Chapitre 8
L’évaluation des impacts de l’université entrepreneuriale
p. 175-196
Texte intégral
Introduction
1Depuis plus de vingt ans, l’enseignement supérieur a développé des actions en matière d’éducation entrepreneuriale (Matlay et Carey, 2007 ; Hayter et al., 2016). Dans de nombreux pays, elles figurent dans les agendas des politiques publiques en raison de leurs effets attendus sur le comportement entrepreneurial des jeunes diplômés, sur le développement de l’activité entrepreneuriale et sur la performance et la capacité d’innovation des entreprises (Lackeus, 2015 et 2020). En France, le plan « Esprit d’entreprendre1 » annoncé en mai 2019 appelle à la généralisation de la sensibilisation à l’entrepreneuriat des étudiants et au développement de l’accompagnement des étudiants qui souhaitent entreprendre. Ces actions d’éducation à et par l’entrepreneuriat sont conduites par les établissements d’enseignement supérieur avec le soutien opérationnel ou financier de parties prenantes parmi lesquelles se trouvent, outre le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, des acteurs publics et privés nationaux, régionaux et locaux.
2Les activités d’éducation entrepreneuriale sont souvent considérées comme relevant des missions de formation. Elles sont pourtant une des composantes de l’université entrepreneuriale, définie comme l’université qui mène des activités multiples orientées vers la contribution au développement économique et social (Etzkowitz, 2003 ; OCDE, 2018). L’éducation entrepreneuriale, qu’il s’agisse de formations courtes à l’entrepreneuriat, de formations diplômantes ou de l’accompagnement des projets émergents des étudiants, couvre un continuum d’activités qui s’articulent avec la valorisation de la recherche, le transfert de technologie et les relations avec les entreprises (Merindol et al., 2021). Il s’agit aujourd’hui de faire des universités des creusets d’innovation et d’en mesurer les impacts sociaux économiques associés à l’ouverture vers des parties prenantes multiples (Jonkers et al., 2018 ; Studer et al., 2011 ; Siegel et Wright 2015).
3À l’heure où la connaissance (Foray, 2010) et le capital entrepreneurial2 (Audretsch, 2007) sont considérés comme des facteurs de production essentiels, l’université est au cœur du développement économique et social (Nelson, 2012 ; Spigel, 2015). Elle joue un rôle de catalyseur des dynamiques d’innovation (Roberts et Eesley, 2009 ; Eesley et Miller, 2018). Apparue dans les années quatre-vingt (Etzkowitz, 1983), la notion « d’université entrepreneuriale » désigne l’université qui diffuse activement et selon des modalités multiples les connaissances et compétences générées par ses missions de formation et de recherche.
4L’université entrepreneuriale suscite des attentes fortes de la part de parties prenantes multiples au sein des territoires : collectivités territoriales, entreprises et organisations soutenant la création d’entreprises et l’innovation (Gianiodis et al., 2020). Ces attentes peuvent être classées selon trois dimensions : l’acquisition d’un état d’esprit et de compétences entrepreneuriales par les jeunes diplômés ; la création d’entreprises, innovantes ou non, créatrices de valeur et d’emplois sur le territoire ; le soutien et le développement des entreprises et de leur effort d’innovation par la diffusion et la valorisation des connaissances issues ou liées à la recherche (BPI France, 2021). En France, ces attentes sont aujourd’hui mises au premier plan dans le cadre de la Loi de Programmation de la Recherche qui appelle à la transformation des universités en Pôles Universitaires d’Innovation (PUI) capables d’accroître sensiblement leurs contributions à l’entrepreneuriat et à l’innovation.
5Si les effets directs, quantitatifs et à court terme des activités formelles de transfert de technologie (Shane, 2004 ; Rothaermel et al., 2007) ou de création d’entreprises sont observables et quantifiables (Fiorlano et al., 2021) avec une métrique bien connue depuis les années quatre-vingt-dix, il n’en va pas de même pour toutes les actions d’éducation et de soutien à l’entrepreneuriat. Selon Fayolle (2011), l’évaluation des effets de l’éducation entrepreneuriale est d’autant plus complexe que ces actions sont diverses et leurs objectifs multiples, allant de la simple sensibilisation au soutien à la création d’entreprise en passant par l’appui à l’insertion professionnelle. Lackeus (2015, p. 22) invite les chercheurs à explorer la mesure des impacts de l’éducation entrepreneuriale en s’interrogeant sur « how, when and why entrepreneurial education leads to desirable effects ». L’OCDE (2009, p. 9) préconise un effort d’évaluation de l’éducation entrepreneuriale :
The inclusion of an evaluation strategy should be a pre-requisite of any submission for funding of an education for entrepreneurship program.
