1Une des fonctions les plus caractéristiques de l’information télévisée est de contribuer à structurer la perception de la réalité politique et sociale du citoyen en sélectionnant les problèmes qui sont considérés comme significatifs pour la société. C’est ce qu’on appelle la construction de l’ordre du jour politique, c’est-à-dire la hiérarchisation des problèmes qui sont jugés pertinents à la fois par les décideurs politiques et par les citoyens.

2Mais ce choix et cette hiérarchisation des problèmes sont également déterminés par les valeurs des professionnels de l’information et par les contraintes du système médiatique, notamment la concurrence pour les cotes d’écoute. La notion d’intérêt de la nouvelle n’a pas de validité universelle et la décision de diffuser une information peut répondre à d’autres critères comme la compétition pour les parts d’auditoire. L’offre d’information peut s’ajuster à la demande. Pour être au diapason du public et bien refléter ses préoccupations dans le choix des informations, une chaîne peut, par exemple, effectuer des sondages. Si ces derniers indiquent un désintérêt du public pour les problèmes environnementaux, les responsables de l’information seront moins portés à leur accorder la priorité. Un journaliste de Radio-Canada a ainsi expliqué les différences dans les sujets traités sur les chaînes francophones et anglophones au Canada d’après les différences de niveaux d’intérêt manifestées par les publics1. La construction de l’ordre du jour est donc le produit d’interactions complexes, les choix journalistiques orientant les préoccupations du public étant eux-mêmes influencés par la réceptivité de l’opinion publique. Ce qui est jugé intéressant par les journalistes pourra ainsi correspondre à ce que le public estime être important.

L'ordre du jour des chaînes

3Par définition, le contenu des nouvelles est très diversifié, car l’actualité se renouvelle chaque jour et varie d’un pays à l’autre en fonction des événements. Afin d’identifier les sujets les plus traités par l’information télévisée et de déterminer leur ordre de fréquence sur chaque chaîne, il nous a fallu synthétiser l’information en regroupant les sujets semblables. Pour établir la hiérarchie des sujets traités dans l’information politique, économique et sociale, nous avons construit une grille de codification comprenant 50 catégories de classification. À l’aide de cette grille, nous avons identifié pour chaque nouvelle le principal sujet abordé. Nous avons ensuite regroupé ces sujets sous des rubriques plus générales. Ce recensement « en entonnoir » nous donne la topographie générale de l’information télévisée dans les quatre pays étudiés, tout en indiquant les zones de relief et de creux pour chaque pays.

4Cette distribution des sujets fait apparaître une différence générale de traitement de l’information entre la RTBF et la TSR, d’une part, et Radio-Canada et France 2, d’autre part. Dans les deux premiers pays, il y a une plus grande concentration du choix des sujets des nouvelles puisque certaines rubriques accaparent une proportion importante de nouvelles, alors que dans les deux derniers, la couverture de l’actualité est plus dispersée, c’est-à-dire qu’on couvre une plus grande variété de sujets. Ainsi, en Belgique, les scandales politiques et les travaux de la commission sur les disparitions d’enfants ont occupé près de 40 % des nouvelles politiques et économiques de la RTBF. De même en Suisse, l’affaire de l’utilisation des fonds juifs par les banques suisses a mobilisé à elle seule 15 % des nouvelles. À l’inverse, à Radio-Canada, la catégorie qui a la plus forte récurrence, soit la santé, ne représente que 10 % du total des nouvelles alors que sur France 2, la rubrique la plus couverte, soit l’immigration, ne représente que 9 % du contenu des informations. Ce phénomène traduit deux stratégies éditoriales différentes. On retrouve en effet, en Belgique et en Suisse, dans un même bulletin d’informations, une série de nouvelles traitant du même sujet alors qu’en France et au Canada, il est rare que plus de deux nouvelles traitent du même sujet dans le même bulletin.

5Les préoccupations économiques et l’emploi dominent l’ordre du jour des quatre chaînes francophones, la chaîne suisse, TSR, se distinguant de ses homologues en consacrant 63 % de son information à ces deux catégories, alors que ce chiffre n’est que de 21 % au Canada, 26 % en France et 22 % en Belgique. Le chiffre élevé de la Suisse pour la rubrique « économie » s’explique en grande partie par le traitement accordé à l’affaire des fonds juifs (71 nouvelles) qui mettait en cause le système bancaire de ce pays et son attitude durant la Seconde Guerre mondiale. La Suisse et la Belgique ont aussi accordé plus d’attention à la vie des entreprises et en particulier aux banques dans le cas de la Suisse. En Belgique, cette couverture portait principalement sur les problèmes de fermeture ou de fusion d’entreprises (Boel, forges de Clabecq, Renault-Vilvoorde).

6La situation de l’emploi a également reçu beaucoup d’attention, mais cette information fut traitée sous des angles différents par les chaînes : Radio-Canada et France 2 ont insisté davantage sur la création d’emplois, alors que la TSR a mis davantage l’accent sur les pertes d’emplois. En Belgique, la RTBF a accordé autant d’importance à la création qu’à la perte d’emplois. Les données sur le chômage ont été plus souvent évoquées en Suisse (13 fois) et en France (14 fois) qu’en Belgique (7 fois) et qu’au Canada (1 fois). Notons par ailleurs que les chaînes suisse et française s’intéressent aussi plus aux prix des biens de consommation que les chaînes canadienne et belge. Enfin, la France se distingue en donnant plus de place à l’agriculture.

