Grands projets et innovations technologiques au Canada
|Introduction
Texte intégral
1Le présent ouvrage réunit une série d’études qui présentent, dans leur perspective historique, les innovations technologiques majeures ayant caractérisé la réalisation des grands projets (GP) d’investissement publics et privés au Canada après 1945. Ces GP en tant que percées technologiques ont certes marqué le développement des industries de pointe dans notre économie, mais non sans soulever avec eux les problématiques des coûts économiques et sociaux, de la gestion du risque et plus généralement de la pertinence de l’intervention de l’État.
2On a vu s’amorcer, il y a une quinzaine d’années, la transformation progressive du paysage institutionnel orchestrant le déploiement de ces GP. L’intervention de l’État y est remise en cause et son rôle est soumis à un examen critique. Ainsi historiquement, au Canada comme aux États-Unis, en Angleterre et en France, les grands programmes d’équipement et les dépenses militaires, pris en charge par le secteur public, ont par le passé négligé les contraintes de coût et d’efficacité des procédés de fabrication, au profit de la performance du produit final. Le Stade olympique de Montréal demeure, pour le grand malheur des contribuables, le symbole monumental de cet engouement et de ce manque de contrôle du risque aboutissant à la démesure. Mais au-delà du gaspillage et des erreurs de gestion, on constate que les GP ont donné lieu à des réalisations technologiques remarquables.
3Depuis quinze ans, la politique industrielle et la politique technologique ont été radicalement modifiées. Ainsi, la réduction des dépenses militaires et la privatisation des entreprises publiques correspondent à l’abandon par l’État de deux instruments privilégiés de développement économique. L’investissement public et l’effort en recherche et développement (R&D) étaient autrefois assujettis à la demande militaire et concentrés dans les grands programmes d’équipement (transport, énergie, communications et aéronautique) ; ils sont aujourd’hui plutôt orientés vers des objectifs civils et commerciaux dans un contexte de recherche de compétitivité sur la scène internationale. Conséquemment, nous assistons à la redistribution des moyens matériels et des responsabilités associés à la gestion des ressources collectives ainsi qu’à la redéfinition des modes de développement et des enjeux de la croissance.
4Ce retrait progressif de l’État comme maître d’œuvre étant désormais un fait acquis, notre question peut être formulée de la façon suivante : puisque l’innovation pose avant tout le défi de prise en charge et de gestion du risque et de l’incertitude, le désengagement de l’État se traduit-il nécessairement par l’imposition exclusive de la logique du marché aux activités de production et d’échange ? Ces transformations sont-elles susceptibles d’entraîner le tarissement de la capacité d’innovation associée aux GP ? Comme nous le montrerons tout au long de cette étude, les impératifs commerciaux ne constituent pas un obstacle insurmontable à la prise en charge, par des groupes d’acteurs autres que l’État, de l’incertitude qui accompagne tout changement technique radical. Sur la même lancée, on n’estime plus que le pouvoir public doive se porter garant du risque associé à l’innovation, du moins sous sa forme traditionnelle de prise en charge intégrale des coûts. L’examen attentif du processus de réalisation des GP, l’étude de leur dynamique institutionnelle et de leur environnement, sont d’ailleurs plein d’enseignements à cet égard. On y voit que pour le secteur privé, comme c’était le cas pour le secteur public, le facteur déterminant, sous l’angle des innovations associées à ces GP, tient à l’arrangement institutionnel mis en place pour gérer les risques liés à leur réalisation. À cet effet, il faut rappeler que le secteur public est un grand producteur et un grand utilisateur d’innovations, de sorte que l’État prendra toujours part au développement technologique mais son rôle y sera entièrement redéfini.
