Conclusion. L’univers social à l’adolescence – développement et adaptation
p. 159-174
Texte intégral
1Les relations avec les parents, les amitiés, les relations amoureuses, les relations avec les autres membres de la fratrie, avec la famille élargie et avec les adultes non apparentés marquent toutes de leur façon l’univers social des adolescents. Chacune de ces relations est spécifique, chacune suit une trajectoire particulière et assume des fonctions propres dans le développement humain, mais en même temps ces relations sont imbriquées les unes dans les autres. Au début, il y a l’attachement qui relie l’enfant à ses parents. Ce premier univers relationnel constitue la matrice originale qui structure les nouvelles relations que les individus développent ultérieurement : les amitiés et les relations amoureuses. Les amitiés apparaissent tôt et, dès la maternelle, on voit des enfants s’associer librement sur la base des affinités et du partage des activités et des jeux. Ce thème de l’amitié devient toutefois dominant à la préadolescence alors qu’apparaissent les dimensions d’intimité et de proximité affective. Bientôt naissent les premiers contacts avec l’autre sexe et les premières relations amoureuses qui se construisent à partir des modalités relationnelles élaborées avec les pairs de même sexe. Les engagements émotionnels, relativement faibles au début, vont graduellement s’affermir et, au début de l’âge adulte, le partenaire amoureux devient la principale figure d’attachement.
2La figure 9 est une construction qui rassemble les observations tirées des travaux de Buhrmester (1996) ainsi que de ceux de Furman et Whener (1997). Ces deux études ont examiné l’évolution des relations durant l’adolescence, de l’âge de 9 à l’âge de 20 ans. Furman et Whener (1997) ont étudié l’évolution des sources de support émotionnel, en demandant aux adolescents de nommer la personne à laquelle ils s’adressent en cas de difficulté : la mère, le père, les amis de même sexe, la fratrie ou le partenaire. Buhrmester (1996) a étudié le niveau de révélation de soi en demandant à des adolescents d’âges divers à quelle personne, parmi les membres de la famille, les amis, le partenaire et les membres de la famille élargie, ils confiaient leurs préoccupations et leurs problèmes personnels. Les courbes des deux études se recouvrent très clairement au point de pouvoir être réunies dans un même diagramme.
3Ce diagramme illustre un certain nombre de phénomènes évolutifs. On peut voir qu’avec le début de l’adolescence les relations avec les parents vont se distancier de plus en plus, pour atteindre un creux vers l’âge de 15 ans et se restaurer ensuite. Ce phénomène varie cependant selon le sexe du parent : on constate que la distance avec le père est toujours plus importante qu’avec la mère. De multiples études (Collins et Russel, 1991 ; Noller et Callan, 1990 ; Collins et Laursen, 2000) relèvent ce phénomène. L’importance accordée aux amis du même sexe évolue d’une manière radicalement opposée. Relativement faible à 9 ans, la place des amis comme confidents privilégiés et comme sources de support émotionnel va connaître une montée spectaculaire, pour atteindre un sommet à 15 ans et se résorber ensuite. Le partenaire amoureux occupe un statut très faible en ce qui a trait au support émotionnel ou au rôle de confident à l’âge de 12 ans, mais ce statut ne cesse de s’affirmer et occupera la première place au début de l’âge adulte. On constate enfin qu’on recourt moins aux autres membres de la fratrie et aux grands-parents comme source de support, mais, dans les deux cas, cette distance se résorbe au terme de l’adolescence.
4Pour illustrer l’évolution des relations interpersonnelles durant l’adolescence, Collins et Laursen (2000) utilisent l’image de la fugue, construction musicale constituée de thèmes mélodiques distincts qui se poursuivent et s’enchevêtrent, pour créer finalement une structure unique clairement définie. Certains thèmes perdent en intensité, d’autres deviennent prédominants et la différenciation des univers relationnels atteint un sommet au milieu de l’adolescence mais, au début de l’âge adulte, l’univers des relations interpersonnelles adopte une structure plus unifiée et plus intégrée.
