6. Les relations d’amitié : réciprocité et mutualité

p. 91-109


Texte intégral

1De tous temps, philosophes et poètes ont célébré les vertus de l’amitié. Plusieurs auteurs anciens, Aristote et Cicéron par exemple, ont consacré de longues pages à analyser les mérites et les multiples bienfaits de l’amitié. Tous deux considèrent l’amitié comme une valeur indispensable à la vie : « Sans ami, nul ne voudrait vivre1 », proclame Aristote. « Est-ce vivre que de ne pouvoir se reposer dans l’affection d’un ami2 ? », déclare Cicéron. La réflexion des Anciens sur l’amitié nous entraîne très loin des considérations qui nous sont familières lorsque nos contemporains abordent ces questions. L’amitié est vue par les Anciens comme un parfait accord entre les êtres, une sorte de vertu suprême, la plus parfaite des relations humaines, qui projette l’individu hors de soi vers l’autre, le transforme et le rend meilleur.

2Ce qui fonde la supériorité de l’amitié sur les autres relations humaines selon les Anciens, c’est son caractère libre et désintéressé : ce que l’ami désire par-dessus tout, c’est le bien de l’autre. Montaigne est sans doute l’auteur français qui a le plus finement analysé les rapports amicaux, en se référant à sa propre expérience et aux liens qui Punissaient à Étienne de La Boétie. Dans ses Essais, Montaigne analyse cette relation unique et exclusive ; il souligne à son tour le caractère serein, libre et gratuit des amitiés et le caractère violent et changeant de l’amour. L’amitié est le lien social le plus parfait, « car elle n’a d’autres fins qu’elle-même3 ».

3La psychologie contemporaine a pris ses distances face à cette vision idyllique et considère que l’amitié, comme toute forme de relations interpersonnelles, est marquée par des imperfections et par des difficultés, comme les conflits, les jeux de pouvoir, sinon les infidélités et les ruptures, mais elle a toujours manifesté un vif intérêt pour l’étude des amitiés. Les amitiés ne se fondent ni sur les rapports de parenté ni sur l’attrait sexuel et elles offrent ainsi un lieu privilégié pour analyser les affinités interpersonnelles, ces liens qui unissent des personnes qui se choisissent mutuellement et librement (Maisonneuve et Lamy, 1993).

Définition des liens d’amitié

4Chacun sait ce qu’est l’amitié, mais il est difficile de s’entendre lorsqu’il s’agit de convenir d’une définition. Cela tient à plusieurs facteurs. L’amitié est une forme de relation interpersonnelle, toutefois c’est également un idéal hautement valorisé et la réflexion sur l’amitié chemine constamment entre ces deux pôles. L’amitié est plus qu’une catégorie qui définit une position sociale relative, comme « collègue » ou « voisin » ; ce terme évoque à la fois la qualité et le caractère d’une relation. Les variations entre les niveaux de proximité compliquent encore la question. On peut parler des connaissances, des copains et des copines, ou des ami(e)s ; il faut s’entendre sur ces termes pour savoir si on désigne les mêmes réalités.

5Chaque auteur propose une définition qui lui est propre et qui met en évidence l’un ou l’autre aspect de cette relation. La définition suivante, inspirée de Hays (1988), a le mérite de rassembler les principaux éléments constitutifs de l’amitié : il s’agit d’une forme de sociabilité reposant sur une interdépendance volontaire entre deux personnes, visant principalement des objectifs relationnels et émotionnels et assurant proximité, intimité et assistance mutuelle. Cette définition met l’accent sur le caractère libre et spontané de l’amitié qui échappe, dans une large mesure, aux contraintes et aux pressions sociales. L’amitié n’a d’autre but qu’elle-même et les plaisirs que procure la rencontre avec autrui. Enfin, on insiste sur l’intimité et le support mutuel.

6Sociologues et psychologues sociaux se sont depuis longtemps attachés à l’analyse des relations d’amitié ; on peut relever, à travers les récits qui relatent la naissance d’une amitié, une insistance sur le caractère à la fois sélectif et électif de ce lien (Maisonneuve et Lamy, 1993). Ces récits soulignent le fait que l’ami a fait l’objet d’un choix parmi plusieurs personnes, que c’est une forme de prédilection qui a présidé à ce choix. C’est le célèbre « par ce que c’estoit luy, par ce que c’estoit moy » qu’utilise Montaigne pour décrire la force du lien d’amitié qui le lie à Étienne de La Boétie.

7Si les notions de sélection et de choix président à la construction des amitiés, ce sont les affinités qui garantissent le maintien d’une amitié durable, affinités qui se fondent sur une expérience immédiate ou progressive. L’affinité se différencie de la préférence, qui est unilatérale, car elle s’appuie sur une rencontre et implique une double démarche affective que recouvre la notion « d’être ensemble » pour les deux partenaires (Maisonneuve et Lamy, 1993). L’intimité constitue une autre dimension constamment évoquée lors des réflexions sur l’expérience de l’amitié : l’ami(e) est celui ou celle dont on se sent proche, avec qui on partage des confidences et à qui on révèle des aspects privés de soi qu’on ne confie pas à d’autres.

