1La démographie familiale a considérablement évolué au cours des dernières décennies et un des phénomènes les plus marquants de cette évolution est la diminution du nombre d’enfants par famille. La baisse de natalité s’est généralisée dans l’ensemble des pays occidentaux. Néanmoins, la plupart des adolescents d’aujourd’hui ont au moins un frère ou une sœur et le pourcentage d’enfant unique reste peu élevé. Lorsqu’on interroge des adolescents pris au hasard dans les écoles, on trouve des pourcentages faibles et relativement constants d’enfants uniques dans les pays francophones : 15 % en Suisse (Widmer, 1999), 12 % en France (Guichard, 1995), 13 % en Belgique et 18 % au Québec (Claes, Poirier et Arseneault, 1998). La présence de deux enfants au sein d’une famille comptant au moins un adolescent est de loin le phénomène le plus fréquent, puisqu’on compte de 40 à 60 % de familles de ce type dans les pays francophones, alors que moins de 15 % des familles comptent 4 enfants ou plus. La plupart des adolescents connaissent donc cette expérience particulière qui consiste à partager la vie familiale avec un frère ou une sœur.

2Il s’agit là d’une expérience de vie à la fois unique et paradoxale. Les relations fraternelles1 offrent une série d’avantages et lorsqu’on interroge des enfants, des adolescents ou des adultes sur cette question, ils énumèrent généralement une série d’éléments positifs, comme l’affection, le support, la confiance et la coopération. Si les liens fraternels procurent de multiples enrichissements et plaisirs, ils se démarquent des autres relations interpersonnelles par un taux élevé de conflits (Montemayor et Hanson, 1985 ; Buhrmester et Furman, 1990 ; Claes, 1994). Ce caractère ambivalent de la relation fraternelle est particulièrement accentué à l’adolescence : certains rapportent les plaisirs et les avantages qu’on trouve à s’adonner à des activités communes, les sorties et les conversations, d’autres relèvent les antagonismes et les nombreux conflits, souvent quotidiens. Tout un éventail d’expériences contradictoires peut être observé chez les adolescents, tantôt des relations égalitaires, tantôt des relations empreintes de domination et de contrôle, tantôt des liens de forte proximité et d’attachement intense, tantôt des rapports distants marqués par l’agressivité, l’hostilité sinon la haine affichée (Furman et Buhrmester, 1985).

Proximité et coopération

3Pour la psychanalyse, le lien horizontal qui relie la fratrie ne peut se comprendre que par référence au lien vertical qui unit les parents et les enfants. La psychanalyse aborde les relations fraternelles sous l’angle d’un scénario familier : derrière l’image factice de l’harmonie familiale se joue une lutte féroce menée en vue d’accaparer l’affection des parents. La venue de l’« autre enfant » constitue un obstacle à cette appropriation, l’aîné se voit détrôné par l’intrus et doit renoncer à la possession exclusive de sa mère. La psychanalyse aborde classiquement les relations fraternelles sous l’angle des attitudes et des sentiments hostiles que Caïn nourrissait à l’égard de son frère Abel : jalousie, conflits et désir de mort. Toutefois, il faut rendre justice à certains psychanalystes contemporains qui refusent de ramener la relation fraternelle à une problématique exclusivement œdipienne et mettent l’accent sur des notions telles que le refoulement des sentiments agressifs, le dépassement de la rivalité par la solidarité et le jeu de l’identification constructive (Widmer, 1999).

4La recherche portant sur la famille s’est intéressée de longue date aux liens conjugaux et aux relations qui unissent parents et enfants, mais les travaux sur les relations entre frères et sœurs sont relativement récents. Il a fallu attendre les années 1980 pour voir apparaître les premières études systématiques sur la fratrie. Ces travaux ont adopté une démarche qui s’alimente à la psychologie sociale et à la psychologie du développement pour examiner les formes que revêtent les relations fraternelles, non seulement durant l’enfance, mais aux autres étapes de la vie, à l’adolescence et à l’âge adulte. Ils ont en commun d’avoir pris une distance à l’égard des conceptions exclusivement centrées sur la rivalité fraternelle et ont dégagé ce que les liens fraternels comportent de positif : proximité affective, coopération et solidarité. Un grand nombre d’adultes se déclarent proches ou très proches de leurs frères et sœurs, alors qu’une faible minorité reconnaît entretenir des sentiments hostiles (Cicirelli, 1995). Cet attachement à l’égard des frères et des sœurs est particulièrement marqué chez les personnes âgées pour qui la sœur ou le frère constitue souvent la seule personne qui subsiste de la famille d’origine.