7Les « relations de travail » ont très peu de couverture à la TSR tandis qu’elles sont très importantes sur les trois autres chaînes. Sur France 2, ces questions arrivent en deuxième position juste après les questions d’ordre économique. Durant la période couverte par notre étude, de nombreuses grèves ont affecté les internes des hôpitaux et les transports publics en France, alors qu’en Belgique l’information était centrée sur les actions syndicales (occupations d’usines, manifestations, etc.) en raison des conflits suscités par les fermetures des usines de Clabecq et de Renault. Radio-Canada s’est surtout intéressée aux négociations syndicales dans le secteur public, le gouvernement ayant demandé la réouverture des conventions collectives pour réduire ses dépenses. Les effets de ces coupures dans le secteur de la santé ont également retenu l’attention.

8Le Canada est le seul pays où les finances publiques occupent une place prépondérante dans l’information. Cette particularité s’explique en partie par la présentation des budgets du gouvernement fédéral et du gouvernement québécois. Mais même en faisant abstraction de cette variable, on constate que le thème de la réduction du déficit est une obsession canadienne, cette préoccupation étant beaucoup moins forte dans les autres pays. Cette spécificité se manifeste aussi dans la couverture importante accordée à la réforme de la sécurité sociale qui a été débattue au Québec durant cette période.

9Sous la rubrique « questions sociales », nous avons regroupé les problèmes de pauvreté et de drogues, le tabagisme, le suicide, la condition féminine, la protection de l’enfance, les pratiques religieuses et le racisme. Les préoccupations sociales sont de nature très variable d’un pays à l’autre et sont les plus fortes sur les chaînes suisse et française. La chaîne TSR, qui domine dans cette rubrique, a privilégié les pratiques religieuses en s’intéressant en particulier aux sectes. Le problème de la commercialisation des drogues douces a aussi retenu son attention. Ces sujets ont également été les plus couverts par France 2 bien qu’elle ait aussi abordé la question du racisme et de l’antisémitisme. La France se démarque en effet par la couverture de cet enjeu sensible que représente l’immigration : la loi de l’immigration, dite loi Debré, ayant donné lieu à un vif débat opposant la droite et la gauche dans ce pays. En Belgique, la quasi-totalité des nouvelles ont porté sur la protection de l’enfance, cette question étant liée à l’affaire Dutroux. Au Canada, c’est la lutte contre le tabagisme qui obtient le plus d’attention, en raison du débat suscité par l’adoption de la loi fédérale interdisant la publicité de la cigarette. Le suicide des jeunes y a aussi retenu l’attention mais dans une moindre mesure.

10À l’exception de la France, l’environnement n’est pas une priorité dans l’information des trois autres pays francophones. La télévision française a particulièrement insisté sur la pollution atmosphérique dans les grandes villes, sur la mauvaise qualité de l’eau potable et sur les dangers de l’énergie nucléaire. Ce thème est aussi apparu à la TSR quoique de façon moins récurrente.

11La sécurité publique n’est pas un sujet de prédilection de la télévision francophone et le surplus d’intérêt manifesté en Belgique pour ce thème est dû essentiellement aux travaux de la commission parlementaire d’enquête sur les tueries du Brabant où le travail des policiers a été mis en cause.

12L’administration de la justice suscite très peu l’attention de la télévision, sauf en France, où se posait le problème de l’indépendance de la magistrature. Le fonctionnement de la justice a aussi été au cœur de l’actualité en Belgique dans le cadre de la commission d’enquête sur les disparitions d’enfants.

13Au chapitre des catégories négligées, on doit mentionner la politique étrangère qui ne semble pas passionner les milieux de l’information. La Belgique fait pointant exception à la règle en raison d’une autre commission d’enquête qui examinait alors les décisions de politique étrangère prises lors des missions de paix au Rwanda où dix paras belges avaient perdu la vie. En France, la télévision a surtout couvert les voyages officiels du président Chirac en Amérique latine ainsi que le rôle de la France en République centre-africaine. Au Canada, une mission commerciale en Chine appelée Team Canada a retenu l’attention alors qu’en Suisse, l’événement marquant fut l’envoi d’émissaires gouvernementaux aux États-Unis pour désamorcer les critiques sur les fonds juifs.

14Les problèmes linguistiques et constitutionnels se retrouvent presque uniquement dans l’information de la chaîne canadienne. La réforme de la constitution est néanmoins présente sur la chaîne belge, un changement constitutionnel régissant l’immunité des parlementaires ayant été discuté et adopté en Belgique.