6S’appuyant sur un état des pratiques internationales et une revue de littérature, ce chapitre explore la question de l’évaluation des impacts de l’éducation entrepreneuriale dans le cadre élargi de l’université entrepreneuriale. Elle situe cette question dans une double perspective :
- celle d’une évaluation construite dans une vision transversale articulant les activités entrepreneuriales aux activités de formation, de recherche et de valorisation ;
- celle d’une évaluation qui, au-delà de la métrique associée à la création d’entreprises et au transfert de technologie, prend en compte des effets qualitatifs et diffus relevant du capital humain et du capital entrepreneurial.
7Une première partie permet de définir l’université entrepreneuriale et ses composantes et souligne son élargissement progressif depuis l’apparition de cette notion dans les années quatre-vingt. Une deuxième partie présente les difficultés posées par l’évaluation des impacts de l’université entrepreneuriale. Nous présentons dans une troisième partie un cadre d’évaluation qui associe quatre dimensions dans une vision systémique.
Une vision élargie de l’université entrepreneuriale
8Au-delà de leurs missions historiques de formation et de recherche, certaines universités tendent à développer la troisième mission qui désigne leur contribution au développement économique et social au sein des territoires dans lesquels elles s’inscrivent (Compagnucci et al., 2020). Elles deviennent alors des universités « entrepreneuriales », qui mettent l’esprit d’entreprendre et l’innovation au premier plan de leurs activités de formation, de recherche et de valorisation, afin de renforcer l’apprentissage, la production et la circulation de la connaissance dans un environnement complexe et changeant (Clark, 1998 ; Etzkowitz et al., 2000 ; Etzkowitz, 2003 ; Gibb, 2012).
De la valorisation de la recherche à l’université entrepreneuriale
9La notion d’université entrepreneuriale a été introduite par Etzkowitz en 1983. Elle a d’abord été centrée sur la valorisation des résultats de la recherche académique à travers la création des spin-offs et les accords de transfert ou de cession de propriété intellectuelle avec l’industrie (Clark, 1998 ; Etzkowitz, 2003 ; Youtie et Shapira, 2008 ; Nelson, 2012). Ce sont les grandes universités de recherche telles que Stanford ou le MIT, qui, les premières, se sont engagées dans cette voie avec une intense activité en matière de cession de licences et de création de spin-offs académiques (O’Shea et al., 2007 ; Etzkowitz, 2003). Qu’elles soient initiées par les universités dans une approche bottom-up, ou encouragées par leurs tutelles dans une approche top-down (OCDE, 2018 ; Bpifrance, 2021), ces pratiques se sont progressivement diffusées et ont évolué (Mowery et al., 2004 ; Lockett et al., 2015 ; Siegel et Wright, 2015).
10Dans une analyse bibliométrique3 des publications académiques portant sur l’université entrepreneuriale, Forliano et al. (2021) montrent une croissance très marquée de ces publications au cours des 10 dernières années. Ils soulignent également que les auteurs les plus cités — et ainsi les terrains de recherche — sont issus pour une très grande majorité des États-Unis et du Royaume-Uni. Rothaermel et al. (2007) ont montré dans une précédente revue de littérature — couvrant quant à elle 173 articles académiques — que la plupart de ces articles portaient sur une description de l’université entrepreneuriale, signe du caractère encore émergent et fragmenté de ce champ de recherche.
11L’université est invitée à contribuer au développement économique et social dans le cadre de sa troisième mission, au travers d’une coopération étroite avec les entreprises et les pouvoirs publics, selon le modèle de la triple hélice4 (Etzkowitz, et al., 2000). Elle est un possible agent du changement et catalyseur de l’innovation et de l’entrepreneuriat (Audretsch, 2014 ; Guerrero et Urbano, 2012 ; Siegel et Wright, 2015 ; EUA, 2022). Les contours de l’université entrepreneuriale se sont progressivement élargis selon trois dimensions : le passage d’une approche en termes de marchandisation de la science à une approche centrée sur le développement socio-économique des territoires ; le passage d’un modèle centré sur l’innovation technologique et la deep tech à l’innovation sous toutes formes ; la prise en compte de l’ensemble des étudiants et jeunes diplômés et non des seuls chercheurs.