La différenciation des relations
5On constate qu’un principe dialectique gouverne l’évolution des relations interpersonnelles durant l’adolescence : relative globalité et faible différenciation au terme de l’enfance, différenciation croissante durant l’adolescence et intégration hiérarchisée à l’âge adulte. Le principe de la différenciation des relations semble être une dimension clé pour saisir le développement social à l’adolescence (Collins, 1997). L’univers relationnel devient plus diversifié et l’évolution des relations est marquée par un double mouvement : éloignement émotionnel et physique à l’égard de la famille et engagement intense dans les relations de proximité avec les contemporains. Ce double mouvement favorise la conquête de l’autonomie et l’adoption, en dehors de la sphère familiale, de rôles nouveaux qui définiront le statut de jeune adulte, puisque les échanges avec les pairs se déroulent dans un cadre horizontal de réciprocité, à la différence des relations familiales basées sur un principe d’autorité verticale (Laursen et Williams, 1997). Certains chercheurs, tel Steinberg (1988), proposent de lire ce mouvement selon une perspective évolutionniste. On sait que, par rapport à la série animale, le petit de l’être humain connaît une longue période de dépendance envers ses parents qui couvre toute la durée de l’enfance. C’est à l’adolescence, au cours de la seconde décennie de l’existence humaine, que s’effectue la prise de distance envers la famille, alors que la vie relationnelle avec les pairs s’affirme constamment. L’engagement croissant dans la vie sociale à l’extérieur de la famille favorise l’affirmation de l’autonomie, l’adoption de rôles adultes et la création des liens sexuels et, par là, la perpétuation de l’espèce.
6On dispose également ici d’un modèle normatif qui définit l’accès à la maturité relationnelle au début de l’âge adulte : les relations avec le partenaire sont les plus importantes, suivies des relations d’amitié et des relations avec les parents. Cette hiérarchie se met en place durant l’adolescence. Certains jeunes adultes n’ont pu établir ces ruptures et ils maintiennent avec leurs amis du même sexe les relations privilégiées qu’ils entretenaient à l’adolescence, d’autres, n’ayant pu modifier les liens familiaux, conservent des rapports de dépendance à l’égard de leurs parents. Dans les deux cas, il s’agit de formes d’immaturité relationnelle qui mettent en question le développement optimal de l’individu.
Continuité et changement
7La question de la continuité et du changement constitue un thème central en psychologie du développement : est-ce la règle de la persistance qui domine lorsqu’on examine la croissance d’un individu ou, au contraire, est-ce la variabilité ? S’agissant de l’adolescence, période dominée par des transformations multiples on songe à opter pour la seconde hypothèse. Lorsqu’on examine l’évolution des relations de l’enfance à l’adolescence, on constate qu’elles recèlent à la fois une grande continuité et des changements significatifs.
8Les relations entre parents et adolescents et les relations établies durant l’enfance offrent une importante continuité quant à la qualité des liens émotionnels et des fonctions que remplissent ces relations dans la vie quotidienne, même si la fréquence et les modes d’interaction changent de l’enfance à l’adolescence et durant l’adolescence elle-même (Collins, 1996). On sait que les perspectives contemporaines se sont largement démarquées des positions qui considéraient les conflits et la séparation comme des éléments qui définissent l’évolution normale des relations entre parents et adolescents. De nombreuses données de recherche, recueillies tant en Amérique du Nord qu’en Europe, indiquent de façon récurrente que la majorité des adolescents et des parents perçoivent leurs relations comme agréables et chaleureuses. Les liens d’attachement qui se construisent au cours de la petite enfance se maintiennent au cours de l’enfance, de l’adolescence et à l’âge adulte (Rice, 1990 ; Steinberg, 1990). Cette règle de continuité se vérifie également dans le cas des relations familiales problématiques. Une minorité d’adolescents connaîtra des relations familiales marquées par des conflits importants, des incompréhensions majeures, des ruptures et des sentiments de rejet. La plupart des familles qui présentent de sérieuses difficultés relationnelles durant l’adolescence avaient déjà connu un passé problématique durant l’enfance (Offer, Ostrov et Howard, 1981). L’adolescence ne crée pas ces problèmes, elle ne fait qu’exacerber des problèmes déjà présents. Les liens d’attachement qui se construisent très tôt, dès les premiers jours de l’existence humaine, structurent ultérieurement les rapports entre parents et enfants (Van Yzendoorn, 1992). La présence de déficits précoces en matière d’attachement entachera les relations parents/enfants ; l’hostilité qui sous-tend ces rapports suscite des conflits et perturbe l’exercice de l’autorité parentale, ce qui se traduit par le retrait de l’affection, l’absence de supervision ou par le recours à des méthodes contraignantes, punitives ou coercitives.
