Des dispositifs propices au don/contre-don ?
p. 79-114
Texte intégral
Un exemple de tutorat universitaire
1Dans l’introduction de cet ouvrage, il est fait référence à un dispositif tutoral mis en œuvre à l’université de Bordeaux au milieu des années 1990 à l’attention des étudiants de la Faculté de Médecine (Quinton, 1996, 1997 ; Massadimi, 1998 ; Bédouret, 2002). Trois raisons font qu’il mérite que l’on s’y attarde quelque peu notamment au regard de ce qui constitue le fil rouge de cet ouvrage : le don/contre-don. Premièrement, ce fut en France une des premières initiatives de ce genre dans l’enseignement supérieur, avant même que le tutorat universitaire ne soit officialisé par deux arrêtés ministériels de l’Éducation nationale de 1997 et 1998. Deuxièmement, l’impulsion initiale est donnée par les étudiants mêmes par le biais de leur association (Carabins de Bordeaux) relayés en cela par le corps professoral : « Les responsabilités statutaires sont endossées par des enseignants dont le statut, les fonctions à l’Université peuvent justifier de cette responsabilité au sein des composantes » (Bédouret, 2002, p. 85). Enfin, troisièmement et c’est sans doute là l’essentiel, des formes de don/contre-don sont repérables à l’intérieur de ce dispositif avec des étudiants tutorés inscrits en première année d’études médicales (PCEM 1) qui, dans un premier temps, bénéficient de l’aide et du soutien de pairs plus avancés dans le cursus avant, dans un second temps, qu’ils ne deviennent à leur tour tuteurs pour faire de même auprès de tutorés débutants. Et ceci de façon renouvelée d’une année universitaire à l’autre. Ils semblent bien s’inscrire dans un mouvement qui consiste à recevoir et rendre, à restituer ce qui a été initialement reçu (Massadimi, 1998 ; Baudrit, 2015a). Reprenons point par point ces différents éléments.
2Voilà effectivement une initiative plutôt insolite venant d’acteurs qui, apparemment, ont anticipé l’officialisation de telles pratiques. Le fait de devancer l’autorité de tutelle peut présenter un caractère suspect mais, d’un autre côté, il est très révélateur. Il dénote une forte volonté locale qui a pour seul but de « briser l’idée d’une sélection par l’argent » (Quinton, 1996, p. 89). Des études statistiques menées par cet auteur sur plusieurs cohortes d’étudiants font état d’importantes iniquités, en termes de réussite en fin de 1re année d’études, entre ceux qui peuvent bénéficier des cours des écoles privés et ceux qui n’y ont pas accès faute de moyens financiers (Quinton, 1996, 1997). Situation donc dénoncée par les étudiants mais également prise en compte par les responsables pédagogiques locaux chargés d’instaurer « une plus grande égalité des chances de réussite au concours par l’offre d’une aide gratuite et d’un dispositif ouvert à tous ; pour ses promoteurs, le tutorat doit prioritairement contrecarrer l’effervescence des cours de soutien privés payants proposés aux étudiants concernés, qui créent, de ce fait, une sélection par l’argent (Quinton, 1999, p. 221) » (Bédouret, 2002, p. 82). Telle est la principale vocation du tutorat universitaire ainsi créé, il s’inscrit en contrepoint des cours privés dont tout le monde ne peut bénéficier.
3Il faut dire que cette dynamique n’est pas propre aux acteurs locaux de l’université de Bordeaux. Ailleurs également « des enseignants-chercheurs avaient déjà pris l’initiative de l’instituer dans leurs universités » (Annoot, 2012, p. 49). Autant de décisions qui arrivent à point nommé à un moment où au niveau de l’Union Européenne, « la réduction des injustices entre individus ou groupes est un axe [...] des politiques éducatives recommandées par les États membres » (ibid., p. 31). Orientation qui se traduit dans l’enseignement supérieur français par l’adoption de « dispositifs destinés à la prévention de l’échec en premier cycle et la promotion de l’égalité des chances » (ibid., p. 49). Finalement nous sommes à une période où tout ce qui est de nature à réduire les inégalités et à favoriser l’amorçage des études supérieures est plutôt bienvenu. En ce sens, le tutorat universitaire fait tout naturellement partie des mesures préconisées. Il semble se présenter comme « une réponse locale à une injonction de la politique publique » (Bédouret, 2002, p. 10), mais également comme une initiative locale qui va trouver quelque justification dans la politique publique. Toujours est-t-il que nous avons là des acteurs dont on peut penser qu’ils sont dans le don/contre-don au regard de leurs façons de faire dans le cadre d’une pratique pédagogique encore peu courante dans l’enseignement supérieur : le tutorat. Mais de quel type de tutorat s’agit-il vraiment ? Et qui concerne-t-il en particulier ?
4Afin de contrebalancer les avantages permis par les cours privés seulement accessibles à certains, le tutorat universitaire institué prend appui sur les principes suivants : gratuité, liberté d’accès, pas de groupes de niveaux ni de classements, axé sur la méthodologie de travail des étudiants (Quinton, 1996, p. 90). Donc ouvert à tous, il se présente comme « un dispositif d’aide aux apprentissages dont la mise en œuvre est assurée par des tuteurs-étudiants avancés dans le cursus universitaire auprès d’étudiants de première année de premier cycle » (Bédouret, 2002, p. 9). Il est ainsi possible de bénéficier d’un soutien méthodologique pour organiser le travail universitaire, réviser les cours, revoir les notions mal comprises, poser des questions relatives à des points particuliers, etc. Autant d’apports non négligeables quand l’on sait que :
[...] le concours de PCEM 1 et sa préparation ont mauvaise réputation. Le concours est considéré comme difficile bien qu’il y ait 15,6 % de candidats reçus en médecine et en odontologie. L’ambiance de la préparation est décrite comme stressante. Il est volontiers affirmé que les enseignements ont peu d’intérêt, soit dans leur fond, soit du fait des conditions dans lesquelles ils se déroulent. Il est banal de dire que les étudiants se sentent perdus. Un fort sentiment d’inégalité des chances par l’argent est créé par les écoles privées... (Quinton, 1996, p. 21)
Le constat est plutôt sévère mais il permet de comprendre l’importance que revêt, pour certains étudiants, le dispositif tutoral mis place, l’intérêt qu’ils peuvent y trouver surtout pour compenser le handicap que constitue le non-accès aux cours privés. Mais, d’un autre côté, qui sont les tuteurs ? Qui est prêt à s’investir dans ce genre de mission ? À y consacrer du temps et de l’énergie ?
5Pour le savoir, Massadimi (1998) a mené une étude auprès des 75 étudiants impliqués dans le rôle de tuteur à la Faculté de Médecine de l’université de Bordeaux au cours de l’année universitaire 1997-1998. Leurs fiches de scolarité permettent de recueillir les données suivantes sur chacun d’eux : moyenne générale obtenue en PCEM 1, résultats aux différentes épreuves de PCEM 1, année redoublée ou non, éventuellement triplée, cursus et résultats postérieurs à PCEM 1. Parallèlement, la passation d’un questionnaire fournit des informations générales sur l’étudiant (âge, genre, série et mention au baccalauréat, professions des parents) ainsi que sur son cursus scolaire, son inscription ou non aux cours privés, sa venue ou non au tutorat en tant que tutoré, la ou les raisons qui l’ont amené à devenir tuteur, sa conception du tutorat, les satisfactions et difficultés rencontrées, ses propositions pour améliorer le fonctionnement du tutorat en Médecine. Un traitement quantitatif des réponses fait apparaître que 18 % des étudiants enquêtés sont issus de milieux où les parents exercent des professions libérales, 48 % ont des parents qui sont cadres ou enseignants, pour 22 % d’entre eux ils sont ouvriers ou employés, les autres catégories socio-professionnelles (artisans, agriculteurs, commerçants) sont très faiblement représentées. Autant de dire que l’accès aux cours privés est un problème pour bon nombre d’entre eux.
6À l’intérieur de cette population estudiantine, Massadimi (1998) distingue un sous-groupe représentant 60 % de l’échantillon. Majoritairement redoublants voire triplants en PCEM 1, ils font leur le principe de réciprocité pour avoir été tutorés lors de cette première année d’études et par la suite tuteurs auprès d’étudiants débutants sur la base du volontariat. Comme si pour eux, aide reçue et aide rendue allaient de pair, étaient dans leur esprit indissociables. Un comportement qui peut s’expliquer par le fait qu’ils ont eu de sérieuses difficultés en PCEM 1, l’aide fournie par des pairs plus expérimentés semble toutefois leur avoir permis de franchir le cap compliqué de cette année universitaire, d’où leur engagement subséquent dans le rôle inverse qui leur donne l’occasion de restituer le précieux soutien dont ils ont pu bénéficier. Cela dit, la mécanique de ce type de D/CD mérite d’être examinée d’un peu plus près.
Les particularités de l’échange par ricochet
7Il s’agit effectivement d’actes qui se transmettent d’individus à individus en l’absence de toute restitution aux personnes à l’origine du don :
Le premier acte concerne de manière classique des donateurs et des donataires, au cours du second acte les donataires deviennent bien donateurs mais non l’inverse. L’aide rendue a d’autres destinataires, en l’occurrence des étudiants inscrits en première année d’études de Médecine. Et ainsi de suite avec les différentes promotions qui se succèdent dans ce cursus. (Baudrit, 2015a, p. 204)
Tel est le principe même de la chaîne de réciprocité (Adloff & Mau, 2006) que ces auteurs associent au fonctionnement des sociétés modernes en ce qu’elle est caractéristique d’un renouvellement et d’une diversification des personnes concernées. En tout cas, nous sommes assez loin des pratiques propres aux sociétés archaïques, sociétés segmentées selon Mauss (2008/1923-1924), parce qu’organisées sur « la base de clans et tout au moins de grandes familles plus ou moins indivises à l’intérieur et plus ou moins isolées les unes des autres à l’extérieur » (ibid., p. 277). Dans ces conditions, ce sont toujours les mêmes tribus, les mêmes clans ou les mêmes familles qui s’échangent fêtes, festins, rites, danses ou autres cérémonies. Pour le cas qui nous intéresse, il ne faut pas non plus oublier la structure qui autorise de tels relais entre les acteurs sachant que « les donateurs n’ont plus de liens directs entre eux mais seulement des liens médiatisés par le centre de redistribution de la communauté » (Temple, 1998, p. 241). En la circonstance, le centre de redistribution se trouve être le dispositif tutoral institué à la Faculté de Médecine de l’université de Bordeaux, lieu spécifiquement réservé aux échanges qui se déroulent « sur la base d’un turnover où les protagonistes se livrent à un jeu de dons/contre-dons rythmé par le calendrier universitaire, chaque année étant marquée par l’arrivée de nouveaux acteurs, les uns inscrits dans un nouveau rôle, les autres dans un rôle nouveau. Nouveau rôle s’agissant de passer de tutoré à tuteur, rôle nouveau pour ceux qui souhaitent être tutorés à leur entrée à l’Université. Les premiers sont dans le contre-don que les seconds reçoivent sous forme de don. Le dispositif semble s’autoréguler ainsi » (Baudrit, 2015a, p. 205). De son côté, Sabourin (2013) parle de réciprocité indirecte pour décrire le même mouvement : « Les biens symboliques ou matériels reçus ne sont pas rendus à ceux qui les ont donnés, mais à un autre groupe, qui les rendra encore à un autre groupe » (ibid., p. 303 ; trad. pers.). Il faut bien une structure, une organisation, un lieu ou un centre pour qu’il en soit ainsi, autrement comment envisager le processus de transmission ? À un moment ou à un autre, la coprésence paraît être une condition sine qua non pour assurer la pérennité de la réciprocité indirecte. Mais là n’est pas la seule caractéristique du D/CD étudié.
8La réciprocité peut également être qualifiée de diachronique vu l’espacement existant entre les actes de recevoir et de donner. Le premier se déroule au cours de la première année d’études médicales alors que le second ne peut se manifester avant le début de la deuxième année, quand il n’apparaît pas plus tard au cours de la troisième ou de la quatrième année. Que dire de ce décalage temporel ? Que signifie-t-il ? Il est plutôt à interpréter positivement comme le suggère Vandevelde (1998) : « Quelqu’un qui retournerait immédiatement le don qu’il vient de recevoir, montrerait par là même qu’il est incapable de recevoir » (ibid., p. 284). Autrement dit, le fait de restituer l’aide reçue bien après signifie que l’étudiant n’a pas oublié l’acte bienfaiteur, il lui est resté en mémoire, comme s’il se sentait toujours redevable d’une telle action. Le principe de l’obligation, maintes fois mentionné par Mauss (2008/1923-1924), semble ici transparaître en filigrane. Bédouret (2002) a d’ailleurs recueilli plusieurs témoignages à ce sujet. Voici deux d’entre eux, ils viennent d’étudiants en Médecine qui ont été successivement dans les positions de tutoré et de tuteur :
Jean-François : « Je suis un pur produit du tutorat et j’étais 22e (au concours de PCEM 1) ; sans le tutorat je n’aurais jamais eu mon concours. Cela fait, à partir de là j’avais une dette envers les tuteurs donc je voulais que cela se reproduise avec mes tutorés [...]. Moi je n’avais pas les moyens de me payer une école privée, je me suis demandé : je vais avoir 40 tutorés, je vais leur donner les moyens mnémotechniques, sachant que parmi les 40, tout le monde ne peut l’avoir (le concours de PCEM 1) ; quand j’ai été doublant je me disais j’espère que les primants n’en sauront pas plus que les doublants ; si les primants dépassent les doublants c’est le monde à l’envers ; mais j’ai mis ma conscience de côté et me suis dit : je vais donner autant de conseils aux primants qu’aux doublants ; pas de discrimination. (Bédouret, 2002, tome II, p. 71)
Éric : « Moi j’étais tutoré l’année dernière et ce que j’attendais ce n’était pas que l’on refasse les cours ; ce que j’attendais c’est que l’on discute sur les cours, des questions que les autres se posent et que toi tu ne te poses pas ; que l’on te réexplique, après tu n’as plus besoin d’apprendre par cœur [...]. Je pense que c’est bien (le tutorat) pour les élèves en difficultés qui ne peuvent pas se payer des cours particuliers, il y a toujours la fac. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 56-57)
9Ces propos laissent penser qu’il pourrait y avoir « un danger pour le donataire qui ne répondrait pas » (Faggion, 2010, p. 73). Mais un danger de quelle nature ? À quoi s’expose la personne soupçonnée d’un tel manquement ? Mauss (2008/1923-1924) avait déjà apporté des réponses à ces interrogations en ces termes : « Le don non rendu rend encore inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour. » (ibid., p. 258). La personne ne sort donc pas grandie de cette affaire, tant s’en faut, pire encore « accepter sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas » (ibid., p. 269-270). L’obligation de rendre trouverait ainsi une justification dans l’image que la personne donne d’elle-même, dans le statut social que ses contemporains lui accordent. Et tout écart en la matière paraît avoir valeur de sanction à l’intérieur des sociétés archaïques. Pour ce qui est des étudiants de l’université de Bordeaux dont il est question, l’affaire se présente certainement différemment. N’oublions pas qu’ils n’ont pu bénéficier des cours privés faute de ressources financières suffisantes, d’où leur présence au tutorat universitaire proposé. Ils se sentent d’autant plus redevables de l’aide reçue qu’il s’agit, pour eux, de l’unique moyen dont ils disposent pour contrecarrer l’effet de la sélection par l’argent, pour être compétitifs vis-à-vis de leurs homologues inscrits dans les écoles privées. L’étude menée par Massadami (1998) est très parlante de ce point de vue : « Le tutorat, nous expliquent les tuteurs, est une réponse dont l’exégèse se trouve dans l’inadmissible idée que la dure sélection en PCEM 1 a engendré la création des cours de soutien dont le monopole est alors détenu par les cours privés » (ibid., p. 29). Comment ne pas être enclin à rendre une aide aussi précieuse ? À laquelle ils doivent leur succès ? La valeur de ce qui est reçu est bien de nature à expliquer le fait que ces étudiants se font un devoir de rendre la pareille. Enfin, peut-être pas vraiment la pareille dans la mesure où, comme nous allons le voir, don et contre-don ne sont pas en la circonstance obligatoirement équivalents. Toujours est-il que nous sommes en présence d’une réciprocité à la fois indirecte et diachronique qui traduit une forme d’« échanges par ricochet » (Baudrit, 2015a, p. 207) au sens où le don se perpétue à un rythme régulier en passant d’une personne à une autre ou d’un groupe à un autre au sein d’un dispositif qui favorise de telles médiations au regard de son caractère centralisateur.