5Furman et Buhrmester (1985) ont analysé les multiples aspects de la relation fraternelle à l’adolescence pour constater que la dimension « chaleur/proximité » émergeait comme facteur principal. Ce facteur englobe des notions comme l’intimité, le « compagnonnage », le sentiment d’être semblables, l’admiration et la complicité. Les autres membres de la fratrie occupent une place importante dans le réseau social des adolescents et ceux-ci mentionnent constamment la sœur ou le frère comme des personnes significatives qui comptent parmi les plus intimes dans leur univers social (Bö, 1989 ; Claes, 1994). Un autre concept important est la loyauté et l’attachement pour caractériser les relations fraternelles à l’adolescence (Bank et Kahn, 1982). La relation fraternelle demeure celle ou règne le support émotionnel le plus sûr et le plus constant. Le support des frères et des sœurs agit comme une protection contre la détresse émotionnelle en cas de difficultés, notamment lors de la séparation ou du divorce des parents. Finalement, la fratrie peut jouer le rôle de médiateur : le frère ou la sœur peut expliquer quelles sont les intentions des parents, aider à éviter une punition, à obtenir une faveur (Goetting, 1986).

6En ce qui concerne l’évolution de la qualité des relations fraternelles au cours de l'adolescence, on observe une diminution de l’intensité émotionnelle et de la fréquence des contacts, alors que les liens avec les amis et le partenaire se substituent progressivement aux liens fraternels. Mais, parallèlement, ces relations deviennent plus égalitaires et moins asymétriques (Buhrmester et Furman, 1990).

7On ne choisit ni son frère ni sa sœur, pourtant, avec les années, cette relation devient plus sélective. Dans une famille comprenant plusieurs frères et sœurs, on constate qu’il existe certains liens privilégiés, alors que d’autres liens s’estompent peu à peu ; certains se fréquentent régulièrement, alors que les contacts avec d’autres sont pratiquement rompus. Ces choix se fondent le plus souvent sur une histoire familiale commune ou sur une proximité d’âge : « Moins de deux ans nous séparent, nous avons toujours été proches l’un de l’autre. » Parfois, cette proximité provient de la « découverte tardive » d’affinités insoupçonnées, d’expériences de coopération ou de sentiments partagés : « C’est lors de la mort de papa que j’ai vraiment découvert ma sœur, j’ignorais jusque-là combien elle était sensible ; cette expérience nous a réellement rapprochés et depuis nous nous voyons régulièrement. »

Les conflits

8Les relations fraternelles sont investies d’une série de valeurs positives ; des qualités comme la proximité, la complicité et le support mutuel sont fréquemment mentionnées. Pourtant, cette relation est souvent ponctuée de nombreux conflits. À la préadolescence, les conflits avec la fratrie sont les plus fréquents de tous les conflits interpersonnels, dépassant le nombre de conflits avec la mère, avec le père ou avec les amis (Claes, 1998). Près de 50 % des adolescents déclarent vivre un conflit par semaine et, pour 20 % d’entre eux, la fréquence est plus élevée, presque quotidienne. Si les relations fraternelles se distinguent des autres par la fréquence élevée des conflits qu’elles entraînent, elles se démarquent également par l’intensité de ces conflits. Ces conflits sont généralement courts, mais ils sont souvent sévères et ils ont d’importantes répercussions émotionnelles négatives sur les individus (Raffaelli, 1992). Le plus souvent, ces conflits se limitent à des confrontations verbales : taquineries, reproches, provocations et insultes. Mais les altercations peuvent adopter une tournure plus violente et donner lieu à des agressions physiques : bousculades, gifles, coups de poing, coups de pied. Près de 60 % des adolescents interrogés par Steinmetz (1977) reconnaissent avoir frappé leur frère ou leur sœur au cours de l’année précédente.