5Il serait donc excessif d’affirmer que nous passons d’une logique d’État à une pure et dure logique de marché. Comme le révèlent les configurations sectorielles présentées dans les études qui suivent, les changements technologiques ne peuvent être dissociés du cadre institutionnel et des conditions dans lesquels ils se réalisent. Pour l’innovation, ce n’est ni la logique d’État ni la logique du marché qui s’avère déterminante, c’est plutôt l’arrangement institutionnel de gestion des risques propre à l’organisme responsable du projet. Notre approche sera donc centrée sur l’analyse du champ institutionnel présidant à la réalisation des GP et, comme corollaire, sur l’identification des ressources politiques, sur les luttes pour se les attribuer, sur le fonctionnement du système de commande et enfin sur les critères de définition des orientations décisives. Notre problématique générale résidera dans l’exposé des paramètres d’une configuration institutionnelle et technologique devant présider à la production d’un système technologique.
6Entre les idéologies qui, historiquement, conditionnent l’orientation du développement technologique, se tisse une trame, par laquelle l’institution soutient le changement et l’innovation par son principe organisationnel, en tant qu’outil d’agencement, de coordination, d’aménagement et d’arrangement.
7Nous verrons comment, de l’étude des GP, émerge cette dimension souvent cachée par les idéologies mais toujours présente et déterminante qu’est l’institution et son mode d’organisation ainsi que le rôle clé qu’elle exerce dans la dynamique de l’innovation et du changement technologique.
La logique de l’arsenal et le complexe militaro-industriel
- 1 À propos de l’avion Concorde, Pierre Muller définit en trois points les caractéristiques des GP qu (...)
- 2 Depuis l’après-guerre, le secteur militaire est à l’origine de nombreuses technologies nouvelles : (...)
8Un grand pays se doit de faire de grandes choses et un petit pays pourra se hisser au statut des grands par ses réalisations. Lorsque le volontarisme politique s’exprime dans la recherche de prestige, d’affirmation nationale et d’autonomie technologique, les GP se définissent par une idéologie et une logique de l’arsenal1. L’usage d’un terme à consonance militaire est voulu. Parce que la souveraineté nationale est une valeur collective au nom de laquelle on peut exiger jusqu’au sacrifice ultime, elle justifie tous les investissements. En matière de défense, le marché passe après la souveraineté territoriale : un État doit d’abord affirmer sa puissance et posséder les moyens de contrer l’ennemi. Le recours au financement public distribue le risque économique sur l’ensemble de la collectivité. C’est pourquoi la demande étatique en matière d’armements et d’équipements militaires a servi de vecteur privilégié d’orientation de l’activité de R&D2.
9Parce que l’indépendance passe aussi par la croissance économique, les grandes infrastructures de biens et de services, souvent qualifiées de secteurs stratégiques, ont été conçues et réalisées selon la même logique de l’arsenal. C’est le cas pour les équipements énergétiques, les transports et les communications. Dans la lignée du complexe militaro-industriel se sont constitués, dans chaque domaine d’intervention, des complexes similaires réunissant les agences publiques, les industries participantes et les administrateurs de tutelle. Par ses liens avec la sphère publique, chaque complexe, en quête de légitimité, pouvait prétendre travailler dans le sens de l’intérêt public (Muller dans Brenac et al, 1991 : 34).
10Contestée de l’extérieur du complexe militaro-industriel, surtout en raison des dépenses considérables qu’elle entraînait, et même de l’intérieur, au sein des agences spécialisées et des dirigeants d’entreprise — contestation motivée par la revendication d’autonomie des experts à l’égard du pouvoir politique — la logique de l’arsenal dut, pour l’essentiel, être abandonnée. En France, la réorientation des politiques du militaire vers le civil et du public vers le privé s’est amorcée dans le courant des années 1970. Plus récemment, la contraction relative des marchés militaires, le déplacement des vecteurs de croissance et la redistribution internationale des capacités technologiques de pointe ont renversé les flux de diffusion des innovations. Ce sont maintenant les technologies civiles qui alimentent le secteur militaire. La logique d’État passe désormais par le soutien au secteur privé dans la course perpétuelle et tout aussi impitoyable à la compétitivité.
Le désengagement de l’État et la logique du marché
11Il est faux de croire que le libre marché est incapable de soutenir seul de grandes innovations. L’initiative privée et l’intervention publique sont inextricablement liées dans toutes les grandes découvertes à l’origine des biens et services que nous utilisons quotidiennement, de la santé à l’agriculture en passant par les transports, les communications et l’énergie.