8Mais c’est le principe de la réciprocité qui loge au cœur de cette relation, et qui lui confère son essence et la différencie des autres relations interpersonnelles. Les amitiés s’appuient d’abord sur l’attrait mutuel entre des personnes qui « s’appellent et se répondent » (Maisonneuve et Lamy, 1993). À tout âge, les idées de mutualité ou de « réciprocité symétrique » sont évoquées pour caractériser cette relation. Comme le soulignent Hartup et Stevens (1999), le give and take (je donne et je prends) est le thème le plus constant dans le discours sur l’amitié, à toutes les étapes de la vie. On constate sans doute des différences (dans l’évocation de l’amitié en terme de complexité ou d’organisation) au fil des années, mais ces changements sont parallèles à ce que l’on voit ailleurs et reflètent l’évolution du développement cognitif. Alors que, chez les enfants, le partage des jeux et la réciprocité matérielle prédominent, le thème de l’intimité, qui surgit à la préadolescence, fait appel à de nouvelles dimensions de la réciprocité : l’échange de confidences, la révélation mutuelle de soi et la loyauté. Le thème de la réciprocité perdure tout au long de l’âge adulte, à travers des notions comme le support mutuel et la confiance partagée.

Importance et ponctions des amitiés à l’adolescence

9L’amitié est une réalité hautement valorisée durant toute l’existence : pendant l’enfance, à l’adolescence, à l’âge adulte et durant la vieillesse. À tout âge, la plupart des femmes et des hommes déclarent avoir des amis et ils s’en réjouissent. S’ils n’en ont pas, comme c’est le cas de plusieurs hommes dans la quarantaine, ils se désolent et affirment qu’ils en avaient lorsqu’ils étaient plus jeunes mais que les aléas de la vie les en ont séparés (Levinson, 1978). À tout âge, on recherche les mêmes avantages : le plaisir des rencontres, l’échange des confidences et le fait de pouvoir compter sur une aide inconditionnelle.

10À l’adolescence, les relations d’amitié revêtent toutefois une importance plus cruciale qu’à n’importe quelle autre période de la vie. C’est à l’adolescence que les garçons et les filles disposent du réseau d’amitié le plus étendu. Le groupe des amis constitue de loin la catégorie la plus importante parmi les personnes significatives citées par les adolescents : près de 50 % de leur réseau social (Blyth, Hill et Thiel, 1982). C’est durant l’adolescence que l’on fréquente les amis le plus assidûment, pratiquement chaque jour, et qu’on leur consacre le plus de temps (Claes et Poirier, 1994). C’est à cette époque qu’on insiste le plus sur l’importance d’avoir des amis, au point que l’idée de vivre sans amis paraît intolérable : « N’avoir pas d’amis... je crèverais ! » (Bernard, 16 ans) ; « Si je n’avais pas d’amies, seulement mes parents, je serais comme coupée de tout ce qui se passe dans le monde » (Sylvie, 17 ans)4.

11Parmi les activités qui ponctuent la vie des adolescents, se retrouver avec les amis est de loin ce qui procure le plus de plaisir. Mais il y a plus que le plaisir et si les relations d’amitié occupent une telle place dans la vie des adolescents, c’est qu’elles assument une série de fonctions stratégiques auprès d’individus qui se trouvent conjointement confrontés à une même série de réalités développementales : la nécessité de s’émanciper de la tutelle parentale, l’accès aux réalités hétérosexuelles et la construction de l’identité.

12L’affirmation de l’autonomie constitue une des principales tâches de l’adolescence ; la fréquentation des amis favorise l’appropriation progressive d’une vie sociale en dehors du foyer et de la zone d’influence parentale. La fréquentation des amis ouvre sur l’univers du dehors, et, pour la première fois, l’individu participe activement à la construction de son univers social, en dehors de la famille. La quête d’autonomie qui s’exprime tout au long de l’adolescence passe par une constante négociation des règles et des droits ; fréquenter ses amis, s’adonner à des loisirs hors du foyer, décider des heures de rentrée ou de sa tenue vestimentaire, tous ces éléments jouent un rôle central dans cette dynamique (Youniss et Smollar, 1985).

13L’engagement progressif dans les activités hétérosexuelles constitue un autre fait marquant de l’adolescence et le groupe des amis occupe une place tout à fait centrale à cet égard, puisque c’est au sein de ce groupe qu’auront lieu les premières rencontres avec l’autre sexe. La recherche classique de Dunphy (1963), qui a observé l’évolution de la composition des groupes au terme de l’enfance et durant l’adolescence, illustre très bien ce phénomène. La figure 7 rapporte l’évolution de la composition sexuelle des groupes au terme de l’enfance et durant l’adolescence. Vers huit et neuf ans, les groupes sont clairement « unisexués », garçons et filles restent entre eux et se livrent à des jeux propres à chaque sexe : les filles jouent à l’élastique, à la marelle et dansent à la corde ; les garçons jouent au foot ou au ballon chasseur. Cette situation perdure à 10 et 11 ans, mais on observe à cette époque les premiers contacts entre filles et garçons, qui adoptent souvent une tournure antagoniste, sous le mode de la provocation. Vers 12 ou 13 ans, les premiers échanges hétérosexuels apparaissent et les premiers couples se forment au sein des groupes. Ces couples sont souvent constitués de filles et de garçons qui ont un statut social élevé dans le groupe. Les couples, le plus souvent éphémères, se multiplient tout au long de l’adolescence ; cela entraînera d’ailleurs, vers 18 ou 19 ans, la dislocation du groupe initial, au profit de couples ayant des relations privilégiées. Le groupe des adolescents qui avait comme mission de favoriser la rencontre et la formation des couples perd de son importance et disparaît.

