ci recherche des environnements urbains diversifiés, dynamiques et tolérants. Florida a proposé des indices de créativité et de dynamisme technologique qu’il a mis en corrélation avec des indices de diversité et de tolérance sociales et culturelles : les deux groupes d’indices se suivent de près. Plutôt que suivre l’emploi, les classes créatrices – au pluriel de préférence – le précèdent. Les universités, les centres de recherche, les entreprises qui investissent fortement dans la recherche et le développement sont à la fois des facteurs d’attraction, mais sont eux-mêmes le produit des travailleurs du savoir (knowledge workers). Tom Hutton (2000 ; 2004a ; 2004b) a décrit avec précision les transformations économiques et spatiales que Vancouver a récemment connues. La région a profité des talents locaux et internationaux, grâce à sa forte immigration et à la multiculturalité, et s’est diversifiée vers une économie du savoir et de la création. Les trois « facteurs T » (technologie, talent et tolérance) de Florida (2003) y ont fleuri. Comme dans d’autres villes, les anciens quartiers ouvriers et industriels ont graduellement été remplacés par des quartiers de services, comme les services aux entreprises et les services de design. À l’aide de cartes, Hutton peint un portrait de Vancouver fort différent de ce qu’il avait été durant plus d’un siècle. Avec ses quatre universités, ses centres de recherche et de développement, son dynamisme culturel, biculturel même, Montréal pourrait mieux se placer sur l’échelle du dynamisme économique. Elle demeure, comme le notent certains chercheurs et commentateurs (Polèse et Shearmur, 2004 ; Dubuc, 2006), une élève moyenne dans l’apprentissage de la nouvelle économie et de la production de nouvelles richesses.

Les défis de la planification territoriale métropolitaine

12Dans les grandes villes ou les métropoles, une bonne part des décisions publiques concerne l’aménagement et la planification territoriale. Les schémas d’aménagement que la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme du Québec (projet de loi 125) a imposés aux municipalités régionales de comté (MRC), aux régions urbaines (sous différents vocables) visent à mieux répartir les activités dans l’espace, à orienter le développement urbain et à protéger des espaces fragiles et qui ont une valeur écologique particulière. Les villes ont aussi l’obligation de planifier les grands équipements. Même si force est d’admettre que, pour des raisons financières, les grandes villes et les métropoles ne sont pas les seuls décideurs en matière de grands équipements, elles peuvent exercer une influence considérable dans la décision finale. De plus, elles sont presque toujours – et ce n’est pas surprenant – à l’origine de la mise à l’ordre du jour politique et administratif des gouvernements supérieurs des problèmes qu’elles éprouvent. Pas étonnant alors que le réseau plus ou moins formel des maires des grandes villes (métropoles) canadiennes ait fait pression sur le gouvernement fédéral pour obtenir une part plus grande des ressources publiques afin de faire face aux nouvelles exigences et aux nouveaux défis qui leur sont propres (Wolfe, 2003).

13Parmi les nombreux défis de la planification territoriale des métropoles, deux se distinguent : la planification des grandes infrastructures et grands équipements urbains et le rôle de la participation publique ; et l’aménagement du territoire métropolitain à la lumière du développement durable.

La planification des grands équipements et la participation

14La ville et la grande ville comptent sans doute parmi les plus grandes inventions humaines. Elles constituent un milieu artificialisé et c’est en elles que se sont développés et ont évolué plusieurs des grands systèmes technologiques qui caractérisent le monde contemporain. Il n’y a pas de ville sans intervention, sans politique urbaine, sans décision collective sur son aménagement et ses équipements. Au cours de l’histoire, une des principales caractéristiques des villes, et des grandes villes notamment, a été leur capacité de permettre la planification et la construction de grandes infrastructures collectives : temples, églises, théâtres, arènes, aqueducs, forums, places de marché, hôtels de ville ont marqué de leur monumentalité, mais aussi de leur fonctionnalité, le paysage urbain.

