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Parole d'historiens

Quatrième partie. Le paradigme de l'éclatement

41. À quoi servent les historiens ?

1978

Pierre Trépanier

Note de l’éditeur

Sources : Pierre Trépanier, « À quoi servent les historiens ? », L’Action nationale, vol. 67, no 6, février 1978, p. 446-451.

Texte intégral

1À étudier scientifiquement les sociétés humaines du passé. Oui, sans doute. Mais la réalité est infiniment plus complexe. Lionel Groulx l’affirme avec force dans ses mémoires :

  • 1 L. Groulx, Mes mémoires, Montréal, Fides, (1970), t. I, p. 280.

Cependant si parfaite que soit sa volonté d’impartialité et d’objectivité, l’historien ne peut faire qu’il n’appartienne à ce monde mystérieux et mêlé d’images, de sentiments, d’idées, de traditions, d’influences innombrables qui l’ont individualisé, ont modelé certains aspects de son esprit. Il reste de son pays, de sa nationalité, de sa foi : toutes choses, s’il est bien né, dont il ne peut s’abstraire1.

2La réflexion est double : Groulx prend acte des limites de l’historien et lui rappelle ses devoirs. Déjà, en 1911, il s’en expliquait :

  • 2 L. Groulx, Vers l’émancipation, Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1921, p. 8.

Nous ne confondons point l’impartialité avec la neutralité. L’histoire est un acte moral non affranchi par conséquent des finalités suprêmes. Notre ambition et notre droit sont de l’écrire et de l’enseigner comme doivent le faire un catholique et un Canadien français2.

  • 3 L. Groulx, Mes mémoires, t. I, p. 280.

3Groulx de la sorte situait honnêtement son lieu idéologique. Mais il ne prétendait nullement pour autant que l’historien peut s’affranchir « des lois sévères de sa discipline3 ». Il voulait simplement souligner une vérité fondamentale :

  • 4 L. Groulx, Histoire du Canada français depuis la découverte, 4e éd., Montréal, Fides, (1960), t. I, (...)

Le présent n’est pas seulement une suite chronologique du passé ; il en est le produit ; il y a, de l’un à l’autre, continuité, filiation4

  • 5 Loc. cit.

4À quoi servent les historiens ? À faire voir « cette relation, ce lien que cherche l’esprit, par instinct ou par exigence intérieures5 ».

  • 6 Paris, François Maspero, 1976, 191 p. (« Petite collection Maspero », no 164).
  • 7 Ibid., p. 8.

5C’est dans la même perspective qu’il faut placer l’excellent petit livre de Jean Chesneaux, Du passé faisons table rase ? À propos de l'histoire et de l’historiens6. Idéologiquement Chesneaux est aux antipodes de Groulx. Membre [pendant] 21 ans du parti communiste français, il en est sorti, tout en conservant ses convictions marxistes et communistes, mais après les avoir dépouillées de tout mécanicisme vulgaire. Il retient le schéma marxiste comme grille d’analyse mais entend l’appliquer au passé de façon créatrice, libre. L’essentiel de son message se résume ainsi : il faut mobiliser le passé au profit de luttes populaires ; tout autre exercice du métier d’historien est complice de l’oppression. En d’autres termes : « Il s’agit de définir de nouveaux rapports entre le savoir intellectuel et la lutte politique, dont ce savoir est une composante active à travers ses implications idéologiques7 ». Le discours historien dominant, caractérisé par l’intellectualisme, l’élitisme et le productivisme, a dépouillé les opprimés de leur passé. L’historien n’a pas à imposer du haut de sa chaire la sorte d’histoire qu’il préfère.

  • 8 Loc. cit.

Il est urgent de renverser le rapport hiérarchique entre passé et présent, entre spécialistes et non-spécialistes de l’histoire, pour savoir de quelle histoire a besoin aujourd’hui la lutte révolutionnaire8 !

6La nouvelle histoire devra être le produit d’une intercréation associant le peuple et les historiens, ces derniers travaillant sous la dictée, sous les ordres des masses. Comment instaurer cette collaboration ? Comment les masses passeront-elles leurs « commandes historiques » ? L’auteur avoue franchement ne pas avoir de réponses toutes faites. Voilà pourquoi l’ouvrage se termine par un appel à la réflexion collective.