12C’est sous le prisme du développement territorial et des impacts sociétaux que les chercheurs les plus cités appréhendent l’université entrepreneuriale (Fiorlano et al., 2021). Le Russel group of university la définit ainsi :
Third stream activities are therefore concerned with the generation, use, application and exploitation of knowledge and other university capabilities outside academic environments. In other words, the Third Stream is about the interactions between universities and the rest of society. (Molas-Gallart et al., 2002, p. 3)
13Le gouvernement britannique décrit les universités comme des « dynamos of growth in the knowledge-driven economy » (Molas-Gallart, 2002, p. 4). L’Europe appelle au développement du label « université européenne » qui promeut la science ouverte, l’innovation ouverte et l’ouverture à la société (Lamy et al., 2017). La communauté européenne et l’OCDE ont mis à la disposition des établissements d’enseignement supérieur HEINNOVATE, un outil d’auto-diagnostic qui donne des repères pour construire une stratégie entrepreneuriale (Hofer et al., 2018). En France, la récente Loi de Programmation de la Recherche prévoit la labellisation de PUI (Pôles Universitaires d’Innovation) afin d’assurer une meilleure diffusion de la recherche dans l’économie et la société, avec notamment des objectifs ambitieux de création de start-ups et en articulant la valorisation, les relations avec les entreprises, le soutien à la création d’entreprise et l’entrepreneuriat étudiant.
14L’université entrepreneuriale se voit assignée un rôle moteur au sein des écosystèmes de l’entrepreneuriat et de l’innovation (Etzkowitz, 2003). Ces écosystèmes sont localisés et réunissent des parties prenantes variées (Colyvas et Powell, 2006 ; Siegel et Wright, 2015). Perkmann et al. (2013) utilisent la notion d’engagement académique, soulignant qu’il prend des formes multiples ouvertes sur des réseaux externes. Cet engagement ne se limite pas au nombre de licences ou au nombre de start-ups créées, et va bien au-delà des effets économiques :
Any approach to university Third Stream activities that focuses purely on university commercial activities is likely to miss large and important parts of the picture. (Molas Gallart, 2002, p. 4)
La place de l’éducation entrepreneuriale dans l’université entrepreneuriale
15L’éducation entrepreneuriale a longtemps été cantonnée aux activités de formation et dissociée de la valorisation de la recherche et de l’incubation, activités historiques de la troisième mission. L’analyse bibliométrique montre depuis quelques années une forte intégration de ces activités au sein de l’université entrepreneuriale, dans un continuum sensibilisation — formation — accompagnement. Les étudiants jouent un rôle important dans la dynamique entrepreneuriale des universités (Shah et Panhke, 2014 ; Shirokova et al., 2016 ; Wright et al., 2017 ; Schaeffer, 2019). Ils créent davantage d’entreprises que les chercheurs, avec des projets qui ne sont pas tous de nature technologique mais relèvent de l’innovation sous toutes ses formes et de l’entrepreneuriat social (Siegel et Wright, 2015 ; Matt et Schaeffer, 2018). Ils jouent également un rôle clé dans la création des spin-offs académiques et la mise en marché des technologies issues de la recherche (Hayter et al., 2016). Le titre d’un récent rapport de la LERU (2019) souligne l’importance de cette mission : « Student entrepreneurship at research-intensive universities: from a peripheral activity towards a new mainstream ». Le développement de la culture entrepreneuriale à travers les enseignements et l’accompagnement des étudiants porteurs de projets sont cruciaux (Wright et al., 2017 ; Matt et Schaeffer, 2018). Selon Audretsch (2014), le développement économique n’est plus seulement porté par le capital matériel et la connaissance, mais aussi par l’entrepreneuriat, ce qui donne une place centrale à la production du capital entrepreneurial dans les universités. De plus en plus, les activités entrepreneuriales sont considérées par les pouvoirs publics comme faisant partie intégrante des stratégies des universités (Guerrero et al., 2014 ; Rasmussen et Wright, 2015), ce qui conduit également à prendre en compte les attentes d’un large panel de parties prenantes (Wright et al., 2017 ; Fisher et al., 2016). Dans un récent rapport, l’Association des Universités européennes analyse le degré d’engagement de ses membres dans la voie de l’innovation pour répondre aux enjeux sociétaux en s’appuyant sur la production de connaissance (Kozirog et al., 2022).
