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Les raisons fortes

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Gilles Gagné
, 
Simon Langlois

Première partie. La mobilisation souverainiste

3. La défection envers le projet souverainiste : 1999-2001

Texte intégral

1L’annonce du déclin du support à la souveraineté du Québec fait régulièrement la manchette des journaux. Si cette question intéresse plus d’un observateur et plus d’un militant, celle de l’explication du phénomène retiendra davantage notre attention dans ce chapitre. Fontenelle avançait au XVIIIe siècle qu’avant de s’interroger sur les causes d’un phénomène, il fallait d’abord se demander s’il existe. Nous appliquerons ici ce principe de méthode élémentaire — trop souvent négligé — avant de nous pencher sur les causes des variations dans le temps de l’appui à la souveraineté que nous aurons d’abord exposées avec un minimum de rigueur.

2Deux questions seront abordées dans ce chapitre : 1) le support au projet de souveraineté du Québec est-il en baisse ? ; 2) comment expliquer l’évolution de ce support ? Pour répondre à ces deux questions, nous examinerons 23 sondages effectués d’avril 1999 à avril 2001 par la firme Léger Marketing. La liste des sondages retenus est présentée en annexe de même que les dates de ces derniers et la taille des échantillons (tableau A-1). L’énoncé de la question posée dans chacun de ces sondages postérieurs au référendum de 1995 est le suivant : « Si un référendum avait lieu aujourd’hui sur la souveraineté du Québec associée d’une offre de partenariat économique et politique avec le Canada, voteriez-vous pour ou contre la souveraineté du Québec ? »

Comparer le comparable

3Deux remarques s’imposent avant de débuter l’analyse.

4Premièrement, les sondages effectués au fil des années depuis 1995 portent en fait sur une question qui n’est pas discutée ouvertement sur la place publique. Il y a une différence importante entre les sondages menés durant la période référendaire et ceux qui ont été faits par la suite, c’est-à-dire en dehors du contexte d’une campagne qui pose l’enjeu de la souveraineté pour vrai. Poser à différents moments de l’année une question sur les intentions de vote à un éventuel référendum qui n’est pas l’objet d’une campagne officielle ni de discussions publiques ne donne pas des renseignements strictement comparables aux résultats des sondages menés au cours d’une campagne référendaire. L’opinion exprimée dans un sondage a moins de portée que le geste de voter concrètement dans l’isoloir. Ce point est important, car il faut conserver en mémoire que les opinions peuvent varier beaucoup en campagne référendaire, comme on l’a montré dans le graphique 2.2 du chapitre précédent. Dans une situation réelle, les électeurs s’influencent les uns les autres et les échanges sur la place publique donnent aux enjeux un relief qu’ils n’ont pas autrement. Dans l’autre sens, les sondages menés hors contexte diffèrent des scrutins réels parce que la personne sondée peut exprimer une colère passagère contre le gouvernement, ou encore profiter de l’occasion pour exprimer sa sympathie à l’endroit d’une option qui reste hypothétique ou qui n’est pas perçue comme menaçante.

5Certains analystes prétendent pour ces raisons qu’interroger les électeurs sur une option qui est dormante, en quelque sorte, fausse la perspective. La remarque est certes valable, en général, mais elle néglige le fait que la question de la souveraineté a occupé — et occupe encore — tellement d’espace dans les débats publics que les citoyens peuvent se former une opinion en l’absence d’un échéancier précis. Le problème de l’avenir constitutionnel du Québec n’est pas une construction factice de sondages qui forceraient les sondés à se prononcer sur une question à laquelle ils n’ont pas réfléchi, comme c’est le cas la plupart du temps. Cette question est au contraire dans le paysage public depuis fort longtemps et on peut présumer que les citoyens expriment sur la souveraineté une opinion qu’ils n’ont pas à inventer pour le seul usage du sondage ou pour ne pas déplaire au sondeur.