Comptes et calculs en matière de don/contre-don ?
10Une autre caractéristique du tutorat universitaire examiné transparaît au travers de plusieurs témoignages recueillis par Bédouret (2002) : les tuteurs ne comptent pas. Ils ne sont avares ni en temps ni en énergie pour venir à leur tour en aide, pour s’occuper d’étudiants débutants en difficulté. Et, ce faisant, ils ne rendent pas obligatoirement la pareille, le contre-don pourrait même être supérieur au don en termes d’investissement et d’implication dans une activité qui, rappelons-le, est basée sur le volontariat. Voici ce qu’ils disent sur cette question :
Kamal : « On essayait d’avoir une approche maternelle. On leur a donné notre numéro de téléphone pour qu’ils (les tutorés) puissent nous joindre ; c’est important car ils arrivent de plain-pied à la fac... On n’envoie pas les bulletins aux parents. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 52)
Yann : « Nous (les tuteurs) sommes des volontaires et c’est du temps libre que nous mettons à la disposition des autres. On est asso. loi 1901 (à but non lucratif). On délègue des membres de l’asso. qui le veulent pour le tutorat. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 59)
Laurent : « La première séance (de tutorat) ne s’est pas passée comme les suivantes ; ce que j’ai fait, j’ai repris le cours du professeur. Je l’ai revu, j’ai repassé en détail ce qu’il fallait savoir et qu’il ne fallait pas laisser de côté pour les tutorés, et après, il y en a qui bloquaient, donc je les aidais, je répondais à leurs questions. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 83)
Imane : « Je fais la correction des colles ou je la fais avec Kamal (un autre tuteur). On a le cours sous les yeux, on a des exercices que l’on invente, on prend les annales (des examens), moi de MMPP (Médecine – Mathématiques – Pharmacie – Paramédical) ; enfin on avait des batteries (d’exercices) ; on a fait chacun notre correction pour vérifier que l’on ne se trompait pas ; et s’il y avait un problème, on allait voir le prof. Le jour de la correction, je les (les tutorés) faisais passer au tableau sans leur avoir au préalable donné les copies. Je pense que c’est à travers les fautes des autres que l’on apprend le mieux ; enfin la plupart du temps, c’étaient des volontaires mais j’en faisais passer d’autres pour corriger, parler en public. C’est assez difficile de faire raisonner des personnes et de voir où elles se sont trompées. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 61-62)
11Non contents de fournir une aide méthodologique qui, souvent, leur demande un temps de préparation substantiel, des contacts fréquents avec les professeurs, un suivi très régulier de leurs tutorés, une appréciation des progrès ou non-progrès de ceux-ci; de surcroît les tuteurs encouragent, stimulent, motivent, voire réconfortent lorsqu’ils ont l’opportunité de le faire. Bref, ils vont au-delà de leur fonction de tuteur pour jouer un rôle plus caractéristique des mentors, c’est-à-dire d’accompagnants particulièrement attentifs « au développement social de leurs mentorés, ils leur facilitent l’insertion dans un groupe ou à l’intérieur d’une institution, ils les soutiennent psychologiquement, essaient de leur donner confiance en eux » (Baudrit, 2011, p. 8). Autant d’aspects que les tuteurs, donc à l’occasion aussi mentors, ne se privent pas d’évoquer :
Kamal : « On les motive ; je pense qu’on s’en est pas mal sorti ; moi, j’ai eu des étudiants qui sont venus me voir, j’ai essayé de leur remonter le moral ; ils venaient chercher leurs copies, je leur demandais comment cela s’était passé ; il y a une relation de confiance qui s’installe. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 53)
Yann : « On essaie de les motiver parce que bien souvent ils sont motivés mais c’est leur montrer qu’il y a un choix... c’est les valoriser dans leur choix, de les motiver pour poursuivre leur année de concours qui est difficile [...]. On les motive en leur montrant l’intérêt de la profession. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 58)
Julie : « Le but aussi du tutorat, c’est que les étudiants peuvent se confier à des étudiants qui ont presque le même âge qu’eux par rapport à un professeur. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 76)
Benjamin : « Finalement, notre rôle, c’est vraiment, nous on doit être un soutien ; il y a même des étudiants qui étaient en dépression, ils étaient perdus en début d’année. Finalement ils auraient pu venir vers nous. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 73)
12Voilà des tuteurs qui trouvent normal d’apporter à leurs tutorés ce dont ils ont besoin en termes d’aide méthodologique et de soutien psychologique bien qu’ils soient eux aussi étudiants, c’est-à-dire concernés par des cours, des révisions ou des examens. Ils voient leur mission ainsi, sans vraiment compter leurs heures, en se rendant le plus disponibles possible, ils se mettent pour ainsi dire au service de leurs tutorés. La logique du don paraît bien présente chez eux en ce qu’elle se distingue de l’échange marchand basé sur « une notion d’égalité très stricte et sur une réciprocité immédiate » (Vandevelde, 1998, p. 284). Apparemment, ils ne se posent pas la question de savoir s’ils redonnent en tant que tuteurs autant qu’ils ont reçu lorsqu’ils étaient tutorés. De même, nous l’avons vu, don et contre-don sont bien séparés dans le temps, ils ne s’empressent pas de restituer le service dont ils ont pu bénéficier. Voilà des acteurs qui effectivement redonnent mais surtout se donnent. Loin de tout raisonnement comptable, il pourrait y avoir chez eux une démarche du genre : « On se donne en donnant, et, si on se donne, c'est qu'on se “doit” — soi et son bien — aux autres » (Mauss, 2008/1923-1924, p. 227). Le dévouement semble les animer comme il anime nombre de personnels de santé dont la vocation prend appui sur le « socle de la donation » (Bourgeon, 2007, p. 4). Mais n’avons-nous pas affaire à de futurs médecins ? Ceci pourrait expliquer cela dans la mesure où une certaine congruence peut être trouvée entre ce qui anime ce corps professionnel et le rôle dévolu aux tuteurs. Dans les deux cas, ne s’agit-il pas « de s’occuper de..., de prendre soin de... ou encore de veiller à... » (Baudrit, 2015b, p. 44). Pour cette raison d’ailleurs, les infirmières et les infirmiers « ont peu de mal à se glisser dans le rôle de tuteur lorsqu’il est question de participer à la formation professionnelle des étudiants infirmiers » (ibid., p. 44).
13Les tuteurs enquêtés ne comptent pas, mais ils ne calculent pas non plus. Et heureusement qu’il en est ainsi parce que, si c’était le cas, ils s’apercevraient très vite que leur investissement pourrait rapidement se retourner contre eux, se transformer en « effet boomerang ». Pourquoi ? Parce que finalement qui aident-ils dans leurs études ? Qui préparent-ils aux examens de PCEM 1 ? Ils sont attentionnés à l’égard « de pairs qui, un jour ou l’autre, peuvent devenir des concurrents directs par exemple aux concours de l’internat ou, encore, pour accéder aux différentes spécialités médicales [...]. Par le biais du contre-don ils sont ainsi susceptibles de faciliter la tâche de futurs rivaux potentiels et, par la même, de compliquer la leur » (Baudrit, 2015a, p. 206). Le calcul est loin d’être à leur avantage, pourtant ils semblent en faire fi et ne pas être dissuadés de rendre ce qu’ils ont reçu. Une position qui surprend quelque peu, Mauss lui-même ne déclarait-il pas que « l'homo œconomicus n'est pas derrière nous, il est devant nous ; comme l'homme de la morale et du devoir ; comme l'homme de la science et de la raison. L'homme a été très longtemps autre chose ; et il n'y a pas bien longtemps qu'il est une machine, compliquée d'une machine à calculer » (Mauss, 2008/1923-1924, p. 272). Alors pourquoi ces tuteurs n’utilisent-ils pas cette « machine à calculer » dans laquelle l’anthropologue voit un outil indispensable des temps modernes ? Il pourrait y avoir au moins deux raisons à cela.
14D’abord, ce sont des femmes et des hommes comme les autres nés avec des dispositions, des aptitudes ou des inclinations dont certaines les amènent tout naturellement à s’intéresser à leurs contemporains. Philanthropes à leur manière, ces personnes sont animées par « un état motivationnel dont le but ultime est d’accroître le bien-être d’autrui » (Batson, 1991, p. 6 ; trad. pers.). Cette fibre altruiste les porte à venir en aide, à soutenir ceux qui rencontrent des difficultés. Et lorsque cette démarche est couronnée de succès avec un donataire qui recouvre un certain bien-être ou voit son état psychologique s’améliorer, nous l’avons vu au chapitre 1, le donateur a tendance à éprouver les mêmes sensations et impressions. Un phénomène auquel Luks & Payne (1991) donnent un nom : le « shoot de l’aidant ». Un tuteur, au regard de son intervention salvatrice, ne peut en effet ressentir que de la satisfaction et un grand plaisir à voir son tutoré sorti d’affaire et de nouveau heureux. Il y a là une forme de réciprocité déjà qualifiée de paradoxale parce que propre à une seule et même personne. De par son action auprès d’une autre personne, le tuteur donne pour ensuite faire sien le contre-don au vu de l’état psychologique positif dans lequel il l’a mise. Le D/CD présente ici un caractère intra-individuel quand dans sa forme la plus classique il est plutôt de nature interindividuelle, c’est-à-dire basé sur l’échange entre deux ou plusieurs acteurs. Mais c’est ainsi que fonctionnent ces gens-là, peu soucieux de l’intérêt matériel qu’ils peuvent retirer d’une situation et beaucoup plus attentifs aux autres ce qui, finalement, semble suffire à leur bonheur et leur procure une véritable satisfaction.
15Une autre raison peut être à l’origine d’un investissement dans une mission tutorale. Moins liée à la nature de la personne, elle est plus à trouver dans son expérience, notamment dans une expérience particulière qui consiste à être « passée par là ». Qu’est-ce à dire ? Il y a lieu de voir les choses ainsi :
Avoir connu des difficultés à l’entrée dans un cursus ou au début d’une formation, et avoir bénéficié d’une aide à ce moment-là, est plutôt de nature à donner l’envie d’aider par la suite [...]. Voilà une expérience qui apparemment ne laisse pas les personnes indifférentes, sans réaction, certainement parce que sensibles au fait d’avoir reçu le soutien des autres à des moments plus ou moins difficiles de leur vie. Aussi sont-elles naturellement portées à restituer l’acte qui leur a épargné échecs ou désagréments. (Baudrit, 2015a, p. 205)
Plusieurs tuteurs s’expriment en ce sens :
Nathalie : « Bon, en général, ils (les tutorés) nous font confiance, nous, on est passé par là deux ans avant donc on voit les trucs qui nous servent vraiment, la façon de travailler et surtout les points à approfondir, on est pas là pour refaire du cours. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 65)
Yann : « J’instaure une relation de quelqu’un qui est passé par des épreuves dans lesquelles ils (les tutorés) passent, donc pour les conseiller, pour les rassurer et leur donner des points de repère assez concrets ; j’essaie de rester à leur portée ; ça fait aussi du bien de faire passer quelque chose que l’on a compris à des étudiants en attente. Personnellement, ça m’apporte beaucoup. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 60)
Imane : « On est passé par le même stade et on sait pertinemment qu’ils ont des problèmes avec certains profs et puis il y a certains profs qui font moins bien passer le message ; on en a discuté, on a essayé de voir comment passer outre ça, on donnait les méthodes d’organisation, pas des recettes, mais l’organisation qui vient de mon expérience. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 62)
16Les tuteurs disent qu’ils sont « passés par là », mais les tutorés le ressentent aussi de leur côté. Quelques-uns disent bien qu’ils profitent de l’expérience que les premiers ont pu se forger lors de leur première année d’études médicales et, ce faisant, l’aide dont ils ont pu bénéficier à ce moment-là pourrait bien leur servir à leur tour. Selon eux, il paraît donc naturel qu’un étudiant aidé dans un premier temps devienne étudiant aidant par la suite. Il y là une logique qui semble aller de soi, en dehors de tout calcul et de toute supputation.