FIGURE 7. Les étapes de l’évolution des groupes à l’adolescence

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Source : Dunphy, 1963.

14Même si l’étude de Dunphy date de 40 ans, le modèle qu’il a proposé est toujours considéré comme valable aujourd’hui, car il traduit clairement une des fonctions centrales des groupes à l’adolescence : favoriser les premières rencontres avec l’autre sexe. Certains adolescents n’entrent toutefois pas dans ce moule, car nombre d’entre eux évitent d’affronter les rencontres hétérosexuelles. Cette démarche présente pour eux des défis excessifs ; qu’on pense aux filles et aux garçons souffrant d’inhibition sociale ou à ceux ou celles qui offrent une image corporelle très déviante. C’est également le cas des adolescents homosexuels.

15Les relations d’amitié assument une autre fonction centrale chez les adolescents, puisqu’elles leur permettent d’explorer des réalités interpersonnelles nouvelles et d’acquérir d’importantes habiletés sociales. L’engagement progressif dans l’intimité qui émerge à l’adolescence et qui se traduit par la recherche de proximité, l’échange de confidences, et la révélation de soi, se réalise d’abord dans les relations d’amitié avec des amis de même sexe. L’amitié offre ainsi une sorte de laboratoire social, un lieu unique d’apprentissage des habiletés relationnelles que n’apportent pas les relations avec les parents, marquées par des rapports hiérarchiques et asymétriques. Parler de soi, être à l’écoute de l’autre, régler les conflits de façon non conflictuelle constituent autant d’habiletés qui caractérisent la maturité adulte et qui ne peuvent s’acquérir qu’au sein de relations fondées sur l’égalité et la réciprocité.

Le réseau des amis

16On peut concevoir le réseau des amis comme un ensemble de cercles concentriques composés de personnes différentes (figure 8). Au centre se trouve le petit nombre des amis intimes, le « réseau de proximité » (Cotterell, 1996). Dans les études, on repère souvent quatre ou cinq personnes répondant à des critères tels que « les personnes de ton âge que tu rencontres souvent, dont tu te sens proche et avec qui tu partages beaucoup de choses ». Le deuxième cercle des amis ou des copains constitue le « réseau des échanges » ; ce groupe est composé en moyenne de 20 personnes, mais les variations individuelles sont importantes. Il s’agit de jeunes qui se sont connus à l’école ou dans le quartier ; ils ne se fréquentent pas régulièrement, mais se rencontrent épisodiquement, principalement durant les activités de loisir, lors des fins de semaine et des sorties. Il y a enfin le troisième cercle des connaissances, celui « des garçons et des filles de ton âge, que tu connais bien et auxquels tu parles quand tu les rencontres pour dire plus qu’un simple bonjour ». C’est le « réseau des interactions », composé, en moyenne, d’une quarantaine de personnes, mais ici aussi le nombre varie beaucoup puisque cela peut aller de 15 à 90 personnes.

FIGURE 8. Le réseau des amitiés à l’adolescence

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17La question de la stabilité des amitiés adolescentes est controversée. Selon Epstein (1983), les amitiés des adolescents sont instables et changeantes. Cela est sans doute le cas du réseau des échanges ; certains liens se font et se défont selon les saisons et les événements. Berndt et Hoyle (1985) considèrent au contraire que les relations qu’on entretient avec les amis intimes sont souvent stables, puisque près de la moitié des adolescents interrogés déclarent fréquenter leurs amis intimes depuis près de trois ans. Si 25 % des sujets connaissaient leur meilleur ami depuis moins d’un an, un autre quart le fréquentait depuis plus de cinq ans. Certains adolescents fréquentaient leurs meilleurs amis depuis plus de 10 ans ! Leur histoire d’amitié remontait au tout début de la scolarité primaire.

Les conversations

18Le temps passé avec les amis augmente considérablement à la préadolescence pour atteindre près de 10 heures par semaine à 15 ans (Raffaelli et Duckett, 1989). À quelles activités les adolescents s’adonnent-ils durant ces longues heures de contact avec leurs amis ? Ils écoutent de la musique, regardent des films ou des vidéos, se livrent à des activités comme les sports et les jeux mais surtout, ils parlent ! Ils discutent abondamment de tout ce qui alimente la culture adolescente : les groupes musicaux préférés, les modes vestimentaires. Ils parlent abondamment de filles et de garçons et des rapports avec l’autre sexe. Au-delà de ces observations banales, on constate que les conversations avec les parents et avec les amis sont alimentées par des contenus très différents. Si les questions qui relèvent des résultats à l’école, de l’avenir professionnel et des réalités sociales et politiques sont plus souvent abordées avec les parents, les expériences émotives, les relations avec la famille et avec les amis, les doutes sur soi, la sexualité et les rapports avec l’autre sexe sont des thèmes beaucoup plus souvent abordés avec les amis (Youniss et Smollar, 1985). Les échanges avec les parents concernent donc plus le « dehors », l’école et la société, alors que les thèmes des conversations avec les amis sont davantage orientés vers soi, vers la vie relationnelle et la construction de l’identité (Claes et Poirier, 1994).

