9. La construction de l’ordre du jour
p. 79-86
Texte intégral
1 Dans toute société, il y a une multitude de problèmes qui peuvent affecter la vie des citoyens, mais tous ne deviennent pas sujets de préoccupations collectives. D’où viennent les questions qui interpellent une société ? Pourquoi certains problèmes sont-ils considérés comme plus importants que d’autres ? Le processus de sélection des enjeux et leur hiérarchisation sont assurés dans les sociétés modernes par les médias qui choisissent les thèmes qui feront l’objet du débat public.
2L’étendue du champ d’attention des citoyens est balisé par les médias de masse et tout particulièrement par les informations télévisées. Les citoyens n’ont ni le temps ni les ressources pour retenir et analyser tous les sujets susceptibles de les intéresser. Ils se fient alors aux choix effectués par les médias qui filtrent ce qui est jugé comme étant le plus significatif pour la société. L’accès aux affaires publiques est donc médiatisé par les informations. Iyengar résume ainsi cette fonction « d’agenda setting » : « Aux États-Unis, les médias et tout particulièrement les informations télévisées sont une composante essentielle du processus de formation des priorités de l’ordre du jour politique dans l’opinion publique. Pour la plupart des Américains, la politique existe principalement à travers les images diffusées par le journal télévisé1. »
3Les informations télévisées jouent un rôle primordial dans le processus politique parce qu’elles rendent l’information disponible à un grand nombre de citoyens, qu’elles structurent la perception de la réalité en hiérarchisant les événements, qu’elles produisent les critères de jugement qu’adoptent les citoyens dans leur évaluation des politiques et des politiciens2. Iyengar a montré dans ses recherches empiriques que ce qui vient à l’esprit d’un citoyen lorsqu’il pense à la politique, ce sont les images qu’il a vues à la télévision3.
4Le modèle de l’agenda setting prévoit que si les médias privilégient une question dans le traitement de l’information, cette question retiendra plus l’attention du public qui la considérera comme un problème prioritaire. Cette thèse a été formulée par D. L. Shaw et M. McCombs4. Si on a réussi à montrer qu’il y avait convergence entre les schémas de valorisation de la couverture médiatique et ce que les citoyens jugeaient comme important, on n’a pas établi clairement le sens de la relation causale entre ces deux phénomènes. La quantité d’articles ou de nouvelles consacrés à un sujet n’est pas toujours le facteur qui explique l’intérêt porté par les citoyens à une question. Par des études longitudinales, on a constaté que d’autres facteurs d’ordre conjoncturel pouvaient avoir un effet d’agenda. L’expérience ou les événement vécus directement peuvent avoir un impact sur la définition des enjeux, comme cela a été observé pour la question du chômage5. De même, Behr et Iyengar ont observé que les discours présidentiels pouvaient accroître l’intérêt pour une question, indépendamment du degré de couverture accordée par les médias6. Ces auteurs ont découvert par une démarche expérimentale que les effets d’agenda sont amplifiés lorsque les nouvelles sont en manchette ou placées au début des informations de même que lorsqu’elles font appel à des images saisissantes. Mais ils concluent qu’en dépit de l’effet de ces autres sources d’influence dans la formation de l’agenda, il n’en demeure pas moins que la construction de l’ordre du jour est un processus à sens unique et que si la couverture médiatique affecte le niveau d’intérêt de l’opinion publique pour un problème, le public, lui, n’a pas la même influence sur le contenu des nouvelles télévisées.
5Pour reconstruire l’ordre du jour privilégié par chaque chaîne, nous avons recensé le sujet principal présenté dans chaque nouvelle (à l’exception des nouvelles internationales qui ont été traitées séparément). Dans le tableau 7 de l’annexe 1, nous avons retenu les sujets qui revenaient au moins cinq fois.
Les nouvelles politiques, économiques et sociales
6Notre étude s’ouvre sur une période riche en rebondissements sur la scène politique québécoise. Le 2 mars 1998, Daniel Johnson quitte la vie politique après quatre ans à la tête du Parti libéral du Québec. Dès le départ de ce dernier, le nom de Jean Charest, alors chef du Parti conservateur à Ottawa, circule comme éventuel successeur de Daniel Johnson. À travers l’œil de la caméra, l’affaire prend des allures de suspense politique. Dans les premiers jours, Jean Charest réitère son intention de demeurer à la tête de son parti. Puis, le 26 mars, il annonce qu’il fait le saut en politique québécoise.