16Si l’université entrepreneuriale ne fait pas l’objet d’une définition normalisée, de nombreux chercheurs soulignent ses caractéristiques, résumées par Forliano et al. (2021) : l’implication dans des activités d’éducation à l’entrepreneuriat, de soutien à la création d’entreprises et de transfert de technologies ; l’ouverture sur l’environnement socio-économique et les attentes de ses parties prenantes ; l’existence de revenus issus des activités de valorisation ; la définition d’une stratégie et d’une organisation soutenant l’ensemble de ces activités. Comme l’indique Bpifrance dans son livre blanc sur la 3e mission (Merindol et al., 2021), l’université doit elle-même se doter d’une culture entrepreneuriale pour faire émerger de nouveaux écosystèmes entrepreneuriaux sur les territoires.
La difficile mesure des impacts de l’université entrepreneuriale
17Toute politique publique est une théorie du changement social (Gibert, 2003) et appelle à l’évaluation de ses effets au regard de ses objectifs (Studer, 2011). L’évaluation se fait au regard de critères tels que la pertinence, l’utilité, l’efficacité ou l’efficience. Elle doit être réalisée de façon large, pour identifier les effets attendus et non attendus, et analyser des « systèmes d’actions » afin de comprendre des chaînes de causalités (Studer, 2011). Dans le domaine du management public, l’impact peut être défini comme le changement social induit par une politique publique (Gibert, 2003). Son étude permet de légitimer cette dernière mais aussi de renforcer l’effet d’apprentissage pour ses auteurs et ses opérateurs. Sibieude et al. (2011, p. 8) définissent l’impact social comme « l’ensemble des conséquences des activités d’une organisation tant sur ses parties prenantes externes directes ou indirectes de son territoire et internes, que sur la société en général ».
Une question émergente
18Alors que les politiques publiques expriment de fortes attentes vis-à-vis des universités, chercheurs et institutions soulignent que la mesure des impacts de l’université entrepreneuriale est une question à peine émergente (Jonkers et al., 2017 ; Compagnucci et al., 2020). Le research gap est résumé par Siegel et Wright (2015) : « what instruments are required to measure the wider impact of academic entrepreneurship, including spillover effects »… Les discours politiques incitent à promouvoir l’entrepreneuriat à tous les stades de la scolarisation depuis une quarantaine d’années (Champy-Remoussenard, 2018), cependant on sait peu de choses sur son impact. Lackeus (2015) invite les chercheurs à explorer la mesure des impacts de l’éducation entrepreneuriale en s’interrogeant sur ses effets désirables. L’OCDE (2009, 2018) préconise un effort d’évaluation de l’éducation entrepreneuriale. En France, le plan « Esprit d’entreprendre » appelle à une généralisation de l’éducation entrepreneuriale mais le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (Meige et al., 2019) fait le constat d’un manque d’évaluation des impacts des actions menées.
19Une recherche bibliographique sur le Web of Science montre le faible nombre d’articles publiés sur la mesure des impacts5 (27) parmi ceux qui traitent de l’université entrepreneuriale (158). L’élargissement et la diversité des activités de l’université entrepreneuriale génèrent des besoins pour des méthodes adaptées de mesure d’impacts permettant d’apprécier leur contribution au développement économique et social à long terme et prenant en compte tout autant les effets informels que les effets formels (Grimaldi et al., 2011 ; Guerrero et al., 2014 ; Guerrero et Urbano, 2012).
Une question complexe
20Évaluer les impacts des activités de l’université entrepreneuriale est difficile car ces activités sont tout autant informelles que formelles (Klofsten et Jones-Evans, 2000) et leurs effets ont un caractère dynamique, complexe et diffus mais aussi interdépendants et ouverts sur un large ensemble de parties prenantes (Lackeus, 2015 ; Guerrero et al., 2014). Ces difficultés réelles, qui demandent des moyens d’investigation parfois lourds, expliquent bien souvent le recours à l’évaluation des moyens engagés et des activités menées et non de leurs effets (Jonkers et al., 2018).