Laurence : « Au tutorat, les tuteurs ne peuvent pas tout savoir ; il y a une certaine tolérance à avoir. En plus, il y a beaucoup de doublants dans les tuteurs donc ils apportent leur expérience, leurs années de cours. Ils nous donnent des conseils de toutes sortes, des trucs, de la méthodologie. (Au tutorat) il y a surtout des avantages, par exemple dans la relation ; le professeur est loin du concours car il l’a passé il y a énormément d’années alors que les tuteurs donnent à chaud leurs conseils » (Bédouret, 2002, Tome II, p. 98-99)
Céline : « C’est essentiellement en relisant le cours que les questions émergent, on peut ainsi demander aux tuteurs. Il nous répond, donc grâce à lui, oui j’apprends. En fait, il détient des informations très importantes sur le concours, il l’a passé et réussi. En plus, comme le cours de chimie n’est pas très bon, c’est bien d’avoir une assistance après, ainsi, je suis le tutorat régulièrement. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 93)
Antony : « Il (le tuteur) a réussi le concours ; on peut donc s’y référer. Il connaît pas mal de pièges, la manière dont les profs font les sujets. Il faut prendre ce qui nous intéresse. Ce n’est pas parce qu’il (le tuteur) a réussi que cela va être pour nous (les tutorés) pareil. Il faut se connaître. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 96)
Vincent : « Il (le tuteur) a l’expérience du concours. Il connaît les exos c’est pour ça que j’y vais. Il nous aide quand on coince sur un QCM, par exemple, mais c’est pas pour ça qu’il faut le prendre pour un Dieu [...]. En fait, il a passé le concours et il peut nous dire là où il faut bourrer, là où c’est pas la peine. L’autre jour, il nous a dit que pour les QCM, il faut pas faire toujours du par cœur ; que les gens se plantaient à l’examen car ils font du bachotage [...]. C’est vrai dans un sens, mais celui qui réussit au concours c’est à mon avis celui qui en connaît le plus sur le sujet. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 98)
17Tel est l’ensemble d’éléments qui explique la forme prise par le tutorat universitaire mis en place à la Faculté de Médecine de l’université de Bordeaux au milieu des années 1990. Une configuration à la fois liée aux caractéristiques des acteurs en présence, notamment en termes de dispositions et d’expériences personnelles, mais aussi permise par un contexte où ils disposent d’une marge de manœuvre importante. Quelques informations leur sont délivrées au départ sur l’intérêt du tutorat méthodologique, sur ce qu’il est censé apporter en matière d’égalité des chances (Quinton, 1996, 1997 ; Massadimi, 1998) et, après, chacun est libre de contribuer à sa façon et de s’investir à sa manière dans les activités ainsi présentées. Autant dire que nous avons affaire à un dispositif dont le fonctionnement dépend moins de ceux qui sont à l’origine du tutorat dans cette institution (les enseignants investis en tant que responsables pédagogiques) que de « ceux qui le pratiquent et sont censés en bénéficier. Voilà, pour ainsi dire, une adaptation personnalisée d’une volonté locale qui prend un caractère assez singulier, propre à un cercle de personnes guidées par les mêmes préoccupations, animées par des valeurs de partage sachant qu’elles se font un devoir de rendre ce qu’elles ont reçu » (Baudrit, 2015a, p. 208). Une microsociété d’étudiants donc, peu encline à compter et à calculer mais plus animée par le souci de distribuer et redistribuer savoirs et savoir-faire acquis en son sein, précisément parce qu’elle se présente en contrepoint d’une autre où comptes et calculs sont au contraire privilégiés et où il est beaucoup moins question de partager quoi que ce soit. Les cours privés sont ainsi faits qu’ils paraissent se situer aux antipodes des principes et valeurs en vigueur au sein du dispositif tutoral étudié. Et les étudiants le disent, enfin certains d’entre eux le disent.
Un don/contre-don sans réciprocité ?
18Il n’est en effet pas très surprenant d’entendre les tuteurs s’exprimer sur la question des cours privés sachant que, pour beaucoup, ils sont inaccessibles au regard des ressources financières dont ils disposent. Ils fréquentent le dispositif tutoral pratiquement pour cette simple et unique raison, dispositif dès le départ particulièrement destiné à ce type de population estudiantine même si, par la suite, ils vont eux-mêmes donner une orientation particulière aux pratiques d’entraide dont il est possible de penser qu’elles sont assez proches du D/CD. Un premier groupe de tuteurs enquêtés rappelle les motifs qui ont présidé à la création du tutorat universitaire ce qui, en creux, est de nature à expliquer leur engagement dans celui-ci :
Kamal : « L’origine du tutorat c’est uniquement, principalement pour briser la sélection par l’argent puisqu’il y en a qui peuvent payer 10 000 francs pour l’année. On a dit que c’était une injustice et on a inventé le tutorat ; ça se fait déjà dans d’autres facs. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 51)
Jérôme : « C’est bien (le tutorat) ; cela aurait dû se faire longtemps avant, car soit tu as de l’argent pour te payer les cours privés et tu es susceptible d’avoir ton concours, autrement il y en avait très peu qui avaient le concours. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 68)
Yann : « Ça (le tutorat) permet de contrer les écoles privées qui existent à droite et à gauche [...]. Elles font la sélection par l’argent et de par l’argent et de par des facultés d’apprentissage complètement idiotes. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 60)
19Un dispositif tutoral censé contrebalancer les inconvénients ou effets pervers introduits par l’organisation propre aux cours privés ; voilà bien une situation qui met en face-à-face deux systèmes que pratiquement tout ou presque tout oppose : modes de fonctionnements, pratiques en vigueur, valeurs défendues, etc. Il suffit d’écouter quelques étudiants à ce sujet pour s’en convaincre :
Yann : « Elles (les écoles privées) maintiennent plus un esprit de concours et de sélection qui sont loin d’aider les étudiants. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 60)
Vincent : « Au niveau de la communication dans les cours (privés) avec les professeurs il y a une barrière psychologique alors qu’au tutorat on est plus à l’aise [...]. Dans le tutorat c’est pas mal alors que dans les cours privés il n’y a pas de relations avec les autres, c’est scolaire. Si tu es absent, t’y arriveras pas, ils (les enseignants) nous touchent psychologiquement. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 98)
Antony : « Le tutorat, cela part d’un bon sentiment car il y en a beaucoup qui n’ont pas les moyens d’aller au privé, car c’est payant. Aussi c’est une bonne alternative pour ceux qui ne veulent pas aller dans le privé car c’est trop strict [...]. Le tutorat atténue l’effet d’individualisme, l’atmosphère est sympa. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 97)
Kamal : « Je pense que les gens qui travaillent au tutorat le font d’abord pour aider, moi le supérieur (superviseur) au tutorat, c’est un copain ; ceux qui organisent sont des amis, ils ont pas à me dire fait ceci ; bien sûr, il faut un minimum de sérieux mais on est pas censé arriver en veston cravate. On essaie d’apporter un apport psychologique, on essaie... » (Bédouret, 2002, tome II, p. 52)
20Voilà des propos assez laudatifs à propos du dispositif tutoral examiné et plutôt critiques à l’égard des cours privés. Le jugement est certainement trop manichéen pour être véritablement crédible, mais il est de nature à révéler des différences notables entre les deux systèmes. Quand d’un côté il est question d’aider, de soutenir psychologiquement ou d’être proche des autres ; de l’autre il s’agit de sélectionner, d’individualiser ou encore d’exercer un certain contrôle sur les personnes. Le premier favorise ainsi une certaine proximité sociale entre les acteurs qui, de fait, sont incités à interagir, échanger ou partager. Le don/contre-don trouve là un terreau favorable dans ce qu’il a de plus basique, c’est-à-dire quant à la triple obligation de donner, recevoir et rendre mise en évidence par Mauss (2008/1923-1924). Donner oui, mais à qui ? Recevoir oui, mais de qui ? Rendre oui, mais au bénéfice de qui ? Le D/CD ne saurait s’accommoder de n’importe quelle situation collective, pas plus qu’il ne peut apparaître dans n’importe quel environnement. Celui qui est propre au dispositif tutoral étudié paraît effectivement propice à ce genre de pratiques vu sa vocation première (endiguer la sélection par l’argent) et les orientations données par les étudiants mêmes à leurs relations sociales. Il ne semble pas très surprenant de les voir s’entraider ou se soutenir mutuellement lorsqu’il est question de réciprocité en dehors de tout calcul et de tout plan comptable. Les choses peuvent effectivement se présenter différemment quand règne un certain individualisme associé à une sélection et à un contrôle social, ce que les cours privés donnent apparemment à voir.
21Pour l’instant l’investigation menée par Bédouret (2002), sur le dispositif tutoral institué à la Faculté de Médecine de l’université de Bordeaux, met en évidence un profil d’étudiants plutôt en phase avec l’échange-don tel qu’étudié par Mauss (2008/1923-1924) au sein de nombreuses sociétés archaïques. Ils passent de la position de tutoré à celle de tuteur pour, précisément, devenir donateurs après avoir été donataires. Une sorte de don par restitution semble les animer au sens où ils se font un devoir de rendre le service dont ils ont auparavant bénéficié. En l’occurrence une aide substantielle, au tout début des études médicales, qui va prendre la forme d’une dette dont il convient de s’acquitter à la première occasion venue. Cela dit, ce n’est peut-être pas le seul type de D/CD révélé par l’étude réalisée par Bédouret (2002). Deux témoignages font état d’un parcours bien particulier, le dispositif tutoral est vu sous un autre angle, l’investissement en tant que tuteurs prend une tout autre orientation. Voici les propos tenus à ce sujet :
Imane : « Ce qui m’a poussée (à être tutrice) c’est que j’ai eu la chance que mes parents payent pour une école privée et je trouvais ça déguelasse, donc, et puis cela faisait pas mal sur un CV et ça me donnait une petite expérience de contact, de bosser avec des personnes que je connaissais pas du tout ; cela m’a pris beaucoup de temps. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 62)
Kamal : « Moi, j’avais déjà entendu parler du tutorat à Angers ; mais moi, j’étais un privilégié, j’ai mes parents qui peuvent me payer les cours privés ; il y a donc une petite sélection par l’argent. C’est notre devoir à nous étudiants de faire cela (d’être tuteurs) et de les aider (les étudiants débutants). Il faut savoir que le passage se joue à pas grand-chose. » (Bédouret, 2002, tome II, p. 52)
22Il y a effectivement peu de témoignages de ce type, mais ils ne sont pas moins révélateurs d’une démarche qui finalement consiste à réparer une injustice, notamment celle dont ont été victimes les condisciples non bénéficiaires des cours privés. Ces deux étudiants n’ont pas intégré le dispositif tutoral en tant que tutorés lors de leur première année d’études médicales au cours de laquelle ils suivaient les cours des écoles privées. Leur venue se fera seulement après comme volontaires pour exercer les fonctions de tuteur, conscients de l’avantage qu’ils ont eu par rapport aux autres en PCEM 1. D’une certaine façon il s’agit pour eux de les dédommager, d’essayer de corriger une inégalité due à un seul facteur : l’argent. Après tout, nous sommes bien dans la logique des choses vu qu’il s’agit de la vocation première du dispositif tutoral examiné. Alors, leur démarche s’apparente-t-elle toujours à une sorte de D/CD ? Peut-on par exemple parler de don de réparation en la circonstance ?
23L’obligation de rendre paraît peu présente dans ce cas, il s’agit principalement de compenser et de rectifier une situation par trop injuste. Telle semble être la préoccupation essentielle de ces deux étudiants dont on ne peut pas dire, non plus, qu’ils se situent dans l’échange-don. Ils n’ont rien reçu de leurs pairs plus avancés dans les études n’étant pas concernés par le tutorat universitaire institué. Bien au contraire, ils ont sérieusement concurrencés au concours leurs homologues de PCEM 1 du fait de l’avantage permis par le suivi des cours privés. Par contre, ils rendent après un service à ceux des promotions suivantes de par leur investissement dans le rôle de tuteur. Dans un premier temps du côté des avantagés, ils font le choix dans un second temps d’être dans le camp des désavantagés comme s’il s’agissait pour eux de compenser le privilège dont ils ont bénéficié. Le processus de réparation paraît manifeste, il est assimilable à une activité d’intérêt général censée laver une injustice. Y a-t-il là matière à expliquer la présence d’un D/CD ? Apparemment pas vraiment dans la mesure où le caractère réciproque de l’échange fait défaut. Ces étudiants sont finalement des donateurs qui n’ont pas été donataires, il y a bien là une faille dans la logique maussienne du don. Un vice qu’il convient cependant de relativiser lorsque cette logique est revisitée et surtout réactualisée, comme le font Adloff & Mau (2006), en considérant que maintenant « les relations sociales modernes semblent trop complexes, trop institutionnalisées ou systématiquement médiatisées pour être analysées sous le seul angle de la réciprocité » (ibid., p. 95 ; trad. pers.). En l’occurrence, serions-nous en présence de nouvelles formes de D/CD ? D’un don/contre-don caractéristique des temps actuels ? Ce n’est pas la première fois que de telles questions se posent, il conviendra évidemment d’essayer d’y répondre à un moment ou à un autre.
24Deux populations estudiantines se distinguent donc à l’intérieur de l’échantillon enquêté par Bédouret (2002). La première, majoritaire, est composée d’étudiants passés par les deux rôles (tutoré et tuteur) pour trouver dans le premier une aide sans laquelle ils auraient eu de fortes chances d’échouer en PCEM 1, et dans le second un moyen de restituer le service reçu au nom du principe d’obligation. C’est là que la thèse maussienne du don/contre-don est susceptible d’être convoquée. Il est plus difficile de s’y référer à propos de la seconde population, minoritaire en nombre, qui intègre le dispositif tutoral plus tardivement (pas avant la seconde année d’études médicales) pour seulement exercer le second rôle. Même si cette démarche part d’une intention fort louable, en l’occurrence réparer une injustice due à la sélection par l’argent, nous avons là quelques étudiants dont on ne peut pas dire qu’ils ont un niveau d’engagement équivalent à celui des autres, qu’ils sont impliqués autant que les autres dans le dispositif vu, notamment, qu’ils y sont entrés bien plus tard. Au-delà du caractère réciproque ou non des échanges, la différence entre les uns et les autres est aussi à trouver sur cet aspect sachant que le système maussien du don est également fondé sur l’idée que « les choses valent ce que vaut la relation [entre les personnes] et la nourrissent » (Godbout, 1992, p. 18). Ce lien étroit qui unit les acteurs de l’échange et les choses échangées semble bien être au fondement d’une culture du partage. Lorsque tous ces éléments ne font plus qu’un, la question de savoir si l’échange est juste ou injuste, fondé ou non fondé, pertinent ou non, ne se pose plus vraiment. Une force transcende l’ensemble et donne un caractère évident à ce qui est d’ordinaire de l’ordre de la réflexion ou de la spéculation.