9Comment expliquer une telle fréquence et une telle intensité des conflits ? Widmer (1999) avance diverses raisons qui se conjuguent pour faire du lien fraternel le lieu privilégié de la dispute. Il souligne d’abord la « faible fonctionnalité » des relations fraternelles, voulant indiquer par là que ces relations sont moins indispensables que les relations parentales, du point de vue économique ou affectif. Les conflits fraternels ayant moins de conséquences sur l’équilibre familial que les conflits avec les parents, ils seraient plus tolérables. Frères et sœurs partagent le même espace, ce qui favorise les frictions ; la gestion de l’espace commun, la répartition des ressources, le partage des tâches domestiques et l’appartenance des biens personnels constituent d’ailleurs les principales sources de conflits (Raffaelli, 1992). Les relations fraternelles sont fondées sur le principe de la réciprocité des actes et des paroles, ce qui génère l’escalade ; des chicanes à l’origine anodines peuvent déboucher sur un état de guerre permanent. Enfin, le lien fraternel est imposé, il n’a pas été choisi. La rupture est impossible et chacun est « condamné » à vivre avec l’autre.

10Les conflits avec la fratrie progressent durant la préadolescence pour atteindre un sommet entre 12 et 15 ans et s’atténuer ensuite. Au fur et à mesure qu’il avance en âge, chacun aménage son espace au sein du foyer et l’intérêt se décentre progressivement vers l’extérieur, auprès des amis et du partenaire éventuel. Cela réduit les occasions de confrontations.

11Au terme d’une étude réalisée auprès de 600 adolescents suisses, Widmer (1999) propose une typologie des relations fraternelles à l’adolescence qui s’articule autour des deux dimensions contraires de coopération et de conflit. Le premier groupe, la fratrie consensuelle, regroupe 26 % des adolescents. Ce groupe exprime une forte proximité affective, les échanges sont fréquents, on crée des alliances et on coopère. Le deuxième groupe, la fratrie conflictuelle, est situé à l’opposé du premier et il regroupe 24 % des fratries : l’échange et le partage sont absents alors que les conflits, la violence et les sentiments de jalousie constituent les modalités relationnelles les plus fréquentes. Le troisième groupe, qui comprend 18 % des fratries, est dit contrasté puisqu’il se caractérise à la fois par la proximité, et la coalition, de même que par la présence de conflits et d’expressions de jalousie. Le dernier groupe, le plus nombreux puisqu’il englobe 32 % des répondants, se distingue par la relative faiblesse de l’engagement affectif ; on ne se dispute pas, on échange peu, on ne se livre guère à des activités communes, mais on se sent proches et semblables.

Sexe et type de dyades

12À l’instar de ce que l’on constate dans toutes les relations interpersonnelles, les filles ressentent plus de proximité et d’intimité dans leurs relations avec les membres de la fratrie. L’effet de sexe est clairement identifiable lorsqu’on examine le niveau d’intimité dans les relations fraternelles, car la présence d’un sujet féminin au sein de la dyade fraternelle favorise la proximité (Guichard, 1995). C’est au sein des dyades féminines que les relations sont les plus proches et que la communication est la plus intense. Communication, réciprocité et proximité affective sont deux fois moins marquées dans les dyades de garçons que dans les dyades de filles.

13La question des dyades fraternelles soulève des questions délicates et impose des stratégies de recherche particulières. On conçoit aisément que les dyades unisexuées et les dyades mixtes ne soient pas identiques et que, dans le second cas, la dyade frère aîné et sœur cadette n’est sans doute pas comparable à celle qui unit la sœur aînée à un frère plus jeune. Nous voilà donc en présence de quatre dyades : sœur/sœur, frère/frère, frère aîné/sœur cadette, sœur aînée/frère cadet. Les choses se compliquent encore lorsqu’on tient compte des différences d’âge, car on peut supposer que l’histoire d’une fratrie comportant deux ans d’écart n’est pas comparable à une autre qui en comporte huit, par exemple. La recherche sur la fratrie est donc particulièrement exigeante, car il faut constituer un échantillon de départ très important si on veut pouvoir entreprendre des analyses statistiques valides auprès de sous-catégories regroupant suffisamment de dyades ayant des caractéristiques communes.

