Chapitre 10. Paysages urbains : Montréal et sa périphérie
p. 319-351
Note de l’auteur
Cette recherche a été réalisée en collaboration avec le ministère des Affaires municipales et des Régions du Québec. Les auteurs sont également redevables à Sabine Courcier, Geneviève Marquis, Véronique Pelletier, Yannick Roberge, Geneviève Saumier et Nicolas Soucy-Gonthier pour leur contribution spécifique à ce projet.
Texte intégral
1 Quels intérêts motivent une perspective paysagère concernant les territoires métropolitains ? Répondre à cette question, c’est d’abord et avant tout poser un regard particulier sur les dimensions qualitatives en jeu dans l’évolution des territoires de la ville. Dans un contexte marqué par une concurrence de plus en plus vive entre métropoles, ces dimensions sont l’objet d’enjeux majeurs aujourd’hui. À preuve les nombreux palmarès, indices et classements de toutes sortes qui tentent d’évaluer le potentiel des villes sur le plan de l’attraction et de la croissance économique mais de plus en plus aussi sur celui de la qualité de vie. L’indice de développement métropolitain MACADAM1, l’indice des villes créatives développé par Florida2 comme le classement des meilleures villes à vivre de la célèbre revue londonienne Wallpaper3 en constituent quelques exemples.
2La métropole montréalaise n’échappe pas à cet engouement manifeste pour l’attractivité des villes. Aussi, le débat actuel formulé dans les principaux médias montréalais et québécois autour de la question « Montréal est-elle laide ? » représente-t-il l’expression triviale d’un véritable enjeu de paysage pour cette ville. Il représente plus encore une illustration probante de la persistance des jugements normatifs en faveur du « beau », du « propre » et du « bien fini » dans la ville, jugements propres au goût « classique », difficilement applicables au contexte d’une urbanité nord-américaine.
3Par delà ces polémiques, la question du paysage en tant que concept de valorisation et de qualification sociale et culturelle du territoire constitue un enjeu majeur4, notamment dans un contexte marqué par la mise en œuvre des fusions municipales5. De fait, outre la lutte politique qu’appelle cette réorganisation administrative des villes, il importe de reconnaître l'expression des enjeux d'ordre identitaire, de cadre de vie et de qualité de vie qui lui est associée.
4Dans la foulée de cette réorganisation territoriale, au moment également où la ville centrale se lance dans une série d’opérations visant la mise en place d’un cadre de développement stratégique pour les années à venir, s’affirme une préoccupation croissante pour la mise en valeur des attraits et des qualités des espaces urbains (ex. : esthétique, confort, nature, cadre de vie, patrimoine, identité, loisir, etc.), émanant tant des décideurs publics que de regroupements de citoyens. Or, à l’heure où l’échelon régional s’active à élaborer un Schéma métropolitain d'aménagement et de développement (2005), force est d’admettre l’urgence d’asseoir une réelle connaissance des enjeux de paysage en territoire métropolitain montréalais.
5Sur la base d’une recherche menée récemment6, ce texte s’attache précisément à dégager les caractères constitutifs de l'identité et de la spécificité des figures paysagères montréalaises à travers les enjeux et les valorisations sociales et culturelles qui concernent le territoire métropolitain. D’un balisage préalable des assises conceptuelles quant à la notion de paysage en contexte urbain7, cette caractérisation des regards porteurs de valorisations paysagères s’appuie sur une lecture tout à la fois des demandes collectives qui se cristallisent dans divers contextes d’énonciation (ex. : audience publique, presse, etc.), des préoccupations sociales qui s’expriment dans des gestes et intentions aménagistes des instances gouvernementales (ex. : programmes et politiques, documents de planification) et des milieux associatifs, comme dans les discours tenus par certains acteurs de l’industrie immobilière.
6Aussi, cette recherche s’inscrit-elle dans un contexte d’opportunités favorables. D'abord, parce que la question du paysage en territoire urbain est en forte effervescence, à preuve la teneur des préoccupations publiques autour des qualités et irritants du territoire montréalais. Ensuite, parce qu'à l'exception de quelques travaux pionniers ayant approché la question du paysage en milieu urbain essentiellement en termes de « ressource visuelle », aucune étude ne s'est véritablement penchée sur la question de l’opérationalisation et de la fabrication des paysages en ce qui a trait au territoire de la métropole montréalaise. Enfin, parce que la présente approche se démarque par une volonté de considérer ce concept à travers l'expression plurielle des formes de qualification socioculturelle des territoires et cadres de vie urbains, approche d’autant mieux adaptée à dévoiler l’identité foncièrement nord-américaine des figures paysagères de Montréal.
7De cette lecture du territoire métropolitain montréalais se dégage un clivage manifeste entre les préoccupations qui émanent du centre (ville de Montréal) et celles qui émanent de ses couronnes périphériques. En effet, au moment où la question du paysage constitue un enjeu de développement urbain déclaré pour la ville centrale (qui se requalifie) – en témoignent les grands dossiers montréalais débattus à l’heure actuelle8 –, les réflexions sur le paysage et l’aménagement du territoire sont quasi absentes des problématiques périurbaines9.
8Les lignes qui suivent aborderont à tour de rôle l’enjeu de paysage en territoire métropolitain tel qu’il s’exprime dans la ville centrale comme dans sa périphérie. Une attention particulière sera portée à la pluralité de son expression, qu’elle soit explicitement invoquée à travers une démarche aménagiste spécifique ou plus simplement suggérée par le discours. Rappelant les tendances lourdes qui se dégagent de ce premier balisage, ce texte discute enfin des bases à partir desquelles doivent s’engager les actions paysagères à envisager en réponse à la spécificité des enjeux métropolitains exposés.
AU CENTRE DE LA VILLE : LE PAYSAGE EN |EU
9Par le passé, l’adéquation entre paysage et ville s’est exprimée à Montréal, pour l’essentiel, à travers la valorisation d’un patrimoine architectural ou l’évocation de monuments de nature10. Y coexistait évidemment la valorisation implicite de points de vue ou de panoramas sur la ville depuis la fin du XIXe siècle11. La reconnaissance publique associée aux premières démarches visant la préservation de « cônes visuels » sur les éléments emblématiques de la ville au cours des années 1980 ne vient dans ce contexte que reconduire, par les voies institutionnelles12, l’expression de valorisations paysagères plus anciennes. Ces formes paysagères du haut lieu, associées le plus souvent à la dimension patrimoniale, renvoient au remarquable, car elles témoignent d’une étape marquante de l’histoire, incarnent de grandes institutions ou présentent un intérêt sur le plan esthétique, architectural, scientifique, etc. Des emblèmes comme le Saint-Laurent, le mont Royal ou le Vieux-Montréal, pour ne nommer que ceux-là, constituent quelques-uns de ces traits classiques de hauts lieux montréalais.