15L’augmentation du nombre de villes et leur concentration exigent des investissements collectifs dans les réseaux et les technologies de l’hygiène, de la sécurité et du confort (approvisionnement en eau et assainissement ; électricité et éclairage urbains ; élimination des déchets, luttes aux micro-organismes nocifs, par exemple) dans le but de construire la « ville sanitaire », selon l’expression de Melosi (2000). D’autres investissements sont requis par l’exigence de mobilité spatiale des biens et des personnes dans une économie de marché : ports, gares ferroviaires, routes, autoroutes, transports publics, aéroports. D’autres enfin sont le lieu d’expérimentation de nouvelles technologies à des fins commerciales et personnelles. Les technologies de l’information sont un exemple de techniques d’abord expérimentées et adoptées dans les villes, puis diffusées vers l’extérieur. Claire Poitras, dans son livre La cité au bout du fil (2000), a montré que l’arrivée du téléphone à Montréal a eu de profonds effets sur l’aménagement de l’espace, tout comme, bien sûr, sur les comportements des citadins. Malgré les avantages évidents qu’on pouvait en tirer, la téléphonie ne s’est pas implantée sans controverses, notamment esthétiques. La pénétration des réseaux ferroviaires ne s’est pas non plus produite sans modification profonde, voire destruction, de quartiers urbains. Tel a aussi été le cas des autoroutes urbaines, fer de lance de l’urbanisme moderne, qui, à Toronto, Boston ou Londres, ont soulevé les oppositions et attisé les passions. Lorsque Boston décide d’améliorer son réseau de transport routier urbain pour mieux relier ses différentes parties, notamment à son aéroport, les élus préviennent les planificateurs qu’aucun quartier ne devra être touché. Il leur faudra donc innover et construire des autoroutes et des échangeurs souterrains, sous le centre-ville et ses quartiers centraux. Le Big Dig, dont les coûts seront régulièrement dépassés, est lancé. Dans un tel contexte de qui-vive de la part des citadins, les planificateurs mettront, rappelle Thomas Hughes (1998), des années à préparer le projet et à consulter une vaste gamme d’acteurs sociaux.

16Les métropoles canadiennes les plus anciennes (Montréal et Toronto sont de bons exemples) sont aux prises avec un double problème : d’une part, les équipements vieillissent et, d’autre part, il en faut de nouveaux (Mirza et Haider, 2003). Les réseaux d’approvisionnement en eau sont, au Québec, en partie désuets, rappelle en 2000 une commission sur l’eau du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) : ils gaspillent une très précieuse ressource par des fuites et des bris trop fréquents. D’autres réseaux sont à refaire ou à étendre pour suivre ou anticiper le développement urbain. Les récentes fusions municipales et la création de commissions ou communautés métropolitaines ne sont pas étrangères au besoin de planifier, de restaurer et d’étendre les grands réseaux techniques urbains.

17Les besoins sociaux et économiques ont changé : de nouveaux équipements doivent être planifiés et construits. Même si on n’est plus à l’époque de l’urbanisation accélérée d’après-guerre, les métropoles continuent d’attirer les populations et les entreprises. Le taux de croissance démographique de la région de Montréal est, de 1996 à 2001, presque le double de celui de l’ensemble du Québec. En outre, la mondialisation a imposé de nouvelles exigences aux villes, notamment en matière de transport. Québec tente depuis longtemps de se doter d’un aéroport plus grand, avec de plus nombreuses liaisons de connexions internationales afin de profiter de l’ouverture des marchés internationaux pour soutenir son économie qui s’internationalise. Montréal et Québec songent depuis longtemps à un train à haute vitesse les reliant aux autres grands centres urbains de la côte est des États-Unis. La ville de Québec a du mal à se résigner à abandonner l’idée d’un tramway urbain le long de ses deux grands axes de développement, en raison des coûts élevés dans une agglomération trop étalée. Dans la foulée du succès de Portland, Oregon, et de villes européennes comme Strasbourg, Lyon, et Berne, poussé sur la place publique par le groupe environnemental urbain Vivre en ville, le projet pourrait refaire surface et la nouvelle ville fusionnée pourrait rouvrir ce dossier, confiante en des moyens de planification accrus.