9La fonction de support parental perdure également durant l’adolescence. La majorité des adolescents considèrent que leurs parents offrent une ressource émotionnelle unique, différente de ce que peuvent offrir les pairs ou d’autres adultes (Collins, 1997). La plupart des adolescents et des jeunes adultes déclarent d’ailleurs avoir recours à leurs parents lorsqu’ils vivent des situations particulièrement difficiles afin de trouver le réconfort émotionnel et les conseils judicieux qu’ils ne trouveront pas ailleurs (Allen et Land, 1999). Le rôle de conseiller constitue un autre aspect de la fonction parentale qui se maintient durant l’adolescence. Comme le soulignent Youniss et Smollar (1985), les adolescents estiment que leurs parents détiennent un certain nombre de compétences, notamment dans des questions comme l’organisation de la société, la vie professionnelle ou la politique ; ils déclarent faire appel à ces compétences dans des domaines où l’information et l’expérience antérieure constituent des atouts à leurs yeux.
10Ces continuités dans les relations entre parents et adolescents s’accompagnent d’importantes modifications sur le plan de la quantité et du contenu des interactions, de l’expression des affects et de la perception respective des personnes concernées (Collins, 1997 ; Collins et Laursen, 2000). La fréquence des interactions entre parents et adolescents diminue de façon importante et, dès le début de l’adolescence, on observe une réduction constante du temps passé en famille au profit du temps passé à l’extérieur (Larson et al, 1996). Les activités communes et les conversations avec les parents diminuent très sensiblement de l’âge de 10 à l’âge de 15 ans. Parents et adolescents observent une distance affective croissante : les adolescents déplorent la réduction du sentiment d’acceptation et expriment moins de satisfaction à l’égard de la vie familiale, alors que, de leur côté, les parents déclarent vivre moins d’expériences positives et plus de distance affective (Steinberg, 1990). Cet éloignement affecte beaucoup de parents pour lesquels l’adolescence constitue souvent une période éprouvante (Silverberg et Steinberg, 1990).
11Le terme de transformation est celui qui caractérise le mieux l’évolution des relations parentales à l’adolescence. On observe une diminution des interactions et une baisse de la qualité des affects, sans que cela traduise une rupture des liens d’attachement, qui restent forts durant l’adolescence et au cours de l’âge adulte. Par ailleurs, la proximité affective et la qualité des relations parentales se renouvellent le plus souvent au terme de l’adolescence, lorsque prend place un modèle dominé par la négociation coopérative et l’interdépendance affective entre personnes adultes (Youniss et Smollar, 1985).
12Le principe de continuité caractérise également la plupart des aspects des relations avec les pairs. La continuité est évidente lorsqu’on examine les habilités individuelles à se faire des amis (Collins, 1997) ou les indices de popularité ou de rejet (Bukowski et al, 1987). Ici encore, on observe que les enfants populaires, habiles à se faire des amis, conservent ces habiletés au cours de l’adolescence et que les adolescents rejetés par leurs pairs l’étaient déjà durant l’enfance. Comme dans le cas des parents, les adolescents qui éprouvent de sérieuses difficultés dans leurs relations avec leurs pairs présentent généralement une histoire similaire durant l’enfance. Plusieurs études ont retracé chez certains individus une trajectoire de rejet social et des difficultés d’insertion dans le groupe qui se manifestent dès l’enfance et tout au long de l’adolescence (Patterson, Reid et Dishion, 1992).
13D’importantes discontinuités apparaissent également dans le cours des relations avec les pairs. Cela s’exprime à la fois dans la composition des groupes, dans le temps passé avec les pairs et dans l’énergie dépensée pour se trouver une place et obtenir un statut dans le groupe. On constate par exemple que le réseau des pairs s’étend considérablement au fur et à mesure que les adolescents affirment leur autonomie à l’égard de la famille. Si à 10 ans les enfants passent deux fois plus de temps avec leurs parents qu’avec leurs amis, c’est l’inverse qu’on note à 16 ans. La constitution du groupe des pairs, au début et au milieu de l’adolescence, s’élabore très clairement sur la base de contacts avec les partenaires du même sexe, même si la plupart des adolescents déclarent fréquenter régulièrement des personnes de l’autre sexe. Ces arrangements facilitent les rencontres avec le sexe opposé.