7L’effet Charest ne s’est pas seulement fait sentir dans les sondages mais également dans la couverture médiatique accordée à toute l’affaire. Durant cette période, pour un total de 17 jours dans notre corpus, la question de la direction du PLQ a été traitée dans 32 nouvelles (5,8 %) à la SRC, 24 (5,5 %) à la CBC et 28 (5,2 %) à TVA. Il a été question à chaque jour de l’affaire Charest jusqu’au moment où le chef du PC a clairement annoncé ses couleurs. Toute cette histoire a pris des proportions nationales comme l’indique le nombre et le pourcentage de nouvelles que le réseau de la CBC a accordés à cette affaire. Élevé au rang de « sauveur du Canada » par certains et perçu comme « l’envoyé du fédéral à Québec » par d’autres, Jean Charest a été au centre des préoccupations des médias tant francophones qu’anglophones durant presque tout un mois. Aucun autre dossier québécois n’a retenu autant l’attention de la chaîne anglophone entre les mois de mars et juin. Jean Charest était perçu comme le seul chef pouvant damer le pion à Lucien Bouchard lors des prochaines élections provinciales qui devaient se tenir au plus tard au printemps de 1999 et ainsi évacuer la menace référendaire du paysage constitutionnel. Pour cette raison, l’affaire Charest a pris des dimensions nationales plutôt que simplement provinciales comme l’a été la démission de Daniel Johnson à laquelle les téléjournaux n’ont accordé que très peu de place, exception faite du réseau TVA. Devant l’importance accordée à cet épisode, nous pouvons nous demander quel a été le rôle des médias dans le momentum créé en faveur de Jean Charest tel qu’il s’est manifesté dans les sondages au cours de cette même période.
La santé, l’éducation et les finances publiques
8Plusieurs sujets ne font l’objet que de quelques reportages. D’autres, par contre, se démarquent du lot par leur récurrence. Le thème qui a été le plus exploité, durant la période étudiée, est de loin celui de la santé. Avec 86 nouvelles (15,7 %) à la SRC, 82 à la CBC (18,8 %) et 103 (19,0 %) au réseau TVA, il a été, en moyenne, question chaque jour de la santé aux trois chaînes, et ce, durant quatre mois. Plusieurs événements ont cependant alimenté les nouvelles dans ce secteur. Premièrement, au niveau fédéral, le plan d’indemnisation des victimes de l’hépatite C par Ottawa a durant plusieurs jours défrayé les manchettes. Deuxièmement, les médecins ont fait pression sur le gouvernement au Québec et ailleurs au Canada. Troisièmement, les infirmières au Québec se sont également mobilisées. Finalement, durant la tournée des régions du Parti québécois, la santé s’est retrouvée maintes fois sur la sellette. De façon générale, c’est la réforme du système de soins de santé du gouvernement Bouchard qui suscite le plus d’intérêt au Québec.
9Dans une précédente recherche, sur un total de 889 nouvelles s’étalant de décembre 1996 à mars 1997, nous en avions recensé 45 ayant comme thème la santé à la SRC. Un an plus tard, sur un même total de nouvelles, le nombre de nouvelles sur ce sujet a pratiquement doublé à la chaîne française de Radio-Canada. Cette augmentation peut s’expliquer par le fait que la fin du mandat gouvernemental approchant au Québec, l’heure était au bilan et à la critique de la réforme du système de soins de santé.
10À la CBC, les nouvelles sur la santé touchent principalement le gouvernement fédéral et la province de l’Ontario. À la SRC et à TVA, c’est du Québec dont il est question le plus souvent, et ce, dans une très large proportion. Ces résultats nous indiquent par contre que les problèmes dans le secteur de la santé ne sont pas uniques au Québec.
11À l’inverse, le secteur de l’éducation, domaine d’importance presque équivalente à celui de la santé sur le plan budgétaire et qui a également fait l’objet de lourdes compressions ces dernières années, a peu retenu l’attention des médias. La SRC a consacré huit nouvelles à ce sujet (1,5 %), le réseau TVA, six (1,1 %) et la CBC, trois (0,7 %). C’est la chaîne française de Radio-Canada qui a consacré le plus de nouvelles aux finances publiques. La CBC et TVA se sont beaucoup moins intéressés à la question.
Souveraineté, constitution et langue
12L’affaire Charest a remis à l’ordre du jour la question de l’unité nationale et de la souveraineté. Ce thème est revenu 29 fois (5,3 %) à la SRC, 15 fois à la CBC (3,4 %) et 22 fois (4,1 %) à TVA. La CBC a moins exploité cet enjeu que les autres chaînes. Les questions touchant la constitution sont beaucoup moins populaires à la CBC qu’à la SRC et à TVA. Les journalistes francophones seraient beaucoup plus friands des questions constitutionnelles que leurs homologues anglophones.
13Les questions de langue et de culture sont présentées dans des proportions similaires aux deux chaînes françaises (1,6 % à la SRC et 1,3 % à TVA). À la CBC, ce thème n’a fait l’objet que d’un reportage (0,2 %). L’épisode du drapeau canadien à la Chambre des communes à Ottawa n’a pas trouvé beaucoup d’écho au réseau TVA alors que les deux chaînes publiques, plus sensibles aux enjeux identitaires, ont suivi l’affaire de près.
14L’armée est un des sujets qui revient le plus souvent, après la santé, au réseau anglais. La CBC a accordé beaucoup plus d’attention aux histoires de viol et de harcèlement sexuel dans l’armée canadienne que les autres chaînes. La chaîne anglophone laisse aussi une grande place à la pêche et aux forêts, plus que la SRC et TVA. Ces deux secteurs touchent beaucoup les provinces de l’Est et de l’Ouest auxquelles la CBC donne plus d’importance.