- 3 C’est l’avis que l’on trouve fréquemment exprimé dans la littérature :
« Désormais, les critères co (...)
12La question primordiale concernant l’innovation est celle de la gestion du risque. C’est parce que le capital a horreur de l’incertitude que le recours au financement public est nécessaire pour contribuer à abaisser le prix de l’argent pour l’investisseur. Il demeure que la sanction du marché est particulièrement contraignante, car imposer un nouveau produit exige un effort de commercialisation considérable. C’est à ce stade que la contrainte du marché, en l’absence de toute garantie, peut faire échec à l’innovation. Néanmoins, il serait excessif d’affirmer que les stratégies de rupture technologique ont été fondamentalement modifées à la suite du retrait partiel de l’État3.
13Notre point de vue est soutenu par deux considérations : la première concerne la nature des marchés et la seconde, les modes d’organisation institutionnels.
14Considérons d’abord la nature des marchés. Trop souvent, quand il est question de marché, l’image qui vient à l’esprit est celle d’un environnement compétitif, constamment soumis aux caprices des consommateurs et aux aléas de la conjoncture. Ce type de marché existe certes, mais d’autres configurations existent également. Dans les secteurs de haute technologie, les marchés hyperspécialisés sont majoritairement segmentés. Quelques firmes, grandes, moyennes et même petites, occupent des niches qui les protègent. Par des réseaux de relations privilégiées et exclusives avec leurs fournisseurs et leurs utilisateurs, ces entreprises gèrent le changement et administrent la demande. Le chapitre 7 consacré aux GP de télécommunications de Nortel (anciennement Northern Telecom) montre comment une garantie de marché a permis à un fournisseur local d’équipement de devenir un grand producteur de niveau international. Cette ouverture sur le marché mondial s’est évidemment traduite par un accroissement de la compétitivité et une plus grande sensibilité aux fluctuations de la conjoncture auxquelles l’entreprise doit faire face. Dans d’autres cas, les cadres nationaux (ou multinationaux comme dans l’Union européenne) de réglementation et de normalisation structurent les marchés et contrôlent la concurrence.
15L’autre dimension, celle des modes d’organisation institutionnels est plus centrale à notre propos, car elle constitue le pivot de notre thèse. La prise en charge du changement technologique par l’État se manifeste souvent par la création de grandes organisations, d’agences techniques spécialisées (fréquemment des entreprises publiques). Ces organisations sont responsables de la conception du projet, définissent les normes de production et de performance et effectuent les arbitrages de manière hiérarchisée (c’est-à-dire selon des rapports de pouvoir et d’autorité). Disposant de l’autorité et de ressources indispensables, ces agences, partiellement isolées du marché, ont la responsabilité exclusive de la gestion du risque associé à la réalisation d’un grand projet.
16La disparition de la tutelle publique a laissé un vide que les entreprises privées se sont empressées de combler. De nouvelles formes d’organisation se sont mises en place. Le risque est désormais distribué par des accords de partenariat, des alliances stratégiques qui rassemblent les ressources, les connaissances et le savoir-faire dans un espace non compétitif (Niosi, 1994). Cette évolution des formes, ou modes d’organisation, porteuses d’innovation confirme les conclusions de nos études selon lesquelles le changement technologique doit être abordé dans une perspective institutionnelle.
La logique de l’institution et son positionnement stratégique dans l’innovation
17Sans tomber dans le cliché simplificateur qui affirme qu’entre l’État et le marché se trouve l’institution, la thèse défendue ici a tout de même l’ambition de soutenir que le changement technologique est, en substance, conduit, articulé et finalisé à travers les modes d’organisation de l’institution mandatée pour la réalisation d’un projet, ce que d’autres avant nous ont aussi défendu (Gaffard, 1990 ; Callon, 1994). En voici les justifications.
18Quand l’attention se déplace de l’inventeur vers l’invention, on découvre que le héros de l’histoire est en fait celui (plus rarement celle) qui a eu le génie de capitaliser sur le travail réalisé par d’autres. Ainsi chaque invention « combine des savoirs, des techniques et des codes qui ont eux-mêmes été élaborés par des collectifs dont le travail se trouve rassemblé en un même lieu et en un même moment (Callon, 1994 : 6) ».
