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Parole d'historiens

Deuxième partie. Le moment de la modernisation

23. Histoire et historiens1

1954

Michel Brunet

Texte intégral

  • 1 Conférence prononcée au Club des Anciens du Collège Sainte-Marie, le 30 novembre 1953.

1Source : Michel Brunet, Canadians et Canadiens. Études sur l’histoire et la pensée des deux Canadas, Montréal/Paris, Fides, 1954, p. 33-46.

2On a souvent médit de l’histoire. Selon Paul Valéry, elle serait le « produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré ». Il faut se rappeler que le célèbre écrivain français lançait cette boutade à l’époque où les dictateurs allemand, russe et italien utilisaient l’histoire et les historiens à des fins politiques personnelles. Ces chefs d’État ne furent pas, d’ailleurs, les premiers ni les derniers à pratiquer l’histoire-propagande. Tous les régimes politiques, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont eu la tentation – et ils y succombent facilement – de mettre l’histoire et les historiens à leur service.

3Cette tendance générale faisait dire à un esprit plutôt malin que l’histoire écrite est un procédé savant par lequel une vérité complexe devient un mensonge simple. Un politique français, qui ne manquait pas d’humour, aurait déclaré : « L’histoire vraie, on ne la sait pas ; si on la savait, on ne l’écrirait pas ; si on l’écrivait, on ne la croirait pas. » On pourrait allonger indéfiniment la liste des médisances sur l’histoire. Car, comme l’a écrit l’historien Louis Halphen : « Il est plus facile de médire de l’histoire que de s’en passer. »

4Les hommes ont toujours eu besoin de l’histoire. Celle-ci est, en quelque sorte, la mémoire de l’humanité. Elle met à la disposition de ceux qui l’étudient l’expérience acquise au cours des siècles. Quiconque ignore le passé se prive d’une source unique de connaissances utiles. De tous temps, les nouvelles générations ont cherché à connaître les actions, les pensées, les ambitions, les habitudes de vie, les réalisations, les succès, les échecs des générations qui les ont précédées. La Providence a refusé aux humains les moyens de pénétrer tous les mystères de l’avenir. C’est une mesure pleine de sagesse. Ils ont, cependant, le privilège d’éclairer leur action présente et future en interrogeant le passé.

5L’historien Henri-Irénée Marrou a consacré une belle page à l’importance de l’histoire : « L’historien [L’histoire] ne saurait, à elle seule et par elle-même, alimenter une vie intérieure, une culture : elle ne peut en devenir l’élément directeur, l’âme, l’axe ; ce rôle ne peut revenir qu’à la pensée spéculative, disons, sans chercher ici à trop préciser, à la philosophie....l’histoire doit être considérée comme une discipline auxiliaire de la pensée : elle sert à l’alimenter de données empiriques, elle élargit l’horizon, étend l’expérience humaine, elle aide à transposer, reposer, poser correctement les problèmes, elle propose des types de solutions possibles, – mais, par elle-même, ne résout rien. » Ce n’est pas son but. Elle se contente, plus modestement, de fournir une documentation précieuse dont les hommes font ou ne font pas leur profit.

6Si les hommes ont toujours compris la nécessité d’interroger le passé, leur conception de l’histoire a évolué selon les époques et les milieux. À l’origine, l’histoire se résumait à de beaux récits où les faits véridiques se mêlaient à la légende. Ce furent les annales. Ensuite, l’histoire devint une narration plus cohérente, au cours de laquelle le narrateur donnait souvent entière liberté à sa fantaisie. Quelques historiens de l’antiquité, Thucydide, Polybe, Salluste et Tacite, réagirent contre cette façon trop personnelle d’écrire l’histoire. Pendant les premiers siècles du christianisme, au Moyen Âge et à l’époque de la Renaissance, la majorité des historiens pratiqua l’histoire-littérature mise au service de la rhétorique, de la morale et de l’apologétique chrétienne. Commynes et Machiavel firent exception en s’efforçant de décrire aussi fidèlement que possible ce qui s’était réellement passé.