18Dans une étude comparative de mégaprojets, qui ne sont pas tous urbains, l’équipe de Flyvbjerg attribue le dépassement des coûts à deux facteurs principaux : le premier est la défaillance de la planification, qui tend à sous-estimer les coûts, notamment en matière de compréhension des impacts écologiques, qu’il faut atténuer, et le second, à l’apprentissage nécessaire pour assimiler et maîtriser les innovations, technologiques et autres, que plusieurs mégaprojets supposent. Le premier repose sur l’acceptabilité politique des mégaprojets. Pour que les élus et les populations qu’ils représentent les acceptent, les planificateurs sont enclins à sous-estimer la facture totale. Une part de ces problèmes est causée par la plus grande incertitude et les plus grands risques attachés aux mégaprojets. On ne peut tout prévoir et les « erreurs normales » – pour paraphraser l’expression heureuse d’« accident normal » de Perrow (1984), conçue dans le contexte des défaillances technologiques majeures – sont monnaie courante. Mais sous-estimer les coûts pour des raisons d’acceptabilité politique n’est pas un modèle de démocratie et de transparence, pour ne pas dire d’honnêteté et de courage. De plus, la participation publique est rarement sollicitée lors de la planification des grands équipements qui ont beaucoup plus d’impacts, positifs et négatifs, sur la vie urbaine que les aménagements de quartiers qui suscitent plus de participation publique. Les grandes infrastructures demeurent une prérogative technocratique ; elles sont dirigées par un club restreint d’experts et de politiciens, ce que montrent Altshuler et Luberof (2003) dans leur histoire de la politique des grandes infrastructures de transport aux États-Unis. On pourrait s’attendre à ce que, si la participation publique était davantage recherchée par les décideurs et les experts et plus répandue, l’estimation des coûts serait plus juste, les élus étant forcés de mieux justifier les décisions. Mais un risque plane, aux yeux de certains experts, sur la décision : la participation publique sur des enjeux complexes n’est pas forcément propice à l’examen en profondeur des options et à une décision rationnelle. Si les citadins métropolitains ne peuvent décider de ce qui affectera leur vie quotidienne et leur portefeuille, ne risque-t-on pas de faire face à un déficit démocratique ?

19Comment financer les grands équipements métropolitains ? La question est d’actualité. La plupart d’entre eux ont, dans le passé, été financés grâce à l’appui dominant des paliers supérieurs de gouvernement. Ceci n’a-t-il pas pour effet de déresponsabiliser les pouvoirs locaux ? On pourrait défendre, en toute rationalité, l’idée suivante : comme les métropoles sont plus riches et comme elles sont les premières, parfois les seules, à profiter des grands équipements sur leur territoire, ne devraient-elles pas les planifier et les financer elles-mêmes en totalité ? Ainsi, elles seraient plus attentives aux coûts et seraient forcées de mieux les justifier auprès de leurs habitants, ce qui permettrait d’éviter le piège trop facile de l’acceptation, souvent résignée, des surcoûts, contre lesquels les études de Flyvbjerg (2003) mettent en garde les planificateurs. Certes, certains équipements profitent à tous, tels les aéroports, mais le transport en commun, les autoroutes urbaines, les ponts, l’assainissement des eaux profitent principalement aux habitants des métropoles. Mais si cette hypothèse semble logique ou, du moins, mérite qu’on la considère sérieusement, c’est probablement toute la fiscalité urbaine qu’il faudrait, encore une fois, tenter de revoir. La forte tendance à la métropolisation et, pourrait-on ajouter, le contexte du développement durable sont une bonne occasion d’amorcer cet examen.