6Deuxièmement, les commentateurs et les analystes comparent souvent les résultats d’un sondage ponctuel sur la souveraineté avec le score final obtenu lors du référendum de 1995, qui a donné 49,4 % des voix au camp du OUI. Cette démarche est contestable, car il y a des indécis dans tout sondage et il est erroné de comparer la proportion de OUI fermes (avant répartition des indécis) aux résultats réels du 30 octobre 1995. Il faut au moins confronter des sondages avec d’autres sondages pour évaluer les changements de l’opinion publique. C’est ce que nous ferons dans le présent chapitre, en prenant comme points de comparaison pour évaluer les transformations récentes les sondages menés en 1995, qui ont toujours donné aux alentours de 45 % de OUI fermes, et non pas le résultat du vote lui-même qui s’est révélé plus élevé.

Le sentiment souverainiste

7Le vote effectif lors d’un référendum ou lors d’une élection peut être considéré comme un comportement, se différenciant ainsi de l’opinion telle qu’elle s’exprime dans un sondage ou dans une discussion entre amis, par exemple. C’est un geste responsable posé par tout citoyen intéressé par l’avenir de sa société. L’opinion exprimée sur l’avenir constitutionnel du Québec auprès du sondeur — et plus précisément l’opinion exprimée en faveur d’un OUI à une éventuelle question référendaire — est d’un autre ordre. Elle exprime bien davantage ce que nous appellerons ici un sentiment souverainiste, par analogie avec le concept de sentiment national, un concept à ne pas confondre avec le nationalisme.

8Le OUI donné en réponse à la question formulée plus haut exprime en fait une volonté de changement du statut constitutionnel du Québec, changement qui implique l’accès à la pleine souveraineté politique, assortie d’une offre de partenariat avec le Canada. Nous posons, dans les pages qui suivent, que la réponse à la question hypothétique posée par le sondeur est en réalité l’indicateur d’un sentiment bien plus que l’approbation d’un mandat concret à donner à un gouvernement en place, comme c’est le cas lors d’un référendum portant sur un enjeu précis, avec des acteurs connus qui entrent en interaction sur la place publique. Autrement dit, le sondé est seul avec lui-même lorsque le téléphone, qui fera de lui l’élément d’un échantillon, sonne à la maison. Il n’est pas aux prises avec des images émotives, il n’a pas à évaluer les stratégies et les programmes proposés, il n’a qu’à exprimer par un OUI ou un NON sa vision du statut du Québec de demain.

9Pour ces raisons, nous utiliserons dans les pages qui suivent l’expression « sentiment souverainiste » pour qualifier l’intention de vote à un éventuel référendum, sentiment dont nous chercherons à cerner l’évolution depuis octobre 1995.

Le recul de l'option souverainiste dans l'opinion

10L’examen attentif des sondages montre une relative stabilité des intentions de vote pour le OUI entre octobre 1995 et le début de l’année 1999, suivie d’un déclin, observable principalement à partir de la fin 1999 et allant jusqu’au dernier sondage disponible dans cette étude. Le graphique 3.1 donne la distribution des OUI fermes exprimés en réponse aux questions des sondeurs à chaque sondage disponible entre avril 1999 et avril 2001. Il est cependant bien difficile d’interpréter ces coups de sonde en en faisant une lecture trop précise. Commenter les hausses et les baisses successives présente peu d’intérêt. Il faut plutôt extraire de ces données des tendances de fond, des tendances à plus long terme et ensuite tenter de les expliquer. Le graphique propose aussi une autre courbe, un lissage des données selon une technique assez robuste, la technique logarithmique, qui élimine les variations à court terme. Selon ce graphique, le sentiment souverainiste, pris globalement, serait assez stable depuis 1999, mais en baisse légère par rapport à ce qu’il était avant le référendum de 1995. Ceux qui, sur la seule base de ces résultats globaux, ont annoncé à plusieurs reprises la débâcle de l’appui à la souveraineté prenaient de bien grands risques et on comprend l’importance d’un usage judicieux du vote de 1995 ou des intentions révélées par les sondages comme point de comparaison pour étudier les évolutions ultérieures. On verra plus bas que la véritable nouveauté par rapport à 1995 se situe dans les variations différenciées et contrastées qui sont observables dans les diverses composantes de la structure sociale, telles que mesurées par notre typologie, alors que le niveau de l’appui global ne décline que légèrement, pour peu que l’on compare les sondages avec les sondages.