15Les deux chaînes publiques produisent plus de nouvelles sur la politique étrangère et la justice que le réseau TVA. Il est par contre surprenant de constater que TVA est le réseau qui aborde le plus le sujet des autochtones.
L’emploi, les relations de travail et l’économie
16Le réseau TVA traite plus de la création et de la perte d’emplois et du chômage que les deux chaînes publiques. La même conclusion s’applique aux relations de travail et aux activités syndicales. À ce chapitre, la CBC est très loin derrière TVA et la SRC. Nous pouvons supposer que les moyens de pression dans le secteur de la santé ont alimenté cette rubrique au Québec. Les grèves ont cependant été couvertes dans des proportions semblables aux trois chaînes.
17La catégorie « Entreprises » est la plus populaire après celle de la santé, et ce, aux trois réseaux. Ce résultat n’est pas surprenant puisque la plupart des nouvelles économiques impliquent des entreprises. Cependant, la SRC en parle plus que les deux autres chaînes et la CBC, moins. Si l’on regroupe tous les autres sujets économiques en une seule rubrique, la SRC et TVA accordent une attention similaire aux activités économiques (8,1 %). La CBC en parle moins (6,1 %).
Les enjeux sociaux
18La pauvreté, le suicide, la drogue et le tabagisme, bien que très peu exploités, font l’objet d’un nombre semblable de nouvelles aux deux chaînes publiques. Le réseau TVA se démarque par la place plus grande qu’il accorde aux problèmes de drogue et de tabagisme. On y dénombre 21 nouvelles relatives à cette question et seulement trois à la SRC et à la CBC. La SRC est le réseau qui parle le plus des enfants et des jeunes.
19L’environnement a retenu l’attention de la SRC et de la CBC à plusieurs reprises (respectivement 18 et 15 fois). TVA est très discrète à ce chapitre avec quatre mentions seulement. La SRC revient beaucoup plus souvent sur la question de l’énergie que les deux autres chaînes, le journaliste Michel Morin en ayant fait un sujet de prédilection. Il a profité des audiences de la commission Nicolet pour scruter les comportements d’Hydro-Québec durant la crise du verglas.
20Nous constatons qu’à plusieurs égards la SRC se rapproche plus du réseau TVA et qu’à d’autres, elle est plus près de la CBC. De plus, à plusieurs reprises, les trois chaînes adoptent un profil semblable. Bien que la couverture de la SRC s’apparente plus à celle de TVA en ce qui concerne les enjeux plus régionaux (langue et culture, constitution, éducation, chômage), elle se rapproche plus de la CBC sur les questions de compétence fédérale. Il est donc difficile de dégager une tendance générale de ces résultats.
Les faits divers
21L’importance accordée aux faits divers dans les informations télévisées, particulièrement au réseau privé, mérite que l’on s’attarde à ce type de nouvelles. Nous avons donc, à cet effet, précisé la nature de chaque fait divers, soit les désastres naturels, les accidents, les crimes et les affaires judiciaires. Les décès, les incidents et événements de tous genres se retrouvent dans la catégorie « Autres ». Le tableau 11 ne comprend que les faits divers des nouvelles nationales et n’inclut pas ceux des nouvelles internationales.
Tableau 11 Les sujets traités dans les faits divers

N : nombre de nouvelles ; % : proportion en pourcentage.
22C’est la rubrique « Autres » qui compte le plus de nouvelles. Suivent les affaires judiciaires auxquelles la SRC accorde plus d’attention que les deux autres chaînes. Les accidents arrivent en troisième place et c’est TVA qui en parle le plus. La couverture des crimes est une des rubriques les moins populaires des faits divers. La SRC est la chaîne qui couvre le moins les meurtres et TVA, le plus. La CBC a autant couvert les crimes que les catastrophes naturelles.
23La pratique du sensationnalisme que l’on associe en général aux faits divers ne semble pas être particulièrement privilégiée par les journaux télévisés. Les accidents et les crimes ne sont pas aussi présents dans l’univers du téléjournal que l’on serait tenté de le croire. Nous remarquons cependant que la chaîne privée se démarque à ce niveau et qu’elle accorde plus d’importance aux événements spectaculaires que les deux chaînes publiques.
Notes de bas de page
1 Shanto Iyengar, « Agenda Setting and Beyond: Television News and the Strength of Political Issues », in William H. Riker (dir.), Agenda Formation, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1993, p. 212.
2 Voir Shanto Iyengar et Donald R. Kinder, News That Matters, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 63.
3 Voir Shanto Iyengar, op. cit., p. 213.
4 D. L. Shaw et M. McCombs, The Emergence of American Political Issues: the Agenda-Setting Function of the Press, St. Paul, West, 1977, p. 105. Voir aussi David H. Weaver et al., Media Agenda Setting in a Presidential Election: Issues, Images, and Interest, New York, Preager, 1981.
5 M. MacKuen et S. Coombs, More Than News: Media Power in Public Affairs, Beverly Hills (Calif.), Sage, 1981.
6 Voir R. L. Behr et Shanto I. Iyengar, « Television News, Real World Cues and Changes in the Public Agenda », Public Opinion Quarterly, vol. XLIX, 1985, p. 38-57.
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