20De nouvelles approches en sociologie et en politique des technologies, qu’on peut résumer, malgré des variations d’approche, sous le titre englobant de construction sociale des technologies, montrent dans des études empiriques que les technologies et les grands systèmes technologiques, selon l’expression de Thomas Hughes, sont des productions sociales, et que de nombreux acteurs, institutions et groupes d’intérêts les produisent tout en se « produisant » euxmêmes, c’est-à-dire en acquérant des idées, des compétences, des responsabilités et de nouveaux intérêts pour les défendre, mais aussi pour les faire évoluer (Bijker et al., 1987 ; Bijker et Law, 1992). Ce courant de recherche peut-il contribuer, de manière normative cette fois-ci, à une meilleure gouvernance de la planification des grandes infrastructures ? Ses enseignements sont de plusieurs ordres, dont l’un ressort clairement : les liens qui s’établissent et les relations qui se tissent entre une pluralité d’acteurs autour d’une production technologique commune. Or, si, dans le passé, les acteurs ont été principalement les décideurs et leurs experts, le contexte démocratique actuel, caractérisé par une tradition de consultation publique sur l’aménagement urbain, exige une ouverture à des réseaux d’acteurs beaucoup plus larges. Cependant, il faut se faire inventif et innovateur en cette matière – comme on l’a été sur des sujets controversés, tels les organismes génétiquement modifiés – et il se pourrait que les modalités de participation publique qui ont dominé jusqu’à aujourd’hui ne soient plus très bien adaptées à ce type d’enjeux et de problèmes. Les experts risquent de manifester leurs réticences ou de s’y opposer, mais les grands projets urbains ont besoin de légitimité et d’acceptabilité sociales, à la fois parce qu’ils sont financés par les contribuables et qu’ils modifient leur milieu de vie (Fougères et Trépanier, 2002).

L’aménagement métropolitain et le développement durable

21Le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED, 1988), Notre avenir à tous, a donné une définition du développement durable qui lie, en matière d’utilisation de l’environnement et des ressources, les générations les unes aux autres et les rend conjointement responsables du maintien d’un environnement de qualité pour la satisfaction des besoins humains présents et à venir.

22L’aménagement du territoire a profité de la vague environnementale. La Loi sur l’aménagement et l’urbanisme se préoccupe de planification des territoires habités. Quelles idées et quelles politiques pourraient être mises de l’avant pour un aménagement durable ? Les métropoles ont-elles pris à bras-le-corps le développement durable ? On peut avancer plusieurs raisons justifiant la défense d’une politique active d’aménagement durable dans les grandes villes. Si les citadins constituent une forte majorité de la population, ils sont aussi généralement plus riches et donc de plus grands consommateurs. En raison de leurs revenus plus élevés, ils ont besoin de plus de matières et d’énergie et utilisent, pour se loger, de larges espaces totalement artificialisés. Cette consommation entraîne des résidus et déchets qui, malgré les mesures de récupération et de recyclage, subsistent dans l’environnement. De plus, bien que l’on observe des tendances à la « dématérialisation » et à la « décarbonisation » dans les économies tournées vers l’information et le savoir, il reste que cette économie ne saurait se passer de ressources matérielles : elle consomme de l’environnement, pour ainsi dire, certes moins que les économies industrielles anciennes pour la même unité de produit intérieur brut, mais elle ne peut prospérer sans base matérielle (Erkman, 1998). Enfin, certains problèmes environnementaux sont concentrés dans les villes et les grandes villes : la pollution atmosphérique touche les grandes villes dominées par l’industrie et le transport automobile. Or, le secteur des transports est, au Canada, une des principales sources d’émissions de gaz à effet de serre (Gouvernement du Canada, 2006, p. 16).