19Si le cercle des « copains » demeure stable tout au long de l’adolescence, le nombre des amis intimes diminue significativement de 12 à 18 ans, pour passer de 6 à 3 en moyenne (Claes, 1992). Il s’agit là d’une sélection qui s’effectue progressivement tout au cours de l’adolescence ; plus on avance en âge et plus les critères qui guident le choix des amis se précisent et se consolident.

20Plusieurs auteurs s’entendent pour délimiter trois étapes principales caractérisant l’évolution des amitiés à l’adolescence (Coleman 1980 ; Cloutier, 1996). La première étape, qui s’étend de 11 à 13 ans, se caractérise par des relations basées sur la pratique d’activités communes plutôt que sur l’interaction en soi. On constate pourtant à cet âge l’émergence d’une première recherche d’intimité, alors que les amitiés se révèlent plus sélectives et plus stables que durant l’enfance. L’espace social s’élargit, le recrutement des amis dépasse le voisinage immédiat et plusieurs amitiés résistent à un déménagement éventuel.

21La deuxième étape (14 à 16 ans) se distingue par l’affirmation de la loyauté et de la confiance lors de la consolidation des liens d’intimité. C’est à cette époque que les relations d’amitié prennent le plus de place dans la vie sociale et personnelle. L’exclusivité et la confiance sont mises en avant durant cette période marquée par un engagement intense dans des relations de proximité et par l’échange de confidences. Parallèlement, on se préoccupe beaucoup de questions comme la trahison ou la jalousie à cette période (Coleman, 1980). À15 ans, 80 % des filles et 60 % des garçons se disent d’accord avec la phrase suivante : « Quand deux personnes sont amies, il y a souvent de la jalousie, je ne sais pas pourquoi. » Ces inquiétudes sont beaucoup plus faibles à 11 ans et se résorbent à 17 ans.

22La dernière étape se caractérise par des rapports moins exclusifs, plus diversifiés, mais également plus sélectifs. La mise en commun des expériences, des intérêts et des sentiments constitue l’objectif principal des amitiés au début de la vingtaine. Deux réalités développementales favorisent cette évolution (Damon, 1983). Les capacités cognitives acquises au cours de l’adolescence permettent de se décentrer et d’adopter le point de vue d’autrui. Par ailleurs, les relations avec le sexe opposé deviennent prédominantes, ce qui entraîne une diminution des rencontres avec les amis au profit des liens avec le partenaire. Les relations d’amitié demeurent importantes au début de la vingtaine et tout au long de l’existence, mais elles perdent l’intensité et l’acuité des relations adolescentes.

Les différences entre filles et garçons

23La tendance à interagir de préférence avec des personnes de son sexe est sans doute une des constatations les mieux documentées dans la recherche portant sur le développement des relations sociales (Maccoby, 1990). Le choix d’un partenaire de jeu du même sexe s’observe très tôt, dès l’âge de deux ans, et cela ne cesse de s’accentuer avec les années. Les filles s’engagent dans des modes d’interaction relativement calmes, au cours d’activités qui font souvent appel à la coopération, qui s’exercent en dyades et en petits groupes, alors que les garçons optent souvent pour des activités de groupe plus turbulentes, comportant des contacts physiques et des bousculades. Ces modes d’interaction sont incompatibles, si bien que, vers huit ans, la ségrégation sexuelle dans les relations avec les pairs est à peu près totale (Erwin, 1998). Même si l’intérêt pour la fréquentation des membres du sexe opposé apparaît au début de l’adolescence, ces modes d’interaction basés sur la ségrégation sexuelle restent prédominants durant l’adolescence.

24Les recherches qui examinent la nature et les caractéristiques des amitiés soulignent toutes des différences entre les sexes. À tout âge, les femmes valorisent plus toutes les dimensions des amitiés : elles expriment plus d’attentes à l’égard des amies et elles recherchent plus intensément la proximité et l’intimité. Ces différences apparaissent déjà dès l’enfance, mais elles se creusent particulièrement à l’adolescence (Winstead, Derlega et Rose, 1997). Plusieurs études indiquent que, comparativement aux garçons, les adolescentes développent plus tôt et plus intensément des relations intimes avec des amies. Un écart de maturité émotionnelle de deux ans au profit des filles, quant à la façon de voir l’amitié, est à souligner (Sharabany, Gershoni et Hoffman, 1981).

25Ces différences ont donné lieu à des interprétations portant sur les fonctions des amitiés qui seraient différentes pour les deux sexes. Un modèle qui semble bien établi prétend que les amitiés féminines reposent sur la parole, alors que les amitiés masculines s’appuient sur l’action. Certains affirment même que le modèle des amitiés féminines consiste à se retrouver face à face pour parler et échanger, alors que l’idéal des amitiés masculines consiste à réaliser des activités l’un à côté de l’autre (Wright, 1982). Ces démarcations dans la conception de l’amitié sont très présentes à l’adolescence (Claes et Poirier, 1994). Les filles recherchent auprès d’une amie la possibilité d’échanger confidences, sentiments et émotions ; une amie, c’est quelqu’un à qui on parle. Les garçons cherchent chez un ami quelqu’un qui partage ses intérêts en vue d’entreprendre des activités communes ; l’ami, c’est celui avec qui on fait des choses.