14Deux hypothèses ont été émises en ce qui concerne les liens entre dyades fraternelles et conflits. Selon la première, les fratries unisexuées seraient plus conflictuelles que les dyades mixtes parce que la rivalité y serait plus vive. La seconde hypothèse s’intéresse aux écarts d’âge et elle postule qu’une faible différence d’âge serait productrice de conflits. La rivalité est encore une fois évoquée comme facteur explicatif. Aucune de ces deux hypothèses n’a été confirmée par des études systématiques. Mais le débat reste ouvert, car il faudrait, pour régler ces questions, mener à bien des études qui satisfassent à deux exigences : 1) recruter un nombre élevé de participants afin de répondre à l’objection mentionnée plus haut, ou à constituer des sous-échantillons assez importants et qui répondent à des caractéristiques communes ; et 2) adopter une définition claire de ce qui constitue un conflit. On a soulevé, dans la première partie de cet ouvrage, l’incohérence des résultats des travaux qui s’attachent à l’étude des conflits, incohérences dues souvent à des difficultés de conceptualisation et d’opérationalisation de la notion de conflit. On ne peut pas s’attacher à la fréquence des conflits sans examiner l’impact émotionnel des conflits ni faire la distinction entre conflits interpersonnels et conflits intrapsychiques.

Les relations fraternelles, le développement et l’adaptation

15Le simple fait d’avoir un frère ou une sœur a-t-il des effets notables sur le développement des adolescents ? La réponse à cette question semble négative puisque généralement on ne trouve pas de différence entre les enfants uniques et les autres lorsqu’on examine des dimensions comme l’estime de soi ou l’adaptation psychosociale. Le mythe populaire de l’enfant unique égocentrique et insociable ne se vérifie pas. Quelques études ont même observé, chez les enfants uniques, un niveau plus élevé d’adaptation psychologique, lorsqu’on les comparait à des adolescents ayant un ou plusieurs frères et sœurs (Arseneault, 1994). En revanche, plusieurs études ont pu mettre en rapport la qualité de la relation fraternelle et d’autres éléments comme le bien-être psychologique, les capacités d’adaptation ou les habiletés sociales. Ce n’est pas le fait d’avoir un frère ou une sœur qui serait porteur de ressources, mais la qualité de la relation. Il faut souligner que dans ce domaine les résultats ne sont pas toujours très convaincants, car ils proviennent le plus souvent d’études portant sur des corrélations effectuées entre deux mesures, le plus souvent recueillies par voie de questionnaires. On interroge d’abord l’adolescent sur la qualité de ses relations fraternelles et, la fois suivante, on lui demande de se prononcer sur certains thèmes qui concernent son niveau de bien-être personnel en général, son tonus émotionnel ou ses capacités de régulation de l’humeur. On trouve des corrélations positives et significatives entre ces deux variables, mais comme dans toute étude corrélative, on s’interroge sur les causes et les effets. Est-ce parce que l’adolescente interrogée entretient de bonnes relations avec sa fratrie qu’elle développe de meilleures capacités d’adaptation ou est-ce, au contraire, parce que cette adolescente possède des ressources personnelles et interpersonnelles quelle développe de meilleures relations avec ses frères et sœurs ?

16Une étude longitudinale menée durant sept ans par Dunn et al. (1994) auprès de familles anglaises, et qui suivait les participants de l’enfance jusqu’à adolescence, a tenté de contourner ce problème. Dunn constate que le cadet ou la cadette qui bénéficie de l’affection et du support d’un frère ou d’une sœur plus âgé affiche plus de confiance en soi et s’adapte mieux sur le plan psychologique. En revanche, les relations conflictuelles sont associées à une confiance en soi réduite et à une capacité d’adaptation plus faible chez les plus jeunes. Il y aurait là un rapport de cause à effet : lorsque la relation est chaleureuse, le plus âgé aide le plus jeune à accomplir ses tâches quotidiennes et à résoudre ses problèmes, ce qui permet aux cadets de développer leurs ressources personnelles.