25Autant dire que la première population estudiantine étudiée par Bédouret (2002), dont nous avons déjà vu qu’elle a tendance à agir en dehors tout calcul et de tout plan comptable, est ici reconnaissable quand la seconde l’est beaucoup moins. Cette dernière est très certainement consciente de l’enjeu que constitue pour la communauté le fait de s’investir dans une mission tutorale. Il y va effectivement de la réparation des injustices et des inégalités dues à l’argent, mais encore faudrait-il qu’elle puisse faire sienne cette culture du partage qui se présente comme la marque de fabrique du dispositif examiné (Baudrit, 2015a). Un élément essentiel lui manque en la circonstance : « être passée par là ». Voilà des étudiants animés par une intention des plus vertueuses mais qui arrivent plutôt démunis, peu au fait des us et coutumes propres au lieu. Et se retrouver du jour au lendemain tuteur sans avoir été auparavant tutoré, sans avoir côtoyé ceux qui sont censés perpétuer la tradition propre à la structure ou être les garants des pratiques qui la caractérisent, n’est peut-être pas la meilleure façon pour entreprendre un tel projet. La démarche paraît plus relever de la gageure que d’autres choses. Pourtant, ils affichent une certaine bienveillance, ils souhaitent rectifier une injustice dont ils ont été les premiers bénéficiaires. Qui pourrait le leur reprocher ? Qui pourrait les dissuader d’agir ainsi ? Surtout pas ceux qui les accueillent au sein du dispositif tutoral ayant eux-mêmes été victimes de ce genre d’injustice. Alors ils voient très certainement le D/CD à leur manière, peut-être dans le but de se donner bonne conscience après avoir bénéficié d’une situation favorable par rapport à leurs concurrents, et pourquoi pas « afin de s’octroyer un prestige au sein du groupe de pairs » (Adloff & Mau, 2006, p. 117 ; trad. pers.). Une stratégie que ces auteurs associent à nos sociétés contemporaines où, « fréquemment, ce n’est pas le destinataire mais une tierce personne qui répond au don » (ibid., p. 117 ; trad. pers.). Ces étudiants ont bien bénéficié d’un avantage mais non d’un don, pourtant ils font comme si c’était le cas, ils s’investissent en tant que tuteurs à l’intérieur d’un dispositif où la tradition veut que l’on ait été auparavant tutorés. Ce qui ne leur est jamais arrivé. De la sorte, ne se mettent-ils en phase avec la culture philanthropique caractéristique des temps modernes ? Un type de culture où « chacun essaie de surpasser l’autre dans la volonté de donner afin de s’octroyer un prestige au sein du groupe de pairs » (ibid., p. 117 ; trad. pers.). La démarche est alors assimilable au potlatch lorsque « les hommes rivalisent de générosité » (Mauss, 2008/1923-1924, p. 165), et si les hommes rivalisent de générosité c’est peut-être parce qu’ils font aussi preuve d’égoïsme ou d’individualisme, ce que l’anthropologue pressentait déjà en son temps. Alors, a-t-on en la circonstance affaire à des personnes portées par une démarche salvatrice ou au contraire soucieuses de s’octroyer un certain prestige ? Voilà une question à laquelle il est pour l’heure bien difficile de répondre faute de données et d’éléments suffisants concernant cette population estudiantine, somme toute très peu nombreuse et assez particulière.
26Cela dit, il est des cas où la réciprocité consubstantielle au D/CD paraît beaucoup moins problématique, où elle semble pour ainsi dire tomber sous le sens. Les Réseaux d’Échanges Réciproques de Savoirs (RERS) s’inscrivent assez bien dans cette logique au regard des principes qui les gouvernent, de l’organisation qui les sous-tend, et surtout compte tenu du fait qu’ils supposent des « échanges réciproques ». Voyons ce qu’il en est véritablement et essayons d’apprécier la validité de l’hypothèse relative au lien étroit existant entre le D/CD maussien et la réciprocité propre aux RERS.
Quid des réseaux d’échanges réciproques de savoirs ?
27Les RERS sont fondés sur le postulat suivant : « Chacun a des savoirs [connaissances, savoir-faire, savoirs d’actions, savoirs d’expériences, savoir-être, savoir vivre ensemble...] qui peuvent intéresser les autres, et tout le monde est capable d’apprendre et d’enseigner. Autrement dit, chacun de nous tous est porteur de savoirs et porteur d’ignorances. » (Héber-Suffrin et Héber-Suffrin, 2012a, p. 27). À partir de là, il devient possible « d’organiser un système de formation pour que chacun soit, autant qu’il le souhaite, offreur et demandeur de savoirs, enseignant et apprenant » (ibid., p. 27). Le RERS se présente en tant que tel, c’est-à-dire comme un lieu où la réciprocité trouve effectivement sa raison d’être dans « la double action à accomplir : chacun peut devenir enseignant de ce qu’il sait, apprenant de ce qu’il souhaite apprendre » (ibid., p. 27). Le principe ne nous est pas inconnu, nous l’avons déjà rencontré avec l’enseignement réciproque (ER) qui consiste, pour les participants, à tenir les deux rôles : enseignant et élève (Brown & Palincsar, 1982 ; Palincsar & Brown, 1984). Mais la comparaison pourrait s’arrêter là.
28En effet, l’asymétrie est bien au fondement des deux situations qui mettent en présence un partenaire qui sait avec un autre qui sait moins dans un domaine particulier. Et tout naturellement le premier est mieux placé pour exercer le rôle d’enseignant auprès du second non moins bien placé pour jouer celui d’élève. Sauf que le principe de l’alternance gouverne également l’ER et fait qu’une fois sur deux l’enseignant se retrouve élève et vice versa. Situation pour le moins paradoxale mais conçue de telle manière que la stratégie de l’effacement, mise en œuvre par l’enseignant, puisse permettre à l’élève de prendre de plus en plus d’initiatives, de se responsabiliser de plus en plus afin, si possible, de se hisser à son niveau. À ce moment-là, et seulement à ce moment-là, des échanges de type D/CD sont envisageables. L’asymétrie propre au RERS caractérise bien la rencontre entre un enseignant et un élève mais sur la base d’autres formes de permutations. Les rôles d’enseignant et d’élève sont tenus en fonction des compétences respectives de chacun et, ce faisant, le caractère rythmique de l’alternance devient moins important. Le principal se trouve maintenant dans « une condition simple et décisive : la réciprocité anime l’esprit des échanges. Insistons ici sur le “et” [...]. Chacun est à la fois savant et ignorant, offreur et demandeur de savoir, enseignant et apprenant. C’est ce “et” qui construit une réciprocité des dons ; une égalité de considération dès le postulat accepté » (Héber-Suffrin et Héber-Suffrin, 2012a, p. 30). Les deux extraits suivants illustrent cet état d’esprit et les types d’échanges possibles au sein d’un RERS. Le premier concerne une séance d’apprentissage de l’accord du participe passé dans une classe, le second fait état de relations de réciprocité entre des collégiens dans diverses activités. Ces deux séquences ont été observées dans un établissement scolaire de Corrèze par Culetto et Heinrich (2004), établissement bien sûr à l’intérieur duquel un RERS a été implanté.
Maxime demande une aide sur l’emploi de la cédille qu’il ne maîtrise pas à Anne, tandis qu’il peut expliquer clairement à Clara, Issa, Benoît et Marion le fonctionnement du COD. Anne, quant à elle, si elle a compris depuis longtemps l’emploi de la cédille, reste un peu fébrile sur les lettres finales avec lesquelles Pauline jongle aisément. Clara est plus experte sur l’accord du participe passé employé comme adjectif et pourra alors éclairer Aurélie et Audrey sur ce point. Quant à Lucile et Siwert, plus « en avance » que leurs camarades, ils s’aventurent sur les chemins plus ardus de l’accord des participes passés avec les verbes pronominaux... (Culetto et Heinrich, 2004, p. 19-20)
Ugo, Grégoire, Héloïse, Hacen et Éric apprennent le Russe avec Mathieu qui, lui-même, reçoit de l’informatique de Joseph et Alice. Cette dernière s’initie, avec sept autres élèves de sa classe, au Basket avec Marie, Hafida et Selma demandent, les deux premières, une aide en Mathématiques à Eddy et, la seconde, une initiation aux Échecs à Ambroise et Marie-Ange. Quant à Joseph, il apprend à jouer de la guitare avec Ugo (Culetto et Heinrich, 2004, p. 19)
29Contrairement à l’enseignement réciproque où il est principalement question d’échanges bilatéraux au sein de structures dyadiques, nous avons là affaire à un ensemble d’élèves à l’intérieur duquel les échanges prennent un caractère multidirectionnel. Selon les circonstances, ils se retrouvent enseignants ou apprenants, pourvoyeurs ou demandeurs de savoirs et de connaissances, en situation d’aidant ou d’aidé. Héber-Suffrin et Héber-Suffrin (2012a, p. 30) parlent d’organisation en réseaux ouverts pour désigner de tels modes interactifs où la notion de fluidité prend tout son sens : « [Elle] est un des caractères de l’organisation en réseau ouvert. Elle permet à chacun de circuler dans les savoirs et les méthodes ; de fluidifier en lui ses savoirs en les connectant de nouveau, en les élargissant ou en les questionnant autrement » (ibid., p. 245). Fluidités inter et intra-individuelles semblent donc intimement liées, voilà une relation qui n’est pas sans rappeler la conception vygotskienne de l’apprentissage :
Pour le psychologue russe, les manifestations externes de l’activité collective, c’est-à-dire les coordinations sociales entre les partenaires, prennent progressivement une dimension intrasubjective dans la mesure où, pour lui, l’apprentissage est le résultat de l’intériorisation de l’interaction sociale (McCarhey & McMahon, 1992, p. 18 ; trad. pers.). (Baudrit, 2009, p. 110)
Ainsi, les échanges propres aux RERS paraissent avoir pour vocation de stimuler intellectuellement les participants, de les faire réexaminer leurs savoirs et connaissances, voire de les amener à les renouveler si nécessaire. Mais qu’en est-il du don/contre-don dans un tel cas ? Retrouve-t-on la logique maussienne dans les coordinations sociales mises en œuvre par les acteurs des RERS ?
30À l’évidence, chacun a la possibilité de recevoir et de rendre mais aussi, a contrario, de donner et de recevoir. De plus, celui qui offre un savoir (« l’enseignant ») à un autre (« l’apprenant ») ne reçoit pas obligatoirement en retour de ce dernier. Une autre personne peut être à l’origine de cet acte. La circulation du D/CD semble se réaliser ainsi à l’intérieur des RERS, en chaîne mais de façon non linéaire. Chaque participant est à la fois un donateur potentiel et un donataire potentiel en un lieu où il est de règle d’échanger ce que les uns et les autres détiennent en termes de connaissances et de savoirs. Il s’agit d’un système à géométrie variable (Héber-Suffrin, 2005, p. 25) dont nous avons vu quelques aspects avec les méthodes coopératives dites mixtes comme Cooperative Integrated Reading and Composition ou encore Co-op Co-op. À ceci près que celles-ci sont basées sur le principe de l’alternance, entre l’activité dyadique et l’activité groupale pour la première, entre la coopération intragroupale et la coopération intergroupale pour la seconde. Une régularité que l’on ne retrouve pas au sein des RERS où « la réciprocité fonctionne de manière circulaire et non binaire [...]. Cette réciprocité générale favorise la diversification des échanges » (Van Den Abeele et Van Den Abeele, 2011, p. 17). Lorsque tout un chacun peut être à l’origine d’une offre ou d’une demande de savoir, a la possibilité de se positionner en tant que donateur ou donataire, il y a de fortes chances pour qu’une certaine variété interactive s’installe au sein du RERS, les participants étant moins enclins à se livrer à des échanges plus ou moins réglés. Pour cette raison, Héber-Suffrin et Héber-Suffrin (2012b, p. 29) évoquent la métaphore du maillage pour signifier « ce qui circule, dans cette organisation souple [le réseau], ce que cette organisation souple a choisi de faire circuler entre ses membres. Des savoirs ? De l’expertise ? Des expériences ? [...]. Le réseau d’échanges réciproques de savoirs, par exemple, peut être représenté par les liens qu’il crée entre des savoirs » (ibid., p. 30). Mais tout ceci ne se fait pas n’importe comment, en dehors de tout principe et sans quelques précautions liminaires.
31En général, une équipe d’animation est chargée du suivi et du fonctionnement du RERS. Elle a d’abord une fonction informative en ce qu’elle « organise des tableaux d’affichage des offres et demandes, diffuse les offres et demandes existantes. Cela aide aussi chacun de ceux qui sont intéressés par le réseau à dire ses propres offres et demandes » (Héber-Suffrin et Héber-Suffrin, 2012b, p. 20). Les animateurs jouent également un rôle d’intermédiaires entre les interlocuteurs potentiels :
Lorsque des offres et des demandes paraissent correspondre, l’équipe d’animation du réseau met en relation les offreurs et les demandeurs. Un membre de l’équipe d’animation est toujours présent lors de ces mises en relations. Il veille à ce que les offreurs et demandeurs s’écoutent bien dans leurs attentes respectives. Pendant cette mise en relations, les offreurs et les demandeurs décident ensemble des contenus, des méthodes qu’ils vont utiliser, des formes d’évaluation des apprentissages ainsi que des jours, des heures, des lieux et de la fréquence de leurs rencontres. Les échanges ne commencent jamais ce jour-là. (Ibid., p. 21)
En somme, si don/contre-don il y a, celui-ci ne se réalise pas d’emblée, il fait l’objet d’une médiation préalable, les acteurs sont mis en contact par l’entremise d’une tierce personne sur la base de ce que chacun propose ou attend. Et cette première rencontre a pour vocation de sceller un contrat, de faire que les protagonistes se mettent d’accord quant aux modalités et aux formes de l’échange. La notion de contrat revient souvent chez Mauss (2008/1923-1924) pour « traduire au mieux [ou faute de mieux] l’idée d’alliance ou de pacte ; et donc celle d’engagement à la fois public et personnel associé à l’idée d’obligation » (Hénaff, 2010, p. 75). Nous retrouvons bien l’idée du contrat au niveau des RERS mais, cette-fois-ci, un contrat préparé et géré en amont par les animateurs du réseau qui jouent le rôle d’intercesseurs. Nous pourrions ainsi être en présence d’un D/CD plus ou moins anticipé qu’il convient très certainement de distinguer de celui qui anime de nombreuses sociétés archaïques où « la permanence d'influence des choses échangées — ne fait que traduire assez directement la manière dont les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de type archaïque, sont constamment imbriqués les uns dans les autres, et sentent qu'ils se doivent tout » (Mauss, 2008/1923-1924, p. 194). En d’autres termes, ce qui va de soi en matière d’échanges au sein des sociétés archaïques pourrait présenter un caractère plus incertain au cœur des sociétés modernes. D’où la nécessité d’initier le mouvement dans le second cas, d’établir les bases d’une réciprocité viable pour les partenaires concernés. Les RERS semblent nous en fournir une illustration. Mais ce n’est pas la seule caractéristique de l’échange-don propre à ces réseaux.
Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs : des microsociétés idéales ?