7On l’admettra, Chesneaux et Groulx, au moins formellement, ne sont pas très éloignés l’un de l’autre, en dépit des idéologies qui les divisent radicalement. Tous deux constatent leur enracinement dans le présent, tous deux refusent de se dérober à leurs responsabilités telles qu’ils les conçoivent. De même on peut rapprocher leurs conceptions de celles de Dimitri Kitsikis, qui décrit ainsi le rôle qu’il attribue à l’historien :

  • 9 Groulx n’a-t-il pas rempli cette fonction auprès du peuple québécois ?
  • 10 D. Kitsikis, « Le Nationalisme », Études internationales (Québec), v. 2, no 3, sept. 1971, p. 352-3 (...)

... dans une autre étude, nous écrivions que ie nationalisme résulte de l’émergence, au niveau de la conscience d’un peuple, des strates successives de son expérience historique, qui s’étaient accumulées dans son inconscient depuis des siècles et qu’en conséquence le nationalisme constituait une manifestation de l’âge adulte d’un peuple, une manifestation nécessaire de libération psychique. Nous faisions remarquer qu’un peuple pouvait certes, aller au-delà du nationalisme, mais que pour sa « santé mentale » et donc pour sa survie, il devait nécessairement passer par le nationalisme, c’est-à-dire par l’affirmation consciente de lui-même. Ainsi l’historien devenait l’accoucheur psychique des peuples9, leur psychanalyste10.

  • 11 J. Chesneaux, op. cit., p. 189.
  • 12 Même Fernand Ouellet n’y échappe pas. Lui aussi est tributaire d’un point de vue, qui est en somme (...)

8On voit mal comment le point de vue de l’historien, quel qu’il soit, ne se refléterait pas dans son travail. Cependant Chesneaux, comme Groulx, est décidé à ne pas « renoncer pour autant à l’exigence de rigueur scientifique11 ». Y a-t-il contradiction ? Non, si l’on prend soin de faire les distinctions qui s’imposent. D’ailleurs si l’on répondait oui, seul l’historien dépourvu de toute idéologie serait digne de son métier. Or cet homme, il n’est pas encore né12.

  • 13 R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Essai sur les limites de l’objectivité histor (...)

9Avec Raymond Aron13, abordons le problème de l’objectivité en tant qu’il soulève la question de l’universalité du savoir scientifique. Une fois atteint un certain degré d’approximation, une loi scientifique devient universellement acceptable. En histoire, une interprétation globale peut-elle faire l’unanimité, assujettir toutes les intelligences ? Non, car l’historien, dont l’objet est total, ne peut l’aborder que d’un certain point de vue : il ne peut être que partial puisque partiel. Ce relativisme conduit-il à un scepticisme absolu à l’égard des connaissances historiques ? Encore une fois, il faut répondre non.

10On doit en effet distinguer deux moments, deux niveaux dans l’œuvre historienne. Dans un premier temps, l’historien procède à la cueillette des données, à la constitution de ses séries statistiques et à la critique de ses sources : c’est la recherche et l’analyse. Le produit de cette étape est susceptible de faire l’unanimité, à supposer que tous les principes de la méthode historique aient été scrupuleusement respectés. Ainsi on a démontré l’existence d’une crise économique en France en 1788-89. Les historiens s’entendent là-dessus. Mais si on accède au second niveau de l’œuvre historienne (l’interprétation globale de la révolution française, dans le cas retenu ici), on voit l’unanimité fondre puis disparaître à mesure que la vision s’élève au-dessus des faits bruts pour les expliquer. C’est en effet surtout au moment où l’historien élabore un réseau de causalités que l’arbitraire et l’idéologie viennent contaminer son œuvre. Autrement dit, à ce niveau de l’interprétation globale, c’est – paradoxalement – l’idéologie qui en dernière analyse fonde la « vérité » historique : une interprétation globale suscite assez aisément un consensus à l’intérieur d’un courant de pensée donné ; il est plus difficile de satisfaire en même temps des idéologies, des cultures antagonistes. L’érudition peut atteindre l’objectivité ; l’histoire globale ne peut qu’y tendre. On ne libérera la discipline historique qu’en reconnaissant ses limites.

  • 14 L’école historique américaine dite de la « New Left » est aussi à la recherche d’un « usable past » (...)

11Est-ce à dire qu’on approuve intégralement les thèses de Chesneaux ? Non, si l’on ne partage pas son idéologie marxiste-communiste et si l’on reste attaché à un certain humanisme qui reconnaît les droits de la curiosité intellectuelle. Chesneaux refuse à ceux qui ne pensent pas comme lui la liberté d’étudier tout le passé, synchroniquement et diachroniquement. N’est légitime que l’étude du passé utilisable14, mobilisable. L’intrusion, dans le domaine intellectuel, des pratiques totalitaires qui caractérisent les communismes de tous les continents, ne peut que répugner à ceux qui persistent à croire, envers et contre tous, que la tolérance est un idéal souhaitable de vie en société.