21La temporalité est une de ces difficultés, car il faut souvent des années pour qu’apparaissent les effets, par exemple d’une création d’entreprise dans le domaine de la Deep tech ; ou encore d’une décision d’insertion ou de création par un jeune diplômé ayant bénéficié d’une éducation entrepreneuriale. En outre, il peut être difficile d’identifier et de tracer ces effets dans la durée, ce qui nécessite des méthodes d’investigation dédiées. La difficulté de collecte des données et la nécessité d’identifier des indicateurs SMART — spécifique, mesurable, ambitieux, réaliste, temporel (Doran, 1981) expliquent également le peu d’enthousiasme que suscite l’évaluation des impacts (Molas-Gallart et al., 2002). Le caractère sérendipien des impacts, propre aux aléas du processus d’innovation, ou encore l’imbrication de l’université entrepreneuriale au sein des systèmes d’innovation rendent également difficile l’analyse des liens de causalité et l’identification des impacts attribuables à l’université (Molas-Gallart et al., 2002).
22Selon Lackeus (2015) et Lorz et al. (2013), la mesure des impacts nécessite des approches méthodologiques robustes, associant approches qualitatives et quantitatives, en prenant soin de construire des échantillons de contrôle, en ayant recours à des approches quantitatives plus élaborées afin de mettre évidence des interdépendances complexes entre les variables mesurées, en réalisant des études longitudinales.
23Il est naturellement plus facile de mesurer des effets directs, quantitatifs et à court terme à partir des activités formelles de transfert de technologie (Shane, 2004 ; Rothaermel et al., 2007). Elles sont plus faciles à observer et à quantifier (Fiorlano et al., 2021) et ont conduit à des évaluations de type input/output avec une métrique bien connue depuis les années quatre-vingt-dix. Cette métrique porte principalement sur le nombre de dépôts de brevets et de contrats de licences, sur le nombre de collaborations avec les entreprises, sur les revenus issus de différentes formes de transfert de technologie (Goldstein, 1990 ; Siegel et al., 2003), ou le nombre d’entreprises créées (Eckowitz, 2003). Bpifrance (2021) suggère des indicateurs classiques : nombre d’entreprises créées, volume d’emplois créés sur le territoire, nombre d’étudiants ayant acquis des compétences entrepreneuriales, nombre de start-ups installées sur le campus, nombre d’entreprises créées à partir de technologies de ruptures issues des laboratoires de recherche, volume des emplois créés par les entreprises en lien avec la valorisation de la recherche. En Amérique du Nord, l’AUTM (Association of University Technology Managers) publie régulièrement ce type de données quantitatives avec un étalonnage entre universités (Siegel et Wright, 2015). En 2002, les universités britanniques du Russel group avaient fait le choix délibéré de limiter l’évaluation à la mesure des activités réalisées et observables (Molas-Gallart et al., 2002).
24Les impacts attendus de l’université entrepreneuriale laissent une large place aux dimensions culturelles et sociales (Spigel, 2015) dont l’identification et la mesure sont difficiles. On peut citer par exemple la production de chercheurs et diplômés qualifiés qui intègrent des entreprises locales et sont porteurs de connaissances (Foray, 2009), la génération et l’attraction de nouvelles entreprises et activités et les effets de proximité (Audretsch et al., 2005), ainsi que des collaborations avec des acteurs multiples (Guerrero et al., 2014) ou encore la production de capital entrepreneurial (Audretsch, 2012).