10Par delà la consécration publique de certains espaces valorisés depuis à peine un siècle dans cette jeune ville de 360 ans, les préoccupations sociales et culturelles s’ouvrent aujourd’hui sur de nouveaux espaces et de nouveaux rapports à la ville. L’attention croissante portée aux espaces du quotidien par les organisations locales13 génère ainsi de nouveaux regards portés sur la ville, articulés autour de préoccupations de bien-être, de qualité de vie, ciblant les espaces ordinaires de nature et de patrimoine de proximité.
11Cet éclatement des expressions paysagères que révèle la lecture de l’état actuel des préoccupations collectives entretenues envers le territoire montréalais14 fait contraste avec l’enjeu de paysage montréalais tel qu’il est porté par le discours médiatique. Comme on l’a noté précédemment, en posant cet enjeu en termes de beauté ou de propreté, les médias tendent en effet à réduire la question du paysage à une simple figure d’impression générale. Or, une enquête récente (2004-2005) menée auprès des urbanistes de l’ensemble des arrondissements de la ville de Montréal (27 au total) offre une autre image de la réalité15. Les dimensions soulevées sur le plan des médias, assimilant la question du paysage à une préoccupation d’ordre esthétique ou hygiéniste, ne représentent effectivement que 18 % des thèmes évoqués parmi l’ensemble des énoncés compilés (Figure 10.1). L’enjeu local mobiliserait davantage des questions d’identité (sentiment identitaire vis-à-vis d’un quartier, d’une rue, etc.), d’attractivité (image de marque d’un arrondissement, etc.) et de cadre de vie (bienêtre, confort, sécurité, etc.) de manière aussi, sinon plus, importante que les préoccupations habituelles liées à la nature et au patrimoine. Pour prendre toute la mesure de ces nouveaux registres, est-il nécessaire d’illustrer en quoi ils constituent l’expression d’un enjeu local plus largement partagé ? Or, pour la seule question du cadre de vie, il est intéressant de constater que la quasi-totalité (24/27) des arrondissements montréalais évoquent une préoccupation effective à cet égard.
12Sur le plan des formes paysagères concernées, un double constat se dégage. D’une part, si le sens commun tend à consacrer les vues de ville comme une forme incontournable lorsque la question du paysage est évoquée, l’attrait visuel, considéré dans la présente enquête comme une figure des préoccupations locales en matière d’aménagement du territoire, demeure somme toute secondaire en proportion (6 %) et relativement circonscrit, en termes d’espace, aux arrondissements adjacents au Saint-Laurent et au mont Royal (Figure 10.2). Ce premier constat exige que l’on reconnaisse, d’autre part, que les caractères autres que la vue marquent plus encore aujourd’hui ces préoccupations. Celles-ci s’exprimeraient à travers l’évocation de formes plurielles, passant du haut lieu à l’espace végétalisé, du territoire identitaire à l’espace de réseau (ex. : réseau d’infrastructures urbaines), jusqu’à l’environnement sensoriel de la ville (ex. : environnement sonore, olfactif, ambiance urbaine).
13Ces quelques résultats témoignent de l’urgence de mener une véritable réflexion sur les préoccupations d’ordre paysager telles qu’elles se manifestent sur le territoire. Puisque Montréal se distingue par une certaine hétérogénéité des formes, il apparaît d’autant plus nécessaire d’en caractériser les singularités et les spécificités.
Figure 10.1 : Thèmes évoqués dans les préoccupations d’ordre paysager entretenues à l’échelle des arrondissements de la Ville de Montréal. (Crédit : Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal, 2005)
Figure 10.2 : Formes paysagères interpellées dans les préoccupations d’ordre paysager entretenues à l’échelle des arrondissements de la Ville de Montréal. (Crédit : Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal, 2005)
14Si l’esthétique paysagère en territoire urbain montréalais trouve encore certaines de ses sources à travers des mises en scène familières, le panorama, la mise en décor du monument architectural, etc., il est nécessaire de constater que les conditions contemporaines des préoccupations collectives envers le paysage s’assimilent tant aux vues de loin qu’aux vues rapprochées, tant au tableau fixe qu’à l’expérience urbaine fugace. Les préoccupations de plus en plus vives entretenues envers la qualité du cadre de vie en milieu urbain de même que l’identification de temporalités porteuses de valorisations paysagères spécifiques qu’imprime la succession cyclique des ambiances quotidiennes ou saisonnières (ex. scène nordique de Montréal) en sont l’expression.
15À ces conditions, s’ajoute une autre liée cette fois à la mobilité résidentielle, condition qui constitue très certainement un trait culturel de Montréal. L'exemple montréalais, à travers la pratique des déménagements annuels initiant ainsi un phénomène de « nomadisme urbain » sur le territoire, est sur ce point significatif. En chiffres, cette mobilité équivalait en 2001 à 285 645 déplacements pour la seule ville de Montréal, ce nombre comptait par ailleurs pour près de 62 % des déplacements enregistrés sur l’ensemble du territoire métropolitain16.
16Ce phénomène contribue à la qualification paysagère des lieux nouvellement investis par la population, dans la mesure ou chaque parcours d'individus dans la ville s’assimile à un processus de déculturation ou d'acculturation territoriale17. Ainsi, cette déculturation ou « amnésie territoriale », faisant fi des conditions réelles de transformation des caractéristiques physico-spatiales du territoire, contribue à de véritables inventions sociales de paysages. À Montréal, l’élévation de certaines friches végétales au rang de vestiges forestiers du mont Royal l’exprime très bien18. Elle montre, à tout le moins, en quoi la perte de référents et d’enracinements face aux lieux de la ville profite d’une certaine surenchère soutenue en l’occurrence ici à travers les réflexes de sauvegarde que suggèrent les sensibilités environnementales en vogue.
17Ainsi, les regards actuels portés sur le territoire de la ville sont aujourd’hui foncièrement pluriels, ils constituent autant de figures hybrides situées quelque part entre qualifications anciennes et nouvelles, quelque part entre le cadre de vue et le cadre de vie. L’expression de ces regards s’avère par conséquent intimement liée à l’évolution des sensibilités sociales, condition orientant sans cesse l’attention collective sur de nouveaux espaces et de nouvelles expériences paysagères. Sur un autre plan, cette caractérisation du regard contemporain sur l’espace montréalais est intimement liée au tréfonds anglo-saxon de cette ville commerciale et ouvrière. Cette identité ne renvoie pas aux expressions monumentales de grands tracés urbains et d’une architecture grandiose. Elle renvoie davantage à l’apparemment ordinaire et, par conséquent, à l’hétérogénéité des situations.
18Aussi ces nouvelles qualifications paysagères des territoires de l’urbain donnent-elles lieu à des démarches aménagistes et citoyennes tout aussi inédites que nombreuses. Évoquant tantôt le paysage de manière explicite, tantôt de manière implicite, ces démarches reflètent le caractère émergent de l’enjeu de paysage en territoire montréalais tout autant que l’évolution discontinue et asymétrique, dans le temps et dans l’espace, des sensibilités collectives à l’égard du territoire urbain montréalais.