26Lorsqu’ils célébraient les vertus de l’amitié dans leurs ouvrages, Aristote, Cicéron ou Montaigne se référaient exclusivement à l’amitié entre hommes. Montaigne affirmait d’ailleurs que les femmes étaient incapables d’amitié véritable, « leur âme ne semblant pas assez ferme pour soutenir l’étreinte d’un nœud si pressé et si durable5 ». Les données actuelles sur cette question discréditent entièrement ces propos ; il semble, au contraire, qu’à tout âge les femmes sont plus douées que les hommes pour créer et maintenir des liens d’amitié. La sociabilité supérieure des filles durant l’enfance et l’adolescence diminue chez elles les expériences de solitude, tout en les aidant à entretenir des relations de proximité ; si beaucoup d’hommes qui sont dans la quarantaine ou la cinquantaine déclarent ne pas avoir d’ami intime, tel est rarement le cas des femmes qui, à cette période de la vie, ont souvent au moins une amie proche (Levinson, 1978). Les filles sont plus actives que les garçons dans leurs démarches pour nouer des amitiés et les conserver. Alors qu’ils filment des interactions entres amis du même sexe, Brendgen et al. (2001) observent que les adolescentes ont plus de comportements positifs et moins de comportements négatifs avec leurs amies que ce n’est le cas des garçons avec leurs amis.

L’influence des amitiés sur le développement

27Avoir des amis procure sans aucun doute du plaisir et de la satisfaction. Mais au-delà de cette constatation on peut se demander si les amitiés ont un effet repérable sur le développement des enfants et des adolescents. C’est une des découvertes les plus marquantes des travaux qui examinent le développement social des enfants et des adolescents depuis une vingtaine d’années : les relations avec les pairs offrent un lieu crucial où l’être humain en croissance développera des habiletés fondamentales qui garantiront la qualité des liens qu’il établira avec les autres, mais également son bien-être personnel. De multiples données de recherche confirment que les relations avec les pairs contribuent de façon substantielle au développement social et cognitif des enfants et des adolescents, de même qu’au fonctionnement à l’âge adulte (Nangle et Erdley, 2001). Hartup (1993) va jusqu’à affirmer que le meilleur prédicteur de l’adaptation à l’âge adulte n’est ni le quotient intellectuel ni le rendement scolaire, mais la façon dont, enfant ou adolescent, l’individu se comporte avec ses semblables.

28Plusieurs études ont analysé les multiples fonctions positives des amitiés à l’adolescence. Les conversations intimes avec les amis ont pour effet de réduire l’anxiété rattachée aux transformations pubertaires (Berndt, 1982). Les relations d’amitié offrent une importante source de support lors d’événements stressants : les amis peuvent jouer un rôle médiateur lors du divorce parental, à l’occasion du passage vers l’école secondaire, lors de l’entrée dans une grande école (Simmons et Blyth, 1987). En outre, les interactions avec les pairs favorisent le développement des capacités cognitives (Doise et Mugny, 1981). Les adolescents qui participent à des séances d’interaction sociale font davantage de progrès dans des épreuves faisant appel à l’intelligence formelle.

29Dans d’autres études, on établit des rapports entre la qualité des relations d’amitié et plusieurs aspects de la personnalité, tels que l’estime de soi et les capacités d’adaptation psychologique. Ce n’est pas la quantité des amis qui serait en jeu, mais la qualité de ces relations (Claes et Poirier, 1994). Ainsi, la capacité de communiquer avec confiance avec les pairs constitue un prédicteur de l’adaptation psychologique. Disposer d’amis auxquels on confie ses problèmes, dont on partage les préoccupations et avec qui on échange des opinions, permet de jouir des sentiments de sécurité et de support reliés à toute forme d’attachement. En revanche, le sentiment d’aliénation avec les amis est en rapport avec des problèmes intériorisés, comme les symptômes de dépression et d’anxiété (Armsden et Greenberg, 1987). Ce sentiment d’aliénation articule une forme de malaise intérieur à l’égard des amis qui s’exprime autour de déclarations telles que : « Mes amis ne comprennent pas ce que je vis » ; « Je me sens à part quand je suis avec les amis » et « Je souhaiterais avoir des amis différents de ceux que j’ai. »

30Les relations d’amitié à l’adolescence constituent un puissant prédicteur de l’adaptation à l’âge adulte ; diverses pistes théoriques sont possibles pour rendre compte de ce lien (Bagwell et al, 2001). Les amitiés offrent un lieu qui permet de constituer ce qu’ils nomment des « provisions relationnelles ». Les amitiés qui se construisent au début de l’adolescence ont un caractère unique parce qu’elles font appel à des dimensions interpersonnelles nouvelles : l’affection, l’intimité et les alliances. Les amitiés intimes répondent à des besoins qui émergent à cette période, tout en favorisant l’acquisition d’habiletés sociales qui constituent autant de ressources adaptatives dont l’utilité apparaîtra plus tard. La psychopathologie développementale qui met l’accent sur les facteurs de risque rejoint cette ligne de réflexion. Comme l’indiquent en effet de nombreuses études, l’absence d’amitié, des amitiés de piètre qualité ou marquées par des relations problématiques constituent autant de facteurs de risque pour le développement ultérieur (Bagwell et al, 2001).