14L’investissement émotionnel dans les relations d’amitié s’affirme dès la préadolescence et connaît un sommet vers l’âge de 15 ans. C’est à ce moment-là que la valorisation des liens d’amitié est la plus intense, que l’exclusivité est réclamée et que dominent des sentiments tels que jalousie et crainte de la trahison. Plus tard, ces relations deviennent moins exclusives et moins tourmentées, alors que la notion de partage se met en place. Les adolescents plus âgés passent beaucoup de temps avec le partenaire, tout en maintenant des contacts avec leur groupe d’amis du même sexe. Au début de la vingtaine, le temps passé avec le partenaire augmente au détriment du temps passé avec les amis.
15Les premières relations avec l’autre sexe s’inscrivent dans ces rencontres entre pairs, au point qu’il est difficile, pour les observateurs comme pour les participants, de distinguer les amis de sexe différent des partenaires amoureux. Les adolescents qui détiennent un statut social élevé dans le groupe forment les premiers couples et servent de modèle aux autres, si bien qu’au terme de l’adolescence la plupart des filles et des garçons ont déjà vécu au moins une expérience de couple. L’engagement dans une relation amoureuse durable modifie sensiblement l’univers relationnel et les rapports avec le réseau des amis. En fait, cet engagement entraîne la fin du rôle dominant que le groupe des amis exerçait durant l’adolescence.
16La diminution des interactions avec les parents s’accompagne d’un élargissement du réseau des amis et d’un engagement intense dans les relations avec les pairs. C’est au sein de ces relations qu’ont lieu les premières rencontres avec l’autre sexe et l’engagement dans des relations intimes avec le partenaire amoureux. Le groupe des pairs assure donc une importante fonction de transition dans le développement socioaffectif, car il permet de passer des relations intimes avec les parents aux relations avec les amis et, plus tard, de passer des amis au partenaire amoureux (Collins et Laursen, 2000).
Les perspectives théoriques
17La distance croissante envers les parents et l’importance grandissante qu’on accorde aux relations avec les pairs sont au centre de la structuration des relations interpersonnelles à l’adolescence. Divers courants théoriques ont tenté de rendre compte de cette évolution (Collins et Repinski, 1994 ; Collins et Laursen, 2000).
18Certaines théories mettent l’accent sur les facteurs endogènes et sur les forces intrapsychiques qui seraient les moteurs de ces changements. C’est le cas des perspectives psychanalytiques développées par Anna Freud (1969) et par Blos (1967). Tous deux placent les transformations pubertaires au centre des changements qui ont lieu durant l’adolescence. L’éclosion de la puberté précipiterait l’émergence des conflits et creuserait la distance affective dans les relations entre parents et adolescents, favorisant les relations en dehors de l’univers familial. Blos (1967) considère que la mise à distance des images parentales idéalisées durant l’enfance traduit un mouvement d’individuation et de séparation d’avec les parents et que l’engagement intense dans les relations avec les pairs permet de choisir un objet sexuel approprié lors de l’accès à la génitalité.
19Tout en reconnaissant l’importance des changements développementaux tels que la puberté, un second groupe de théoriciens met l’accent sur les facteurs extérieurs qui définissent les attentes propres à un âge donné afin d’éclairer l’évolution des relations interpersonnelles durant l’adolescence (Hill, 1988). Selon cette perspective, la puberté précipiterait la venue des changements qui s’effectuent sur le plan personnel et social ; l’adolescent doit abandonner sa condition d’enfant et il doit désormais agir comme « quelqu’un de plus âgé » afin de répondre aux attentes propres à un âge donné, attentes définies principalement par le groupe des pairs. L’univers familial perd de son attrait dans cette dynamique nouvelle, au profit du groupe des pairs qui détient désormais les clés de l’attribution du statut et de la reconnaissance sociale.
20Ces deux perspectives théoriques mettent l’accent sur le changement et sur les ruptures entre l’univers familial et celui des pairs, alors que d’autres perspectives tentent de concilier les éléments de continuité et de changement dans chacune de ces relations.