17Les travaux qui ont examiné les répercussions des relations fraternelles sur le développement de comportements problématiques débouchent sur des résultats plus convaincants. Ces données ont été recueillies dans le cadre d’études rigoureuses, entreprises le plus souvent dans une perspective longitudinale. On a pu ainsi démontrer le rôle de la fratrie dans la consommation précoce d’alcool ou de drogues (Conger et Rueter, 1996 ; Rowe et Gulley, 1992). La fréquentation d’amis qui consomment de l’alcool ou des drogues constitue le meilleur prédicteur de consommation chez l’adolescent, comme il a été souligné au chapitre précédent. Toutefois, plusieurs études indiquent que la fratrie offre un relais important dans ce processus : les frères et sœurs plus âgés légitimisent la consommation d’alcool ou de drogue aux yeux des plus jeunes, tout en favorisant l’association avec des amis communs qui consomment de l’alcool ou de la drogue.

18Le rôle que joue la fratrie dans le développement de comportements socialement déviants a été étudié en particulier par l’équipe de Patterson (Bank, Patterson et Reid, 1996), dans le cadre des recherches portant sur de ce que Patterson (1982) appelle les familles coercitives. Comme expliqué plus haut, le modèle familial coercitif désigne une série de comportements parentaux qui visent à imposer son autorité à un enfant difficile au moyen de pratiques éducatives inadéquates. Ce modèle familial débouche souvent sur des comportements socialement déviants, plus particulièrement sur des comportements agressifs et violents. Les conflits fraternels sont beaucoup plus fréquents dans les familles de ce type. Le plus souvent, c’est l’enfant plus âgé qui provoque le conflit, alors que le plus jeune réplique immédiatement en agressant à son tour, en pleurant ou en dénonçant le comportement du frère aîné auprès des parents. Il arrive que l’un des deux abandonne la lutte et que l’autre se voit renforcé dans sa démarche agressive. Ou bien l’escalade des confrontations devient difficile à maîtriser, ce qui donne lieu à une intervention punitive du parent — retrait de privilèges, isolement, gifles —, dont l’enfant problème de la famille fait le plus souvent l’objet. Dans ce type de famille, la fratrie agit comme un amplificateur des tensions et des conflits déjà présents entre l’enfant problème et ses parents, tout en augmentant l’agressivité de l’ensemble de la fratrie (Patterson, 1982). Cet excès d’agressivité est relevé par des observateurs extérieurs, notamment les professeurs, qui observent chez ces enfants un plus grand nombre de gestes agressifs que chez les enfants issus de familles normales.

Le rang de naissance

19Une question reliée à l’étude de la fratrie retient depuis longtemps l’attention des chercheurs, celle du rang de naissance. De nombreux travaux menés de longue date ont examiné les liens existant entre le rang de naissance, et donc la place que l’individu occupe dans la famille, et des éléments comme l’intelligence, la déviance, les variables de personnalité et, plus récemment, l’orientation sexuelle. Déjà au XIX^e siècle, Galton avait observé un lien entre intelligence et rang familial. Ces études ont été maintes fois reprises depuis afin de démontrer que les aînés sont avantagés intellectuellement par rapport aux cadets. On explique ce phénomène par la présence et l’attention des parents lors des premiers apprentissages ; les aînés bénéficieraient davantage de la stimulation parentale, ce qui favoriserait leur éveil intellectuel. Les disponibilités des parents baissent lorsque le cercle familial s’élargit, lors des naissances successives ; les puînés seraient moins stimulés et leur développement serait affecté par un environnement familial appauvri.