7Les travaux des linguistes et des humanistes de la Renaissance influencèrent directement les recherches des historiens. Le XVIII e siècle vit les débuts de l’histoire critique basée sur une étude minutieuse et méthodique des documents et des faits dans le but d’établir scientifiquement la vérité historique. Cette nouvelle conception de l’histoire souleva l’opposition de tous ceux qui étudiaient le passé surtout pour y puiser des leçons morales, religieuses ou politiques. La majorité des historiens continua à défendre et à illustrer l’histoire-littérature. Un hiatus se créa entre érudits et historiens. Les premiers poursuivirent des recherches sérieuses. Les seconds s’exercèrent à brosser de belles synthèses sur le passé. Synthèses qui ne tenaient pas toujours compte des découvertes accomplies par les érudits.

8La science historique connut une véritable renaissance au XIXe siècle. Les universités allemandes eurent le mérite de prendre l’initiative de ce mouvement. On conçut l’histoire comme une enquête documentaire sur le passé. Enquête conduite à l’aide d’une méthode scientifique rigoureuse et servie par une critique toujours en éveil. Érudits et historiens s’étaient enfin réconciliés pour le plus grand bénéfice de la science historique. Commencé en Allemagne, ce mouvement s’étendit à la France, à la Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ce fut l’époque glorieuse de l’histoire dite scientifique. Les études monographiques se multiplièrent. On procéda à l’édition critique des documents. Les universités formèrent des historiens de métier et des professeurs d’histoire mieux préparés. De grandes œuvres historiques remplacèrent les anciennes synthèses devenues désuètes. Ce que l’histoire avait perdu au point de vue littéraire – et pas toujours, car les nouveaux historiens n’avaient pas tous renoncé à l’art d’écrire – elle l’avait gagné au point de vue scientifique.

9Cet âge d’or de l’histoire-science dura jusqu’à la première grande guerre. Une autre période a commencé depuis. C’est celle de l’histoire-interprétation. Celle-ci est une synthèse entre l’histoire-science et l’histoire-littérature. L’histoire-littérature laissait à l’historien une trop grande liberté en ne l’obligeant pas à suivre une méthode rigoureuse et scientifique de travail. L’histoire-science avait prétendu réduire son rôle à celui d’un simple appareil enregistreur. C’était une illusion et une impossibilité car l’historien véritable fait œuvre de créateur : il a la responsabilité de reproduire le passé et de l’interpréter.

10L’histoire-interprétation exige beaucoup de l’historien. Celui-ci prend la précaution d’utiliser toutes les méthodes d’enquête que la science met à sa disposition. Sa tâche est vaste car, selon la belle définition de l’historien Marc Bloch, l’histoire « est la science de l’homme dans le temps. » Lorsqu’il a terminé ses recherches, il est en présence d’une masse de faits. Il lui est matériellement impossible de donner à ses lecteurs tous les faits qu’il a recueillis. Il doit nécessairement faire un choix. Celui-ci ne s’opère pas arbitrairement. L’historien se soumet à une échelle rigide de valeurs. Toujours, il respecte la vérité historique. C’est au cours de cette opération délicate que ses lecteurs et ses critiques se rendront compte si un historien est impartial ou s’il a des partis pris.

11L’historien, interprète du passé, n’est ni un juge, ni un prédicateur, ni un prophète. Il se limite à décrire aussi exactement que possible ce qui s’est réellement passé. Sans préoccupations apologétiques ou patriotiques. Il n’a pas la mission d’accuser, de condamner, d’excuser ou de louer. Il n’a que celle d’expliquer en remontant aux causes, sachant très bien que celles-ci ne seront toujours que les causes secondes. Les desseins providentiels n’appartiennent pas à son domaine. Jacques Maritain a eu raison d’écrire : « Et quant à discerner les causes et les lois suprêmes en jeu dans le cours des événements, il nous faudrait, pour le faire avec certitude, être du conseil du souverain Plasmateur, ou directement éclairé par lui. ...livrer aux hommes la philosophie de leur histoire est un office proprement prophétique. » Dois-je confesser que je lis toujours avec inquiétude les historiens qui donnent l’impression d’avoir reçu les confidences du Créateur ? J’éprouve le malaise que l’on ressent en compagnie de gens adonnés au spiritisme.