23Les solutions proposées semblent aller de soi : réduire le transport privé ; augmenter les transports en commun ; planifier des villes compactes, sans compter toutes les innovations économes d’énergie que l’on pourrait développer, diffuser et adopter pour améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments et réduire les pertes dans les grandes infrastructures urbaines. L’Europe a déjà donné le ton dans ce domaine, mais certaines villes des pays en voie de développement sont aussi exemplaires (Beatley, 2000 ; Vivre en ville, 2001 ; Rabinovitch et Lutman, 2004 ; Hsiao et Liu, 2004). Or, on ne semble pas mesurer suffisamment les obstacles qu’il faut franchir pour s’approcher d’une ville durable qui réduit son empreinte écologique (Wackernagel et Rees, 1999). En premier lieu, modifier radicalement la forme urbaine et améliorer les infrastructures urbaines nécessitent, d’une part, des investissements considérables et, d’autre part, une politique d’aménagement soutenue à long terme. En deuxième lieu, le transport interurbain, soit pour le loisir et la récréation, soit pour le transport des produits dans une économie continentale et mondiale de plus en plus intégrée, échappe à la politique d’aménagement urbain. On peut souhaiter une révolution des technologies des transports, mais elle se fait attendre. En troisième lieu, la voiture occupe une place de premier choix dans les économies industrielles avancées. On l’a largement adoptée, on s’y est fait, y compris en planification urbaine, de telle sorte qu’opérer un renversement radical de la vapeur paraît relever du domaine du rêve plus que de la réalité. Et pourtant, on sent qu’il faut agir sur ce front. La résistance du consommateur citadin risque d’être forte. En effet, une enquête comparative montre que, si la population est prête à payer un peu plus cher les produits et accepterait une augmentation de taxes et d’impôts pour mieux protéger l’environnement, elle est moins bien disposée à réduire significativement l’utilisation de la voiture en l’absence de solutions de rechange efficaces (Frizzel et Pammet, 1997). Enfin, pour encourager le passage du transport privé au transport public urbain, celui-ci a probablement besoin d’une révolution technologique majeure, qui améliorerait notamment le confort des passagers. L’autobus urbain arrive mal à concurrencer le confort de la voiture.

24Pour resserrer le tissu urbain et promouvoir l’aménagement urbain dans les nouveaux espaces résidentiels, des idées sont apparues : nouvel urbanisme et croissance – on pourrait tout autant dire planification – intelligente (Filion, 2003). L’urbanisme qui s’est principalement implanté dans les nouvelles banlieues se taille aussi une place dans la réhabilitation et la revitalisation des espaces centraux (Garde, 2004). L’aménagement intelligent, souvent associé au nouveau régionalisme métropolitain, est soutenu par de bonnes intentions et une direction active dans le développement et l’aménagement de certaines métropoles. Portland est souvent cité en exemple, mais des villes comme Toronto, Vancouver, Victoria cherchent une manière de concrétiser et d’adapter ces nouvelles idées à leur forme et structure urbaines existantes. Filion (2003) a proposé la création et l’aménagement de couloirs de densité urbaine vers les périphéries pour mettre en œuvre un aménagement intelligent. Ces couloirs abriteraient un nombre plus élevé d’habitations et offriraient une gamme de services autour d’équipements collectifs, de centres commerciaux et de stations de transport par train, tram ou métro hors terre. Le modèle est ancien ; il a été suivi et planifié à Stockholm dès les années 1950, mais a encore peu pris racine en Amérique de Nord. Pour que l’aménagement intelligent et durable se produise, il faut, peut-on rappeler avec Filion, que soient levés certains obstacles. On connaît les préférences de nombreux citadins pour un environnement résidentiel de basse densité, où domine la maison unifamiliale. On ne peut refaire en quelques années plus d’un demi-siècle d’évolution urbaine et on ne peut aller radicalement à l’encontre de préférences culturelles bien établies. Cependant, comme on observe une préférence de plus en plus affirmée pour la centralité urbaine, les conditions sont peut-être favorables à l’exportation du modèle plus dense vers les périphéries urbaines. Celles-ci devront offrir plusieurs des avantages des quartiers urbains centraux si on veut diffuser le modèle vers les périphéries et l’y faire accepter. Ensuite, il faut tenir compte de l’« immobilité » en aménagement urbain : l’environnement construit ne se détruit pas facilement, ni sans perte ; sa lourdeur, son inertie, sa résistance physique durent des générations (Hommels, 2005). La dynamique de destruction créatrice que Schumpeter observait à l’œuvre dans le capitalisme industriel risquerait d’être, pour l’environnement urbain déjà bâti, plus destructrice que créatrice... Enfin, de nombreux intérêts sociaux se sont construits sur le modèle de développement urbain ancien : intérêts économiques, professionnels, commerciaux, politiques. Si certains d’entre eux peuvent se convertir assez rapidement à la conception et à la production de nouvelles formes urbaines, d’autres, comme les constructeurs de routes, souvent proches des pouvoirs publics, peuvent voir fondre les bonnes occasions d’affaires.