11Nous délaisserons l’examen des sondages détaillés pour nous concentrer plutôt sur l’étude des données empilées sur des périodes données, autre manière de dégager la tendance marquant l’évolution du sentiment souverainiste. Nous avons groupé les sondages disponibles en deux périodes chaque année, séparées en fait par l’été, saison calme sur le plan politique et aussi période au cours de laquelle peu de sondages sont faits à cause des trop nombreuses absences du foyer. Nous aurons donc, en plus des sondages menés en 1995, cinq périodes allant du printemps 1999 à l’été 2001 (tableau 3.1).

Graphique 3.1 Proportion de personnes ayant l'intention de voter OUI à la souveraineté selon la date des sondages, de 1999 à 2001

Graphique 3.1 Proportion de personnes ayant l'intention de voter OUI à la souveraineté selon la date des sondages, de 1999 à 2001

Source : données fournies par la maison Léger Marketing. Calcul des auteurs.

12La moyenne des sondages menés avant le référendum donnait 45 % de OUI fermes alors que les trois premiers sondages de 1999 donnent 43,9 %, montrant ainsi une différence inférieure à la marge d’erreur habituelle. La proportion des tenants du OUI baisse cependant à 40,3 % en moyenne dans les sondages faits après juillet 1999, soit dans la période difficile des négociations avec les employés de l’État et durant le conflit avec les infirmières. Cette proportion a peu bougé dans les premiers mois de l’année 2000 (41 %) et elle est un peu remontée par la suite. Rappelons qu’il s’agit là de données empilées avant répartition des électeurs discrets qui ne permettent pas de faire des généralisations sur le résultat d’un éventuel nouveau référendum.

Tableau 3.1 Intentions de vote dans les sondages empilés, années 1995 et 1999 à 2001

Tableau 3.1 Intentions de vote dans les sondages empilés, années 1995 et 1999 à 2001

Source : données fournies par la maison Léger Marketing. Calculs des auteurs.

13Sur la base de ces données, deux observations s’imposent. Tout d’abord, le niveau d’appui moyen à l’option souverainiste a diminué quelque peu après 1995, mais il est relativement stable au cours des trois dernières années étudiées dans cet ouvrage, ayant cependant connu un creux fin 1999-début 2000. Par ailleurs, le NON s’exprime avec plus de force, avec plus de vigueur que dans les sondages de 1995, comme on le voit dans la deuxième colonne du tableau 3.1 de ce chapitre.

14Cette première vue d’ensemble est cependant trop globale et nous nous attarderons plus longuement à l’examen des mouvements qui se cachent derrière les moyennes qui viennent d’être décrites, suivant en cela une approche qui s’est montrée fructueuse dans le chapitre précédent pour expliquer ce qui s’est passé lors du référendum de 1995. Pour effectuer cet examen, nous scruterons les données en fonction de notre typologie des électeurs. Rappelons que ces chiffres ne permettent pas de faire une prédiction du résultat final du vote, car ils servent plutôt à cerner des changements dans les opinions exprimées au sein de différents groupements d’électeurs.

Défection et démobilisation

15Une précision de méthode s’impose sur le choix du point de référence de l’année 1995 pour étudier l’évolution du support donné à la souveraineté. On se rappellera qu’il y a eu une forte mobilisation dans le type I en faveur du OUI durant la campagne référendaire de 1995 et un déclin chez les francophones âgés, ce que ne reflètent pas les données empilées de 1995 telles qu’on les trouve dans le tableau 3.1. Tout comme il faut séparer les sondages des années 1999 à 2001 en blocs pour tenir compte des changements survenus sur une certaine période, de même il faudra tenir compte du fait que l’opinion a beaucoup changé au cours de la campagne référendaire de 1995. Aussi prendrons-nous comme point de référence pour cette année-là les données du dernier sondage mené juste avant le scrutin — celui fait entre le 23 et le 26 octobre — car il reflète mieux l’état de l’opinion des citoyens telle qu’elle s’est exprimée le jour du scrutin. Cependant, le lecteur intéressé pourra toujours comparer les données empilées des années récentes aux résultats empilés des quatre sondages d’octobre 1995 qui se trouvent dans le chapitre précédent.