12L’historien se considère comme un voyageur, un observateur délégué par ses contemporains dans un monde qui n’existe plus mais que ceux-ci veulent connaître. Il répond à leurs exigences en leur fournissant du passé une description qu’ils comprendront. Jamais, cependant, il ne doit donner à sa description et à son interprétation un caractère de finalité. Il demeure suffisamment humble pour se rappeler que chaque génération demande à ses historiens de récrire l’histoire. Comme l’a déclaré le plus éminent de nos historiens, le chanoine Lionel Groulx : « Ceux-là seuls qui ignorent tout du métier d’historien croient à l’histoire définitive. » Il n’y a pas de dogme en histoire, et les sociétés où l’interprétation du passé ne change jamais souffrent de sclérose intellectuelle.

13On peut même soutenir que les progrès des recherches historiques indiquent le degré de maturité intellectuelle d’une nation. La renaissance japonaise de la seconde moitié du XIXe siècle avait été préparée par l’œuvre des historiens de l’école de Mito, fondée deux siècles auparavant. C’est dans le domaine de l’histoire que les universités allemandes du XIXe siècle commencèrent à établir leur réputation internationale. L’Empire britannique doit beaucoup aux grands historiens qui ont illustré l’ère victorienne. Le fondateur de la république de Tchécoslovaquie était un historien. Les grands historiens des États-Unis, au XIX e siècle, Bancroft et Parkman, ont autant contribué à la création d’une nation américaine que Washington, Jefferson, Marshall, Jackson et Lincoln. Les études des principaux historiens anglo-canadiens, Skelton, Trotter, Lower, Creighton et McInnis, ont favorisé la prise de conscience nationaliste du Canada anglais. L’histoire écrite a toujours exercé une très grande influence dans la vie de tous les peuples.

*

14Le Canada français ne fait pas exception. Avant 1845, les Canadiens français formaient une masse grégaire encore incapable de se définir complètement. Ils s’identifiaient comme étant des Anglais parlant français. Lord Durham démontra leur pauvreté culturelle en signalant qu’ils n’avaient pas d’histoire écrite. Cette affirmation ne niait pas le passé de la nationalité canadienne-française, comme nous l’avons longtemps cru. L’homme d’État britannique constatait tout simplement que les Canadiens n’avaient pas produit d’œuvres historiques, pierres angulaires de toute littérature nationale. Il y vit une preuve d’infantilisme intellectuel. C’est Durham qui avait raison, et non pas ceux qui l’ont accusé d’avoir menti.

15La publication de l’Histoire du Canada de François-Xavier Garneau constitue un moment capital dans l’évolution historique de la nation canadienne-française. Celle-ci prend alors plus clairement conscience de son vouloir-vivre collectif. Elle l’affirme éloquemment, avec grandiloquence même, dans le mouvement littéraire de 1860, qui doit beaucoup à l’œuvre de notre premier historien. Les grands thèmes patriotiques et les actions d’éclat du passé vinrent alimenter à profusion la littérature canadienne-française naissante. Tous les genres y puisèrent. Depuis la poésie jusqu’aux discours des classes de rhétorique.

16Rien d’anormal dans ce phénomène. Tous les peuples ont traversé ce qu’on appelle la période de l’histoire filiale et patriotique. Les États-Unis, par exemple, l’ont connue jusqu’au début du XXe siècle. C’est durant cette période de fièvre patriotique que les nations se découvrent des missions historiques. Historiens, écrivains, orateurs académiques et politiques célèbrent le passé et ses gloires – réelles ou imaginaires. Un prête généreusement aux grands ancêtres toutes les qualités et toutes les vertus des héros. Leurs moindres actions deviennent des gestes chevaleresques. Leurs défauts, leurs erreurs, leurs faiblesses tombent dans l’oubli. Leurs échecs se transforment en succès. Leur manque de vision se métamorphose en sagesse politique. Et malheur aux historiens, aux chercheurs et aux simples observateurs qui n’acceptent pas intégralement ce credo national ! Ce sont des brebis galeuses, des moutons noirs, des iconoclastes, des traîtres.