25Les plans et projets gouvernementaux pour s’attaquer au problème des changements climatiques ne semblent pas à la hauteur des enjeux, des risques et conséquences climatiques (voir le numéro spécial de décembre et janvier 2005-2006 d’Options politiques), même s’ils s’affichent comme innovateurs. Le Projet vert fédéral (2005) ressemblait plus à une politique technologique, financée pour une bonne part par les pouvoirs publics, qu’à une politique environnementale. Après l’avoir relégué aux oubliettes à la suite du changement de gouvernement, on l’a repris sous la forme du récent projet de loi fédéral, qui ne s’attaque cependant qu’indirectement aux émissions de gaz à effet de serre en voulant réduire la pollution urbaine. Un des instruments de politique environnementale les plus efficaces, la taxe sur le carbone et sur les grosses cylindrées notamment en milieu urbain, tel le sein que Tartuffe désire que l’on couvre, est d’emblée mis sous cape. L’industrie automobile considère aujourd’hui qu’elle n’a pas fait sa part sur le front des changements climatiques, mais elle demeure attentiste et parfois hostile lorsque sa technologie du moteur à essence est dans la mire des politiques et qu’on désire accélérer les changements technologiques. Le gouvernement du Québec a élaboré un plan d’action sur les changements climatiques : il désire faire face au problème, prévoit la création d’un fonds vert, axe une bonne partie de ses interventions sur les grandes villes, mais fait un peu trop reposer sa stratégie sur des fonds fédéraux par souci d’égalité d’effort entre provinces (Québec, 2006). Or, on pourrait, en toute logique, défendre l’idée que l’action fédérale devrait être fortement concentrée sur les grands émetteurs de gaz à effet de serre – encore plus intensivement que ce que prévoyait le Projet vert fédéral – qui, pour des raisons historiques ayant peu ou rien à voir avec les changements climatiques, se trouvent en moins grand nombre sur le territoire du Québec. L’équité, ou la proportionnalité, entre provinces peut, au bout du compte, nuire à l’efficacité environnementale et climatique. Les relations entre paliers de gouvernement étant ce qu’elles sont, on ne peut s’attendre à ce que le second critère l’emporte sur le premier...

26Au moment où certaines industries, sous la pression de nouvelles idées scientifiques et techniques et sous la pression publique, amorcent un virage exceptionnellement porteur pour la sauvegarde de l’environnement en jetant les bases d’une « écologie industrielle », les métropoles tardent à opérer leur révolution verte. S’attendent-elles à profiter du verdissement de l’industrie, en grande partie logée dans les villes et les grandes villes, ou doivent-elles elles-mêmes entreprendre une conversion écologique urbaine ? Jesse Ausubel (1996 ; 2000), qui croit fermement que la science et la technologie peuvent « ménager la Terre », imagine que dans l’avenir, la planète sera, pour des raisons environnementales, divisée en quatre grandes zones : de grands territoires urbains densément peuplés où vivra la majorité des populations humaines ; des territoires agricoles et forestiers intensivement exploités grâce aux sciences et aux technologies, mais, en même temps, constamment recyclés et reconstitués, pour la production de biens ; des zones maritimes de forte exploitation dominées par l’aquaculture ; et de vastes zones naturelles, terrestres et marines, laissées à elles-mêmes et à la récréation humaine, sources et réserves de nature et de biodiversité. Imaginons les défis de planification pour faire vivre la plupart des êtres humains dans quelques centaines ou milliers d’immenses régions urbaines, comme l’implique le projet d’Ausubel. S’agit-il d’une autre utopie ou d’un projet plausible ? C’est faire très confiance à la science et à la technique que de croire en une telle éventualité, elles qui ont légué des risques et des maux nouveaux, dont, justement, la dégradation de l’environnement... En outre, quelles forces pousseront la science et la technique à agir dans cette direction ? Le capitalisme, bien ancré dans les métropoles, est-il en mesure de s’adapter et de tenir compte des contraintes écologiques ? L’écologie politique urbaine, qui s’interroge, notamment, sur les effets environnementaux – et différenciés selon les groupes sociaux – de la logique capitaliste, met en doute la capacité d’un régime économique dominé par le profit d’opérer un changement de cap vers le développement durable (Swyngebouw et Heynen, 2003). À l’opposé, les entreprises se réclament de plus en plus du développement durable et ont commencé à réduire significativement leurs pressions sur les milieux naturels, ce dont les penseurs de la modernisation écologique témoignent dans des recherches empiriques (Hoffman, 2001 ; Mol, 2001). Un capitalisme vert est-il en train de naître ? Et si le capitalisme ne peut faire de lui-même cette révolution, le mouvement environnemental peut-il être le fer de lance du développement durable fondé sur la science et la technologie, alors qu’il les a si longtemps considérées comme des obstacles à un rapport repensé à la nature ? (B. Cohen, 2006). Peut-on compter sur un vaste mouvement social scientifique et technique de modernisation écologique menant à une gestion rationnelle et globale du système Terre ? (Allenby, 2000-2001).