16Le constat principal qui se dégage est le suivant : la défection envers le OUI, bien que relativement peu marquée lorsque prise globalement, est entièrement concentrée dans le type I, celui que nous avons identifié comme le porteur du projet souverainiste. La baisse est notable dès le début de l’année 1999 si on compare le résultat moyen observé avec celui du dernier sondage de 1995 (tableau 3.2). La défection envers le OUI s’est poursuivie dans la seconde moitié de l’année 1999, marquée par une nouvelle baisse de l’appui à la souveraineté dans le type I — les francophones âgés de 18 à 54 ans, étudiants et actifs au-dessus du seuil de faible revenu — alors que les intentions de vote bougent beaucoup moins dans les autres types. Le type d’électeurs qui avait fortement entraîné le OUI à la hausse en 1995 est aussi celui qui l’entraîne à la baisse au cours de l’année 1999 et par la suite, les autres types paraissant caractérisés par des convictions plus permanentes, leur appui au OUI fluctuant autour d’une tendance générale à la hausse qui n’indique aucun revirement par rapport à la structure d’ensemble observée lors du référendum.

17Par rapport à 1995, bref, le support à l’option souverainiste fait des gains dans tous les autres types d’électeurs, gains modestes dans les types II et III chez les francophones, gains plus importants chez les francophones retraités, gains importants aussi chez les allophones et anglophones, cas sur lesquels il faudra revenir dans les chapitres de la deuxième partie de cet ouvrage. Il y a donc une évolution assez contrastée entre ce qui se passe dans le groupement social traditionnellement porteur du projet souverainiste, où l’appui donné diminue nettement, et les autres groupements où il serait en hausse. Cette évolution se démarque donc de celle qui a été observée plus haut au cours de la campagne référendaire, agissant dans des directions opposées à celles qui avaient été dégagées dans le chapitre précédent.

Tableau 3.2 Proportion de personnes ayant l'intention de voter OUI selon la typologie des citoyens, années 1995 et 1999 à 2001

Tableau 3.2 Proportion de personnes ayant l'intention de voter OUI selon la typologie des citoyens, années 1995 et 1999 à 2001

* Le total des répondants est légèrement inférieur à celui du tableau 3.1 à cause des valeurs manquantes dans la typologie.
Source : données fournies par la maison Léger Marketing. Calculs des auteurs.

18En fait, nous retrouvons un processus que nous avons déjà vu à l’œuvre lors du dernier référendum : c’est dans le type I que l’action se passe. Les électeurs appartenant à ce groupement peuvent très bien se mobiliser en faveur de la souveraineté, mais ils peuvent aussi se mettre sur la touche et se démobiliser. Ce constat est central dans la recherche d’une explication de la situation d’ensemble.

19L’analyse qui précède est confirmée par l’examen de l’évolution des opinions exprimées pour le NON. La proportion des répondants qui soutiennent le NON a beaucoup changé entre 1995 et 2001, passant de 42,2 % en 1995 à plus de 50 % en 2001, et c’est dans le type I que la part du NON a le plus augmenté.

  • 1 Alors qu’en 1995, la proportion la plus élevée de OUI fermes (celle du type I) était 11 fois plus (...)

20Au total, force nous est ici de constater une modification substantielle de la structure générale de la distribution sociale du sentiment souverainiste. En utilisant la pile de sondages allant de janvier à mai de l’année 2000 pour faire image (soit la quatrième colonne du tableau 3.2), on verra que l’accordéon des clivages sociaux sur la question s’y trouve comprimé au maximum1. On appréciera l’ampleur de cette transformation structurelle en imaginant un instant l’émoi que susciterait une modification similaire de la distribution des revenus et on conviendra d’une prudence : en général, la réalité sociale est beaucoup moins élastique que cet accordéon ne le suggère.

21Quoi qu’il en soit de la signification de cette transformation, la question demeure : cette diminution de la part du OUI et la montée du NON dans les intentions de vote en faveur de la souveraineté depuis 1995 s’expliquent-elles par un mouvement d’humeur passager dû à une conjoncture difficile ou au contraire marquent-elles une opposition ferme à la souveraineté qui serait grandissante ? D’autre part, la hausse du niveau de l’appui à l’option souverainiste dans plusieurs types d’électeurs indique-t-elle que l’opposition notée antérieurement serait en train de s’estomper ou au contraire marquet-elle une sympathie passagère pour une option qui serait remise en cause le temps venu lors d’un vote réel ? Ce n’est pas le lieu de faire ici une prédiction : nous laisserons cette tâche à nos collègues de science politique et aux commentateurs politiques. Nous nous contenterons d’identifier les processus sociaux qui sont présupposés par l’une et l’autre hypothèse pour énoncer sur cette base les arguments réalistes en leur faveur.