21La théorie de l’attachement met en évidence les similitudes fonctionnelles entre les deux univers relationnels. La théorie estime que les figures centrales d’attachement et les modes d’interaction se modifient au cours du développement, mais que toutes les relations interpersonnelles sont guidées par des modèles intériorisés qui restent stables. Cette théorie est conforme à l’idée du passage, au cours de l’adolescence, de relations privilégiées avec les parents à des relations avec les amis et, plus tard, des amis au partenaire amoureux. Cette théorie est conforme à une autre observation courante, selon laquelle les adolescents qui éprouvent des difficultés avec leurs pairs ou dans leurs relations amoureuses connaissaient déjà des difficultés relationnelles au cours de l’enfance ; cela rejoint l’idée que la capacité de s’engager dans des relations intimes avec les amis ou dans des rapports amoureux s’inscrit dans l’histoire personnelle d’attachement (Collins et Sroufe, 1999).
22Collins et Laursen (2000), quant à eux, proposent une perspective théorique qui tente également de concilier les deux aspects de l’évolution des relations interpersonnelles, plutôt que de les opposer, en faisant appel au concept d’interdépendance au sein de chacune des relations. L’évolution des relations entre parents et adolescents n’exprime pas une rupture, mais un réajustement visant une forme optimale d’interdépendance, ce qui implique des conflits mais fait également appel à la négociation et à une redéfinition constante de la relation chez les deux partenaires. Les relations d’amitié et les relations amoureuses imposent le développement d’habilités de réciprocité permettant le partage d’intérêts communs, la révélation mutuelle de soi et l’accès à l’intimité. Ces relations offrent aussi l’occasion de se familiariser avec des modes de résolution des conflits non destructeurs. Les désaccords au sujet des attentes respectives peuvent conduire à des confrontations et à la rupture ; la maturité relationnelle consiste toutefois à adopter des modes de résolution des conflits qui puissent restaurer l’harmonie, protéger une relation vitale et favoriser une interdépendance accrue.
L’adaptation psychosociale et la santé mentale
23Les relations sociales et le développement de la personne humaine sont intimement imbriqués et les relations interpersonnelles assument un rôle vital dans le développement des compétences sociales et cognitives. Cela est vrai durant la petite enfance, durant l’enfance et à l’adolescence. Tout au long de cet ouvrage, on a souligné l’existence de liens entre la qualité des relations que les adolescents entretiennent avec les personnes significatives de leur entourage, le développement des capacités d’adaptation et le bien-être psychologique. L’existence de tels liens a principalement été constatée dans les relations entre parents et adolescents et dans les relations d’amitié.
24De nombreuses études ont pu confirmer l’importance des liens d’attachement entre parents et adolescents comme facteur de protection contre l’adversité psychosociale. Lorsqu’on demandait à Sigmund Freud quelle était la meilleure chose qui puisse arriver à un enfant, il répondait : être aimé par sa mère et son père. Cela est vrai dans l’enfance, mais reste vrai durant l’adolescence. La qualité des relations parentales constitue un puissant prédicteur de santé mentale durant l’adolescence et au terme de l’adolescence (Steinberg, 1990). On dispose aujourd’hui d’une multitude de données de recherche qui ont établi des liens très clairs entre la qualité des liens parentaux et le développement des adolescents, qu’il s’agisse de la construction de l’identité (Grootevant et Cooper, 1986), du développement de la compétence sociale (Steinberg et al, 1991) ou de la conscience morale (Van Yzendoorn, 1997). En revanche, le détachement parental, le sentiment de rejet ou la présence de conflits persistants se retrouvent pratiquement toujours au cœur des problèmes les plus sévères qui guettent les jeunes : délinquance, tentatives de suicide, toxicomanie (Barrera et Li, 1996 ; Tousignant, Hamel et Bastien, 1988).
25De nombreux travaux indiquent que les relations avec les pairs contribuent de façon substantielle au développement social et cognitif des adolescents. Plusieurs études ont analysé les multiples fonctions positives des amitiés à l'adolescence : baisse de l’anxiété rattachée aux préoccupations qui entourent la sexualité (Berndt, 1982), soutien lors d’événements stressants, développement des capacités cognitives (Doise et Mugny, 1981). Si la capacité d’engager des relations d’amitié de qualité constitue un prédicteur d’adaptation psychologique à l’adolescence, de nombreuses études indiquent, en revanche, que l’absence d’amitié, des amitiés de faible qualité ou marquées par des relations problématiques constituent autant de facteurs de risque pour le développement ultérieur.