19Ainsi et à titre d’exemple, les milieux associatifs entretenant un rapport social et culturel envers le territoire montréalais évoquent très rarement la notion de paysage de manière explicite19. En effet, ces regroupements ont plutôt recours à des notions telles que « environnement », « nature », « patrimoine », « histoire » et « cadre de vie », faisant directement écho à l’expression des préoccupations locales. Cela dit, l’usage de la notion de paysage se vérifie déjà et fait l’objet d’initiatives et d’enjeux déclarés pour certaines organisations parmi les mieux structurées et les plus actives, surtout au centre de l’île de Montréal20.
20Du côté des démarches institutionnelles, la préoccupation paysagère occupe une place qui s’affirme dans les documents de planification des différentes instances métropolitaines. Des grands projets urbains démarrés à la fin des années 196021 au dernier plan d’urbanisme de la Ville de Montréal (2004), le regard aménagiste porté sur les dimensions paysagères du territoire s’est considérablement affirmé et élargi. Le contexte de la planification a d’autre part évolué, c’est une vision multidimensionnelle de la planification qui émerge désormais. À partir d’un plan d’urbanisme unique, la Ville déploie une stratégie assortie de multiples composantes. Ainsi, actuellement, plusieurs initiatives municipales majeures viennent d’être récemment adoptées : le Plan d’urbanisme (2004) ; la Proposition de politique de développement culturel (2004) ; le Projet de Politique du patrimoine (2004), la Politique de protection et de mise en valeur des milieux naturels (2004) ; le Premier plan stratégique de développement durable de la collectivité montréalaise (2005) ; le Projet de Politique de l’arbre de Montréal (2005) ; etc. Ces démarches publiques soulèvent, implicitement ou explicitement, des enjeux d’ordre paysager captifs des points de vue sectoriels à partir desquels ils sont formulés.
21Ainsi, et à titre d’exemple, la Politique de protection et de mise en valeur des milieux naturels cherche à concilier des objectifs économiques et de préservation des milieux naturels, en vue d’améliorer la qualité des milieux de vie tout en contribuant à leur pouvoir attractif. Les paysages offerts par les milieux naturels sont considérés comme un atout potentiel pour les développeurs, un argument en faveur de leur préservation. La Proposition de politique de développement culturel situe son action, pour sa part, dans une perspective d’amélioration de la qualité du cadre de vie des Montréalais. Pour ce faire, elle vise notamment la recherche de qualité et l’intégration du design dans les pratiques de la Ville et de ses partenaires. Le Projet de Politique du patrimoine se limite enfin au patrimoine paysager et renvoie à des actions d’aménagement des espaces verts, voire uniquement à la protection des arbres remarquables.
22Somme toute, les démarches de la Ville de Montréal témoignent globalement d’une pluralité, voire d’une dispersion, d’intérêts entretenus envers le territoire montréalais, sans qu’une position claire et qu’un cadre d’actions spécifiques et cohérentes ne ressortent à l’heure actuelle. Bien que le paysage apparaisse comme une préoccupation de plus en plus reconnue dans ces démarches publiques et plurielles, on relève le manque crucial d’arrimage et de dialogue quant aux actions sectorielles engagées au nom du paysage. En outre, ces démarches n’associent en aucun cas la question du paysage à une perspective de projet, assimilant le plus souvent le paysage au patrimoine, à un acquis culturel donné. En l’absence d’énoncés visant la mise en place de conditions en vue de soutenir une fabrication des paysages à travers une véritable perspective de projet, l’enjeu de paysage reste essentiellement associé pour l’heure à un réflexe de préservation et de mise en valeur des attributs existants.
À LA PÉRIPHÉRIE : L’INVENTION DES PAYSAGES
23Alors que les secteurs du centre de Montréal sont investis d’une pluralité d’initiatives publiques, que ce soit sur les espaces verts, le patrimoine, l’amélioration du cadre de vie ou le développement culturel, les pouvoirs publics des couronnes périphériques de la métropole semblent encore peu interpellés par la question du paysage en territoire urbanisé22. Plus encore, dans les initiatives menées à ce jour en périphérie, c’est une certaine vision de la ruralité qui porte le plus souvent l’enjeu de paysage23.
24L’adéquation plus qu’incertaine entre « paysage » et « banlieue », adéquation relevant davantage pour plusieurs de l’oxymore, explique en partie ce constat. De fait, le rapprochement que d’aucuns établissent entre les acceptions plus classiques de paysage et celle d’harmonie esthétique se pose effectivement en rupture avec cette impression de désordre, voire de chaos, que suscite plus généralement l’idée de banlieue, de périphérie urbaine, de edge city. Dépourvu d’ordonnancement apparent, l’espace périurbain constituerait en cela un espace sans qualité. Aussi, apparaît-il pour certains comme emblème ultime de l’anti-paysage.
25Dès lors, quels motifs et intérêt justifient d’approcher les territoires périphériques métropolitains sous l’angle particulier du paysage ? Cette question n’est pas vaine dans la mesure où se préoccuper de la banlieue attire le plus souvent encore mépris et dérision, tant elle semble pour une large part des spécialistes de l’urbain accumuler tous les maux, sur le plan de la qualité des formes urbaines, des considérations environnementales comme sur le plan des modes de gouvernance24. La position défendue ici entend s’affranchir de ce discours, s’inscrivant dans une volonté de proposer de nouvelles manières de voir et de faire, de renouveler la culture de l’aménagement des territoires périurbains en zone métropolitaine et plus largement au Québec.
Nouveaux espaces urbains, nouvelles formes narratives
26Le développement des nouveaux territoires urbanisés fait l’objet d’une riche et abondante littérature. Les discours savants et les nouvelles pratiques aménagistes tels que le landscape urbanism ont donné lieu à de nouvelles désignations, aussi diverses que nombreuses, des territoires en question. Les concepts de banlieue, périphérie, suburbain, ville émergente25 ou de edge city, urban fringe, exopolis satellites, du côté anglophone, en sont l’expression26. Deux principales voies d’accès au phénomène périurbain ont été mises de l’avant depuis les années 1950. Une première voie réside dans les approches centrées sur les formes matérielles d’urbanisation. Dans la foulée des enjeux liés au phénomène d’étalement urbain, de nombreux travaux se sont effectivement attachés à caractériser les formes spatiales générées, tant la matérialité des cadres bâtis (ex. : dynamiques d’utilisation du sol) que la matérialisation des nouvelles pratiques sociales (ex. : mobilité résidentielle)27. Une seconde perspective, à la suite notamment des travaux de Lefebvre28, réside dans la reconnaissance du travail d’élaboration symbolique de l’espace urbain, dans la prise en compte des discours, des représentations et des récits (populaires et savants) qui, en nommant cet espace, participe à le façonner29.