17Les conséquences d’un enseignement aussi irréaliste de l’histoire sont souvent désastreuses. L’histoire devient une succession fastidieuse d’images d’Épinal destinées à édifier la jeunesse. Celle-ci se voit forcée de se complaire dans une admiration passive et stérile d’un passé irréel, nullement bâti à l’échelle humaine, complètement divorcé de la vie. Elle se sent impuissante à imiter les héros que ses éducateurs lui proposent comme modèles. Pourquoi les imiter, d’ailleurs ? N’ont-ils pas, grâce à leur courage et à leur génie, tout réparé, tout sauvé ? Puisqu’ils ont si bien assuré l’avenir, leurs descendants n’éprouvent aucun remords à s’endormir dans une douce quiétude. L’Église elle-même a constaté l’influence malheureuse de ces biographies de saints qui donnaient aux pauvres fidèles l’impression que la sainteté était un état de vie réservé seulement à quelques âmes privilégiées.

18Une histoire nationale dorée et faussée par l’émotion patriotique n’a aucune valeur d’éducation. Les élèves, dès qu’ils ont dépassé l’âge où ils croyaient aux contes de fées, prennent en dégoût l’étude d’une histoire qui n’a aucun lien avec la réalité et avec l’actualité. Devenues adultes, les nouvelles générations se rendent compte que la vie qu’elles sont appelées à vivre ne correspond pas du tout à l’idylle pastorale que les générations précédentes auraient vécue. Elles cherchent en vain à s’expliquer cette solution de continuité entre le passé idéalisé et le présent durement réaliste. Bientôt, elles se noient dans les réalités quotidiennes de la vie, gardant dans leur conscience l’impression déprimante d’avoir partiellement renié un passé trop grandiose pour se perpétuer dans un monde d’hommes et non pas de héros. Elles continueront, néanmoins, à pratiquer un culte verbal et grandiloquent aux monuments du passé, lorsqu’il est profitable de faire claironner son patriotisme. Les moins scrupuleux iront jusqu’à rompre brutalement et définitivement avec un passé et une tradition devenus, à leurs yeux, un bagage désuet et encombrant. Ils n’en garderont, en apparence du moins, aucun remords. Voilà, en résumé, le drame intime de plusieurs générations de Canadiens français tiraillés entre les impératifs du primo vivere et les mots d’ordre, généreux mais irréalistes, d’une éducation dite nationale qui n’a pas suffisamment tenu compte des cruelles nécessités de la lutte pour la vie.

19La période de l’histoire filiale et patriotique fut particulièrement longue au Canada français. L’abbé Henri-Raymond Casgrain, ardent patriote et l’un des chefs de l’école littéraire de 1860, avouait en 1875 : « ...notre patriotisme, toujours en éveil, nous a accoutumés à envisager notre passé sous un aspect peut-être trop idéal et plutôt conforme à nos rêves qu’à la réalité. Trop souvent, on a fait des panégyriques au lieu de l’histoire. » Cette bonne ou mauvaise habitude continua encore très longtemps. Le fait s’explique. Les Canadiens français constituaient une minorité continuellement menacée par un ordre économique et politique qu’ils ne contrôlaient pas. Ils demandèrent à l’histoire et aux historiens de leur fournir des raisons de survivre et d’espérer. De plus, les recherches historiques, après Garneau et Ferland, ne progressèrent que très lentement. Rappelons que de 1865 à 1915, il n’y eut aucun enseignement universitaire de l’histoire au Canada français. Une science qui n’est pas enseignée à l’université ne peut pas avancer. Si elle ne recule pas, elle se maintient au même niveau. Nous avons vu précédemment quelle était l’importance des recherches historiques dans l’évolution intellectuelle d’un peuple. En tenant compte de ce fait, qui pourra évaluer les conséquences terribles de notre retard en ce domaine ?