  • 15 L. Groulx, Histoire du Canada français..., t. 1, p. 9.

12Le débat sur leur métier auquel se livrent les historiens intéresse le grand public. Les spécialistes de l’histoire ne doivent pas l’impressionner outre mesure. Ce ne sont pas des mages. L’infaillibilité n’est pas l’un des privilèges de leur corporation. Leur mission est de reprendre inlassablement l’interrogation historique car « devant ce Sphynx que reste toujours le passé humain, rien n’est tel que l’impuissance de l’historien15 ».

Notes

1 L. Groulx, Mes mémoires, Montréal, Fides, (1970), t. I, p. 280.

2 L. Groulx, Vers l’émancipation, Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1921, p. 8.

3 L. Groulx, Mes mémoires, t. I, p. 280.

4 L. Groulx, Histoire du Canada français depuis la découverte, 4e éd., Montréal, Fides, (1960), t. I, p. 14.

5 Loc. cit.

6 Paris, François Maspero, 1976, 191 p. (« Petite collection Maspero », no 164).

7 Ibid., p. 8.

8 Loc. cit.

9 Groulx n’a-t-il pas rempli cette fonction auprès du peuple québécois ?

10 D. Kitsikis, « Le Nationalisme », Études internationales (Québec), v. 2, no 3, sept. 1971, p. 352-353. Cette prise de position lui a valu une assez cinglante réfutation de la part de son collègue Robert H. Keyserlingk (« La Nation vivante : idéologie et analogie », Études internationale, v. 3, no 3, sept. 1972, p. 397-415). Keyserlingk juge la thèse de Kitsikis à partir du libéralisme : « Le point de départ, ici, consiste à affirmer qu’il n’existe pas un être vivant et psychique dénommé la nation » (p. 402). Pour lui, « la réalité fondamentale et permanente est celle de la vie de chaque individu » (p. 411). Logiquement, il conclut : « La seule question demeure : le monde de la recherche académique peut-il vraiment professer une vision prophétique qu’il refuse même à la prêtrise ? » (p. 403)

11 J. Chesneaux, op. cit., p. 189.

12 Même Fernand Ouellet n’y échappe pas. Lui aussi est tributaire d’un point de vue, qui est en somme inspiré du libéralisme et du modèle économique de l’Occident industriel. Il est de la génération de Cité libre. À titre d’exemple, voici comment il jugeait le principe du caractère confessionnel des écoles reconnu dès le début du 19e siècle : « En dépit de l’esprit de tolérance qui a présidé à l’établissement des structures scolaires, il est incontestable qu’un tel système ne pouvait que poser périodiquement et avec acuité le problème de la liberté. La raison en est – bien qu’on dise qu’il a été voulu par la majorité – que les principes à la base de ce système n’étaient ni libéraux ni démocratiques. L’école n’a-t-elle pas servi pendant longtemps à lutter contre les idées libérales et démocratiques ? » (« L’Enseignement primaire : responsabilité des Églises ou de l’État », Recherches sociographiques, v. 2, no 2, avril-juin 1961, reproduit dans M. Lajeunesse, L’Éducation au Québec (19e-20e siècles), Boréal Express, p. 39). Récemment, l’un des praticiens les plus prestigieux de l’histoire sociale en France, Pierre Chaunu, s’est attiré les foudres d’un critique qui stigmatise son dernier ouvrage, dans lequel « l’intégrisme moral et le racisme savant rejoignent le conservatisme politique ». (C. Morin, c.r. de Histoire, science sociale, Paris, S.E.D.E.S., 1974, Revue d’histoire de l’Amérique française, v. 31, no 1, juin 1977, p. 91.)

13 R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Essai sur les limites de l’objectivité historique, nouv. éd., (Paris), Gallimard, (1967), 441 p. Voir en particulier p. 350-355.

14 L’école historique américaine dite de la « New Left » est aussi à la recherche d’un « usable past ». Cf. I. Unger, « “The New Left” and American history: some recent trends in United States historiography », The American historical review, v. 72, no 4, juill. 1967, p. 1237-1263.

15 L. Groulx, Histoire du Canada français..., t. 1, p. 9.

Auteur

Docteur en histoire de l’Université d’Ottawa (1976), professeur à l’Université de Montréal depuis 1980, il est membre de la Société des dix. Ses travaux portent principalement sur l’histoire intellectuelle du Québec et du Canada. Spécialiste de la pensée et de la vie de Lionel Groulx, il travaille à l’ambitieuse entreprise d’édition critique de la correspondance de l’intellectuel nationaliste.

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