27Dans le sillon de cette dernière perspective, parmi les formalisations narratives les plus prégnantes en territoire urbanisé se trouvent les pratiques communicationnelles des secteurs privés comme publics, visant tantôt la promotion de projets immobiliers auprès des marchés résidentiels, tantôt la mise en valeur de villes, voire de métropoles, auprès de marchés industriel ou touristique. Aussi, en territoire périphérique, les activités de promotion immobilière sont-elles considérées de plus en plus comme un objet de recherche à part entière30. Dans un contexte marqué par une vive concurrence sur le plan de l’immobilier, la fonction narrative de ces opérations de place promotion ou de place marketing devient incontournable en ce qui concerne le phénomène de fabrication des secteurs urbains et péri-urbains31.
28Rappelons que la promotion des villes n’est pas pour autant un phénomène nouveau. Déjà, dans le cas des premiers secteurs industriels montréalais au XIXe siècle32, comme dans celui des habitations neuves des premières couronnes suburbaines des années 1960 et 197033, ce phénomène de mise en marché du territoire de la ville a été observé. L’histoire de Montréal première métropole industrielle du Canada est effectivement intimement associée aux activités des promoteurs privés.
29La nouveauté ici réside d’abord dans le contexte de forte pression démographique et de demande accrue sur le plan de l’habitat que connaît le territoire périurbain. D’une part, alors que Montréal connaît une croissance démographique de 5,4 % entre 1991 et 2004, la croissance du secteur périphérique est, pour la même période, trois fois supérieure à celle de la ville centrale, atteignant 16,1 %34. C’est sans compter, d’autre part, la rapidité sans précédent avec laquelle le secteur immobilier se déploie. Pour la seule périphérie montréalaise, le nombre de mises en chantier a plus que doublé entre 1998 et 2003, pour atteindre un sommet de près de 12 000 nouvelles constructions domiciliaires en 200335 (Figure 10.3).
Figure 10.3 : Mises en chantier sur le territoire de la Communauté métropolitaine de Montréal (1998-2003). (Source : Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal, 2005)
30Ce qui est plus nouveau encore, c’est l’orientation donnée aux stratégies de mise en marché. Centrées au départ sur le produit, c’est-à-dire sur les qualités formelles et fonctionnelles de l’habitat (ex. : nouveauté des constructions, qualité des équipements sanitaires, proximité des services, etc.), elles placeront par la suite les qualités d’un environnement et d’un mode de vie à l’avant-scène, le bien immobilier faisant l’objet de la transaction marchande étant relégué au second plan36.
31Poussée à sa limite, cette logique de mise en marché ferait même de l’esquive et de la démesure sa marque de commerce. De fait, en usant de stratégies promotionnelles aussi diverses que fantasques, les promoteurs immobiliers seraient porteurs d’images paradoxales, évoquant tantôt les archétypes de la campagne37, tantôt une mise en décor factice de la nature38, tantôt encore un passé magnifié39, voire un pastiche architectural40. Force est d’admettre que les nouveaux territoires urbains se construisent le plus souvent sur des valeurs anti-urbaines, opérant une véritable mise à distance vis-à-vis des valeurs associées à la modernité, au contemporain, à l’urbanité41.
32Ainsi et contrairement au sens commun, le développement récent de l’habitat en zone périurbaine se déploierait à travers des idées de paysage. Considérant le concept de paysage comme l’expression plurielle (identitaire, affective, économique, etc.) d’une qualification sociale et culturelle des territoires et des cadres de vie, les images et les discours promotionnels qui accompagnent ce déploiement résidentiel énonceraient effectivement des narrations singulières qui évoquent des idées de paysage. Ces dispositifs narratifs cherchent le plus souvent à défier le caractère banal, homogène, voire insipide des territoires périurbains en comblant le vide qualitatif pressenti.
33Aussi, ce développement fabriquerait-il des lieux, des mises en paysage inédites du territoire. L’industrie immobilière constituerait en ce sens un vecteur important dans l’invention des paysages. Le paysage en milieu périurbain ne se limiterait plus uniquement en ce sens à une construction sociale d’un « après-coup », c’est-à-dire une qualification préexistante révélée par la peinture, la littérature ou le patrimoine, mais serait issu d’abord et avant tout d’une fabrication explicite, contemporaine et volontaire inscrite dans une économie déclarée.
34Cette réflexion sur les nouveaux territoires émergents de l’étalement urbanistique pose donc la nécessité de s’attarder au rôle véritable des idées de paysage énoncées à travers les intentions de fabrication des promoteurs immobiliers. En clair, il s’agit d’apprécier en quoi le discours promotionnel des opérations immobilières cherche à tirer profit, dans certains cas, de valorisations paysagères préexistantes (reconnues collectivement) ou contribue, dans d’autres, à formaliser des inventions paysagères singulières.
35Sur le territoire périurbain métropolitain couvrant une superficie de 3320 km2 et comptant 62 entités municipales (en 2001), un balisage préliminaire a permis de répertorier 200 projets immobiliers. De ce nombre, les corpus documentaires rassemblés42 ont permis de considérer 58 projets à partir desquels 9 ont fait l’objet d’un examen détaillé43. L’intérêt des projets immobiliers retenus réside notamment dans la diversité des contextes territoriaux considérés (lisières de secteurs agricoles ou boisés, berges du Saint-Laurent, flanc de colline, etc.) de même que dans la variété des dispositifs narratifs mobilisés44 par les promoteurs.
36De cette première analyse des images et récits véhiculés par ces dispositifs promotionnels, par delà toute autre considération pratique45, les évocations qualitatives des territoires d’accueil sont omniprésentes. Aussi, cette attention portée aux qualités du territoire se décline-t-elle à travers une pluralité de thèmes : nature, esthétique, cadre de vie, attractivité, patrimoine, loisir, etc. Les extraits suivants, tirés des documents promotionnels étudiés sont fort évocateurs à ce sujet :
37sur le thème de la nature :
En levant la tête, vous apercevez les faucons pèlerins qui tournoient au faîte de la montagne [...]46
38Projet boisé [...] taillé à même la forêt47.
[...] réunit verdure et nature, lacs et plans d’eau [...] endroit par excellence pour vivre dans la nature48.
39de l’esthétique :
[...] des formes et des lignes à couper le souffle qui s’harmonisent parfaitement à l’environnement [...]. Architecture classique à l’image des plus beaux quartiers de Montréal49.
40de la qualité du cadre de vie :
[...] projet d’avant-garde axé en tout premier lieu sur le mieux-être des résidants [...] cadre de vie qui comble les aspirations de chacun [...]. Une nouvelle qualité de vie, une nouvelle qualité de ville50 !