32La question de la dette mérite aussi quelques précisions dans la mesure où le fonctionnement du D/CD maussien s’apparente à « la dette d’un don qui attend son contre-don dans un délai non précisé, induit par l’engagement du don » (Faggion, 2010, p. 70). Rendre pour s’acquitter de ce qui a été reçu peut finalement être assimilé, dans nos sociétés, au fait d’honorer une dette. D’ailleurs, lorsqu’il s’adresse à ses contemporains, l’anthropologue laisse entendre que seule la terminologie est à modifier pour se faire une idée du D/CD tel qu’il se manifeste à l’intérieur des sociétés archaïques : il suffit de « corriger vos termes de “dette, paiement, remboursement, prêt” en les remplaçant par des termes comme : présents faits et présents rendus » (Mauss, 2008/1923-1924, bas de p. 198). À ceci près, également, que les échanges se font plutôt entre clans, tribus ou familles dans un cas quand, dans l’autre, ils se réalisent à un niveau plus interindividuel, ils concernent principalement des contractants singuliers. L’idée de prestation totale, chère à Mauss (2008/1923-1924, p. 152), ne paraît donc pas très appropriée pour décrire le fonctionnement des RERS qui, nous l’avons déjà dit, donnent à voir une géométrie très variable et diversifiée des relations de réciprocité entre les participants. Mais qu’en est-il véritablement ?
33En fait, il y a lieu de voir dans les RERS des « communaux symboliques de la société moderne », expression utilisée par Héber-Suffrin (2001, p. 24) pour caractériser des personnes dont le sentiment d’appartenance à une communauté se fait principalement autour de valeurs, de principes et de pratiques. Notamment des valeurs et des pratiques de partage :
Fonctionner en réseaux ouverts et transversaux peut soutenir et développer les pratiques fondées sur la conscience que nous avons tous intérêt à l’enrichissement intellectuel et moral de chacun et de tous. D’où l’importance de soutenir et enrichir les praticiens qui acceptent de partager leurs savoirs, leurs expériences, leurs analyses. (Héber-Suffrin et Héber-Suffrin, 2012b, p. 38)
En conséquence de quoi la dette propre aux RERS prend une forme bien spécifique, elle semble plus orientée vers la collectivité en général qu’adressée à un donateur particulier, principe ainsi exprimé par Van Den Abeele et Van Den Abeele (2011) : « La “dette” est créée envers l’ensemble du réseau et non envers la personne qui a transmis son savoir » (ibid., p. 17). Dans ces conditions, chacun reçoit du réseau et rend au réseau. Ainsi, l’aspect interindividuel des échanges pourrait seulement constituer la partie apparente du dispositif, ce qu’il montre superficiellement alors que plus profondément il fonctionne sur des bases bien plus collectives. Chaque membre du RERS peut donc être assimilé à un maillon qui contribue à la circulation du bien commun que constitue l’ensemble des savoirs propres au réseau. La notion de mutualisation paraît appropriée pour désigner de telles façons de faire, pratiques d’ailleurs significatives d’une certaine « morale de groupe » selon Mauss (2008/1923-1924, p. 262).
34Voilà des activités groupales plutôt révélatrices d’un changement de culture selon Van Den Abeele et Van Den Abeele (2011, p. 52). Le RERS semble en effet s’inscrire dans un contexte favorable à « une plus grande autonomie, par sa capacité à trouver des solutions aux problèmes grâce aux ressources des réseaux [...]. Une culture qui revendique un fonctionnement horizontal et collectif plutôt que pyramidal et individualiste » (ibid., p. 52). Et qu’est-on en droit d’attendre de ces modes d’échanges ? De ce que Schmitter (2000, p. 52) appelle les « formes horizontales d’interaction » ? Le même auteur considère qu’elles sont de nature à faire que « les acteurs parviennent régulièrement à des décisions mutuellement satisfaisantes ou contraignantes, à travers la négociation et la coopération » (ibid., p. 51). Une culture de la coopération anime effectivement les réseaux qui « se situent historiquement dans la mouvance des Pédagogies coopératives. Et plus largement dans le mouvement social coopératif [Éducation populaire, entreprises coopératives, mutualisme] [...]. Une coopération qui s’apprend, qui s’exerce, qui s’intègre, qui permet le développement des intelligences individuelles, une conscience d’appartenance, une construction de l’intelligence collective, une tension vers une œuvre qui dépasse le seul individu » (Héber-Suffrin, 2004a, p. 67). Il est clair qu’en pareil cas la collectivité prime sur les personnes qui la composent et, ce faisant, elle prend la forme d’une communauté d’intérêt. Expression utilisée par Dupuy (2005) et reprise par Van Den Abeele et Van Den Abeele (2011, p. 82) pour désigner la mise en réseau d’acteurs concernés par une cause ou un problème commun. Et parfois le problème commun rencontré est d’ordre scolaire, les élèves sont confrontés à des difficultés d’apprentissage en mathématiques, grammaire, lecture, conjugaison, etc. D’où l’intérêt des « systèmes d’entraide scolaire » où chacun écrit sur un tableau ce dont il a besoin (dans une colonne demande) et ce qu’il peut apporter aux autres (dans une colonne offre), ainsi s’organise un réseau « dans lequel les enfants offrent et demandent des savoirs à l’intérieur du groupe » (Héber-Suffrin, 2004b, p. 111). Le principal étant, en la circonstance, le respect de la parité afin de ne pas voir « certains s’installer systématiquement dans l’offre ou, dans son contraire, la demande » (ibid., p. 112). Cela dit, nous avons certainement affaire à une condition nécessaire mais non suffisante.
35En effet, la parité peut être mise à mal par le fait que tous les savoirs ne se valent pas, ils ne sont pas obligatoirement équivalents, d’où de possibles disproportions dans ce que les membres des RERS peuvent s’apporter mutuellement, dans les échanges auxquels ils sont susceptibles de se livrer. Le principe de réciprocité pourrait effectivement pâtir de telles disparités au regard des déséquilibres engendrés : « À l’école même, les connaissances en mathématiques, par exemple, seront considérées comme étant plus “importantes” que les connaissances en arts plastiques ou en musique » (Van Den Abeele et Van Den Abeele, 2011, p. 19). Alors comment est-il possible de rectifier ce type de biais ? De gommer d’éventuelles difficultés de ce genre ? C’est là qu’un autre principe est introduit :
La valeur intrinsèque des savoirs échangés n’est pas mesurée. Au contraire, ils sont réputés égaux entre eux afin de faciliter l’acte d’offrir ou demander, de s’affranchir de tout aspect « comptable » et de libérer toute inhibition chez les participant. Sans réciprocité, l’équilibre du système ne se ferait pas. (ibid., p. 46)
36Une nouvelle fois comptes et calculs sont exclus du processus interactif, cette fois-ci au nom du principe d’égalité : « L’égalité des personnes et des savoirs est un principe fort du RERS. Il n’y a pas de savoirs “nobles” et, s’il y a différence, il n’y a pas dominance du grade ou de la fonction » (ibid., p. 19). Les membres des RERS sont ainsi mis sur un pied d’égalité, tant au niveau de leur statut que des savoirs dont ils sont chacun détenteurs. Condition indispensable à l’exercice du double rôle qu’ils sont amenés à jouer dans le cadre du réseau.
37Offrir et demander des savoirs revient en effet à se glisser dans des rôles qui répondent au principe de réciprocité mais également très complémentaires :
En exerçant conjointement le rôle de celui qui apprend et de celui qui accompagne l’apprentissage d’autrui, les enfants apprennent les deux rôles dialogiquement : ils questionnent chaque rôle par l’exercice de l’autre. Ce faisant, ils apprennent ce qu’est apprendre mais aussi ce qu’est enseigner, transmettre, accompagner les apprentissages d’un autre. Ils découvrent les liens entre apprendre et enseigner. (Héber-Suffrin, 2004c, p. 165)
La réciprocité pédagogique caractérise donc cet assemblage bidimensionnel dans lequel il y a lieu de voir « une formation doublement réciproque : réciproque parce que proposant le double rôle d’enseignant et d’apprenant ; réciproque parce que, dans chacun des rôles, chacun apprend et enseigne ou enseigne et apprend. » (Héber-Suffrin et Héber-Suffrin, 2012a, p. 214). Le processus enseigner et apprendre ne nous est pas inconnu, nous l’avons déjà identifié en tant qu’effet-tuteur lorsque la personne aidante tire bénéfice, en termes d’acquisitions, de son action auprès d’une autre en situation d’aidée. Action assimilée à un don du tuteur adressé au tutoré, auquel fait donc suite un contre-don d’orientation contraire. Pourquoi un tel phénomène ? Comment l’analyser ? Héber-Suffrin et Héber-Suffrin (2012b) nous livrent leur point de vue à ce sujet : « Pour instruire autrui, nous “retournons” en quelque sorte sur notre savoir, nous refaisons le parcours, nous nous remettons à apprendre [...]. L’apprenant nous pose des questions, et ces questions nous permettent de regarder notre savoir “d’ailleurs”, d’une autre perspective. » (ibid., p. 58-59). Ainsi, le fait d’avoir à retravailler un savoir pour le présenter et le faire acquérir à quelqu’un d’autre est de nature à faire progresser celui qui doit se livrer à ce genre d’exercice. L’opportunité se présente de « réactualiser notre savoir, de prendre conscience de tel manque, de telle approximation, de telle erreur » (ibid., p. 59). Pour cette raison, « les anglo-saxons ont l’habitude de dire « qu’enseigner c’est apprendre pour une seconde fois » (Baudrit, 2002, p. 48). Maintenant que dire du processus apprendre et enseigner ? Héber-Suffrin et Héber-Suffrin (2012b) voient deux temps dans son fonctionnement : d’abord « vouloir apprendre de l’autre est aussi une façon d’être offreur pour lui : de lui offrir des chances de rationaliser, de réviser, de regarder ses savoirs d’ailleurs, de continuer à apprendre » (ibid., p. 59). Nous reconnaissons là le mécanisme de l’effet-tuteur où le don vient cette fois-ci de la personne aidée en ce qu’elle permet, au regard de la demande adressée, au partenaire aidant de réétudier et revisiter ses propres savoirs et connaissances. Une plus-value cognitive dont la personne aidée peut ensuite bénéficier, au titre du contre-don, par le biais d’une réponse plus appropriée aux besoins et difficultés qu’elle a exprimés. Ensuite, le demandeur de savoir « peut décider de se faire à son tour enseignant, transmetteur de ce qu’il vient d’apprendre : n’est-ce pas la meilleure façon de se l’approprier, de vérifier ce que l’on sait ? » (Ibid., p. 60). Passer d’apprenant à enseignant, de demandeur à offreur de savoirs, la transition ne semble pas incongrue notamment lorsque l’expérience du premier rôle est vécue de façon positive grâce aux qualités pédagogiques manifestées par le partenaire inscrit dans le second rôle. Il y a ainsi des filiations qui ne sont pas faites pour surprendre comme celles qui font passer du rôle de tutoré à celui de tuteur, puis de tuteur à enseignant :
Les bons tuteurs d’aujourd’hui pourraient être les tutorés d’hier. La position d’aidé permet en effet de percevoir, d’appréhender, l’activité et le rôle de l’aidant. Un avant-goût est donné. Et il n’est pas interdit de voir dans un tutoré quelqu’un qui, un jour, exercera les fonctions de tuteur avec succès. De même, le fait d’être tuteur constitue une propédeutique non négligeable. La personne peut se faire une idée du métier d’enseignant, s’occuper de petits groupes d’élèves, côtoyer des professeurs, les voir agir dans les classes. Ainsi il faut peut-être voir, dans un tutoré, un tuteur potentiel et, dans un tuteur, un enseignant potentiel. (Baudrit, 2002, p. 148)
Toujours est-il que les RERS se présentent bien comme des lieux propices à « une dynamique de dialogue entre deux rôles, entre les deux fonctions cognitives d’apprendre et de transmettre, entre les deux positions du Donner et du Recevoir » (Héber-Suffrin et Héber-Suffrin, 2012b, p. 61). Tout ceci fait qu’une nouvelle fois nous pourrions avoir affaire à un double don/contre-don, à deux registres d’échanges dans lesquels sont impliqués les acteurs en présence.
38Le premier registre a bien évidemment trait aux rôles tenus au sein des RERS, quand le second concerne plus particulièrement les processus sous-jacents à ces rôles. Deux rôles complémentaires et indissociables donc, dans la mesure où chacun est amené à être soit offreur soit demandeur de savoirs. La culture du partage propre au réseau fait que ses membres se livrent à des échanges en fonction de ce que chacun sait ou ne sait pas, connaît ou ne connaît pas. Ainsi s’entretient et se développe le bien commun du RERS, sur la base du principe de mutualisation. Tel est le premier type de D/CD, ce qui est donné à voir au travers de l’exercice de ces deux rôles. Mais ils portent aussi en eux des phénomènes moins perceptibles, d’un autre ordre. Le processus enseigner et apprendre constitue en quelque sorte la face cachée du rôle d’offreur de savoirs. Le fait d’enseigner est assimilable à un don qui peut faire l’objet d’un contre-don en termes d’apprentissage. Notamment lorsque la personne impliquée dans ce genre d’action retravaille ses savoirs pour faire qu’ils soient plus accessibles, à la portée du partenaire demandeur. Et, ce faisant, elle acquiert de nouveaux savoirs et renouvelle ses connaissances. L’effet-tuteur est reconnaissable ici dans sa forme la plus classique. Ceci étant, le rôle de demandeur de savoirs est susceptible de le révéler d’une autre façon par le biais du processus apprendre et enseigner. Finalement dans le sens opposé puisque le don vient cette fois-ci de la personne aidée. La demande qu’elle émet a valeur de don en ce qu’elle incite l’offreur à reconsidérer ses savoirs et connaissances pour, précisément, satisfaire la requête formulée. Le contre-don est à trouver dans la réponse ainsi apportée. Les RERS pourraient être animés par ce double D/CD. L’un de l’ordre du visible à partir de rôles exercés au su et au vu de tout le monde, l’autre plus discret parce que dans l’ombre du premier compte tenu des échanges en jeu, principalement réalisés sur le mode socio-cognitif, et impliquant des processus à caractère intra et interindividuel.
39Il faut dire que les RERS peuvent être assimilés à des « bourses d’échanges » (Van Den Abeele et Van Den Abeele, 2011, p. 149) où les animateurs s’emploient au fonctionnement du réseau, mettent en relation offreurs et demandeurs de savoirs, planifient les rencontres entre les uns et les autres, les accompagnent ou les aident au besoin. Ce faisant, ces structures se présentent plus comme des centres de distribution que comme des centres de redistribution. Cette dernière expression a été empruntée à Temple (1998, p. 241) pour caractériser le fonctionnement du dispositif tutoral universitaire examiné précédemment. En l’occurrence, il y a redistribution dans la mesure où une sorte de passation se fait entre les acteurs concernés, ils se relaient d’une année universitaire à l’autre pour occuper les fonctions de tuteur. Les uns étaient en position de tutoré l’année précédente, les autres quittent le dispositif pour continuer normalement leurs études médicales. Le système s’autorégule ainsi, il n’y a pas à proprement parler de liens directs entre les tuteurs qui se succèdent à l’intérieur de la structure. Tel n’est pas véritablement le cas au niveau des RERS où les échanges sont médiatisés et régulés par les animateurs. Médiatisés au sens où les animateurs jouent le rôle de médiateur entre les membres du réseau, ils servent d’intermédiaires afin de les associer en fonction des offres et des demandes exprimées. Régulés parce que les mêmes animateurs veillent à ce que chacun soit offreur et demandeur de savoirs, un temps enseignant un temps apprenant, tout ceci afin de respecter les équilibres propres à la réciprocité pédagogique. Pour ces différentes raisons, il y a lieu de voir dans le RERS un centre de distribution des échanges qui, apparemment, semble bien se prêter au don/contre-don.