20MM. Thomas Chapais et Lionel Groulx se consacrèrent, après 1910, à l’étude de notre histoire nationale. Le premier enseigna à l’Université Laval et le second, à la future Université de Montréal. Quelques dirigeants canadiens-français, en particulier Henri Bourassa, avaient réclamé un enseignement universitaire de l’histoire. Leur cri d’alarme avait été finalement entendu. Est-il nécessaire de souligner dans quelles conditions ces deux historiens poursuivirent leur enseignement et leurs recherches ? Ils durent se contenter des moyens de fortune mis à leur disposition. Le chanoine Groulx a déjà raconté ces débuts pénibles. Nos universités, nous le savons, n’ont jamais été prospères. Tout comme le peuple auquel elles appartiennent. Ces deux chercheurs consciencieux n’eurent pas toujours les loisirs et les revenus nécessaires pour s’occuper exclusivement de leurs études historiques. Les étudiants qui suivaient leurs cours ne pouvaient pas poursuivre des recherches originales. Leur enseignement se limita à des conférences publiques.

21Leurs travaux, néanmoins, marquent une étape importante dans les progrès de la science historique au Canada français. Ils complétèrent l’œuvre de leurs devanciers et apportèrent des points de vue nouveaux dans l’interprétation de l’histoire du Canada français et du Canada anglais. Ils exercèrent une grande influence sur la pensée politique et sociale de deux générations. La prise de conscience nationale, provoquée par l’œuvre de Garneau, s’est précisée durant les trente dernières années. Les progrès culturels de la nationalité canadienne-française, depuis la fin de la première grande guerre, doivent beaucoup à Chapais et à Groulx. Tous, nous sommes, à des degrés divers, leurs héritiers spirituels. Aux côtés des ouvriers des grandes synthèses historiques, a toujours travaillé une équipe nombreuse d’historiens spécialistes, de chercheurs et d’érudits. Sans leurs recherches patientes et méthodiques, notre connaissance du passé serait bien fragmentaire. Retenons les noms de Henri-Raymond Casgrain, Joseph-Edmond Roy, Auguste Gosselin, E.-Z. Massicotte, Ivanhoë Caron, Pierre-Georges Roy, Aegidius Fauteux, Gustave Lanctôt, parmi les plus connus. J’ai déjà dit tout ce que nous devons à M. Robert Rumilly dont l’Histoire de la province de Québec met à notre disposition une documentation indispensable.

22L’expansion prise par nos universités, depuis une dizaine d’années, a favorisé les progrès de l’enseignement universitaire de l’histoire. Compte tenu de leurs ressources limitées, les dirigeants de nos deux universités n’ont rien négligé pour assurer à cette science la place qui lui revient dans tout enseignement supérieur véritable. En 1947, l’Université Laval et l’Université de Montréal ont créé des Instituts d’histoire où l’enseignement de cette discipline est confié à des professeurs de carrière. Leur enseignement s’adresse à des étudiants qui préparent des grades spécialisés. Professeurs et étudiants participent à des séminaires de recherches. Chaque année, quelques thèses de maîtrise et de doctorat contribuent à faire avancer nos connaissances historiques. Une collaboration très étroite existe entre les Instituts de nos deux universités. La science historique ne connaît pas de frontière entre Montréal et Québec.

23La fondation d’une revue scientifique entièrement consacrée à l’histoire fut une autre étape importante de l’historiographie canadienne-française. M. Pierre-Georges Roy avait fondé, en 1895, le Bulletin des Recherches historiques, bien connu de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de notre pays. En 1946, le chanoine Groulx lançait la Revue d’histoire de l’Amérique française. Plusieurs jugèrent, à l’époque, que cette initiative était téméraire. Ils avaient sous-évalué l’intérêt que suscitent les recherches historiques au Canada français. Depuis sept ans, cette revue, dont la valeur est reconnue au Canada et à l’étranger, établit un lien étroit entre les historiens, les chercheurs et les lecteurs qui étudient l’histoire de la Nouvelle-France et du Canada.