[...] réinvente en milieu urbain le concept même d’espace51.
41de l’attractivité :
[...] l’entrée souligne le prestige et l’exclusivité [...] in his own yard, the resident is king of the castle52.
[...] caractère haut de gamme [...] site combinant prestige et montagne [...]53.
42Faire valoir le caractère exclusif et singulier d’un projet immobilier, voilà sans contredit le rôle premier des divers énoncés appréciatifs utilisés dans ces opérations promotionnelles. Plus que de simples arguments de vente, ces énoncés participent par ailleurs à l’élaboration de véritables mises en scène paysagères. Deux situations semblent se dégager. D’un côté, certaines opérations immobilières misent sur un dispositif de valorisation, voire de consécration des formes et caractères reconnus du territoire. De l’autre, ce sont des figures narratives d’un imaginaire idéalisé et fantasque qui sont mobilisées.
43Ainsi et à titre d’exemple, les déploiements récents de l’habitat en bordure immédiate du mont Saint-Hilaire, colline montérégienne de la couronne sud de Montréal dont un secteur fait l’objet d’une reconnaissance de l’UNESCO en tant que « réserve de la biosphère », sont représentatifs du premier cas de figure.
44Tous les éléments du dispositif narratif mis en place concourent effectivement à mettre en valeur ce site appuyé au flanc d’un des monuments les plus notoires du patrimoine naturel métropolitain, que ce soit par la stratégie promotionnelle empruntée54, par l’usage d’une toponymie singulière55, par l’adoption d’une trame épousant la topographie accidentée du site ou par l’expression architecturale forte et archétypale56 des constructions résidentielles (ex. : style château) accentuant la situation en surplomb de la colline (Figure 10.4).
45Cette magnification du contexte, habilement échafaudée, témoigne d’une volonté manifeste de mettre à l’avant-scène le caractère unique du site. Ce faisant, cet exercice cherche moins à faire valoir les avantages comparatifs du projet immobilier en question face à quelque concurrence que ce soit en provenance de la ville centrale (Montréal) qu’à instituer une mise à distance claire avec l’espace périurbain environnant. Soulignant l’harmonisation de la trame de rues au modelé particulier du site, le discours promotionnel ne manque pas, par exemple, de déprécier au passage l’archétype de la banlieue ordinaire et banale : « les rues ne sont pas de niveau comme une table de billard ou comme une insipide rue de banlieue57 ». Or, paradoxalement, en cherchant à se distinguer d’un archétype, c’est un autre que l’on vient importer, plus ancien encore, qui correspond aux logiques d’appropriation résidentielle des flancs du mont Royal au XIXe siècle par les bourgeoisies anglo-saxonnes de Montréal. Plus encore, c’est l’identité même de ce territoire qui est laissée entre les mains du secteur privé, identité culturelle forgée au fil du temps, faut-il le rappeler, par une appropriation et un regard collectifs porteurs d’images de nature, de verger, de rusticité58.
Figure 10.4 : Prestige et pastiche en récit de paysage. (Photo : P. Poullaouec-Gonidec, 2004)
46L’autre cas de figure précédemment évoqué opère, lui, à l’inverse. Alors que des opérations immobilières s’attachent à mettre en évidence certaines valorisations paysagères préexistantes, d’autres cherchent à formaliser des qualifications paysagères inédites en attribuant volontairement des qualités à des espaces sans qualité déclarée. Pour y arriver, les idées de paysage fabriquées dans ces conditions procèdent le plus souvent par dénégation du contexte.
47L’exemple d’un projet domiciliaire de la couronne nord de Montréal construit autour de l’univers « prestigieux » des grands châteaux de France59 en constitue un exemple éclatant. Cet univers pastiche dérivant de l’imaginaire médiéval français, que cherchent à consacrer les divers éléments du dispositif narratif mis en place (signature architecturale, toponymie, discours promotionnel, etc.), se positionne nettement en rupture avec le contexte limitrophe. Cette rupture est notamment rehaussée par l’enclave physique que crée l’unique point d’accès routier au projet.
48D’autres exemples malmènent aussi l’identité réelle des singularités et des caractères, environnementaux comme culturels, des territoires d’accueil. C’est le cas d’un projet implanté au cœur d’une zone caractérisée hier encore par une activité agricole intensive dont l’image de marque proposée fait valoir le caractère pittoresque du ruisseau60. Cette dernière opération se joue d’autant plus des véritables qualités et des attraits distinctifs du site proposé que le ruisseau en question n’est en réalité qu’un ancien fossé de drainage agricole (Figure 10.5).
49Somme toute, que ce soit en faisant appel à des expressions architecturales rompues à la mémoire des lieux ou en fabriquant de toutes pièces une mise en désir d’attributs de nature, les liens sont dans bien des cas ténus, voire carrément défaillants, entre l’identité matérielle tout autant que culturelle d’un lieu donné et les fictions que les développements domiciliaires récents tendent à créer. Ainsi, les repères identitaires des nouveaux territoires de l’habitat de la périphérie montréalaise disparaissent sans que le domaine public ne s’en préoccupe. Dans ce contexte, les collectivités concernées perdent toute emprise sur la fabrication et la gestion de leurs paysages, les nouveaux récits formulés profitent en effet aux seuls intérêts privés. L’activité immobilière devient le principal vecteur d’invention paysagère des territoires périurbains, soumettant en cela le bien commun aux aléas du marché. Cette fabrication paysagère échapperait en effet à un certain contrôle municipal.
Figure 10.5 : Paysage en fabrication... Domaine du Ruisseau, Brossard (Québec). (Photo : P. Poullaouec-Gonidec, 2004)
QUALIFIER LES PAYSAGES MÉTROPOLITAINS
50De ce premier balisage des enjeux collectifs sur la question du paysage en territoire métropolitain montréalais, se dégagent certaines tendances lourdes : 1) les préoccupations paysagères dans les territoires de la centralité urbaine sont manifestes et plurielles ; 2) dans le contexte des démarches aménagistes les plus récentes, émanant principalement de la ville centrale, l’enjeu de paysage est déclaré et explicite ; 3) la question du paysage est quasi absente des préoccupations publiques liées à l’aménagement des territoires des couronnes périurbaines de la métropole ; 4) elle relève davantage d’un processus de fabrication explicite du paysage inscrit dans une économie déclarée (industrie immobilière) qui échappe pour l’instant à toute intendance publique.
51Par ailleurs, selon l’assise conceptuelle privilégiée, il est nécessaire de rappeler que l’identité et la spécificité des figures paysagères du territoire métropolitain ne se limitent pas à la matérialité des formes visées, mais interpellent également les thèmes évoqués comme les intentions projetées en ce qui concerne la qualité des territoires urbains et périurbains montréalais.