Deux lectures de la situation

  • 2 Le premier sondage fait en octobre 1995 donnait 57,9 % au OUI, alors que cette proportion tourne a (...)

22Il est en effet possible de faire deux lectures de la situation qui vient d’être décrite. Pour les formuler, il faut cependant partir d’une étude attentive de l’évolution des intentions de vote qu’il a été possible de reconstruire pour la campagne référendaire de 1995. Lorsque l’enjeu politique devient bien réel dans le contexte hautement polarisé d’une campagne référendaire, on observe d’importants mouvements d’opinion dans une direction ou dans une autre, changements qui sont peu susceptibles de se produire entre les sondages menés au cours d’une année, dans un contexte fort différent. Sur la base de ce qui s’est passé en 1995, on peut donc avancer — et ce sera la première des deux hypothèses possibles sur l’évolution qui nous occupe — que la défection à l’égard du OUI concentrée dans le type I n’est que temporaire et que celle-ci pourrait être renversée au cours d’une éventuelle campagne référendaire qui poserait alors un enjeu véritable, contrairement à ce qui est le cas dans un sondage d’opinion. Autrement dit, le groupement porteur, dont le niveau actuel d’appui est cependant inférieur à ce qu’il était au début de la campagne de 19952, pourrait se mobiliser de nouveau en faveur du projet de souveraineté, comme il le fit alors ; il serait donc pour l’instant « en réserve de la République » pour prendre une figure de style tirée de l’univers politique français. Son poids démographique étant très important, c’est dans ce groupement, cela est certain, que l’avenir du OUI se jouera.

23La deuxième hypothèse est plus pessimiste pour le camp souverainiste. Il ne faut pas exclure en effet que la défection observée à l’égard de la souveraineté soit bien réelle dans les groupements d’individus qui y ont été les plus favorables dans le passé. Plusieurs explications peuvent être avancées. Le confort et l’indifférence d’une partie de la population québécoise avaient déjà été évoqués dans le film de Denys Arcand après la tenue du premier référendum en 1980. D’autres ont souligné que les débats interminables sur l’avenir du Québec ont inévitablement provoqué une grande fatigue culturelle, pour reprendre l’expression de Hubert Aquin. D’autres encore évoqueront l’impact d’un certain durcissement de la part du gouvernement fédéral — nouveau discours sur les difficultés entourant les discussions sur l’éventuel partenariat, mise en place du plan B et Loi sur la clarté référendaire — qui pourrait effrayer certains électeurs à l’égard des conséquences négatives d’un éventuel nouveau référendum. Ce groupement, bref, n’aurait été favorable au projet souverainiste que dans la perspective de sa victoire et la montée du NON y signalerait une tendance nouvelle à abandonner cette stratégie, trop périlleuse.

24Le problème de cet argument tient au fait que la défection en ce qui a trait à l’option souverainiste est entièrement concentrée dans un type particulier d’électeurs, comme nous l’avons montré : les jeunes francophones qui sont en emploi ou aux études. Or ce type d’électeurs est probablement celui qui est le moins sensible au plan B du gouvernement fédéral et, a contrario, celui qui est le plus sensible au contenu même du projet qui lui est proposé. Rappelons à cet effet que les années 1999 et 2000 ont été marquées par différents événements qui ont eu un impact sur l’opinion des citoyens telle qu’elle s’exprime dans les sondages. Le gouvernement en place a choisi d’atteindre le déficit zéro assez rapidement et il a dû rationaliser les dépenses publiques en tenant aussi compte de la diminution des contributions du gouvernement fédéral. Les employés de l’État québécois ont négocié une nouvelle convention collective dans un contexte difficile de coupures de postes et de services à la population et de recherche de l’équilibre budgétaire. Une grève des infirmières a ponctué les négociations au cours de l’été 1999. Ces éléments de conjoncture jouent sans doute dans l’opinion, mais ils doivent être plutôt considérés comme étant, aux yeux des électeurs, des indications d’un style de gouvernement, des orientations de fond qu’il se donne et qui sont jugées.