25Dans le champ de l’éducation à l’entrepreneuriat, il existe des recherches situées au croisement des sciences de l’éducation, des ressources humaines, de la sociologie et de l’entrepreneuriat. L’éducation à l’entrepreneuriat a pour objet d’apporter des valeurs, attitudes et aptitudes qui sont très difficiles à cerner et évaluer (Tavakoli et Tixier, 2019). Nabi et al. (2017) soulignent la prédominance des mesures qui portent sur les données subjectives appréciées à court terme, sur des questions portant par exemple sur l’intention entrepreneuriale, ou sur le « mindset » ou état d’esprit entrepreneurial. Pittaway et Cope (2007) appellent à l’étude des chemins d’insertion des diplômés (« tracking graduate careers ») à l’aide d’études longitudinales, afin d’identifier les transformations induites par l’éducation à l’entrepreneuriat. Les compétences entrepreneuriales font partie des objectifs explicites de bon nombre de programmes nationaux et internationaux. Elles comportent essentiellement des soft skills (Bacigalupo et al., 2016) et soulèvent de nombreuses questions quant à leur évaluation : subjectivité de l’évaluation (Bégin et Véniard, 2013 ; Theurelle-Stein et Barth, 2017 ; Schelfhout et al., 2016), évaluation individuelle des compétences révélées dans le cadre de projets collectifs, montée en compétence pendant et après la période de formation des étudiants (Brenet et al., 2017), impact de ces compétences dans les entreprises d’accueil (Compagnucci et al., 2020).
Vers un cadre d’évaluation des impacts de l’université entrepreneuriale
26Que l’on parle d’université entrepreneuriale, de troisième mission ou de pôle universitaire d’innovation, les activités entrepreneuriales, c’est-à-dire d’éducation, d’accompagnement et de soutien à l’entrepreneuriat, mais aussi d’acculturation à l’innovation, occupent aujourd’hui une place croissante au sein des universités et tend à s’articuler avec les activités de valorisation, de transfert et d’appui à l’innovation. Plusieurs cadres d’évaluation de l’université entrepreneuriale ont été proposés et discutés, en Europe ou hors d’Europe (Goldstein et Renault, 2004 ; Guerrero et al., 2014 ; Jonkers et al., 2018). Nous nous appuyons sur ces cadres pour en présenter une version adaptée et synthétique, proposant ainsi une évaluation des activités de l’université entrepreneuriale qui associe données quantitatives et qualitatives et accorde une place au capital entrepreneurial.
Un cadre d’évaluation en quatre dimensions
27Jonkers et al. (2018), proposent un référentiel intitulé IPBF (Innovation Performance Based Funding framework) pour la mesure de l’impact des universités sur l’innovation dans les territoires. Ce référentiel est structuré selon quatre dimensions :
- éducation et développement du capital humain ;
- recherche, développement technologique, transfert de connaissances et commercialisation ;
- esprit d’entreprise et soutien au développement des entreprises ;
- orientation régionale, développement stratégique et infrastructure des connaissances.
28Il se compose de plusieurs types de données : des indicateurs quantitatifs qui mesurent les impacts des activités en termes d’innovation et permettent de suivre la dynamique des effets produits ; des récits qui permettent de contextualiser cette métrique par des éléments qualitatifs et de mettre en évidence des impacts spécifiques ou des chemins de causalité. De plus, le cadre analytique proposé met en évidence la dimension géographique des impacts. Ce qui est préconisé ici correspond à une évaluation construite comme un « récit avec des nombres », c’est-à-dire en contextualisant et soutenant qualitativement les indicateurs. Jonkers et al. (2018) utilisent l’expression de trajectoire d’impact, ou « impact pathway » qui correspond au récit permettant d’expliquer comment les activités de l’université entrepreneuriale produisent des impacts. Ce type de récit doit selon eux être construit en impliquant les parties prenantes. Ils insistent sur la nécessité d’intégrer dans l’évaluation les activités de recherche et de valorisation, la formation ainsi que l’entrepreneuriat qui représentent une part importante des impacts attendus sur les systèmes d’innovation des territoires. Outre la métrique et les analyses et récits qualitatifs, ils indiquent que de larges études économétriques peuvent également être une approche méthodologique utile, citant l’exemple de la mesure de la contribution économique des universités de la LERU, ligue européenne des universités de recherche, (Biggar Economics, 2017).
29Guerrero et al. (2014) situent l’évaluation des impacts de l’université entrepreneuriale dans un contexte d’économie entrepreneuriale, orientée vers l’exploration d’opportunités d’entreprendre dans laquelle les principaux facteurs de production sont le capital de connaissances et le capital entrepreneurial. Ils structurent leur analyse autour de trois éléments : la production de capital humain issue des activités de formation, la production de capital connaissance issue des activités de recherche, la production de capital entrepreneurial issue des activités entrepreneuriales. Selon leur analyse, ce sont ces trois résultats qui produisent des impacts sur le développement socio-économique.