20D’autres études se sont intéressées aux traits de personnalité, pour constater qu’il y a chez les aînés plus d’affirmation et de leadership, un sens plus marqué de la responsabilité personnelle et une idéologie plus conformiste. Les cadets seraient plus extravertis, plus ouverts aux expériences nouvelles et plus indépendants. On devine le jeu des interprétations théoriques. Par sa position même, l’aîné détient plus de pouvoir et est appelé à exercer à l’égard des plus jeunes un rôle d’éducateur. Il va s’identifier à la fonction parentale, reprendre à son compte le discours éducatif des parents, et ainsi affirmer son leadership, tout en adoptant une idéologie conformiste, calquée sur celle des parents (Cicirelli, 1994). Certains vont jusqu’à affirmer que les cadets de familles sont voués à devenir des révoltés puisque c’est pour eux la seule manière de se tailler une identité dans un système familial qui les rabroue et les relègue à des rôles passifs. Sulloway (1996) a connu un succès de librairie aux États-Unis, en publiant sur cette question un ouvrage intitulé Born to Rebel (1996). Retraçant le cours de l’histoire de la pensée et des sciences, il tente de démontrer que les idées radicales, les innovations scientifiques et les théories révolutionnaires sont attribuables, le plus souvent, à des cadets de famille, par exemple Voltaire, Darwin, Huxley ou Copernic. Si le titre est accrocheur, l’ouvrage ne convainc pas : la méthodologie est confuse, les propos souvent anecdotiques et on ne parle guère des nombreux aînés de famille qui ont fait œuvre révolutionnaire en sciences ou en politique.

21Un autre thème relie ordre dans la fratrie et orientation sexuelle. Blanchard et Bogaert (1996) ont pu constater que les homosexuels masculins sont plus souvent des cadets de famille ayant des frères plus âgés. La taille de l’effet est réduit, mais il est significatif et ne s’observe pas dans le cas des femmes homosexuelles. Deux hypothèses sont avancées. Selon l’hypothèse postnatale, les garçons plus jeunes auraient été initiés aux pratiques homosexuelles par les plus âgés, d’où leur orientation sexuelle. Mais c’est la seconde, l’hypothèse prénatale, que retiennent les chercheurs : la présence d’un fœtus mâle susciterait une réponse immunitaire du milieu intra-utérin, réaction pouvant compromettre le développement du cerveau fœtal (Gualtieri et Hicks, 1985). La succession de grossesses impliquant des fœtus mâles susciterait une accumulation de réactions immunitaires et un risque accru de dommages chez le fœtus. Ces perturbations détermineraient l’orientation homosexuelle ultérieure.

22Que penser de tout ce débat sur les effets du rang familial et quel intérêt ce type de recherche présente-t-il ? Il faut d’abord souligner que si des liens ont été observés entre intelligence, traits de personnalité, orientation sexuelle et ordre dans la fratrie, ces liens sont faibles et la taille de l’effet est réduite. Cela signifie, par exemple, que le pourcentage de variation du quotient intellectuel pouvant être attribué exclusivement à l’ordre dans la fratrie est extrêmement mince, de l’ordre de 1 ou 2 %. Il faut aussi souligner l’absence de concordance des résultats d’une étude à l’autre et le fait que de nombreuses études n’ont pas décelé d’effet. Lamb (1982) se montre très critique à l’égard de ces études qui se contentent de faire des constats parfois spectaculaires, sans se préoccuper de saisir les mécanismes en jeu et en formulant des explications a posteriori. Ce n’est pas la position dans la famille qui est en cause, être l’aîné ou le cadet n’entraîne pas un destin particulier, il n’y a pas là des liens de cause à effet.

La fratrie et la génétique des comportements

23Depuis quelques années, les travaux concernant la fratrie ont ouvert de nouvelles perspectives dans le domaine de la génétique des comportements. Cette discipline étudie les origines des différences observées dans le développement et examine la question classique à savoir ce qui relève de l’inné ou de l’acquis. Cette question a été traditionnellement abordée en psychologie en étudiant les jumeaux et en comparant les enfants adoptés vivant au sein des mêmes familles. Les premiers possèdent le même bagage génétique, alors que les seconds ont en commun de partager le même environnement familial. Ces études restent centrales pour départager le poids des facteurs génétiques et des facteurs de l’environnement. Mais les recherches qui s’intéressent à plusieurs, sinon à tous les frères et sœurs d’une même famille offrent des pistes de recherche nouvelles qui permettent de saisir l’étiologie des différences individuelles (Plomin, Manke et Pike, 1996). En effet, le degré de ressemblance entre les membres de la fratrie peut provenir de facteurs génétiques ou d’un environnement familial commun, puisque frères et sœurs partagent 50 % de leurs gènes et que, le plus souvent, ils ont grandi dans le même environnement familial.