19Selon les termes de Callon, ces collectifs désignent d’abord des acteurs humains, mais également des instruments, des machines, des bibliothèques, des ressources financières (1994 : 6). À ces éléments, il faut ajouter des équipes, une hiérarchie, des chefs de service, quelques vice-présidents et bien sûr un conseil d’administration. L’organisation se reconnaît par son mandat, la mission dont elle doit s’acquitter en tenant compte des ressources dont elle dispose et des contraintes qui lui sont imposées par son environnement.
20En poussant le raisonnement plus loin, en mettant l’accent sur le système de mise en relation, on arrive à distinguer dans ces « collectifs de production », une histoire, une tradition, des règles, des pratiques, bref des rapports de pouvoir et qui constituent l’essence même d’une institution telle qu’elle est définie par Douglass North :
Les institutions sont les règles qui gouvernent la vie en société. Plus formellement, ce sont les contraintes créées par les personnes et qui donnent forme aux relations entre les individus. En conséquence, elles structurent les échanges sociaux, politiques et économiques entre les individus. Le changement institutionnel oriente la manière dont les sociétés évoluent et sa connaissance permet donc de comprendre le changement historique (1991 : 97).
21L’institution comprend les coalitions qui se forment, évoluent, se recomposent ; c’est donc un cadre où se réalise l’arbitrage entre des visions divergentes et des intérêts concurrents. L’organisation mesure sa performance et impose à ses services des exigences de rendement qui font l’objet d’évaluations périodiques. La créativité et l’invention des individus et des groupes sont fortement encadrées, soumises à des incitations visant la performance en fonction d’objectifs préalablement définis.
22Au-delà de la reconnaissance de l’effort collectif, de la multiplicité des talents et de l’harmonisation perpétuelle des points de vue concurrents, l’institution joue un rôle essentiel de gestion et de distribution du risque. Bien entendu, il y a des visions, des intuitions, des probabilités, mais comment les évaluer quand le projet considéré se situe à la frontière de la connaissance ?
- 4 Cette proposition va à l’encontre de la vision plus romantique qui veut que l’innovation s’impose (...)
23Nous réitérons ici l’énoncé de notre thèse selon laquelle les nouvelles technologies se réalisent quand l’innovation est soutenue par le cadre institutionnel adéquat4. L’institution en tant qu’ensemble de règles et de pratiques n’est en fait que la réunion d’une coalition d’intérêts ; elle distribue la responsabilité du risque appréhendé en fonction du capital dont dispose chaque acteur et distribue les bénéfices escomptés en conséquence. Dans cette logique, les échecs — car il y en a et ils sont importants — proviennent non pas tant d’une incapacité technique (d’un « manque d’inventivité »), mais plutôt d’un déséquilibre (un « manque d’organisation ») entre le rôle dévolu à l’organisation, le capital (soit l’ensemble des ressources) dont elle dispose et le cadre institutionnel (comme ensemble de règles) dans lequel opèrent les acteurs. C’est la situation qui prévaut lorsque les règles du jeu font obstacle à la réalisation de l’objectif poursuivi.
24Nous voulons éviter l’écueil de soutenir une théorie trop vague qui s’appuirait sur un modèle encombré d’explications invoquant trop de facteurs hétéroclites. Quelque part entre l’évidence et l’indétermination, il existe un espace d’analyse qui doit, de manière hiérarchisée, permettre de considérer et de distinguer les facteurs de premier plan de ceux qui exercent une influence secondaire. L’innovation, en tant que phénomène complexe, exige que l’analyse tienne compte de la diversité des facteurs qui y participent car
[...] dans un processus d’innovation, on ne sait pas tracer la frontière nette et définitive entre ce qui est du domaine du « paysage », cette toile de fond passive, et les personnages principaux qui évoluent devant elle. Tel figurant du premier acte peut se retrouver le personnage clé du deuxième ; tel objet anodin peut devenir la pièce à conviction. En langage de gestion de projet, on dit que les GP sont des systèmes ouverts, qu’il est illusoire d’espérer en circonscrire précisément les limites, d’éliminer les influences déstabilisantes de « l’environnement » (Midler, 1994 : 13).