27On peut se demander si, face aux défis de la planification des grands équipements, coûteux et tout autant essentiels, et du développement durable, les institutions municipales, toujours fragmentées malgré les vagues de fusion au Canada, sont le cadre idéal pour décider et orienter l’avenir et faire face aux nouvelles conditions. Deux idéologies – expression prise dans un sens neutre – s’affrontent.

28La première reprend un thème bien connu du développement durable : penser globalement, mais agir localement. Parce que les gens comprennent mieux les enjeux locaux, y participent davantage, sont convaincus d’exercer sur eux un meilleur contrôle et se sentent plus attachés à un quartier qu’à une métropole, la fragmentation des pouvoirs locaux se justifie et doit être maintenue, en dépit des dangers de l’exclusion « positive » des groupes socio-urbains les plus riches qui peuvent ainsi s’enfermer dans des zones relativement homogènes et se mettre en retrait du partage des ressources avec des villes et des quartiers moins bien nantis. La menace des « quartiers fortifiés », selon l’expression de Dear (2005), enclaves sociales, culturelles et économiques au sein de vastes régions urbaines, n’est pas à prendre à la légère.

29La seconde idéologie reformule le slogan en énonçant qu’il faut penser et agir globalement et que, par conséquent, les gouvernements supramunicipaux sont une bonne solution aux réalités métropolitaines. Cette position est fondée sur une lecture instrumentale de la vie métropolitaine et est fortement contestée par ceux et celles qui défendent une vision plus sociocommunautaire de la vie urbaine (voir le commentaire de Wolfe [2003], qui n’est pas sans rappeler celui de Jane Jacobs, à propos du groupe de travail qui s’est penché sur la pertinence d’une politique urbaine nationale). Choisir entre les deux est difficile et, devant les résistances à créer de vastes entités politiques et administratives, des options intermédiaires ont été essayées, tels les commissions métropolitaines, les communautés urbaines aujourd’hui défuntes, ou d’autres organismes similaires, dont le pouvoir de décider réside dans les mains des élus, délégués par les municipalités participantes. Le danger est que ceux-ci se muent en groupes d’intérêt qui fassent preuve de corporatismes, et qu’ils ne voient dans l’instance régionale que le moyen d’aller chercher un peu plus de ressources, sans s’engager fermement à défendre et à promouvoir les intérêts de toute une agglomération.

30Prenons deux exemples qui posent bien le problème. La région urbaine de Victoria et celle de Vancouver en Colombie-Britannique ont créé des structures régionales qui chapeautent les municipalités composant les deux agglomérations (Boyle et al., 2004 ; Tomalty, 2002). Celles-ci, avec l’encouragement du gouvernement provincial, mais aussi de manière autonome, ont adopté une stratégie de développement durable. Or, les instances régionales ne peuvent, dans les deux cas, imposer leur modèle et leur politique aux municipalités qui peuvent être bien disposées envers la stratégie, mais y résister dans la pratique, car elles doivent tenir compte des incidences sur leur propre territoire. Un renforcement de la ville centre dans une optique de densification urbaine risque, par exemple, de nuire à ce qu’elles considèrent comme leurs propres intérêts. Des habitations et des centres commerciaux moins nombreux dans les banlieues ne généreront pas le même niveau de revenus et de ressources disponibles pour dispenser des services publics. Tomalty (2003), qui a mené une étude comparative canadienne sur la question, y voit une profonde contradiction et une limite aux gouvernements régionaux qui se superposent aux gouvernements locaux, lesquels demeurent rois et maîtres sur leur territoire.