31Si les amitiés et les relations avec les pairs offrent de multiples occasions de se développer et d’acquérir des habiletés sociales, ces relations peuvent avoir de toute évidence des effets indésirables sur la croissance, comme la dépendance affective ou la recherche de conformité. L’influence des pairs est très fréquemment évoquée pour expliquer l’engagement des adolescents dans des conduites déviantes et un consensus se dégage des travaux empiriques indiquant que la fréquentation de pairs déviants constitue le prédicteur le plus puissant de l’engagement d’un adolescent dans des comportements socialement déviants (Morizot et Leblanc, 2000). Entretenir des liens d’amitié avec des adolescents engagés dans des conduites socialement déviantes constitue un facteur de risque évident, qu’il s’agisse de consommation d’alcool ou de drogue, de vandalisme, de vol ou de conduites violentes (Aseltine, 1995 ; Thornberry et Krohn, 1997). On observe que le fait de fréquenter des amis agressifs entraîne une plus grande tolérance face à l’agressivité, car les conversations au sein de ces groupes sont marquées par des modes de communication et des formes de renforcement qui favorisent l’escalade vers des comportements violents (Dishion, Andrews et Crosby, 1995).

32Plusieurs théories ont été mises en place pour rendre compte du rôle des pairs dans l’émergence des comportements délinquants. Dans la théorie dite de l’association différentielle développée par Sutherland et Cressey (1974), on considère que la fréquentation des pairs déviants offre un mode de socialisation particulier qui préconise des valeurs et des comportements contraires aux normes sociales prédominantes ; celui-ci entraîne les adolescents dans des comportements délinquants. Thornberry (1987) propose un modèle dit de facilitation, selon lequel la fréquentation des pairs déviants favorise l’engagement dans des comportements délinquants chez des individus présentant déjà des problèmes. Vitaro et al (1997) adoptent une position plus nuancée en démontrant que la fréquentation des pairs déviants a des effets chez les adolescents qui ne présentaient pas de troubles antérieurs particuliers, alors que cette fréquentation n’a pas d’effet significatif chez les individus qui présentaient déjà des troubles sérieux durant l’enfance. Cette perspective est d’autant plus intéressante qu’elle s’appuie sur la typologie développée par Moffitt (1997), admise aujourd’hui dans une large mesure, selon laquelle il existe deux trajectoires de délinquance : la délinquance persistante, qui survient tôt durant l’enfance et se poursuit au terme de l’adolescence, et la délinquance transitoire de l’adolescence, qui émerge après l’âge de 12 ans et se résorbe au cours de la vingtaine. C’est ce second type de délinquance qui serait plus particulièrement sujette à l’influence des pairs déviants.

33Certains adolescents se révèlent particulièrement sensibles à l’influence des amis. Fuligni et Eccles (1993) ont analysé des adolescents qui se révèlent très désireux d’être acceptés par leurs pairs, au point d’abandonner certains de leurs projets personnels pour se conformer aux normes du groupe. Ces auteurs nomment « orientation extrême vers les pairs » cette attitude qui consiste à adopter des comportements nouveaux ou à sacrifier des choses importantes pour s’enligner sur les valeurs du groupe, maintenir le contact et protéger son statut au sein du groupe. Ainsi, certains jeunes qui obtenaient de bonnes notes à l’école laissent chuter leur rendement parce que la réussite scolaire et l’image du « bon élève » sont discréditées dans le groupe ; d’autres vont briser certaines règles parentales ou abandonner des projets personnels qui ne sont pas conformes aux valeurs du groupe. Ce phénomène ne touche pas l’ensemble des jeunes ; il apparaît chez ceux qui, s’affirmant peu et offrant une identité fragile, sont socialement dépendants et recherchent avidement l’approbation du groupe. Les effets néfastes à long terme d’une telle orientation sur des dimensions comme les problèmes de comportement, l’échec et l’abandon scolaire sont remarquables (Fuligni et al, 2001).

34Kandel (1978), qui a étudié de façon approfondie le rôle des pairs dans la consommation de marijuana, a tenté d’éclairer le débat portant sur l’influence des amis en distinguant deux types d’influence : l’influence directe, qui s’exerce lorsque les pairs proposent un modèle de conduite et renforcent certains comportements, et l’influence indirecte, qui s’exerce à travers les liens qui se créent au sein du groupe des pairs pour assurer une communauté d’intérêts et de valeurs et créer ainsi une forme d’identité sociale. À l’encontre des suppositions répandues, c’est le second mode d’influence qui conduit les adolescents à s’engager dans des comportements déviants (Cotterell, 1996). Ce phénomène ressort des multiples études qui ont évalué le rôle des pairs dans la consommation de la cigarette. On sait que la très grande majorité des fumeurs ont commencé à s’adonner à cette habitude au début de l’adolescence, dans le cadre des relations avec leurs pairs. Fumer la cigarette comme boire de l’alcool constituent des activités qui attirent grandement les adolescents, car ils constituent autant de marqueurs de la transition vers l’âge adulte. L’initiation aux premières cigarettes survient dans le cadre d’une alternative entre le discours parental intériorisé, selon lequel « La cigarette c’est néfaste pour la santé », et le message informulé des pairs : « Une cigarette, c’est cool et ça te permet d’entrer dans le groupe des affranchis. » On constate que plus la cigarette est investie de valeurs symboliques, telles que l’autonomie, la résistance aux normes parentales, l’abandon du statut infantile, plus les risques de fumer sont importants.