25L’enjeu plus spécifique de notre recherche consiste justement à circonscrire ces limites et à les préciser en identifiant les configurations institutionnelles optimales et les facteurs qui contribuent à la réalisation des GP.
L’illustration de la dynamique institutionnelle à travers les grands projets
26Les GP, dont on trouvera la définition au premier chapitre, présentent une configuration institutionnelle remarquable. Par l’importance des investissements qu’ils exigent, les GP traitent de manière spécifique les contraintes qui s’imposent aux laboratoires et aux entreprises. C’est dans ce cadre que la logique institutionnelle est la plus libre, dégagée, au moins partiellement, des exigences du marché et qu’elle dispose d’une autonomie considérable par rapport à la logique d’État. Libéré de ces contraintes, le processus d’innovation, ou plutôt les éléments constitutifs du changement technique, sont rassemblés en un même lieu. L’inventeur et l’utilisateur sont mis en présence l’un de l’autre, ce qui facilite le passage délicat de l’invention à la mise en marché du nouveau produit, sans affronter la contrainte de la recherche de débouchés et de canaux de commercialisation. À chaque grand projet est associée une configuration institutionnelle spécifique. Cela peut donner lieu à des réalisations remarquables, mais aussi à des échecs retentissants, comme l’illustrent les différentes études de cas réunies dans cet ouvrage.
Sommaire des chapitres de l’ouvrage
27Le chapitre premier propose une revue de la littérature sur les travaux des économistes de la technologie et des sociologues de l’innovation. La théorie retenue affirme que l’innovation est le résultat d’un processus interactif qui implique la science, la technologie et le marché. Les recherches les plus récentes ont ouvert la voie à la prise en compte des facteurs institutionnels présents dans le processus de développement technologique. Le GP est un moment privilégié pour observer comment les configurations institutionnelles génèrent les innovations. Dans ce chapitre, nous sommes en mesure d’avancer que les agences techniques responsables des GP disposent de ressources leur permettant de faire face à l’incertitude et ainsi de gérer le risque technologique associé à l’innovation.
28Affirmer que les GP, qui nous servent ici de révélateurs, permettent de mettre en relief le processus institutionnel de production de l’innovation est une proposition qui exige d’être vérifiée avec soin. L’hypothèse a fait l’objet d’un double test. Une banque de données portant sur 79 GP a été mise sur pied afin de bien apprécier le lien proposé entre grand projet et participation du secteur public, et pour évaluer la fréquence et le type d’innovation associés à la réalisation d’un grand projet. Les résultats de cette compilation sont exposés dans le chapitre 2.
29Cinq grands secteurs d’investissement font l’objet d’études approfondies en autant de chapitres. Chaque étude sectorielle fait apparaître une configuration institutionnelle particulière qui se distingue par son appréciation des risques, par la revendication d’autonomie de son mode de gestion de l’incertitude et ses critères de mesure du succès.
30Au chapitre 3, l’étude des projets hydro-électriques réalisés par Hydro-Québec montre que la technologie peut devenir un enjeu politique au sein d’une organisation. Elle révèle que le potentiel technologique associé à la demande publique et la position stratégique qu’occupe l’agence responsable du grand projet sont intimement liés à la reconnaissance ou au capital politique dont elle dispose.
31L’aventure nucléaire ontarienne, objet du chapitre 4, met en présence une configuration unique d’intérêts, associant deux grandes entreprises du secteur public, Énergie atomique du Canada et Ontario-Hydro. L’étude montre comment le mandat de chaque organisation et leur recherche d’autonomie ont fait évoluer la technologie nucléaire canadienne dans des directions divergentes.