30Croisant ces approches, nous faisons la proposition d’un cadre d’évaluation des activités dédiées à l’entrepreneuriat et à l’innovation dans les universités articulant les missions de formation et d’insertion, de recherche et de sa valorisation, d’entrepreneuriat mais aussi de la gouvernance de cet ensemble. À l’intérieur de la structure proposée, nous donnons quelques exemples d’indicateurs qui permettent d’illustrer chacune des dimensions de l’analyse et associent des indicateurs quantitatifs comme des indicateurs issus d’approches qualitatives.
31Ce cadre tente une consolidation de quelques indicateurs dédiés à la production de connaissances et à sa valorisation, à la formation et à l’insertion professionnelle, aux activités entrepreneuriales et à des activités transverses de gouvernance, de relation avec les parties prenantes et de création d’infrastructures. Cette consolidation permettrait d’offrir une vision systémique qui semble manquer aujourd’hui dans les universités françaises.
32Au-delà du pouvoir des indicateurs chiffrés, introduire une dimension qualitative semble également souhaitable pour rendre compte plus finement d’une réalité complexe et diffuse. De ce point de vue, les notions de « récit avec des nombres » ou de « trajectoire d’impact » peuvent être inspirantes tant pour les opérateurs des actions que pour les chercheurs. Dès à présent, la narration fait partie intégrante de la façon dont les universités rendent compte de leur activité entrepreneuriale, avec le récit des « success stories » qui trouvent souvent une audience dans les media nationaux, régionaux et locaux (Jonkers et al., 2018, Siegel et Wright 2015). Le capital humain, le capital entrepreneurial et les dimensions tacites et informelles de la connaissance6 sont au cœur de ces questions qualitatives, de même que la construction dynamique des compétences entrepreneuriales des étudiants et jeunes diplômés.
33Un tel cadre souligne également toutes les difficultés que représente la mesure d’impacts, nécessitant des études ad hoc et des recherches dédiées, telles que l’étude des chemins d’insertion des jeunes diplômés ou le suivi longitudinal des étudiants entrepreneurs, qui peuvent contribuer à identifier le rôle qu’ils peuvent jouer en tant qu’entrepreneurs (lorsqu’ils créent une entreprise) ou intrapreneurs (lorsqu’ils portent des projets d’innovation ou de développement dans des entreprises existantes).
Fig. 1 — L’université entrepreneuriale : proposition d’un cadre d’évaluation.

La difficile évaluation du capital entrepreneurial
34Le capital entrepreneurial est très présent dans ce cadre d’évaluation. Il est défini par Audretsch (2007) comme la capacité à s’engager et à générer une activité entrepreneuriale. Il constitue le lien indispensable entre la création de connaissances et l’innovation (Michelacci, 2003, Acs et al., 2003, 2009). Le capital entrepreneurial recouvre diverses ressources financières et non financières nécessaires à l’établissement, à la survie et à la croissance des entreprises (Erikson, 2002 ; Firkin, 2003). Il repose en particulier sur une combinaison de compétences entrepreneuriales et d’engagement entrepreneurial (Erikson, 2002), et se nourrit également des réseaux et relations des entrepreneurs (Firkin, 2003).
35Dans le cadre présenté ci-dessus, les activités de formation et les activités entrepreneuriales produisent du capital humain et du capital entrepreneurial (Guerrero et al., 2015, Jonkers et al., 2018), tous deux facteurs immatériels qui sont de nature à se diffuser dans les territoires à travers les trajectoires d’insertion des diplômés dans les entreprises, que celles-ci soient existantes, reprises ou créées. Depuis les travaux de Saxenian (1994) qui pointent l’importance du capital entrepreneurial dans la performance de la Silicon Valley en matière d’innovation, d’autres travaux ont cherché à mesurer le lien entre capital entrepreneurial et capacité d’innovation d’un territoire (Audretsch et al., 2008).
36La création d’entreprises est loin d’être la seule finalité de l’éducation entrepreneuriale. Ce point ouvre la question des effets de l’éducation entrepreneuriale sur l’insertion professionnelle et sur le rôle des jeunes diplômés en tant qu’intrapreneurs, acteurs du changement et contributeurs à l’innovation dans des entreprises et start-ups qu’ils n’ont pas créées, du fait des compétences entrepreneuriales acquises, des idées d’entreprendre et des projets d’innovation dont ils sont porteurs, et plus largement de leur état d’esprit entrepreneurial. Ces éléments figurent en bonne place dans les travaux qui portent sur l’évaluation de la troisième mission dans les universités, mais ils sont particulièrement difficiles à mesurer car ils sont diffus, différés et interdépendants.