26Si la qualité des liens familiaux et des liens d’amitié est garante de l’adaptation psychosociale et de la santé mentale, tel ne semble pas être le cas des relations amoureuses. Il semble même que l’engagement dans une relation amoureuse intense et durable à l’adolescence s’accompagne d’effets négatifs au niveau de l’estime de soi et de la construction de l’identité, voire de symptômes dépressifs (Joyner et Udry, 2001). Le modèle d’évolution des liens amoureux proposé par Bradford-Brown (1999) offre une explication convaincante à ce sujet, lorsqu’il avance que l’engagement dans des relations avec un partenaire de l’autre sexe sert les besoins personnels de l’adolescent, plutôt que des besoins relationnels. Pour cet auteur, une succession de relations superficielles, généralement de courte durée, constitue la norme au début et au milieu de l’adolescence, alors que les engagements amoureux intenses et durables sont atypiques et risquent d’être problématiques. Il est permis de penser que cette dernière forme d’engagement dans un couple exprimerait des carences affectives ou des attentes excessives qui risquent d’être déçues.
L'influence respective des parents et des pairs sur le développement
27Les questions concernant le rôle respectif des parents et du groupe des pairs dans le développement et le type de liens qui relient ces deux univers alimentent un débat classique en psychologie. Le débat tourne principalement autour du rôle que jouent les parents et les pairs dans les comportements socialement déviants, tels que vol, violence ou consommation de drogue. Si les chercheurs s’accordent pour reconnaître que les pairs déviants sont ceux qui encouragent le plus les comportements déviants et la consommation de drogue chez les adolescents, les points de vue divergent lorsqu’il s’agit de convenir du rôle des parents dans cette dynamique. Nombre de chercheurs estiment que la qualité des liens avec les parents, le niveau d’engagement dans la vie avec les pairs et l’engagement dans des comportements déviants sont reliés. Les adolescents vivant au sein de familles marquées par la discorde et les conflits sont plus susceptibles de s’associer à des pairs déviants et de commettre des actes socialement répréhensibles (Dishion et al, 1991). D’autres études indiquent que l’absence de contrôle et de supervision est associée à l’adhésion à des groupes de pairs déviants (Dishion et al, 1995).
28La question de savoir si les parents peuvent contrer ou du moins atténuer l’influence des pairs déviants reste cependant ouverte. Aseltine (1995) estime que les pratiques parentales ne peuvent guère contrebalancer l’influence des pairs déviants. Vitaro, Brendgen et Tremblay (2000) observent pourtant que l’attachement parental peut contribuer à atténuer l’influence des pairs déviants sur les comportements délinquants. Kandel (1996) considère finalement qu’on surestime le rôle des pairs et qu’on a tendance à minimiser celui des parents en ce qui concerne l’engagement dans des conduites déviantes ; elle affirme que les parents peuvent agir directement ou indirectement auprès des adolescents et ainsi les prémunir contre les pairs déviants.
Les différences entre les sexes
29Les relations avec les parents ne donnent pas lieu à des différences marquées selon le sexe de l’adolescent. Dans l’ensemble, filles et garçons manifestent le même niveau d’attachement ou de proximité affective à l’égard de la mère ou du père. En revanche, toutes les relations avec les personnes du même âge donnent lieu à des différences marquées entre garçons et filles, qu’il s’agisse des relations avec la fratrie, avec les amis ou avec les partenaires ; ces différences vont toujours dans le même sens, les filles font preuve de plus d’intimité et de proximité, leurs attentes à cet égard sont plus élevées et leur engagement émotionnel plus intense.