24Les recherches les plus importantes et les plus originales se poursuivent dans nos deux universités. Il est normal qu’il en soit ainsi car c’est la première fonction de l’enseignement supérieur d’augmenter la somme des connaissances humaines. Le public cultivé porte beaucoup d’intérêt aux travaux et à l’enseignement de la nouvelle génération d’historiens. M. Guy Frégault est le plus connu du groupe. Le vice-doyen de la Faculté des Lettres et le directeur de l’Institut d’histoire de l’Université de Montréal a publié plusieurs études historiques sur le régime français. Iberville le Conquérant, La Civilisation de la Nouvelle-France, François Bigot, Le Marquis de Vaudreuil ont établi son autorité d’historien au Canada et aux États-Unis. À l’automne de 1952, l’Université de Toronto le recevait comme professeur invité. En décembre dernier, il représentait l’Université de Montréal à la réunion annuelle de l’American Historical Association, tenue à Washington. Ses cours récents à la Chaire de civilisation canadienne-française ont révélé au grand public qu’il avait entrepris une réinterprétation de l’histoire de la Nouvelle-France. Ses conférences et ses nombreux articles ont fait rayonner son enseignement en plusieurs milieux.

25M. Marcel Trudel, secrétaire de la Faculté des Lettres et de l’Institut d’histoire, à l’Université Laval, est l’auteur de plusieurs volumes d’histoire qui nous présentent le passé dans une nouvelle perspective. Sa première étude, L’Influence de Voltaire au Canada, abordait un genre nouveau au Canada français : l’histoire des idées. Il étudie actuellement le régime militaire, établi après les capitulations de Québec et de Montréal.

26M. Maurice Séguin, professeur de l’histoire du Canada de 1760 à nos jours, à l’Université de Montréal, s’est livré à une analyse méthodique de l’évolution historique de la nationalité canadienne-française depuis la Conquête anglaise. Sa thèse de doctorat, intitulée « La Nation canadienne et l’agriculture, 1760-1850 », a ouvert de nouveaux horizons à l’historiographie canadienne-française. Ses cours publics – malheureusement interrompus par la maladie – à la Chaire de civilisation canadienne-française ont soulevé plusieurs points d’interrogation chez ses auditeurs. C’est un signe excellent : il prouve que le professeur lui-même s’était interrogé le premier.

27Votre conférencier de ce soir a commis, en collaboration avec MM. Frégault et Trudel, une Histoire du Canada par les textes. Plusieurs collèges ont déjà adopté ce manuel de références dont le but est d’initier les élèves de l’enseignement secondaire à l’étude scientifique du passé. L’heure est venue pour l’histoire, au Canada français, de quitter la chaire de rhétorique, selon l’expression du professeur Trudel. Mes articles et mes conférences donnent de l’histoire des deux Canadas une interprétation différente de celle qui a été acceptée jusqu’ici. Depuis trois ans, j’emploie les loisirs que me laisse mon enseignement à poursuivre une enquête sociologique sur la première génération de Canadiens après la Conquête de 1760.

28Les observateurs non initiés ont le droit de savoir ce qui se passe. Ce mouvement d’idées nouvelles indique que le Canada français a abandonné l’histoire filiale et patriotique, dénoncée par l’abbé Casgrain dès 1875. L’histoire critique et sociologique lui a graduellement succédé. Les jeunes historiens portent une attention toute particulière à l’histoire économique. On a souvent reproché à nos historiens de négliger l’histoire économico-sociale. Ces critiques étaient partiellement fondées. Mais, attention ! Ceux qui les ont faites ne doivent pas oublier, cependant, que l’étude des facteurs économiques modifiera radicalement l’interprétation traditionnelle de l’histoire politique. Une minorité conquise qui n’a jamais eu, depuis deux cents ans, la maîtrise de sa vie économique ne peut pas avoir obtenu de grandes victoires juridiques et constitutionnelles d’un caractère définitif. Les succès remportés ne sont que temporaires et partiels. Sa liberté et sa survivance sont toujours remises en question. Obtenir la reconnaissance théorique d’un droit est une chose. Posséder les moyens matériels d’exercer ce droit en est une autre. C’est pourquoi, il serait naïf de croire que les nouvelles recherches en histoire économico-sociale laisseront subsister intégralement les anciennes synthèses historiques. Celles-ci devront céder la place à des synthèses moins subjectives et plus réalistes. C’est l’une des conditions du progrès scientifique. En histoire comme dans toutes les autres sciences.