32Le chapitre 5 aborde l’industrie aéronautique par l’étude de trois cas qui présentent des configurations institutionnelles originales. L’échec retentissant du chasseur Arrow révèle comment les tensions entre les administrations et l’absence d’autonomie de l’agence responsable (le décalage entre capital, responsabilité et cadre institutionnel auquel nous faisions allusion plus haut) ont entraîné un débordement budgétaire intolérable. Au contraire, l’histoire du moteur PT6 de la firme Pratt & Withney montre bien comment un soutien organisationnel permet de franchir la barrière du risque technologique. L’appareil commercial Challenger de la firme Canadair est le résultat de l’alternance, unique et purement conjoncturelle, d’interventions publiques et privées.
33Nortel (ex-Northern Telecom) est le champion canadien de l’industrie des équipements de télécommunication ; c’est aussi une grande multinationale. Le chapitre 6 montre comment l’entreprise a été incitée à innover pour ensuite être confrontée à l’obligation de repousser la frontière technologique. Cette stratégie est devenue indispensable au soutien de son expansion commerciale sur le marché international, dans une industrie en forte croissance.
34La gestion simultanée de l’offre et de la demande crée un contexte propice au contrôle de l’incertitude technologique. Ainsi l’analyse approfondie du grand projet Hermès (chapitre 7) illustre une situation où l’intervention de l’État constitue un puissant levier dont l’efficacité est nettement fonction de la compétence institutionnelle de l’agence spécialisée responsable.
35Il ressortira de ces études que l’innovation n’est pas seulement affaire de compétence et de ressources, assortie d’une sérieuse dose de chance. Les différents obstacles au changement technologique peuvent être surmontés dans la mesure où le cadre institutionnel permet d’effectuer les arbitrages qui s’imposent et de résoudre les conflits internes, en redistribuant l’incertitude et en rétribuant chaque protagoniste en fonction du risque encouru. Le retrait partiel de l’État, en modifiant le paysage institutionnel, oblige donc à un réaménagement des arrangements porteurs d’innovation. À cet égard, il est intéressant de constater, comme cela est discuté brièvement en conclusion, que les configurations émergentes correspondent à un nouveau modèle de production des connaissances.
Notes
1 À propos de l’avion Concorde, Pierre Muller définit en trois points les caractéristiques des GP qui correspondent à la logique d’État :
– volonté politique d’assurer, dans un domaine sensible, l’indépendance et le prestige de l’aéronautique française ;
– prééminence d’une logique de la commande publique, puisque la définition de l’avion (rayon d’action, charge marchande...) et le choix des équipements (les moteurs surtout) sont effectués sous le contrôle des services techniques du ministère de la Défense ;
– ignorance des contraintes commerciales, non seulement dans l’évaluation du marché (l’utilité du supersonique ne faisait aucun doute) ; mais surtout dans l’approche des éventuels clients (Muller dans Brenac et al., 1991 : 72).
2 Depuis l’après-guerre, le secteur militaire est à l’origine de nombreuses technologies nouvelles : l’ordinateur, les circuits intégrés, les machines-outils à commande numérique, le moteur à réaction, les télécommunications par satellite et Internet (Walker dans Brenac et al., 1991 : 106).
3 C’est l’avis que l’on trouve fréquemment exprimé dans la littérature :
« Désormais, les critères commerciaux hiérarchisent les processus de décision politiques, technologiques et industriels. C’est ainsi que les choix technologiques seront de plus en plus soumis au strict critère de l’efficacité commerciale, de même que la décision publique de financer un programme ne dépendra plus que de l’évaluation des chances de succès du produit sur le marché (Brenac et al., 1991 : 89). »
Selon cette perspective, l’invention ne pourra plus survivre et mourra asphyxiée sous le poids des rapports comptables coûts/bénéfices. C’est donner là beaucoup de crédit à la rationalité de l’homo economicus pourtant si contestée.
4 Cette proposition va à l’encontre de la vision plus romantique qui veut que l’innovation s’impose à la collectivité. Nous affirmons au contraire que l’innovation ne se réalise que parce qu’elle est soutenue par la collectivité. Il n’y aurait donc pas de génie incompris, ou s’ils existent, nous n’avons, comme société, aucun moyen de les reconnaître.
© Presses de l’Université de Montréal, 2000