35Born (1983) évoque pour sa part ce qu’il appelle la spirale de la déviance pour rendre compte du rôle des pairs dans ce processus d’engagement progressif dans des comportements déviants. Deux facteurs sont en jeu et ils agissent conjointement : le choix du groupe des pairs et le choix du système de valeurs individuelles. Le brassage des comportements et des idées au sein du groupe déviant conduit le jeune vers une déviance de plus en plus marquée, l’engagement progressif dans des comportements déviants débouche sur une adhésion de plus en plus forte aux valeurs déviantes et un abandon des valeurs normatives. La question qui se pose est de savoir pourquoi certains adolescents choisissent des groupes déviants, alors que d’autres fréquentent des groupes conformes. Selon Born (1983), la réponse se trouve au niveau de la rupture sociale, rupture avec les valeurs familiales ou rupture scolaire qui porte l’adolescent à choisir des groupes plus ou moins marginaux qui l’entraînent progressivement dans la spirale de la déviance.

Différences culturelles et relations interethniques

36L’amitié est une réalité universelle. Dans toutes les cultures, il existe un mot pour nommer cette relation de proximité qui se noue volontairement entre deux personnes indépendantes, en dehors des liens de sang et du désir sexuel (Krappman, 1996). Dans toutes les cultures, l’établissement d’une relation intime, où l’on se soutient mutuellement, est hautement valorisé, car cette relation exerce d’importantes fonctions à toutes les étapes de la vie, indépendamment des relations familiales et des autres rapports institutionnels. L’engagement dans des relations intenses avec les pairs du même sexe durant l’adolescence constitue une réalité universelle ; le phénomène du regroupement des adolescents n’est donc nullement une réalité propre aux sociétés occidentales contemporaines, ce phénomène s’observe partout, notamment dans les cultures préindustrielles (Edwards, 1992). Les principaux thèmes qui alimentent les conversations entre pairs à l’adolescence peuvent même être considérés comme universels, notamment les discussions qui gravitent autour de la sexualité et des rapports de dominance.

37Les chercheurs relèvent souvent des différences culturelles quant à l’expression physique de l’amitié chez les hommes (Fehr, 1996). Dans de nombreuses cultures, notamment en Inde, en Russie ou dans certains pays méditerranéens, la proximité entre amis masculins s’exprime dans des gestes, notamment se tenir par la main, alors qu’en Amérique du Nord ces gestes sont réservés aux amitiés féminines. Dans la plupart des pays occidentaux, les adolescentes font montre de plus de proximité physique, de plus d’intimité, elles se dévoilent davantage que les garçons ; toutefois, ces différences ne s’observent pas en Chine et en Inde où garçons et filles font preuve d’un niveau comparable d’intimité dans leurs amitiés (Fehr, 1996).

38La question de la fréquentation des amis à l’adolescence soulève un autre débat crucial en ce qui concerne la question des relations multiculturelles ou multiraciales. Tous les pays modernes sont confrontés à la croissance de l’immigration ; la cohabitation de groupes ethniques différents au sein des quartiers et des écoles entraîne souvent des tensions et des confrontations.

39L’étude menée par Laperrière (1991,1992) au sein d’écoles multiethniques de Montréal tente de répondre aux deux questions suivantes : comment la représentation des réalités multiethniques évolue-t-elle au cours de l’adolescence et quels sont les rapports qui s’établissent entre groupes d’adolescents issus de cultures différentes ? Au sortir de l’enfance domine ce que Laperrière appelle l’« indifférenciation ethnique », qui s’appuie sur une lecture individualiste de la vie en société. Les différences sont banalisées et les propos qu’on tient à l’égard des autres cultures sont imprégnés d’une bienveillante tolérance : « Ce n'est pas des Italiens ou des Haïtiens ; on est tous nés au Québec, il n’y a pas de différences. » Changement radical de discours vers l’âge de 15 ans où s’affiche ce que Laperrière appelle « la célébration de la différence » ; chacun perçoit et valorise les caractéristiques de sa culture et dénonce les failles des autres cultures, qu’il s’agisse de celle des Québécois, des Italiens ou des Haïtiens. La culture commune devient la base des regroupements, le point d’appui de la vie en commun ; on se côtoie entre groupes culturels, le plus souvent sans hostilité, mais on ne se fréquente guère. Cette conscience des contrastes entre les cultures et ces formes de regroupements autour de l’appartenance ethnique ne cessent de s’affirmer au cours de l’adolescence et persistent au terme de l’école secondaire. Il faut voir derrière ce mouvement le fruit du développement cognitif et de l’affirmation de l’identité, avec ce que cela implique de représentations contrastées entre soi et autrui, de valorisation des dimensions communes et de mise à distance des éléments divergents ; la culture occupe une place centrale dans cette construction de l’identité. Comme le constate Laperrière (1992), certains groupes minoritaires à risque subissent une série de tensions liées tant aux contraintes provenant de leur propre culture qu’au poids du regard des autres, au point d’adopter des stratégies d’affirmation conflictuelles et de confrontation.