52Sur le plan des formes évoquées, certaines figures paysagères valorisées de plus longue date, les panoramas sur la ville (skyline du centre-ville) comme les vues à partir de la ville (accès visuel au Saint-Laurent) ou celles de hauts fieux (mont Royal, Vieux-Montréal), font l’objet aujourd’hui d’une véritable consécration publique. Les préoccupations actuelles envers le paysage s’ouvrent toutefois aux espaces de proximité (quartier, espace ordinaire de nature) et à de nouveaux espaces d’expériences de la ville (scènes de rue, lieux de festivités). En secteur périphérique, les images et les récits promotionnels véhiculés par l’industrie immobilière participent à de véritables mises en scène paysagères faisant écho tout autant aux figures narratives d’un imaginaire idéalisé et fantasque qu’aux caractères et aux formes tangibles du territoire.
53En ce qui concerne les thèmes évoqués, par delà les dimensions dominantes assimilant la question du paysage à une préoccupation sur la nature en ville (espace vert) ou le patrimoine architectural confortée en tout point par les récentes politiques municipales (en matière de développement durable, de culture, etc.), les intérêts locaux pour les dimensions qualitatives de la ville mobilisent pour les secteurs centraux de la métropole montréalaise de plus en plus les notions d’attractivité (image de marque et de prestige) et de qualité du cadre de vie (bien-être, confort, propreté, loisir en ville). En contrepartie, les idées de paysage fabriquées par l’habitat périurbain s’associent davantage aux pastiches architecturaux passéistes, aux archétypes d’une pseudo-ruralité villageoise, à une nature magnifiée, voire à une falsification de la mémoire des lieux.
54Par rapport aux intentions projetées, enfin, vu le caractère emblématique et consacré des figures paysagères les plus notoires de la ville centrale, les intentions et les gestes faits renvoient d’abord et avant tout à un réflexe de sauvegarde et de mise en valeur. Dans le contexte nord-américain de concurrence autour de la question d’attractivité des métropoles, voire des préoccupations liées au branding des villes, certaines intentions ciblent également des opérations de reconquête de secteurs urbains en déficit de qualification (secteur du Havre, Quartier international de Montréal, etc.). De son côté, la fabrication des nouveaux territoires de l’habitat périurbain participe directement soit à exhausser certaines valorisations paysagères préexistantes, soit à formaliser des qualifications paysagères inédites en attribuant volontairement des qualités à des espaces sans qualité intrinsèque.
55Ces considérations paysagères portent à l’action pour accompagner le développement de la métropole montréalaise. Aussi, l’énoncé d’un cadre d’actions se heurte-t-il à un triple défi :
- reconnaître d’abord la valeur et la portée publique du paysage au Québec, puisqu’il n’y a aucune politique ou encadrement législatif en la matière ;
- induire ensuite un questionnement relié au sens des lieux concernés, à l'interprétation des valorisations culturelles et sociales et aux multiples enjeux qui en découlent (environnement, qualité du cadre de vie, bien-être, etc.) ;
- développer enfin des pistes d’intervention qui, par leur caractère démonstratif et exemplaire, participeront à l’édification d’un savoir-faire public singulier et original en regard de l’aménagement des territoires de la métropole montréalaise.
56Quelles devraient être les assises de ce savoir-faire « autre » et quels devraient être les contours des nouvelles modalités opératoires à déployer. Le « projet de paysage » comme figure d’intentions contextuelles apparaît une option toute désignée pour garantir l’invention et la réinvention de nouveaux regards et de nouvelles qualifications socioculturelles des territoires en jeu.
57Pour l’heure, le paysage comme figure de qualification d’un réel signifiant devient l’enjeu de mise en valeur du territoire de la ville centrale. L’idée de paysage reste là, ancrée dans un projet présent antérieur. Cette réminiscence semble être le dessein du paysage dans l’urbain qui laisse très peu de place à son invention. Aussi, force est d’admettre que le « projet de paysage » en territoire urbain ne pourra satisfaire à ses finalités qu’en se restreignant à puiser dans le passé. Il nécessite un ancrage dans l’ici et maintenant autant qu’une vision de l’avenir61.
58Dans les couronnes périphériques, les conditions d’exercice du « projet de paysage » sont autres. Enseveli dans le flot narratif des entreprises promotionnelles du secteur immobilier, le « projet de paysage » doit plutôt se rebrancher sur les singularités et les identités fondatrices des lieux en cause. En tant que bien collectif et civique à promouvoir, il importe d’inscrire l’enjeu du paysage en territoire métropolitain comme une véritable intention projective, tel est le défi adressé aux acteurs publics et aux métiers de l’aménagement (architectes, architectes paysagistes et urbanistes) soucieux de la renaissance paysagère d’une métropole (mais bien trop peu présents dans le débat...). Ce faisant, les collectivités concernées seront à même de se réapproprier l’écriture des nouveaux territoires de l’habitat à édifier.
59Au moment où, dans la foulée notamment de la Convention européenne du paysage (Conseil de l’Europe, 2000), le paysage est de plus en plus reconnu en tant que bien public, au moment également où d’aucuns reconnaissent une transformation excessive des territoires urbanisés, voire une uniformisation de leurs attributs et de leurs qualités, il y a une urgence à reconnaître et à révéler les singularités de ces territoires en tant qu’éléments porteurs de valeurs identitaires à l’échelle locale.
60Aussi, les résultats de la présente étude profiteront-ils directement aux acteurs de première ligne, soit les intervenants municipaux, quant à la nécessité d’initier des démarches de caractérisation des spécificités des formes paysagères présentes sur leur territoire. Ultimement, et si la volonté des pouvoirs publics62 au Québec est de reconnaître la valeur publique du paysage, ils participeront à poser les conditions de prise en compte des dimensions paysagères, à travers des plans ou des projets de paysage, dans l’exercice de planification des villes. Ces conditions pourraient notamment permettre l’encadrement adéquat des projets de développement immobilier en accompagnant la mise en oeuvre des narrations paysagères, des expressions architecturales et des toponymies proposées des lieux.
Notes de bas de page
1 Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Bulletin de santé de Montréal, Montréal, 2004, 84 p. <www.ccmm.qc.ca/documents/bulletinDeSante/BulletinSante_Fr.pdf>.
2 Stolarick, K., R. Florida et L. Musante, Montréal, ville de convergences créatives : perspectives et possibilités, Montréal, Catalix, 2005, 19 p., <www.culturemontreal.ca/pdf/050127_catalytix_fr.pdf>.
3 Breton, P., « Il fait bon vivre à Montréal. La métropole se classe quatrième au monde pour la qualité de vie, selon la revue Wall-paper », La Presse, 4 janvier 2001, p. E1.
4 Poullaouec-Gonidec, Philippe et al., Enjeux de paysage en territoire Métropolitain : préoccupations publiques entre demandes sociales et intentions aménagistes (Montréal 1965/2005), rapport de recherche présenté au ministère des Affaires municipales et des Régions, Montréal, Chaire en paysage et environnement, Université de Montréal, 2005, 59 p. + annexes.