24Les résultats de ces études surprennent cependant, car il existe une grande dissemblance entre les frères et sœurs, qu’il s’agisse des traits de personnalité, des capacités cognitives, de la santé mentale ou, en général, des trajectoires de vie. On observe, par exemple, au sein d’une même famille un fils qui s’engage dans une voie « honorable », il poursuit des études, exerce une profession stable et fonde une famille, alors que son frère, décrocheur scolaire, accumule les problèmes et les ennuis avec la police et termine sa carrière criminelle en prison. Or, ces deux garçons ont de nombreux gènes en commun, ils ont grandi dans le même univers familial et ont apparemment été confrontés aux mêmes pratiques éducatives. En fait, les recherches minutieuses menées dans ce domaine démontrent que les membres de la fratrie sont en relation avec des environnements familiaux et extra-familiaux très différents : frères et sœurs ne partagent qu’une partie de l’environnement familial et l’évolution de la famille entraîne de multiples sources de différenciation. En outre, les pratiques parentales évoluent au cours de l’histoire familiale, les événements transforment les parents, les enfants et leurs interactions. Les travaux de la génétique des comportements démontrent de façon convaincante que les facteurs de l’environnement ont un effet déterminant sur les facteurs génétiques, de sorte que les membres d’une même famille se développent de façon très différente (Pike et Plomin, 1997). Les relations qu’on entretient à l’extérieur de la famille, particulièrement les relations avec les pairs, constituent souvent des environnements non partagés entre frères et sœurs et ces environnements influent considérablement sur la socialisation.

Les facteurs culturels

25Lorsqu’on parcourt la bibliographie anthropologique consacrée au thème de la fratrie, on a la surprise de voir que dans les sociétés préindustrielles les relations fraternelles prennent une énorme importance dans l’organisation de la vie sociale et que ces relations font l’objet de diverses codifications et réglementations. En revanche, dans notre culture ces relations sont volontaires et discrétionnaires. L’usage même des mots frère et sœur dans les sociétés préindustrielles est troublant. Car si ces termes sont partout utilisés pour désigner les enfants nés des mêmes parents biologiques, ils incluent parfois les cousins et les cousines et s’étendent, à certains endroits, à tous les descendants des familles occupant la même maison, même s’ils ne sont aucunement rattachés les uns aux autres par des liens biologiques (Cicirelli, 1995). Et, dans tous les cas, ces frères et sœurs sont appelés à accomplir des devoirs et à répondre à des obligations. Ils doivent souvent, par exemple, s’occuper de l’éducation des plus jeunes ; les parents se trouvent ainsi libérés des tâches domestiques, ce qui permet à la famille de survivre (Cicirelli, 1995). Le phénomène le plus frappant, c’est l’extrême codification dont font l’objet les relations fraternelles dans la plupart des sociétés préindustrielles ; les liens fraternels sont plus serrés, l’interdépendance des frères et des sœurs et leur solidarité sont généralement très fortes.

26Lorsqu’on compare les relations fraternelles de nos sociétés occidentales au caractère à la fois codifié et obligatoire des ces relations dans les sociétés préindustrielles, on est frappé par le caractère volontaire et discrétionnaire des relations fraternelles dans nos sociétés occidentales. Les devoirs des frères et sœurs s’y limitent à peu de chose (Bank et Kahn, 1982). Lorsqu’ils vivent sous le même toit, durant l’enfance et l’adolescence, frères et sœurs sont appelés à vivre en harmonie. Les règles familiales qui fixent les rapports entre les enfants sont peu nombreuses : « Que la bonne entente règne entre vous, respectez-vous mutuellement et évitez les disputes ! » La règle de l’autonomie représente un autre précepte dominant : « Que chacun s’occupe de ses affaires, sans déranger l’autre. » Après le départ du foyer, il est attendu que chacun aidera ses frères et sœurs en cas de difficulté, mais on fournira de préférence du support affectif, le soutien financier important étant rare (Coenen-Hunter, Kellerhals et Von Allmen, 1994). Les contacts et les obligations dépendent de la volonté de chacun, les rencontres sont épisodiques, réglées par un certain nombre de rituels comme l’échange de vœux à Noël ou les réunions organisées lors de l’anniversaire des parents.