Conclusion
37De plus en plus, les activités d’éducation à l’entrepreneuriat sont envisagées comme partie intégrante des actions menées par les universités entrepreneuriales : elles contribuent au développement des compétences et de la culture de l’entrepreneuriat et de l’innovation nécessaires à une intense diffusion des connaissances. Elles s’inscrivent dans le continuum allant de la sensibilisation à la création d’entreprises, à l’intrapreneuriat et à l’innovation.
38Le concept d’université entrepreneuriale est apparu depuis les années 80 mais les travaux de recherche qui le concernent se sont vraiment développés depuis une dizaine d’années seulement. Alors que de nombreuses publications ont porté sur ses caractéristiques et ses modes d’organisation, plusieurs chercheurs, relayés par les institutions, soulignent le peu de maturité et par conséquent le « research gap » en matière d’évaluation de ses impacts dans l’environnement socio-économique. L’université entrepreneuriale apporte une variété de contributions à la société à travers l’insertion des étudiants dans le tissu des entreprises et le développement du capital humain et entrepreneurial, la création d’activités variées et la multiplication des transferts et liens avec un nombre élevé d’acteurs au sein des écosystèmes territoriaux (Matt et Schaeffer, 2015, Link et al., 2007 ; Stephan, 2009).
39Qu’il s’agisse de l’université entrepreneuriale dans son ensemble ou de l’éducation à l’entrepreneuriat en particulier, l’évaluation des impacts est souvent centrée sur un nombre limité d’indicateurs quantitatifs tels que le nombre de start-ups créées par les étudiants, diplômés, chercheurs et enseignants chercheurs ou les revenus des transferts de propriété intellectuelle et des collaborations avec les entreprises. Ces indicateurs laissent de côté les effets complexes, diffus et différés qui tiennent aux chemins d’insertion des diplômés, au parcours professionnels des acteurs de l’université et aux échanges qui ont lieu dans les multiples réseaux qui maillent les universités entrepreneuriales. Suivant Guerrero et al. (2015), Jonkers et al. (2018), nous suggérons une prise en compte des activités entrepreneuriales au sein de la troisième mission des universités afin d’offrir une vision systémique des apports de l’université à son environnement socio-économique.
40Dans un contexte marqué par l’économie de la connaissance, le capital entrepreneurial issus de l’enseignement supérieur se présente comme une ressource clé, capable d’identifier et transformer des opportunités en vue de créer de la valeur économique, environnementale et sociale. Ce capital entrepreneurial est au cœur des activités de l’université entrepreneuriale mais c’est aussi le facteur le plus complexe à documenter dans les situations d’évaluation. Le prendre en compte ouvre une importante voie de recherche et constitue un défi pour l’évaluation des politiques publiques.
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Notes de bas de page
1 http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid141329/-l-esprit-d-entreprendre-le-plan-en-faveur-de-l-entrepreneuriat-etudiant.html (consulté le 28 février 2024).
2 Il s’agit des ressources financières et non financières nécessaires à la création, au développement et à la pérennité des entreprises (Firkin, 2003).
3 Cette analyse bibliométrique porte sur un corpus de 511 articles en langue anglaise publiés dans des revues à comité de lecture dans le champ du management, depuis les années 1980 jusqu’en 2018.
4 Ce modèle met en exergue les interactions entre les sphères de l’université, de l’entreprise et de l’administration publique pour générer des dynamiques d’innovation.
5 Requête réalisée le 21 mars 2021 portant sur des articles en langue anglaise publiés dans des revues à comité de lecture entre 1985 et 2021, comportant les mots clés « entrepreneurial university » dans leur titre et les mots clés « impact » ou « evaluation » dans leur contenu. Cette requête fait ressortir 27 articles sur un total de 158 articles publiés entre 1985 et 2020.
6 Il s’agit de connaissances non verbalisable et difficile à codifier, ce concept a été mis en lumière par Polanyi (1965).
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