29Les nouveaux historiens et leurs étudiants reconnaissent la dette qu’ils ont contractée envers tous leurs prédécesseurs. Mettant à profit leurs recherches et utilisant de nouvelles méthodes d’approche, ils cherchent à recréer intégralement le passé. Celui-ci ne correspond pas toujours à l’image idéalisée que les Canadiens français ont coutume de chérir jalousement et patriotiquement. C’est un passé où les héros et les actions d’éclat furent très rares. Un passé où les hommes n’étaient que des hommes. Ils n’en sont pas moins sympathiques. Un passé où les Canadiens, nos ancêtres, nos grands-pères et nos pères, ont connu plus de défaites que de victoires. Un passé où les échecs ont été plus nombreux que les succès. Un passé sans grandeur et sans panache dont nous sommes les modestes héritiers.

30Lorsqu’un peuple atteint un minimum de maturité intellectuelle, il éprouve la nécessité de réétudier son histoire. C’est pourquoi on a pu dire que chaque génération avait la tâche de récrire l’histoire. Comme tous les autres peuples adultes, les Canadiens français ont l’obligation de réinterpréter leur passé. Cette étude méthodique de notre histoire doit être impartiale, complète et désintéressée. Ceux qui s’y consacrent se laissent guider uniquement par la recherche de la vérité historique. Leur objectif est de décrire le passé dans toute sa réalité. Ils n’ont aucune cause à défendre. Ils taisent leurs sentiments personnels. Leur piété filiale envers les ancêtres n’aveugle pas leur jugement. Ils conservent toujours leur esprit critique car il n’est pas bon d’écrire l’histoire avec son cœur. La froide raison est un meilleur guide. Ils n’étudient pas le passé de leur nationalité pour y puiser des leçons sonores de fierté et de patriotisme. Ce n’est pas la fonction de l’historien. Celui-ci a la responsabilité d’éclairer ses contemporains en leur disant toute la vérité et rien que la vérité. C’est une lourde responsabilité.

31L’historien qui veut s’acquitter de tout son devoir envers ses compatriotes risque de troubler leur quiétude. Les hommes ont l’habitude de se contenter d’idées toutes faites. C’est si commode et si facile ! À ceux qui lui reprochent de détruire de chères et douces illusions patriotiques, l’historien répond qu’il n’a pas, comme le romancier, la liberté de créer ses personnages et d’inventer son récit. Les acteurs et les événements ne sont pas les produits de son imagination. L’historien n’est qu’un témoin et son témoignage doit être donné sans contrainte, sans calcul, en toute franchise. Même si la vérité scandalise.

32L’historien catholique ne recule pas devant la responsabilité qui est sienne. Appuyé sur la parole même de l’Évangile, il sait que la vérité libère tous ceux qui la possèdent. C’est pourquoi il n’hésite pas à exposer franchement les conclusions de ses recherches. Les Canadiens français manqueraient-ils de courage intellectuel ? L’historien n’a pas le droit de le supposer.

Notes

1 Conférence prononcée au Club des Anciens du Collège Sainte-Marie, le 30 novembre 1953.

Auteur

Il obtient sa maîtrise en histoire à l’Université de Montréal (1941) et son doctorat à l’Université Clark du Massachusetts (1949). Professeur à l’Université de Montréal, défenseur des thèses de son collègue Maurice Séguin sur la Conquête anglaise, il publie Les Canadiens après la Conquête (1969) ainsi que quelques ouvrages qui regroupent plusieurs études et essais sur divers thèmes.

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