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27Malgré la baisse du nombre d’enfants au sein de la famille, la plupart des adolescents contemporains connaissent cette expérience particulière qui consiste à partager sa vie familiale avec un frère ou une sœur. Cette expérience est unique et paradoxale, car si les liens fraternels sont la source de multiples plaisirs et bénéfices, ces relations se caractérisent également par un taux élevé de conflits. Lorsqu’on interroge systématiquement les adolescents sur les relations qu’ils entretiennent avec leur frère ou leur sœur, les aspects positifs émergent, comme la proximité affective, la coopération et la solidarité, et une série d’avantages sont évoqués, tels que le soutien ou le rôle de médiateur auprès des parents. Pourtant, les conflits avec les autres membres de la fratrie sont les plus fréquents de tous les conflits interpersonnels, ils sont souvent sévères et chargés d’émotion, ils peuvent prendre une tournure violente, particulièrement au début de l’adolescence. On observe toutefois une diminution progressive de l’intensité émotionnelle et de la fréquence des conflits au cours de l’adolescence, alors que les relations fraternelles deviennent plus égalitaires et moins asymétriques.

28La qualité des liens fraternels varie selon le sexe : les filles expriment plus la proximité et l’intimité dans les relations avec les membres de la fratrie et la communication est deux fois plus importante au sein des dyades féminines que dans les dyades masculines.

29Les travaux qui examinent les liens entre les relations fraternelles et l’adaptation psychosociale indiquent que c’est la qualité de cette relation qui détermine l’adaptation psychologique et non le fait d’avoir des frères et sœurs. Le garçon ou la fille qui bénéficie du support affectif d’un frère ou d’une sœur plus âgé présente plus de confiance en soi et est mieux adapté, alors que les relations conflictuelles sont associées à une moindre confiance en soi et à une capacité d’adaptation plus faible. Les travaux qui ont examiné les répercussions des relations fraternelles sur le développement de comportements problématiques ont démontré le rôle de la fratrie sur la consommation précoce d’alcool ou de drogues : les frères et sœurs plus âgés légitimisent la consommation d’alcool ou de drogue aux yeux des plus jeunes, tout en les mettant en rapport avec des amis qui consomment de l’alcool ou de la drogue.

30On s’intéresse depuis longtemps au rang de naissance dans la famille ; divers travaux ont établi certains liens entre la place que l’individu occupe dans la famille et des éléments comme l’intelligence, la déviance, les traits de personnalité et, plus récemment, l’orientation sexuelle. Toutefois, l’absence de concordance des résultats de ces études, le fait que beaucoup d’entre elles n’ont pas décelé d’effet et les faiblesses méthodologiques dont témoignent la plupart d’entre elles jettent un discrédit sur ces travaux et mettent sérieusement en doute l’existence de liens de causalité entre le rang de naissance et diverses variables.

31Les travaux de recherche qui incluent les frères et sœurs d’une même famille offrent des pistes de recherche nouvelles dans le domaine de la génétique des comportements ; on cherche à différencier le rôle des facteurs d’ordre génétique et ceux qui proviennent d’un environnement familial partagé. La question des dyades fraternelles soulève des problèmes méthodologiques délicats et impose des stratégies de recherche particulières. La recherche portant sur les liens fraternels est particulièrement exigeante sur le plan de la constitution des échantillons si on veut pouvoir entreprendre des analyses valides auprès de sous-catégories regroupant suffisamment de dyades ayant des caractéristiques communes.