25Quant à l’argument simplifié qui expliquerait le recul du type I par la peur (par opposition à la prudence, à la déception ou au calcul stratégique, par exemple), il se trouve d’office affaibli par le fait qu’il impute ce sentiment au groupement social le mieux en mesure de lui résister et qu’il en épargne les électeurs socialement les plus faibles. Le groupement social représenté par le type I, soulignons-e, présente tous les attributs de consistance interne. C’est là que la réflexivité sociale — qui vient avec le ménage, le travail, les enfants, les associations, le patron, l’entreprise, les clients, les parents des générations contiguës, les dettes, la fiscalité, l’éducation, les loisirs et la politique — a le plus de chances de se développer, et avec elle, les relations sociales le plus de chances de se diversifier. Autrement dit, étant donné le mode de construction de notre typologie, le type I présente la plus grande probabilité d’établir des rapports avec des membres des autres groupes de la société, surtout dans une société de « services ». On voit mal, bref, pourquoi les francophones qui font partie de la base fiscale de l’État, qui sont le plus sujets à être membres d’associations et qui trouvent dans l’activité professionnelle la base d’un minimum d’autonomie, seraient atteints par des stratégies discursives qui épargneraient les autres citoyens. Notons en passant, pour conclure sur ce point, que les caractères sociaux du type I auxquels nous venons de faire référence soutiennent fortement nos hypothèses sur les possibilités de mobilisation collective et, tout à la fois, permettent de lui supposer une influence politique qui va au-delà de son poids démographique. Un peu comme un courant chaud dans un océan crée autour de lui des tourbillons qui modifient la distribution générale des masses thermiques, les mouvements idéologiques de ces citoyens actifs, qui sont d’ailleurs les plus amples, sont aussi les plus structurants.

26Pour toutes ces raisons, se pose la question de savoir si les électeurs de ce groupement ne seraient pas en train de sanctionner un gouvernement en exprimant leur défection envers l’option constitutionnelle dont il est le promoteur. Mais avant de poursuivre plus avant la réflexion sur les causes possibles de la défection diagnostiquée dans le type le plus important pour le mouvement souverainiste, il nous semble nécessaire de poursuivre l’examen attentif des données, cette fois de manière plus détaillée, dans les quatre chapitres qui suivent. Nous y examinerons successivement les opinions des femmes, celles des Anglo-Québécois et celles des immigrants, puis nous scruterons les variations régionales.

Notes

1 Alors qu’en 1995, la proportion la plus élevée de OUI fermes (celle du type I) était 11 fois plus grande que la plus petite, le ratio tombe à 3,5 en 2000, l’écart de 61 points de pourcentage d’alors étant ramené à 38 en 2000. Ces écarts sont cependant affectés par des erreurs de mesure et ils doivent être interprétés avec prudence et plutôt considérés comme indicatifs d’une tendance.

2 Le premier sondage fait en octobre 1995 donnait 57,9 % au OUI, alors que cette proportion tourne autour de 53 % en 2000 et 2001.

Table des illustrations

Titre Graphique 3.1 Proportion de personnes ayant l'intention de voter OUI à la souveraineté selon la date des sondages, de 1999 à 2001
Légende Source : données fournies par la maison Léger Marketing. Calcul des auteurs.
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/12344/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 56k
Titre Tableau 3.1 Intentions de vote dans les sondages empilés, années 1995 et 1999 à 2001
Légende Source : données fournies par la maison Léger Marketing. Calculs des auteurs.
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/12344/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 77k
Titre Tableau 3.2 Proportion de personnes ayant l'intention de voter OUI selon la typologie des citoyens, années 1995 et 1999 à 2001
Légende * Le total des répondants est légèrement inférieur à celui du tableau 3.1 à cause des valeurs manquantes dans la typologie.Source : données fournies par la maison Léger Marketing. Calculs des auteurs.
URL http://books.openedition.org/pum/docannexe/image/12344/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 130k

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