15Cette distribution des catégories de sujets traités dans l’information indique que l’actualité politique de chacun des pays étudiés a été marquée par la prédominance de problèmes spécifiques. Au Canada, la réduction des dépenses publiques et les négociations avec les syndicats du secteur public ont occupé le premier rang de l’ordre du jour politique, la question de l’unité nationale, bien qu’ayant reçu moins d’attention, demeure une préoccupation constante. En Belgique, c’est l’affaire Dutroux et ses multiples effets politiques, dont la tenue d’une commission parlementaire sur les disparitions d’enfants, qui a occupé le devant de la scène médiatique. À cette douloureuse situation se sont ajoutés la cascade de scandales portant sur le financement du Parti socialiste et les nombreuses fermetures d’usines. Deux autres commissions d’enquête parlementaires ont aussi défrayé la chronique en Belgique, l’une sur les tueries du Brabant, l’autre sur les morts des paras belges au Rwanda. En France, c’est la loi sur l’immigration qui a le plus retenu l’attention de la classe politique et qui a polarisé l’opinion. La Suisse a quant à elle vécu une profonde remise en question de sa culture politique avec le débat sur l’utilisation des fonds juifs par les autorités bancaires de ce pays.

Les champs de l'activité politique

16Le concept d’activité politique recouvre plusieurs types de réalités que nous avons tentés de distinguer pour mieux faire apparaître la stratégie de couverture de l’information politique employée par les chaînes. Une nouvelle politique peut porter sur l’activité gouvernementale, sur l’activité parlementaire, sur la vie des partis, sur la vie politique provinciale ou cantonale, sur la vie politique municipale, sur les actions des citoyens ou sur les sondages. Pour chaque nouvelle, nous avons donc recensé les diverses dimensions qui y étaient traitées. Pour ce faire, nous avons procédé à une codification multiple tenant compte de la pluralité des composantes contenues dans chaque nouvelle.

17Nous avons classé dans les activités gouvernementales toute nouvelle qui traite d’une décision, d’une intervention ou d’une déclaration des membres du gouvernement ou encore qui analyse les effets d’une mesure gouvernementale. Les activités parlementaires regroupent les nouvelles qui mettent en scène les parlementaires que ce soit dans leur assemblée ou dans les commissions où siègent les députés. Les activités partisanes désignent les informations relatives à la vie des partis : réunions des organes décisionnels, débats internes aux partis, financement des partis, etc. La catégorie activités régionales inclut, elle, toutes les activités précédentes mais qui se déroulent sur la scène provinciale, communautaire ou cantonale. Nous avons classé, enfin, dans la catégorie activités municipales, les informations relatives à la vie politique municipale et dans celle intitulée « activités des citoyens » les informations sur les initiatives populaires, les manifestations ou les prises de positions de groupes de citoyens.

18Les chaînes francophones étudiées privilégient l’information gouvernementale au détriment de l’information parlementaire2, la Belgique faisant toutefois exception à cette règle, puisqu’elle inverse ce rapport la couverture journalistique ayant davantage porté sur les travaux des commissions parlementaires et sur les problèmes des partis impliqués dans une série de scandales politico-financiers. De façon générale, cette couverture de l’information politique se caractérise aussi par la faible attention accordée aux activités civiques. Ce désintérêt pour les activités politiques dites de proximité est aussi attesté par la faible couverture de la politique municipale. France 2 se distingue de ses homologues à cet égard, en raison des élections de Vitrolles et de la victoire du Front national qui a donné une dimension nationale à cette activité locale. Ce relevé invalide enfin un préjugé voulant que les médias survalorisent les sondages. Seules les informations françaises leur donnent une couverture significative en rapportant régulièrement les cotes de popularité du président et du premier ministre.

19Comme il se doit, le niveau régional accapare davantage l’attention dans les régimes fédéraux. C’est la chaîne Radio-Canada qui donne le plus de visibilité à la politique provinciale en raison d’une part du fort niveau de conflictualité entre le Québec et le reste du Canada et parce qu’elle dessert, par ailleurs, la population francophone qui est concentrée au Québec. Alors qu’en Belgique et en Suisse, les gouvernements fédéraux reçoivent une plus grande couverture que les gouvernements régionaux (50 nouvelles contre 16 en Belgique et 91 nouvelles contre 13 en Suisse), c’est l’inverse qui se produit au Canada, la politique provinciale y recevant davantage de couverture que la politique fédérale (104 nouvelles contre 101).

20Mais c’est au Québec que revient la part du lion puisque 90 % des nouvelles provinciales de Radio-Canada sont consacrées à la politique québécoise.

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21La couverture télévisuelle de la vie politique révèle un paradoxe puisque nous pouvons constater que les agents constitutifs de la démocratie de représentation sont ceux qui reçoivent le moins de visibilité dans les informations, à savoir les citoyens, les partis qui agrègent et articulent les intérêts et enfin les parlementaires qui exercent la fonction de représentation. L’information télévisée reproduirait donc plutôt une représentation élitiste et hiérarchique du pouvoir politique. Et bien que les médias soient indépendants des détenteurs du pouvoir, ils n’en semblent pas moins soumis à la structure du pouvoir politique. Ils ont tendance à valoriser les sources officielles parce que celles-ci sont plus faciles d’accès en termes de coûts et de temps et qu’elles ont elles-mêmes intérêt à contrôler l’espace public.