40Or, une étude plus récente, menée par Pagé, Jodoin et McAndrew (1998), apporte d’importantes nuances à ces propos. Au terme d’une recherche menée auprès d’un vaste échantillon d’adolescents d’origines ethniques multiples, ils constatent que si l’identification au groupe ethnique d’origine est très forte chez les adolescents, cela s’accompagne en même temps d’un fort mouvement d’intégration à la société d’accueil. Identification ethnique et intégration à la culture commune ne sont pas contradictoires. Les rapports avec les autres groupes ethniques sont généralement positifs, même si on observe, chez les adolescents fortement attachés à leur groupe ethnique d’origine, des rapports plus problématiques avec les individus provenant des autres ethnies.

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41Les relations d’amitié sont d’une importance cruciale pour le développement à l’adolescence. C’est à cette période de la vie que les garçons et les filles ont le plus grand nombre d’amis et qu’ils fréquentent leurs amis le plus régulièrement. Si les relations d’amitié occupent une telle place dans la vie des adolescents, c’est qu’elles assument une série de fonctions développementales majeures : favoriser la prise d’autonomie et l’émancipation à l’égard de la tutelle parentale, permettre l’accès aux réalités hétérosexuelles et favoriser les premières formations de couples. L’engagement dans les relations d’amitié avec des pairs de même sexe va également favoriser le développement d’habiletés sociales qui ne peuvent s’acquérir qu’au sein de relations égalitaires et réciproques : parler de soi, être à l’écoute de l’autre, régler les conflits de façon non destructive. L’amitié offre ainsi un lieu unique d’apprentissage des habiletés relationnelles que ne fournissent pas les relations avec les parents, dominées par des rapports hiérarchiques et asymétriques.

42L’évolution des amitiés pendant l’adolescence s’effectue en trois étapes. La première étape, qui va de 11 à 13 ans, se caractérise par l’émergence d’une première recherche d’intimité, alors que les amitiés se révèlent plus sélectives et plus stables que durant l’enfance. La deuxième étape (14 à 16 ans) est marquée par l’affirmation de la confiance et la recherche de loyauté ; elle se caractérise par un engagement émotionnel intense et par la recherche de l’exdusivité, par l’expression de jalousie et de craintes à l’égard de la trahison possible. La dernière étape, qui conduit au début de l’âge adulte, se caractérise par des relations moins exclusives, plus diversifiées, mais également plus sélectives ; on met en commun ses expériences, intérêts et sentiments.

43Toutes les recherches qui examinent la nature et les caractéristiques des amitiés identifient des différences entre les sexes à tout âge ; ces différences sont particulièrement tangibles à l’adolescence. Comparativement aux garçons, les adolescentes valorisent plus la proximité affective, elles développent plus tôt et plus intensément des relations intimes avec leurs amies. Ces écarts laissent entendre que les amitiés assument des fonctions différentes pour les deux sexes : les filles recherchent auprès d’une amie la possibilité d’échanger des confidences, des sentiments et des émotions, alors que les garçons cherchent un ami avec qui ils ont des intérêts communs en vue de d’entreprendre des activités communes.

44Les relations d’amitié contribuent de façon substantielle au développement social et cognitif des adolescents. Les multiples fonctions positives associées aux amitiés à l’adolescence ont également été étayées dans de nombreuses études : atténuer l’anxiété, fournir du support lors d’événements stressants, exprimer ses préoccupations, notamment sur le plan sexuel, et échanger des opinions. En revanche, l’absence d’amitiés ou des amitiés marquées par des relations problématiques constituent des facteurs de risque pour le développement psychosocial.

45La fréquentation des amis peut toutefois entraîner certains effets négatifs, comme la dépendance et la recherche de conformité. De nombreuses études indiquent que l’influence des pairs a un effet évident sur l’engagement des adolescents dans des conduites déviantes, notamment la consommation de drogue ou la délinquance. Certaines théories expliquent ce phénomène en se référant aux modes de socialisation particuliers aux groupes déviants qui favorisent une adhésion de plus en plus forte envers les valeurs déviantes, d’autres théories considèrent que la fréquentation de pairs déviants agit comme élément « facilitateur » auprès de jeunes qui présentaient déjà des tendances délinquantes.

46L’amitié est une réalité universelle et l’engagement dans des relations intenses avec les pairs du même sexe durant l’adolescence s’observe dans toutes les sociétés, notamment dans les sociétés préindustrielles. La question des relations multiculturelles ou multiraciales chez les adolescents se pose dans la plupart des pays occidentaux. Les études entreprises sur ces questions débouchent sur des résultats contrastés : certaines insistent sur les tensions entre les groupes ethniques au sein des écoles et dans les lieux de loisirs, alors que d’autres études constatent qu’une forte identification au groupe ethnique d’origine peut se réaliser conjointement à un puissant mouvement d’intégration dans la société d’accueil.

Notes de bas de page

1 Aristote. Éthique à Nicomaque. Paris : Flammarion, 1965.

2 Cicéron. De l’amitié, Paris : Hattier, 1959.

3 Montaigne. Les essais. Paris : Seuil, 1967.

4 Commentaires recueillis dans un document vidéo portant sur l’amitié chez les adolescents (Claes, 1993).

5 Montaigne. Les essais. Paris : Seuil, 1967.


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