40Le principe de la réciprocité pédagogique offre même la possibilité, comme nous venons de le voir, de permettre aux participants de se livrer à un double D/CD. Au niveau des deux rôles spécifiques aux RERS, mais aussi des processus qui leur sont associés, en l’occurrence enseigner et apprendre. Alors que demander de plus ? Comment ne pas se référer à la thèse maussienne du don en pareil cas ? Ce serait sans compter sur quelques éléments différenciateurs entre l’organisation des sociétés archaïques et le système propre aux RERS. Un système d’abord médiatisé et régulé par les animateurs du réseau qui font le lien entre ses divers membres. Retrouve-t-on des intermédiaires de ce type au sein des sociétés archaïques ? À vrai dire pas vraiment quand l’on sait que « c'est bien tout le clan qui contracte pour tous, pour tout ce qu'il possède et pour tout ce qu'il fait » (Mauss, 2008/1923-1924, p. 152). C’est là que l’anthropologue parle de prestations totales dans la mesure où les échanges se font entre des clans, tribus ou familles et moins entre des individus singuliers. Or ce sont bien des individus singuliers qui échangent au sein des RERS. Ils le font d’ailleurs en assurant la circulation d’un bien commun que constitue l’ensemble des savoirs propres au réseau et, ce faisant, ils s’acquittent d’une dette envers la collectivité. Nous retrouvons là des principes chers à Mauss, notamment la mutualisation, la solidarité et le partage, dans lesquels il voit les fondements d’une société idéale :
Les peuples, les classes, les familles, les individus, pourront s'enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s'asseoir, tels des chevaliers, autour de la richesse commune. Il est inutile d'aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l'éducation enseigne. (Ibid., p. 279)
Les RERS ne semblent pas très éloignés de tels modes de fonctionnements sociaux où l’individu et la collectivité, le singulier et le pluriel, paraissent s’enrichir mutuellement grâce à l’échange et au partage, à des contacts diversifiés entre des personnes considérées comme les dépositaires d’un bien commun. En l’occurrence le corpus de savoirs qu’elles se sont constitué et qu’elles essaient de développer par le biais du potentiel interactif propre au réseau. Alors peut-on voir dans les RERS des microsociétés idéales ? Ils paraissent effectivement l’être au regard de la logique maussienne du D/CD, de l’idéal de société tel qu’imaginé par l’anthropologue qui, de surcroît, compte sur l’éducation pour œuvrer en ce sens. Un anthropologue en même temps préoccupé par l’avenir des sociétés modernes quand il déclare que « demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir s'opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C'est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité » (ibid., p. 278-279). Voilà deux attributs qui ne semblent pas faire défaut aux membres des RERS, autrement comment participer aux échanges qui les caractérisent ? Comment jouer le jeu de la réciprocité ? Décidément, entre la logique qui anime l’anthropologue dans sa vision de la société et celle que l’on retrouve au niveau des RERS, il paraît y avoir bien plus de similitudes que de différences. Comme si, finalement, les RERS représentaient plus ou moins en miniature la société moderne que Mauss appelait de ses vœux.
De possibles dons/contre-dons à distance ?
41Cela dit, une nouvelle donne caractérise les sociétés modernes depuis plusieurs décennies, elle a trait à l’apparition des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ces dernières ont entre autres pour caractéristique d’autoriser la communication à distance et, ce faisant, elles permettent d’élargir le registre des échanges de ceux qui en font usage. Autrement dit, le champ des possibles en matière de relations interindividuelles devrait se développer considérablement par rapport à ce qu’il est en présentiel lorsque quelqu’un est en mesure de communiquer par le biais de la messagerie électronique, des forums de discussion ou du chat. D’ailleurs, Dillenbourg (2011, p. 193) parle très précisément à ce sujet de « réalité augmentée ». D’où des conséquences notoires dans le domaine de l’éducation et de la formation, comme dans l’enseignement supérieur où le principe de l’« accès universel » est évoqué par Burge, Howard & Ironside (1991). Il y a lieu de le considérer comme une opportunité offerte « aux personnes, où qu’elles soient et quel que soit le temps dont elles disposent, de prendre part à une éducation de qualité assurée par une institution » (ibid., p. 1 ; trad. pers.). Tel est effectivement un des principaux avantages permis par la formation à distance, un adulte a ces mots pour l’exprimer :
[Elle] répond mieux à mes besoins dans la mesure où je travaille à temps plein, je ne peux venir au campus, ne peux pas assister aux cours du soir,... pouvoir travailler à son propre rythme et suivre ainsi les modules [d’enseignement] constituent un excellent moyen pour faire des études et pour apprendre. (Ibid., p. 22 ; trad. pers.)
Mais quid de l’éloignement entre les acteurs ? Ne faut-il pas voir là un obstacle au D/CD ? Autant en présentiel il est possible de repérer des formes d’échanges de ce type, ce dont nous avons eu un aperçu avec le dispositif tutoral mis en œuvre à l’université de Bordeaux (Massadimi, 1998 ; Bédouret, 2002 ; Baudrit, 2015a) ; autant à distance la question se pose de savoir s’il peut également en être ainsi. Avec des acteurs qui ne se connaissent pas véritablement faute de se côtoyer régulièrement, quand ils n’ont pas carrément affaire à des inconnus. Que dire de telles situations au regard de la logique maussienne du don ? Que peuvent-ils bien partager ou échanger dans ces cas-là ?
42Une recherche réalisée par Quintin (2008) dans l’enseignement supérieur est susceptible d’apporter quelques éléments de réponse à ces interrogations. Cet auteur a étudié une activité tutorale à distance de type Computer-Supported Collaborative Learning (CSCL), qu’il est possible de traduire en Français de la façon suivante : Apprentissage Collaboratif Assisté par Ordinateur. En fait, il s’agit d’assurer un « suivi humain d’étudiants placés en situation d’apprentissage collectif via Internet » (ibid., p. 2). Les tuteurs jouent ici un double rôle en ce qu’ils sont animateurs de petits groupes de travail mais aussi facilitateurs des apprentissages des étudiants tutorés. Ces derniers interagissent effectivement à distance aidés en cela par leurs tuteurs dont la mission est également de veiller à leurs acquisitions. C’est à l’université de Mons-Hainaut que Quintin (2008) a pu observer de tels modes de fonctionnement lors de travaux dirigés (TD) suivis par des étudiants inscrits en seconde année de psychologie. Parallèlement, ils assistent à des cours magistraux de psychologie de l’éducation portant sur les modèles d’enseignement-apprentissage contemporains (behaviorisme, néo-behaviorisme, pédagogie de la maîtrise, constructivisme, socio-constructivisme, intelligence distribuée, etc.). Lors des TD, ils échangent par le biais d’un forum de discussion pour mener à bien quatre activités effectuées en groupes restreints : rédaction d’une synthèse textuelle, réalisation d’une carte conceptuelle, activité de débat et conception/analyse d’une activité de formation. Auparavant, ils ont assisté à « une séance présentielle destinée à présenter l’organisation générale, le fonctionnement de la plateforme de FAD (formation à distance) hébergeant la formation, ainsi que les objectifs et les modalités d’évaluation des travaux dirigés » (ibid., p. 110). Sept tuteurs ont chacun sous leur responsabilité cinq groupes de trois étudiants qu’ils sont chargés d’animer selon des modalités d’intervention tutorale (MiT) bien particulières. Le degré de participation et le taux d’assiduité de chaque étudiant sont appréciés sur la base de l’activité manifestée au niveau du forum. Un questionnaire en ligne permet de sonder la perception que les étudiants ont de leurs tuteurs, leurs motivations, leurs opinions et points de vue sur les TD à distance. Les messages déposés par les tuteurs sur les forums ont également été décryptés afin de vérifier s’ils ont bien appliqué les différentes MiT examinées lors de cette investigation.
43Dans un premier temps, deux grandes catégories de MiT sont à distinguer. La MiT proactive est le fait d’un tuteur qui « n’attend pas que l’étudiant exprime une demande d’assistance, il devance celle-ci dans le but essentiel de l’impliquer dans son processus d’acquisition des connaissances et de l’intégrer dans la communauté d’apprentissage » (Quintin, 2008, p. 19). Inversement, la MiT réactive caractérise un tuteur dont l’intervention fait suite à l’activité de son tutoré pour répondre à ses questions, lui prodiguer aides ou conseils, voire pour rectifier ses erreurs. Comment les étudiants perçoivent-ils ces deux modes d’intervention ? Vers lequel vont leurs préférences ? Quel type de tuteurs leur convient le mieux ? Les réponses au questionnaire donnent l’avantage à la MiT proactive dans la mesure où elle est le fait de tuteurs qui les encouragent, sont incitatifs et, en conséquence, les font plus progresser. Les enquêtés ont l’impression de les sentir plus proches d’eux, plus aidants que ne le sont les tuteurs réactifs. Ce dernier style tutoral est apparemment moins approprié à distance venant d’acteurs qui se manifestent si et seulement si les personnes qu’ils sont censés aider prennent l’initiative de l’échange. Un paradoxe quand l’on sait que les étudiants tutorés attendent avant tout de leurs tuteurs qu’ils les motivent et les encouragent. Ce que les tuteurs proactifs semblent bien apporter à leurs tutorés, d’où la reconnaissance exprimée par les seconds à l’égard des premiers et l’image positive qu’ils leur renvoient. Il pourrait bien y avoir là quelque chose de l’ordre du don/contre-don.
44Le mode d’intervention proactif est par ailleurs étudié plus précisément par Quintin (2008) sur la base de quatre sous-catégories : les MiT proactives non ciblée, socio-affective (S), organisationnelle (O) ou pédagogique (P). En quoi consistent-elles ? Comment se comportent les tuteurs dans ces quatre types de situations ? La MiT proactive non ciblée est le fait de tuteurs qui sont bien à l’origine des échanges avec leurs tutorés mais en l’absence de consignes ou de préconisations particulières, ils interviennent comme bon leur semble de manière proactive. Ce qui n’a plus lieu d’être dans les trois autres cas de figure. La MIT proactive ciblée S les amène à rassurer et encourager leurs tutorés, à les soutenir psychologiquement, à les inciter à travailler de façon collective. Il s’agit surtout de créer un climat favorable aux apprentissages et d’établir des relations positives entre les étudiants. La MIT proactive ciblée O fait référence à des actions comme planifier, organiser ou gérer. Planifier les activités afin de respecter les échéances fixées, organiser le travail entre les membres du groupe, gérer les informations disponibles dans l’environnement numérique ; voilà ce qui est attendu des tuteurs en pareille situation. Enfin la MIT proactive ciblée P est principalement basée sur le questionnement afin d’attirer l’attention des tutorés sur les points à explorer, « sur la mise en relation des concepts abordés, l’aide à l’analyse du problème envisagé, la confrontation des points de vue et l’incitation à appliquer concrètement les notions découvertes » (ibid., p. 29). En somme, ce dernier mode d’intervention peut se résumer en quatre actions : « Présenter, questionner, clarifier, aider à apprendre » (Baudrit, 2014, p. 57). Maintenant reste à voir comment les tuteurs sont perçus par les étudiants tutorés dans ces quatre cas, à apprécier les incidences de ces différentes MiT sur leur participation aux TD ainsi que sur leurs acquisitions. Ce que révèle, encore une fois, l’analyse des données recueillies par le biais du forum et du questionnaire en ligne.
45Quintin (2008) observe effectivement des différences d’une modalité à l’autre avec un avantage pour la MIT proactive ciblée S, avantage apparemment partagé avec une autre : « Comme la MiT proactive non ciblée et à l’inverse des MiT organisationnelle et pédagogique, cette modalité de suivi [socio-affective] a conduit les équipes à améliorer la qualité de leurs activités d’apprentissage » (ibid., p. 312). Les MIT proactives ciblée S et non ciblée semblent donc à l’origine de progrès plus importants chez les étudiants, elles paraissent plus favorables à leurs acquisitions que ne le sont les MIT proactives ciblées O et P. Ceci étant, nous aurions tort de croire que de tels effets se manifestent de la même manière ou font appel au même type de processus interactifs. L’auteur de cette recherche associe bien, d’un côté, la MIT proactive non ciblée à un nombre élevé d’interventions faites par les tuteurs et, de l’autre, la MIT proactive ciblée S à un nombre plus limité d’interventions réalisées par ceux-ci, mais aussi de meilleure qualité. Finalement, nous sommes bien dans la logique des choses. Dans le premier cas, les tuteurs ne sont pas contraints de se manifester de telle ou telle manière, d’où la possibilité qu’ils ont d’agir en l’absence de toute limite. Dans le second, ils sont à l’origine d’encouragements et de feedbacks positifs à même de favoriser l’émergence « d’un climat socio-affectif de qualité qui permet aux étudiants de prendre en charge certaines des fonctions pédagogiques assumées par les tuteurs dans une modalité de suivi proactive non ciblée » (ibid., p. 316). Là se trouve effectivement la principale distinction entre les deux modalités en question. Quand l’une rend les tutorés plutôt dépendants des tuteurs vu le flot d’informations et de conseils qu’ils reçoivent d’eux en permanence, l’autre leur permet de prendre de plus en plus d’initiatives par le fait qu’ils sont plus mis en confiance et incités à travailler de façon collective. Et voir des tutorés se manifester de la sorte pourrait bien avoir valeur de signal positif pour les tuteurs. En effet, n’oublions pas la stratégie de l’effacement plutôt conseillée et bienvenue en la circonstance qui consiste, précisément pour les tuteurs, à intervenir de moins en moins pour que leurs tutorés s’investissent de plus en plus dans les activités à réaliser. Une stratégie certainement très exigeante en ce qu’elle requiert « un dosage de l’intervention tutorale qui consiste à tracer le chemin de celui qui apprend, mais aussi à le laisser cheminer » (Baudrit, 2014, p. 17). Et ce que les tuteurs donnent en agissant de la sorte pourrait bien en retour leur procurer une satisfaction de l’ordre du contre-don par le simple fait de voir leurs tutorés réagir conformément à leurs attentes, tutorés qui de surcroît les perçoivent comme proches d’eux.