5 Rappelons que de 2000 à 2005, le territoire municipal de la ville de Montréal s’est adjoint, à la suite d’un processus complexe de réorganisation territoriale orchestré par le gouvernement du Québec, plusieurs municipalités limitrophes. Des 27 arrondissements fusionnés, un certain nombre retrouvera un statut d’entité municipale à la suite d’une série de référendums menés en 2004 sur la question de la défusion. Rappelons que ce dernier statut rend une partie seulement des pouvoirs accordés auparavant aux municipalités d’origine.
6 Recherche menée à la Chaire en paysage et environnement de l'Université de Montréal (CPEUM) en partenariat avec le ministère des Affaires municipales et des Régions du Québec sur la question des paysages en territoire métropolitain montréalais et sur les termes de leur opérationalisation. Voir notamment Poullaouec-Gonidec, P., S. Paquette et G. Saumier, Paysages en territoire métropolitain, phase I : balisage conceptuel, positionnement stratégique de recherche et cadre d’actions paysagères, rapport de recherche déposé au ministère des Affaires municipales, du Sport et du Loisir, Montréal, Chaire en paysage et environnement, Université de Montréal, 2004 ; Poullaouec-Gonidec et al. 2005, op. cit., note 4.
7 Un balisage préliminaire permettait de dégager la gamme des attributs associés à l'identité conceptuelle de la notion de paysage en territoire urbain à partir des différents contextes d’énonciation interpellant cette notion (ex. : savoirs issus tant des sciences humaines et sociales, des disciplines de l’aménagement que des pratiques artistiques). Trois principaux attributs ressortent de cet exercice, soit des attributs 1) de formes, tangibles (ex. : vue, espace vert) comme intangibles (ex. : lieu construit par l’imaginaire romanesque) ; 2) de thèmes (ex. nature, esthétique, patrimoine, bien-être, etc.) ; et 3) d’intentions (ex. : de reconnaissance, de mise en valeur, de fabrication, etc.). Le chapitre 9 dans cet ouvrage présente une discussion plus approfondie à cet effet.
8 Voir à ce sujet l’ensemble des réflexions menées en parallèle des démarches suivantes, soit le Plan d'urbanisme (2004) ; la Proposition de politique de développement culturel (2004) ; le Premier plan stratégique de développement durable de la collectivité montréalaise (2005) ; le Projet de Politique du patrimoine (2004) ; la Politique de protection et de mise en valeur des milieux naturels (2004) ; etc.
9 Exception faite des débats portant sur l’impact de l’étalement urbain vis-à-vis de la viabilité des zones agricoles périurbaines et l’émergence récente de certaines démarches visant la mise en oeuvre d’un cadre opératoire pour le développement durable de la couronne sud.
10 Le site du mont Royal constitue l’un des emblèmes d’ordre paysager les plus représentatifs en ce sens. À ce titre, le Conseil des ministres du Québec adoptait en mars 2005 le décret créant officiellement l’Arrondissement historique et naturel du Mont-Royal.
11 Dès 1819, la proposition de dégager certaines vues à partir du sommet du mont Royal est évoquée. L’inauguration du belvédère en août 1884 consacre cette valorisation collective de plus longue date des panoramas offerts à partir de la montagne. Il importe également de rappeler les panoramas de Montréal mis en scène à partir des rives de l’île-Sainte-Hélène et immortalisés par les gravures et dessins des militaires britanniques réalisés à la fin du XVIIIe siècle. Voir Marchand, D., « Une petite chronologie aléatoire du mont Royal », Trames, vol. 2, n° 1, 1989, p. 36-49.
12 Voir les dispositions particulières incluses à cet égard dans le premier plan d’urbanisme de la Ville de Montréal en 1992.
13 Ces résultats se dégagent d’un relevé systématique réalisé sur 85 organisations (organismes de bienfaisance) oeuvrant sur le territoire métropolitain sur le plan du patrimoine, de l’environnement, de la culture, du tourisme, etc. Voir Poullaouec-Gonidec et al., 2003, op. cit., note 4.
14 Poullaouec-Gonidec et al., 2005, op. cit., note 4.
15 Enquête menée entre novembre 2004 et mars 2005 par la Chaire en paysage et environnement auprès des 27 arrondissements de Montréal. Des entretiens semi-directifs ont été réalisés en compagnie des urbanistes en poste afin de documenter les préoccupations locales en matière d’aménagement des territoires et plus spécifiquement quant aux formes, aux intentions et aux thèmes porteurs de valorisations paysagères.
16 Données tirées du recensement canadien de 2001.
17 Thibaud, J.-P., « La méthode des parcours commentés » dans M. et J.-P. Thibaud (dir.), L'espace urbain en méthodes, Grosjean, Marseille, Éditions Parenthèses, 2001, p. 79-99.
18 Voir à ce sujet la description du Boisé du Sanctuaire dans PoullaouecGonidec, P., « Esthétique des paysages de la modernité », Trames, vol. 9, 1993, p. 29-34.
19 Cela se vérifie par l’analyse de contenu réalisée auprès de 85 organismes associatifs oeuvrant sur le territoire métropolitain. Voir Poullaouec-Gonidec et al., 2005, op. cit., note 4.
20 Dont notamment Héritage Montréal, organisme voué à la sauvegarde et à la mise en valeur du patrimoine architectural de Montréal, et Les Amis de la montagne, association vouée à la défense des multiples intérêts suscités par le site du mont Royal.
21 Parmi les grands chantiers de la métropole qui ont fait entrer Montréal dans sa modernité, pensons notamment à l’aménagement des îles Sainte-Hélène et Notre-Dame dans le cadre de la présentation de l’exposition universelle de 1967, à la construction du réseau d’infrastructure autoroutière de même qu’à l’inauguration du métro de Montréal.
22 Poullaouec-Gonidec et al., 2005, op. cit., note 4.
23 L’élaboration d’un projet de mise en valeur de la frange agricole de la MRC de Champlain (couronne sud de Montréal) en constitue une illustration probante. Ce projet, mené par la Ville de Longueuil et de nombreux partenaires régionaux, vise le renforcement du lien ville/campagne en faisant des paysages ruraux et agricoles situés aux abords des milieux urbanisés autant d’actifs à valoriser.
24 Allaman, M., « Surfiler les lisières de la ville », Diagonal, vol. 167-168, 2005, p. 50-34.
25 Dubois-Taine, G. et Y. Chalas (dir.), La ville émergente, La Tour d'Aigues, Editions de l’Aube, 1997.
26 Oatley, N., L’apparition de l’Edge (of) City : quels mots pour les « nouveaux » espaces urbains ? Nommer les nouveaux territoires urbains, Paris, Éditions UNESCO/Fondation Maison des sciences de l'homme, 2001, p. 17-38.