30Un effet de sexe est clairement identifiable lorsqu’on examine le niveau d’intimité dans les relations fraternelles : les filles expriment davantage de proximité et d’intimité dans leurs relations avec les autres membres de la fratrie. Le niveau de communication, la réciprocité et la proximité affective sont deux fois plus marqués dans les dyades de filles que dans les dyades de garçons (Guichard, 1995). Les liens d’amitié donnent également lieu à d’importantes différences entre garçons et filles. Ces différences sont très claires et on les retrouve constamment : les filles valorisent davantage tous les aspects des amitiés, elles expriment plus d’attentes à l’égard des amies et recherchent plus intensément la proximité et l’intimité. Les adolescentes développent plus tôt des relations intimes avec leurs amies (Sharabany, Gershoni et Hoffman, 1981) et elles se révèlent plus actives que les garçons dans leurs démarches pour nouer et entretenir des amitiés (Brendgen et al, 2001). Mais c’est au niveau des relations amoureuses que les écarts entre filles et garçons semblent les plus marqués, au point de susciter d’importantes sources d’incompréhension, des frustrations et des ruptures. Ici encore, les filles expriment des attentes supérieures en ce qui regarde l’intimité et la proximité, elles s’engagent davantage émotionnellement dans le couple et réclament une attention plus exclusive.
31Tout cela laisse clairement entendre que l’appartenance à l’un ou l’autre sexe exerce un rôle déterminant dans la vie sociale et que le fait d’être garçon ou fille constitue une source majeure de différenciation de l’expérience interpersonnelle à l’adolescence. On sait que la question des différences sexuelles dans les relations interpersonnelles constitue un thème qui alimente de nombreux débats dans les sphères universitaires tout autant que dans le discours populaire. Canary, Emmers-Sommer et Faulkner (1997) ont publié un ouvrage qui propose de faire le point sur le rôle de la variable sexuelle dans les relations interpersonnelles. Examinant la plupart des travaux entrepris sur la question de l’intimité dans les amitiés et dans les relations amoureuses, ces auteurs estiment que les hommes et les femmes ne sont pas fondamentalement dissemblables et que les points de convergence sont nombreux. Les femmes et les hommes ont la même conception de l’intimité et considèrent que la recherche de l’intimité constitue une dimension centrale de l’amitié et des relations amoureuses. Ce qui diffère, c’est l’expression de l’intimité, les femmes se parlant plus et se confiant plus, alors que les hommes recherchent l’intimité grâce à des activités communes ; les femmes comme les hommes s’engagent dans des relations sexuelles en recherchant la proximité et l’intimité, même si, à la différence des femmes, les hommes s’y engagent plus pour rechercher le plaisir sexuel.
32Une autre explication peut être avancée pour rendre compte des écarts entre l’univers interpersonnel des filles et celui des garçons à l’adolescence ; elle s’appuie sur les particularités de cet âge. L’engagement dans des relations intimes s’inscrit dans le cadre de la ségrégation sexuelle mise en place durant l’enfance. Garçons et filles ont adopté des modes d’interaction divergents, les filles étant axées sur la coopération et la sociabilité, alors que les garçons développent la compétition et l’affirmation de soi. C’est au sein de ces univers que se construisent les rapports d’amitié à l’adolescence et, plus tard, les relations avec l’autre sexe. Il n’est donc pas surprenant de constater que les filles ont une longueur d’avance en ce qui a trait à la maturité émotionnelle et que les rencontres entre les sexes peuvent être à l’origine de malentendus ou de frustrations, particulièrement chez les filles. L’adolescence est une période où chacun doit s’adapter à l’autre sexe : les garçons doivent développer des habilités relationnelles comme l’intimité, l’empathie et la proximité émotionnelle et les filles doivent abandonner une partie de leurs rêves infantiles de fusion émotionnelle et s’engager dans des projets de réalisation personnelle sur le plan scolaire et professionnel.
Différences culturelles
33Le réseau des interactions sociales qui se construisent au cours de l’enfance et de l’adolescence s’inscrit dans un contexte particulier qui varie fortement d’une culture à l’autre. La culture constitue un important facteur qui structure les pratiques sociales et les affiliations privilégiées. La culture joue un rôle déterminant dans les pratiques parentales, elle détermine les valeurs éducatives centrales, indique ce qui convient à chaque âge et dicte, par exemple, les techniques parentales les plus efficaces ou le degré de tolérance à l’égard de la fréquentation des amis (Goodnow, 1985 ; Grusec, Hastings et Mammone, 1994).