46À distance, il n’est donc pas impossible que des phénomènes de type don/contre-don soient identifiables comme semble le montrer, par certains côtés, le dispositif tutoral examiné par Quintin (2008). D’ailleurs, celui-ci ne manque pas de mettre en correspondance les bienfaits permis par la MIT proactive ciblée S avec quelques observations formulées antérieurement par Holmberg (2003) à propos de l’apprentissage à distance :
Dans la relation tutorale, cet auteur insiste sur l’importance de préserver une atmosphère amicale lors de l’interaction avec l’apprenant. C’est à travers cette interaction que se crée l’empathie qui influence favorablement la motivation et l’engagement dans l’apprentissage (Holmberg, 2003). Ainsi, dans son modèle, Holmberg insiste beaucoup sur l’importance des facteurs socio-affectifs dans l’apprentissage en plaçant le sentiment d’empathie au centre de la relation pédagogique ainsi que sur le rôle déterminant joué par le tuteur dans l’émergence d’un climat relationnel favorable à l’apprentissage. (Depover et Quintin, 2011, p. 25)
Il paraît donc souhaitable d’éviter les interventions à caractère trop formel lorsque les tuteurs communiquent à distance avec leurs tutorés, faute de quoi ces derniers pourraient avoir des difficultés à répondre à leurs attentes et, en conséquence, à les considérer comme insuffisamment bienveillants à leur égard. Ce dont les MIT proactives ciblées O et P, mais aussi la MIT réactive, semblent révéler. Autant d’observations qui amènent Quintin (2008) à conclure son investigation en ces termes : « Notre étude conforte l’intérêt qu’il convient d’accorder à l’« humain » dans le déroulement d’une formation à distance via Internet » (ibid., p. 325). La remarque est importante au regard d’un danger toujours possible lorsqu’il est question de nouvelles technologies de l’information et de la communication, à savoir « la substitution, caractéristique de notre modernité, des médias aux médiations » (Augé, 1994, p. 186). Une pente certainement dommageable, si l’on n’y prend garde, susceptible d’affecter les relations interindividuelles en général et celles qui relèvent du D/CD en particulier. Injecter de l’« humain » dans la communication à distance, l’idée a du bon mais elle s’avère parfois insuffisante toujours dans la perspective de l’instauration d’un climat favorable aux échanges.
La question de l’hybridation de la formation
47En effet, nombre de dispositifs de FAD ont fait l’objet d’examens notamment du point de vue des usagers, de ce qu’ils en pensent, des avantages et des inconvénients qu’ils perçoivent en matière d’apprentissages ou d’acquisitions. De même, il semble très utile de voir comment ils vivent l’éloignement avec les autres acteurs, qu’ils soient formateurs ou également en situation de formés. Tout ceci afin d’apporter des améliorations à ces dispositifs, de les perfectionner et d’essayer de compenser leurs éventuels défauts. Par exemple, une enquête de ce type a été réalisée auprès de personnes dont la mission va être d’intervenir en tant que tuteurs dans le cadre du Projet JOB mis en œuvre en Angleterre dans la région Ouest des Midlands (Garner & Dilloway, 2001). Elles viennent de divers secteurs professionnels (santé, travail social, formation continue, formation d’adultes) et sont pressenties pour aider et s’occuper à distance de personnes handicapées vivant seules chez elles et donc socialement isolées. Pour ce faire, elles vont utiliser un support (Computer Mediated Communication) intégré dans un collège virtuel. Elles sont formées en ce sens de la façon suivante. Elles découvrent et se familiarisent avec cette technologie en l’utilisant pour communiquer entre elles, tout ceci sous la supervision des concepteurs du projet finalement investis du rôle d’animateurs. Interrogées sur cette période de formation d’une durée de 15 semaines à raison de trois à quatre heures de travail hebdomadaire, elles expriment un malaise principalement ressenti au démarrage de la formation : « La plupart des apprenants ont souhaité se rencontrer dès le début, même si certains avaient une bonne expérience et appréciaient beaucoup le programme, ils n’ont jamais rencontré l’animateur ou les autres membres du groupe » (ibid., p. 553 ; trad. pers.). Voilà une sensation d’isolement dont on peut logiquement penser qu’elle est due à la communication à distance, au fait que les acteurs ne se connaissent pas véritablement, d’où les difficultés qu’ils éprouvent pour travailler ensemble au moins dans un premier temps. Ils expriment donc le souhait d’être réunis afin de pouvoir communiquer en présentiel, de mieux savoir à qui ils ont affaire lors de cette formation.
48La même impression est perceptible chez nombre d’étudiants qui bénéficient d’un accompagnement à distance lors de leur première année universitaire au sein des institutions FUNDP (Facultés Universitaires Notre Dame de la Paix) à Namur (Houart et Dozot, 2007). Ils sont aidés d’un point de vue méthodologique par le personnel du service de pédagogie universitaire pour s’organiser, gérer leur temps de travail individuel ou encore pour préparer les examens. Ce suivi personnalisé se fait par le biais de la messagerie électronique dont ils sont dans l’ensemble satisfaits vu la souplesse et la flexibilité qu’elle autorise. Seule ombre au tableau, ils regrettent de ne pas avoir de contacts directs entre eux mais aussi avec les agents du service de pédagogie universitaire. Ils ont l’impression d’être isolés chez eux et, quelque part, privés de liens sociaux avec leurs condisciples comme avec celles et ceux qui, au quotidien, leur apportent aide et soutien. Dans de telles conditions, comment rendre sous une forme ou sous une autre ce qui a été reçu ? Comment exprimer de vive voix sa gratitude à l’égard des personnes concernées ? La communication à distance pourrait une nouvelle fois révéler quelques insuffisances ou défauts en termes d’échange ou de partage. Le campus numérique FORSE (Formations et Ressources en Sciences de l’éducation) se présente également comme une offre de FAD en vue de préparer la licence de sciences de l’éducation (Béziat, 2004). 14 groupes composés d’une vingtaine d’étudiants sont accompagnés chacun par un tuteur. L’accompagnement est d’ordre pédagogique pour ce qui est des contenus enseignés et méthodologique concernant l’organisation du travail. La plateforme numérique permet « de communiquer en groupe, sur des forums de discussions, ou de manière synchrone et collective sur des bavardoirs, d’avoir accès aux cours sous différents formats numériques [texte, hypertexte et multimédia], à différents types de ressources [prises de notes, résumés de bavardoirs, sujets d’examens...] » (ibid., p. 3). L’auteur s’est livré à une analyse des interactions et des échanges tuteurs/étudiants et étudiants/étudiants sur la plateforme. Quatre thématiques sont distinguées : 1/ les thèmes liés aux aspects relationnels ; 2/ les thèmes liés aux aspects institutionnels de la formation ; 3/ les thèmes liés aux contenus de la formation ; 4/ les thèmes liés aux méthodes de travail. Le premier thème semble privilégié par les étudiants : « Une des fonctions des forums émerge nettement : installer des relations sociales à l’intérieur d’un groupe distant, se sentir appartenir à une communauté qui a les mêmes préoccupations que soi, partager des moments de vie dans la formation à distance » (ibid., p. 12). Plusieurs messages postés sur le forum illustrent ce point de vue :
« Bonjour à tous les habitués du forum. Votre présence est très rassurante. Vos messages sont toujours agréables à lire. Bon courage pour la suite et surtout ne jamais désespérer !! » H.C. (Béziat, 2004, p. 16)
« Chère Laetitia, Il n'y a vraiment pas de quoi me remercier et ce forum est fait pour s'entraider. Je suis heureuse, quand j'ai une baisse de moral, de trouver quelqu’un qui me remotive ! » C.D. (Béziat, 2004, p. 16)
« Quand j'ai lu ton message, je me suis reconnue dans les questionnements dont tu faisais part, c'est pour cela que j'ai eu envie de partager mon expérience avec toi. Je trouve que c'est important de discuter ensemble sur le forum : c'est motivant et ça enlève un peu de stress. À bientôt à tous » K.F. (Béziat, 2004, p. 16)
« Bonsoir F., je te remercie énormément car c'est déjà beaucoup plus clair ! Tu es vraiment géniale, car du début à la fin tu auras su nous aider et nous soutenir, bravo, tu peux demander un poste de tutrice pour l'année prochaine! À bientôt. » M.A. (Béziat, 2004, p. 18)
« Je tenais également à remercier tous les gens qui ont participé à ce forum ainsi que ses créateurs pour le soutien que l'on y trouve dans les moments de découragement, le partage des expériences de chacun permet d'éviter les abandons. Félicitations à tous d'être arrivés jusque-là et pour ceux qui vont en septembre : plein de courage : ça vaut le coup de s'accrocher ! » E.B. (Béziat, 2004, p. 19)
49À travers ces messages, les étudiants expriment leur reconnaissance à l’égard des interlocuteurs potentiels que sont les responsables du Programme FORSE, leurs tuteurs et leurs pairs. Ils leur sont gré de les avoir aidés et soutenus tout au long de l’année d’études afin de préparer la licence de sciences de l’éducation. Nous retrouvons ici une forme de D/CD qualifiée d’hybride compte tenu des échanges en jeu. Le don paraît se manifester par le biais d’interventions à caractère méthodologique et pédagogique dans le but de faciliter la tâche des étudiants, le contre-don vient ensuite de ces derniers afin de louer ceux qui sont à l’origine de ces interventions. Les deux mouvements se font bien en sens inverse et sont effectivement distincts en termes de substrats. Quand l’un se caractérise par des actes et des faits, l’autre véhicule des sentiments et des émotions. Mais comment se fait-il que cette FAD ne suscite pas un sentiment d’isolement chez les étudiants ? Pourquoi un D/CD possible dans ce cas et non dans d’autres ?
50En effet, nous avons auparavant examiné deux formations à distance de même type où ce sentiment est bien présent chez les personnes concernées, au point qu’elles éprouvent le besoin de se rencontrer et souhaitent bénéficier de quelques séquences de formation réalisées en présentiel. Alors qu’est-ce qui distingue le Programme FORSE de ces dernières ? Qu’est-ce qui le rend propice au D/CD quand les deux autres programmes ne semblent pas l’être ? Une différence importante se trouve dans le fait que trois regroupements sont prévus au cours de l’année universitaire. Ceux-ci paraissent peu nombreux, ils permettent cependant « au tuteur de mettre en place les modalités de tutorat qui vont régir le groupe tout au long de l’année. Ils vont aussi fortement anticiper toutes les questions d’étudiants qui ont à voir avec les aspects méthodologiques liés à l’apprentissage à distance » (Béziat, 2004, p. 6). Pour cet auteur, c’est bien l’occasion d’introduire des « agents humains au sein des formations à distance supportées par les technologies numériques » (ibid., p. 8). Injecter du présentiel dans la communication à distance semble effectivement contribuer à son humanisation et, dans ces conditions, il n’est peut-être pas très surprenant de voir se profiler des occurrences de D/CD.
51Plus généralement, de telles observations paraissent conforter l’idée d’hybridation lorsqu’il s’agit de formation sachant que les dispositifs hybrides :
[...] articulent, à des degrés divers, des phases de formation en présentiel et d’autres organisées à distance. Le déploiement à grande échelle de ces dispositifs au sein des universités comme des hautes écoles au cours de ces dix dernières années est inséparable, d’une part, d’une évolution des approches pédagogiques dans l’enseignement supérieur et, d’autre part, du déploiement d’environnements technopédagogiques institutionnels désignés comme des campus numériques, des environnements virtuels ou numériques de travail [EVT ou ENT], des LMS [Learning Management Systems], des plateformes de formation en ligne, etc. (Peraya, Charlier et Deschryver, 2014, p. 16)
L’idée d’hybridation des dispositifs de formation part d’ailleurs d’un constat assez précis : « La reproduction à distance d’une approche pédagogique centrée sur la transmission des connaissances se traduit souvent par un sentiment d’isolement et de délaissement chez l’apprenant, autrement dit, d’une absence à distance. » (ibid., p. 19). Il importe donc que la « présence à distance » prenne le pas sur l’« absence à distance » lorsqu’il est question de FAD, autrement les personnes en formation risquent de se sentir seules et plus ou moins abandonnées. En ce sens, les quelques séquences organisées en présentiel dans le cadre du Programme FORSE paraissent jouer un rôle salutaire en permettant aux différents acteurs de se rencontrer, de dialoguer et finalement de mieux se connaître. Dans ces conditions, il est fort possible qu’une fois à distance ils se sentent plus proches les uns des autres et plus enclins à se livrer à des échanges dont certains pourraient prendre la forme de dons/contre-dons hybrides. En fin de compte, il ne faut peut-être pas s’étonner de voir de tels D/CD se produire à l’intérieur d’un dispositif caractérisé lui aussi par une certaine hybridité.
Synthèse du chapitre 3
52Dans ce chapitre, il a été fait référence à des dispositifs où les personnes se livrent à des échanges qui, apparemment, sont de l’ordre du don/contre-don. Tels ces étudiants en Médecine de l’université de Bordeaux d’abord en position de tutorés lorsqu’ils reçoivent aide et soutien venant de pairs plus avancés dans les études, ensuite en situation de tuteurs afin de faire de même auprès d’étudiants débutants (Quinton, 1996, 1997 ; Massadimi, 1998 ; Bédouret, 2002). Ils rendent effectivement dans un second temps ce qu’ils ont reçu initialement, d’où une référence possible à la logique maussienne du don. Toutefois, quelques particularités ont été notées à cette occasion. Un renouvellement se fait entre les acteurs puisque, à chaque rentrée universitaire, arrivent de nouveaux tutorés quand ceux de l’année précédente se glissent dans le rôle de tuteurs. Ainsi se perpétue la tradition sur le mode de la réciprocité à la fois indirecte et diachronique. Indirecte, selon Sabourin (2013), dans la mesure où ce qui est transmis n’est pas rendu au donateur, mais destiné à un nouveau donataire. Diachronique, vu l’espacement temporel existant entre les deux mouvements, c’est-à-dire pas moins d’une année universitaire. D’où l’idée de « chaîne temporelle du don » (Godbout, 1992, p. 52) ou encore d’« échanges par ricochet » (Baudrit, 2015a, p. 207) pour caractériser ce genre de D/CD où « la réciprocité se répercute sur la chaîne des partenaires et (pour utiliser une métaphore électrique) sans déperdition de son énergie initiale, bref de sa force » (Hénaff, 2010, p. 76). De plus, même si les étudiants impliqués dans ce dispositif tutoral sont des concurrents potentiels tout au long du cursus universitaire, comptes et calculs ne les animent pas véritablement. Leur préoccupation première est ailleurs, à savoir rendre la pareille, restituer l’aide ou le soutien reçu, autrement ils pourraient être sous le coup d’un sentiment de culpabilité. Sauf que certains sortent plus ou moins de ce schéma-là. L’étude menée par Bédouret (2002) sur ce dispositif révèle effectivement un autre profil d’acteurs.