27 Ibid.
28 Lefebvre, H., La production de l’espace, Paris, Éditions Anthropos, 1974.
29 Mondada, L., Décrire la ville : la construction des savoirs urbains dans l’interaction et dans le texte, Paris, Anthropos, 2000 ; Rivière d'Arc, H. (dir.), Nommer les nouveaux territoires urbains, Paris, Éditions UNESCO/Fondation Maison des sciences de l'homme, 2001.
30 Perkins, H. C., « The Country in the Town : the Role of Real Estate Developers in the Construction of the Meaning of Place », Journal of Rural Studies, vol. 5, n° 1, 1989, p. 61-74 ; Prytherch, D. L., « Selling the Eco-entrepreneurial City : Natural Wonders and Urban Stratagems in Tucson, Arizona », Urban Geography, vol. 23, n° 8, 2002, p. 771-793 ; Duncan, J. S. et N. G. Duncan, Landscapes of Privilege : The Politics of the Aesthetic in an American Suburb, New York, Routledge, 2004.
31 Gold, J. R. et S. V. Ward, Place Promotion : the Use of Puhlicity and Marketing to Sell Torons and Regions, Toronto, Chichester England, 1994 ; Hall, T., Urban Geography, Londres et New York, Routledge, 2001.
32 Linteau, P.-A., Maisonneuve : ou Comment des promoteurs fabriquent une ville : 1883-1918, Montréal, Boréal Express, 1981.
33 Fortin, G., La publicité sur le logement neuf, Montréal, INRS Urbanisation, 1982.
34 Informations tirées du recensement 2001 de Statistique Canada, de même que des données démographiques 2005 compilées par l’Institut de la statistique du Québec.
35 Données de la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL), 2004.
36 Fortin, 1982, op. cit., note 33 ; Fortin, A0, « La banlieue en trois temps », Fortin, A., C. Després et G. Vachon (dir.), dans La banlieue revisitée, Québec, Nota bene, 2002, p. 49-72.
37 Perkins, 1989, op. cit., note 30.
38 Prytherch, 2002, op. cit., note 30.
39 Duncan et Duncan, 2004, op. cit., note 30.
40 Allaman, 2005, op. cit., note 24.
41 Schwartz, J., « The Poet and the Pastoral in the Naming of Suburbia », Names : Journal of the American Name Society, vol. 28, no 4, 1980, p. 231-254.
42 Dans un premier temps, un relevé des projets domiciliaires en développement a été réalisé à partir des principaux véhicules promotionnels disponibles (ex. : sites web, publicités dans la presse écrite).
43 En plus des informations relevées précédemment, les neuf projets retenus (répartis équitablement entre les couronnes nord et sud de la métropole) ont fait l’objet d’observations in situ au printemps 2004 (ex. : caractérisation paysagère, lien au contexte extérieur, toponymie, etc.). L’examen des brochures promotionnelles disponibles sur place complétait la stratégie méthodologique adoptée.
44 Le discours publicitaire privilégié, tant textuel qu’iconographique, la toponymie singulière des projets, les expressions et les archétypes architecturales déployés, sont autant d’éléments participant à ces dispositifs narratifs.
45 Par exemple, la proximité des services et l’accès au réseau de transport.
46 Documents promotionnels, Domaines au pied de la falaise, MontSaint-Hilaire (Québec), promoteur Belcor immobilier inc., 2004.
47 Documents promotionnels, Domaine de la Pinière, Terrebonne (Québec), promoteur Les Habitations Domicil inc., 2004.
48 Documents promotionnels, Bois-Franc à Saint-Laurent, Saint-Laurent (Québec), promoteur Bombardier Services Immobiliers inc., 2004.
49 Ibid.
50 Ibid.
51 Documents promotionnels, Domaine de la Rive-Sud, Brossard (Québec), promoteur Groupe F. Catania et Associés inc., 2004.
52 Ibid.
53 Documents promotionnels, Domaines au pied de la falaise, MontSaint-Hilaire (Québec), promoteur Belcor immobilier inc., 2004.
54 L’importance du caractère naturel du site est soulevée à maintes reprises, notamment la présence exceptionnelle d’un couvert végétal composé d’arbres matures. C’est sans parler de la référence explicite à la consécration de la montagne par l’UNESCO. Documents promotionnels, Domaines au pied de la falaise, Mont-Saint-Hilaire (Québec), promoteur Belcor immobilier inc., 2004.
55 Les toponymes des rues sont fort évocateurs : rues du Sommet, des Falaises, du Massif, du Vallon, etc. Observations in sim, Domaines au pied de la falaise, Mont-Saint-Hilaire (Québec), mai 2004.
56 Pensons à l’archétype du château médiéval implanté en montagne.
57 Documents promotionnels, Domaines au pied de la falaise, Mont-Saint-Hilaire (Québec), promoteur Belcor immobilier inc., 2004.
58 Pensons aux nombreuses représentations picturales des peintres québécois les plus célèbres, au premier chef, les artistes Ozias Leduc et Paul-Émile Borduas, tous deux natifs de cette région.
59 Documents promotionnels, Le Fontainebleau, Blainville (Québec), promoteur Groupe immobilier Grilli inc., 2004.
60 Observations in situ, Domaine du Ruisseau, Brossard (Québec), promoteur Groupe Construction Royale, 2004.
61 À l’exemple des commerces de rue de Montréal qui induisent une vision débridée dans l’urbain grâce au projet municipal Commerces Design Montréal qui, depuis 10 ans, contribue au développement d’un quotidien extraordinaire.
62 Aux échelles municipale, régionale et provinciale.
Auteurs
Chercheur adjoint à la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal ainsi qu’à la Chaire UNESCO en paysage et environnement de la même institution. Titulaire d’un Ph. D. (2001) en aménagement à l’Université de Montréal, il a séjourné en 2003, grâce à une bourse de recherche postdoctorale du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), au Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces (LADYSS), unité de recherche affiliée au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et aux Universités de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne), 8 et 10. Sur les milieux ruraux, urbains et périurbains, il développe des points de vue qui se réclament du domaine émergent de la « sociologie du paysage ». Ses travaux ont fait l’objet de nombreuses publications dans des revues sur le plan national et international.
Titulaire et cofondateur de la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal. Depuis 2003, il est également titulaire et fondateur de la Chaire UNESCO en paysage et environnement de l’Université de Montréal (CUPEUM). Architecte paysagiste et plasticien de l’environnement, il est professeur titulaire à l’École d’architecture de paysage de l’Université de Montréal dont il a été le directeur de 1991 à 1996. Engagé activement à faire reconnaître la portée culturelle et sociale de l’enjeu du paysage auprès des pouvoirs publics, il a obtenu récemment l’un des cinq prestigieux prix de recherche Trudeau (Lauréat 2005 de la Fondation Trudeau).
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