34L’établissement et le maintien des relations d’amitié, les rapports avec la fratrie ou l’engagement dans les relations amoureuses s’inscrivent dans un système de prescriptions, de tolérance ou de restrictions qui varient fortement d’une culture à l’autre. Il a paru intéressant d’examiner tour à tour les relations entre parents et adolescents, les relations d’amitié et les relations amoureuses à l’adolescence dans diverses cultures afin de repérer chaque fois les éléments qui paraissent universels ou du moins communs à de nombreuses cultures, de même que les spécificités de la culture occidentale.
35Les relations entre parents et adolescents sont universellement caractérisées par l’attachement, l’affection et le support (Van Yzendoorn et Kroonenberg, 1988). Les conflits entre parents et adolescents sont aussi très répandus. Nous avons l’impression que ces conflits sont propres aux sociétés occidentales, pourtant Schlegel et Barry (1991) constatent que cette réalité est présente dans de très nombreuses cultures, notamment dans les cultures préindustrielles. En revanche, tout ce qui relève de l’exercice de l’autorité parentale donne lieu à d’importantes différences, qu’il s’agisse de l’imposition des règles, de la tolérance à l’égard de certains comportements ou de l’usage de sanctions en cas de transgression des règles. Deux modèles opposés prédominent : le modèle dit « démocratique », qui permet à l’adolescent de participer aux décisions qui le concernent et le modèle « autoritaire », qui conçoit les rapports parentaux de façon plus rigide et hiérarchique. Le premier a délaissé les méthodes punitives au profit d’approches qui valorisent le dialogue et la communication ; les différends et les conflits se règlent par la négociation, on fait appel au raisonnement et au sens des responsabilités des adolescents, les punitions corporelles sont fermement condamnées. Ce modèle domine en Amérique du Nord, dans les pays anglo-saxons et en Scandinavie, mais de nombreux indices donnent à penser qu’il gagne les pays européens, car ce modèle considéré comme « moderne » s’implante notamment dans les milieux urbains, alors que l’autoritarisme et les punitions corporelles paraissent périmés (Kellerhals et al., 1992). Le modèle autoritaire préconise l’affirmation du pouvoir parental, le respect des règles et l’usage de sanctions lorsque les règles ont été transgressées. Les punitions corporelles sont admises comme mode de punition des enfants et des adolescents (Youniss, 1994). Ce modèle prédomine dans certaines cultures latines, asiatiques et arabes (Cooper, 1994 ; Qasem et al, 1998).
36L’amitié est une réalité universelle et l’engagement dans des relations intenses avec les pairs du même sexe durant l’adolescence s’observe partout, notamment dans les cultures préindustrielles. Ce qui varie en revanche selon les cultures, c’est la place accordée à la fréquentation des amis et le type de liens que les adolescents entretiennent avec la famille et le groupe de amis. Les amis occupent une place particulièrement importante dans l’univers social des adolescents nord-américains. Les adolescents québécois passent trois fois plus de temps avec leurs amis que les adolescents italiens ; près de 60 % des adolescents québécois citent un ami comme la personne la plus proche, alors que la majorité des adolescents italiens citent l’un ou l’autre parent (Claes, 1998). Le degré de tolérance des familles à l’égard de la participation à des activités avec les pairs diffère également (Edwards, 1992). Le fait d’avoir des amis témoigne de sa popularité et d’une socialisation réussie dans la société nord-américaine ; la plupart des familles acceptent que leurs enfants et leurs adolescents reçoivent des amis à la maison. Les familles latino-américaines et asiatiques se montrent plus restrictives sur ces questions (Cooper, 1994) Il n’est pas sûr que la passion amoureuse soit universelle (Coates, 1999), mais la formation des couples et l’engagement dans les activités hétérosexuelles le sont évidemment. Les rencontres entre jeunes gens et jeunes filles sont réprimées dans certaines cultures, alors que d’autres cultures se montrent tolérantes et permissives. Schlegel et Barry (1991) constatent que la tolérance face à la formation des couples adolescents domine dans les sociétés préindustrielles et que le nombre de sociétés permissives à l’égard de la sexualité adolescente est plus important que le nombre de sociétés restrictives. Notre société valorise énormément la passion amoureuse et, à travers la production d’œuvres multiples, propose des modèles de vie où l’amour et le bonheur se conjuguent. La mixité constitue la règle dans la formation des groupes d’enfants et d’adolescents ; la société occidentale se montre très permissive à l’égard des amours adolescentes et valorise la formation de couples et l’engagement dans la vie amoureuse à l’adolescence.
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