53Cet auteur repère en effet une population estudiantine, très minoritaire en nombre, dont le parcours peut être résumé de la façon suivante. Absents du dispositif tutoral lors de la première année d’études médicales (PCEM 1), mais au même moment inscrits aux cours privés, ces étudiants intègrent ensuite le dispositif pour y exercer les fonctions de tuteurs. Ils disent ainsi contribuer à la réparation d’une injustice dont nombre de leurs condisciples ont été victimes. Faute de ressources financières suffisantes, ces derniers n’ont pu bénéficier des cours privés ce qui constitue un sérieux handicap en matière de réussite aux examens de PCEM 1. Se considérant comme favorisés, ils voient donc là un moyen de compenser cet avantage et, d’une certaine manière, ils donnent de leur personne. Mais peut-on parler de D/CD dans un tel cas ? Apparemment non dans la mesure où un élément important fait défaut : la réciprocité. Pour pouvoir rendre il est nécessaire d’avoir reçu, or ces étudiants n’ont rien reçu de leurs pairs dans le cadre du dispositif étudié. Un dispositif où, nous l’avons dit, règne une culture du partage vis-à-vis de laquelle ces étudiants pourraient bien être en porte-à-faux. Même si une bonne cause les anime, ils arrivent dans les lieux après les autres, avec un vécu universitaire différent des autres et quelque peu novices en matière de pratiques tutorales. Sans être « passés par là », c’est-à-dire sans avoir connu la situation de tutoré, est-il possible de voir quel est le véritable rôle d’un tuteur ? De considérer les autres comme des partenaires de travail à part entière ? De s’imprégner de la culture propre au dispositif ? C’est à voir.
54À l’évidence, ce genre d’interrogations n’a plus lieu d’être lorsqu’il est question de structures comme les Réseaux d’Échanges Réciproques de Savoirs (RERS). Pourquoi ? Parce que leur marque de fabrique se trouve précisément dans le principe de réciprocité. Une réciprocité à géométrie variable, selon Héber-Suffrin (2005, p. 25), compte tenu des relations possibles entre les participants. Ceux-ci peuvent se retrouver tour à tour demandeurs ou offreurs de savoirs, apprenants ou enseignants, donataires ou donateurs potentiels ; ceci en fonction des compétences ou connaissances détenues par chacun. Sur cette base, les animateurs du RERS ont pour tâche de réguler les échanges qui, de fait, prennent une orientation multidirectionnelle. Cela dit, si les RERS donnent à voir une sorte de ballet interindividuel des savoirs, ils ne se résument pas à cela, tant s’en faut. Un bien commun transcende le tout, il s’agit de l’ensemble des savoirs propres au réseau. Il y a là l’œuvre d’une collectivité où mutualisation, partage et solidarité ne sont pas de vains mots. Mauss (2008/1923-1924) voyait d’ailleurs dans ce mode de fonctionnement collectif une sorte d’idéal ou, à tout le moins, la société moderne qu’il appelait de ses vœux. Toujours est-il que la notion de don/contre-don est loin d’être étrangère aux RERS ne serait-ce qu’au regard des deux actes réversibles qui les caractérisent : enseigner/apprendre. Deux actes dans lesquels il est possible de voir un double D/CD. Le premier peut se manifester au travers des deux rôles complémentaires que sont ceux d’enseignant et d’apprenant. Rôles compatibles avec la réciprocité pédagogique où « chacun donne et reçoit. Et dans chacune des postures, chacun apprend à l’autre et apprend grâce à l’autre » (Héber-Suffrin et Héber-Suffrin, 2012b, p. 57). Le second D/CD a trait aux processus socio-cognitifs sous-jacents qui consistent, dans un cas à enseigner et apprendre, et dans l’autre à apprendre et enseigner. Un effet-tuteur d’un côté qui permet à l’enseignant d’améliorer ses connaissances après avoir dû les partager avec l’apprenant ; un effet-tuteur également de l’autre en ce que les sollicitations et demandes de l’apprenant amènent l’enseignant à reconsidérer ses propres savoirs et connaissances. Autrement dit, nous pourrions être en présence de deux types d’effet-tuteur, l’un différé et l’autre anticipé. Il va de soi que nous sommes plutôt loin du fonctionnement des sociétés archaïques en termes d’objets de l’échange, mais le mécanisme du D/CD semble bien présent. Il l’est d’autant que tous ces processus requièrent, comme le signale Mauss (2008/1923-1924, p. 249), que « chacun dépende de l’autre [...], que la chose donnée elle-même forme un lien bilatéral et irrévocable ». Ce lien a désormais un nom, l’interdépendance, il paraît bien caractériser les relations dont les membres des RERS font état entre eux.
55Voilà une dimension qui pourrait être moins évidente dans le cadre des dispositifs de formation à distance. Ceux-ci présentent l’avantage de concerner plus d’usagers que ne le permettent les formations en présentiel, mais à quel prix ? Au prix d’un éloignement relationnel entre les acteurs ? D’un affaiblissement du lien censé leur permettre de travailler ensemble ? Si tel est bien le cas, il faut s’attendre à des conséquences dommageables dont Quintin (2008) a pu se faire une idée lors d’une étude menée sur un dispositif tutoral à distance à l’université de Mons-Hainaut. Selon lui, peuvent apparaître « différents effets négatifs, parmi lesquels nous relèverons l’augmentation possible du taux d’abandon et une sous-estimation des ressources disponibles (De Lièvre, 2000) » (ibid., p. 99). Abandons dus au fait que les tuteurs ne sont pas physiquement présents pour motiver et encourager leurs tutorés ; sous-estimation des ressources disponibles dans la mesure où les mêmes tutorés peuvent avoir du mal avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication, être gênés quand il s’agit d’échanger sur un forum ou une plateforme numérique. Autant de phénomènes pourtant considérés par l’auteur de cette étude comme non rédhibitoires, notamment lorsque les tuteurs font état de modalités d’intervention tutorale (MiT) à caractère socio-affectif. Elles consistent à soutenir psychologiquement les tutorés, à leur adresser des feedbacks positifs afin qu’ils ne se démobilisent pas ou ne renoncent pas devant les difficultés rencontrées. Bref, il s’agit de veiller au maintien de la relation humaine dans le cadre de la FAD, de faire qu’une certaine proximité sociale existe entre les différents protagonistes. Comment parler de don/contre-don autrement ? Comment recevoir et rendre sans un minimum de liens interindividuels ?
56Ces observations sont d’autant plus plausibles que les acteurs concernés par la formation à distance sont souvent demandeurs de séquences en présentiel, de rencontres effectives entre eux et avec leurs formateurs afin, précisément, qu’ils puissent mieux se connaître et se sentir moins isolés lorsqu’ils reviennent chez eux. L’hybridation de la formation paraît présenter cet avantage, elle est de nature à favoriser la « présence à distance » (Garrison & Arbaugh, 2007 ; Garrison & Archer, 2007). Ce faisant, des occurrences de D/CD ont plus de chances de se manifester comme le montre l’investigation menée par Béziat (2004) au sujet du dispositif FORSE. Après s’être vus et rencontrés à deux ou trois reprises, les personnes en formation manifestent leur reconnaissance à l’égard des concepteurs du programme, de leurs tuteurs et de leurs pairs. Leur aide et leur soutien sont salués au titre du contre-don, ce qui est loin d’être le cas lorsqu’aucune rencontre n’est prévue entre les uns et les autres ou quand ils ignorent pratiquement tout les uns des autres. Situation par exemple vécue à l’Université Anadolu, en Turquie, où un cours d’introduction à l’économie est suivi à distance le soir et le week-end par des étudiants adultes qui ne peuvent se libérer dans la journée en raison de leurs activités professionnelles ou parce qu’ils habitent trop loin de cette institution (Bozkaya & Erdem Aydin, 2007). Ils ont été invités à s’exprimer sur l’environnement d’apprentissage proposé, sur le comportement et la présence sociale manifestés par leurs tuteurs ; tout ceci sur la base des interactions et des échanges entretenus avec eux. L’analyse des données recueillies conduit les auteurs à faire le constat suivant : « Cette investigation montre que les étudiants ne bénéficient pas des interventions d’aide et de soutien de leurs tuteurs autant que désiré » (ibid., p. 78 ; trad. pers.). Dans ces conditions, quel impact les tuteurs peuvent-ils avoir sur les étudiants ? Que peuvent bien apporter des formateurs trop distants dans le cadre d’une formation à distance ? Pour faire que les tuteurs soient perçus comme plus proches et plus sécurisants, une solution consiste à organiser des rencontres avec les étudiants, à faire que les uns et les autres puissent échanger de vive voix dans le but de mieux se connaître et d’instaurer une confiance réciproque. Prévoir des activités en présentiel est de nature à injecter de facto de l’humain dans la formation à distance, l’initiative pourrait bien également avoir des retombées favorables en termes de D/CD.
57Dans ce chapitre 3 ont été examinés des dispositifs plus ou moins propices au don/contre-don, mais aussi des acteurs plus ou moins impliqués dans le D/CD. Comme ces étudiants en Médecine dont certains sont en situation de tutorés avant de devenir tuteurs, quand d’autres s’investissent directement dans le second rôle (Bédouret, 2002 ; Baudrit, 2015a). Les premiers reçoivent bien ce qui peut être considéré comme un don, sous forme d’aide et de soutien aux études, don qu’ils rendent l’année universitaire suivante de la même manière. Ils sont dans la restitution lorsque les seconds sont plutôt dans la compensation. Il s’agit pour eux de réparer une situation par trop injuste, conscients qu’ils sont d’avoir tiré avantage des cours privés quand nombre de leurs condisciples n’ont pu le faire faute de moyens financiers suffisants. En ce sens nous pouvons considérer que les premiers rendent la pareille, don et contre-don se manifestent quasiment à l’identique. Mais est-ce la seule façon d’être dans l’échange-don ? Peut-être pas. Nous avons qualifié d’hybrides les D/CD où, si l’on rend bien, l’on ne rend pas la pareille. Tels ces étudiants concernés par le campus numérique FORSE qui bénéficient des interventions pédagogiques et méthodologiques à distance de tuteurs pour préparer la licence de sciences de l’éducation avant, en retour, de leur exprimer reconnaissance et gratitude (Béziat, 2004). Tout ceci parce qu’ils ont eu l’occasion de les rencontrer en présentiel à deux ou trois reprises et, ainsi, de pouvoir échanger avec eux en l’absence de tout intermédiaire technologique. Un D/CD hybride ici à mettre en lien avec l’hybridation de la formation dont le mérite est d’autoriser une « présence à distance » qui semble faire défaut lorsque les FAD sont basées sur la seule utilisation d’outils technopédagogiques (Peraya, Charlier et Deschryver, 2014). À tout le moins, les modalités d’intervention tutorale (MiT) à caractère socio-affectif pourraient également jouer ce rôle, celui de rapprocher socialement les interlocuteurs dans le cadre de FAD non hybrides (Quintin, 2008).
58Reste que, parmi tous les dispositifs étudiés dans ce chapitre, l’un paraît être au plus près de l’idée de D/CD telle que développée par Mauss (2008/1923-1924) dans son étude sur les échanges au cœur des sociétés archaïques. Il s’agit du Réseau d’Échanges Réciproques de Savoirs (RERS). C’est peut-être dans la notion de réciprocité qu’il y a lieu d’aller chercher une ou des explications à cette proximité. Hénaff (2010) remarque à juste titre que « Mauss ne recourt jamais au terme de réciprocité dans le texte où il en est le plus couramment question : l’Essai sur le don. Passé cette surprise on pourra dire : qu’importe, puisque la réalité décrite est bien celle qui correspond au mot » (ibid., p. 71). L’anthropologue, inventeur de la réciprocité très certainement à la façon de Monsieur Jourdain, voit effectivement là « une logique interne propre à l’acceptation d’une règle ou d’un dispositif de règles [...] impliquant d’emblée l’interaction de deux parties : l’action de l’une présuppose, dans sa définition, la réaction de l’autre. La force — si force il y a — réside dans cette relation interne de l’offre et de la réplique » (ibid., p. 80). La réciprocité propre aux RERS est également basée sur une relation dans la mesure où « chacun fait des offres et demandes de savoirs. Ces offres et demandes sont diffusées sur le réseau. Lorsque des offres et demandes peuvent correspondre, une mise en relation est organisée entre offreurs et demandeurs » (Héber-Suffrin, 2005, p. 25). La vocation du dispositif étant de « permettre aux personnes de transmettre leurs savoirs et d’acquérir des savoirs dans un échange réciproque » (ibid., p. 24). Le principe de réciprocité semble bien à l’œuvre au travers du double mouvement de recevoir et donner avec, il est vrai, des objets échangés différents dans le cadre des sociétés archaïques et des sociétés modernes. Il y a donc tout lieu de penser que ces dernières sont dotées « d’un espace suffisant pour des configurations intermédiaires conformes à la logique du don et la réciprocité qui lui est associée » (Adloff & Mau, 2006, p. 100 ; trad. pers.). Tel est un des principaux enseignements qu’il paraît possible de tirer de ce chapitre consacré l’examen de quelques dispositifs propres à l’éducation ou à la formation et apparemment propices au D/CD. L’idée de réciprocité pédagogique peut effectivement susciter un certain intérêt dans la mesure où, utilisée dans les classes, elle est de nature à faire d’elles des lieux où solidarité et entraide ne sont pas de vains mots. Lorsque chacun peut apprendre et enseigner ou enseigner et apprendre, comme le préconisent Héber-Suffrin et Héber-Suffrin (2012a) avec les RERS, il y a de fortes chances pour que des stratégies de type « tous pour un, un pour tous » (Slavin, 1995b, p. 629 ; trad. pers.) se mettent en place. Elles sont en général propices à la constitution de communautés d’apprenants caractérisées par deux maîtres-mots : échange et partage (Brown et Campione, 1995). Enfin, il y a sans doute lieu de voir, dans la notion d’hybridation, l’occasion ou l’opportunité d’adapter au mieux les situations d’apprentissage aux caractéristiques des acteurs concernés. S’agissant notamment de déplacer un curseur entre deux extrêmes représentés, d’un côté, par la communication en présentiel et, de l’autre, par la communication à distance. Une affaire de dosage donc, qui pourrait amener les enseignants ou les formateurs à chercher le positionnement optimal susceptible de faire que les mêmes acteurs puissent tirer le meilleur parti de leurs échanges dans la perspective d’acquisitions individuelles. Processus qui paraît être assimilable au don/contre-don dans le domaine de l’éducation et de la formation.
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