31Les métropoles ont été et sont encore le théâtre de changements profonds qui sont le lieu d’expérimentations, même incertaines et difficiles (Van Vliet, 2002). Elles se sont aussi déployées dans le temps, changeant de forme et de nature : la métropole moderne, pensée par l’École de Chicago, a cédé la place à la métropole postmoderne dont on a tenté, mais sans succès, de faire de Los Angeles le modèle. La métropole du développement durable est en construction. Ses défis sont nombreux et pas tout à fait bien définis.

32La planification territoriale urbaine est un processus en trois opérations : connaître ; délibérer et décider ; agir et intervenir (Figure 2.1).

33Au sommet et au départ, il y a la prise de conscience des problèmes des régions urbaines. Elles doivent relever des défis nouveaux, dont une partie seulement a été présentée ci-dessus. Il n’y a pas de plan sans enquête, aimait à répéter Patrick Geddes. L’enquête, régionale dans le cas des régions urbaines, est elle-même un long processus. Les premières générations de schéma d’aménagement du Québec ont fait l’effort de synthétiser les données sur leur espace d’aménagement. Les schémas ont toutefois rarement produit d’enquêtes nouvelles en utilisant des données statistiques déjà disponibles. Ils ont dressé un portrait régional à grands traits, mais ont peu été dans le détail. Ils ont, de plus, peu fait référence aux travaux de recherche les plus récents, notamment sur les dynamiques sociales et culturelles métropolitaines. On rétorquera que ce n’est pas le rôle du schéma, dont les obligations sont définies par la loi, de se lancer dans une enquête régionale extensive. L’objection est juste, mais condamne l’aménagement à une vision de courte vue, le temps de mise en vigueur d’un schéma. Si les défis des régions urbaines se jouent localement et mondialement, alors tenter de prévoir afin de mieux agir devient une vertu de la planification.

figure 2.1. Processus de planification territoriale

34La deuxième opération concerne les mécanismes de décision dans lesquels sont intégrés des processus de consultation et de participation publiques, y compris sur les choix stratégiques qui laissent souvent le grand public indifférent. Les administrations doivent inventer des mécanismes aussi novateurs que l’ont été, à leur époque, le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) et l’Agence canadienne d’évaluation environnementale. Ces deux formes sont-elles les plus propices pour affronter les défis stratégiques tels que la planification des grands équipements, l’aménagement durable et le rôle mondial que certaines grandes régions urbaines veulent jouer ? Ou faut-il changer les formes par la mise sur pied permanente de comités de veille ?

35Enfin, la troisième opération est celle de l’action et de l’intervention, lesquelles sont loin d’aller de soi. Les dépassements de coûts des grands travaux sont la preuve que tout ne baigne pas dans l’huile, une fois la décision prise. Faut-il là aussi combler le « déficit » démocratique et instituer des formes de surveillance publique élargie au sein desquelles des groupes de citoyens contribuables suivraient de près l’évolution des travaux et pourraient, comme un tribunal, proposer l’arrêt temporaire ou permanent, ou la révision, ou encore une nouvelle conception des travaux (Guay, 2005) ?

36C’est en ces différents sens que les grandes régions urbaines sont un nouveau laboratoire social dont les résultats définitifs – si tant est qu’ils puissent l’être – sont encore inconnus. Sur le plan économique aussi bien que culturel, politique, environnemental, y compris aménagiste, les nouveaux et nombreux défis des métropoles engendreront une tension créatrice, du moins l’espère-t-on, entre décideurs et citoyens, entre instances et paliers politiques et entre groupes de « citadins métropolitains », pour faire mentir la sombre prédiction de Mumford : « The metropolitan civilization contains within itself the explosive forces that will wipe out all traces of its existence » (Mumford, 1961, p. 598).