Chapitre 7
S’auto-évaluer pour développer l’esprit d’entreprendre : quels effets sur la réflexivité des étudiants ?
p. 153-173
Texte intégral
1Dans l’enseignement supérieur français, la création en 2010 des PEE (Pôle Entrepreneuriat Étudiant), devenus en 2013 PÉPITE (Pôle Étudiant pour l’Innovation, le Transfert et l’Entrepreneuriat), a permis de préciser les contours de l’éducation entrepreneuriale sous l’angle des compétences visées (Brenet, Schieb-Bienfait et Authier, 2017). Au niveau pédagogique, cela se traduit par une diversité de pratiques, allant des actions visant à sensibiliser ou à former à l’entrepreneuriat jusqu’à l’accompagnement d’un projet de création d’entreprise (Fayolle, 2017). De telles initiatives suscitent, depuis une dizaine d’années, un intérêt croissant de la part des chercheurs francophones notamment en sciences de gestion (Verzat et Toutain, 2015 ; Albertini, Fabiani et Lameta, 2018) et plus récemment en sciences de l’éducation et de la formation (SEF) (Champy-Remoussenard et Starck, 2018 ; de Miribel et Sido, 2021). Comme le souligne Champy-Remoussenard (2021), cet élan s’appuie sur les travaux précurseurs de Surlemont et Kearney (2009) permettant de formaliser un modèle pédagogique de l’esprit d’entreprendre, fondé sur quatre caractéristiques de l’activité : elle est à la fois responsabilisante, expérientielle, coopérative et réflexive. L’approche développée par ces deux auteurs a ainsi contribué à l’émergence de recherches empiriques portant sur les effets, en termes d’apprentissage, des pédagogies mises en œuvre dans les dispositifs d’éducation à l’esprit d’entreprendre (EEE) (Toutain et Salgado, 2014 ; Bornard et Briest-Breda, 2014 ; Foliard et Lepontois, 2017).
2Toutefois, malgré la nécessité reconnue de croiser les regards disciplinaires sur les questions soulevées par l’EEE (Verzat, 2014), les travaux actuels exploitent encore trop peu les apports des SEF alors que les dimensions de la pédagogie entrepreneuriale, et en particulier celle de la réflexivité, font partie des objets d’étude privilégiés de ce champ. C’est dans cette perspective que ce chapitre, ancré dans les SEF, s’intéresse aux conditions pédagogiques favorisant la réflexivité jugée centrale dans le processus de construction des compétences en entrepreneuriat (Surlemont et Kearney, 2009). Il s’agit plus spécifiquement d’analyser les effets d’une démarche d’auto-évaluation mise en place dans un module de sensibilisation à l’entrepreneuriat pour soutenir la réflexivité des étudiants universitaires. Une double approche est proposée, d’une part, conceptuelle afin d’en comprendre les tenants et aboutissants, et d’autre part, praxéologique à travers la conception d’un dispositif pédagogique soumis à l’analyse.
Quelques repères théoriques
La réflexivité au cœur du processus entrepreneurial
3L’essor actuel des pratiques réflexives dans le champ de l’EEE semble lié au fait que la réflexivité est consubstantielle du processus entrepreneurial dans la mesure où celui-ci se construit par une « attitude critique » et une « remise en question permanente » (Boutinet, 2015). Selon Toutain, Ballerau et Blache (2016), ces démarches doivent « permettre aux apprenants d’établir des ponts entre leur expérience passée, ce qu’ils viennent de vivre et ce qu’ils décident de conserver pour résoudre les situations futures » (p. 56). Plus largement, la réflexivité traduit « la capacité de retour sur soi » (Bibauw, 2010, p. 1), autrement dit l’aptitude à faire un « retour […] sur l’objet par lequel le sujet se tourne vers ses propres opérations pour les soumettre à une analyse critique » (Vandenberghe, 2006, p. 975). Ce phénomène est néanmoins complexe « dans la mesure où ce retour implique le sujet de l’observation ou de la description dans l’observation ou la description elles-mêmes [ce qui a pour effet que] la réflexivité boucle la réflexion sur elle-même » (Mesure et Savidan, 2006, p. 975). Réaliser une telle opération n’a rien d’une évidence. Piaget (1974) a démontré le primat de l’action sur la conscience, le sujet peut réaliser une tâche sans savoir ce qu’il a fait pour y parvenir avec succès ou non. Cette prise de conscience du processus par lequel le sujet réalise une opération n’est pas intuitive ni automatique, elle nécessite un outillage ouvrant des perspectives de transformation et de développement de ses apprentissages.
4En adoptant une posture réflexive, le sujet devient un objet de travail pour lui-même, il est alors amené à examiner, évaluer, critiquer et interpréter les actions réalisées dans le but de les transformer (Gremion, 2016). C’est en ce sens que la réflexivité soutiendrait la construction des connaissances et des compétences comme le soulignent de nombreux travaux en SEF. Ainsi, le courant de la recherche biographique montre que le rapport qu’entretient le sujet avec les savoirs enseignés évolue pour devenir « de précieuses médiations dans la quête de soi » (Rayou, 2002, p. 35). Par ailleurs, en formation des adultes, les bénéfices de la pratique réflexive en termes de professionnalisation sont souvent mis en avant (Schön, 1983 ; Perrenoud, 2016 ; Chaubet, Kaddouri et Fischer, 2019). En outre, la question des conditions propices à la réflexivité permettant au sujet de développer « sa capacité à entreprendre, au sens de se mettre en projet et de construire son parcours » (Morel et Maire, 2017, p. 32), apparaît centrale. Parmi les nombreuses modalités de formation (ex. accompagnement, écriture, échanges avec les pairs…) susceptibles d’offrir ces conditions, il ressort que l’auto-évaluation constitue une voie intéressante dans la mesure où elle « constitue [en elle-même] un moment singulier du processus réflexif » (Jorro, 2005, p. 33).
L’auto-évaluation comme levier pour apprendre à entreprendre
5En donnant un rôle actif à l’apprenant et en considérant qu’une meilleure connaissance de soi, notamment de ses forces et faiblesses, participe de la démarche de « retour sur soi », les pratiques d’auto-évaluation peuvent contribuer à soutenir l’amélioration des apprentissages (De Ketele et al., 2001). Néanmoins, plusieurs travaux soulignent les difficultés des étudiants à s’auto-évaluer (Dory, de Foy et Degryse, 2009 ; Nugteren, Jarodzka, Kester et Van Merriënboer, 2016), certains allant jusqu’à évoquer des phénomènes de « biais d’autoévaluation » ou de « distorsion évaluative » (Bouffard, Pansu et Boissicat, 2013, p. 118). Dans ce contexte, une évaluation diagnostique peut permettre aux étudiants de se situer par rapport à leurs pairs et de se préparer aux apprentissages de manière pertinente en les aidant à identifier leurs lacunes en matière de connaissances et/ou de méthodes de travail (Mondor, 2017).
6Toutefois, l’auto-évaluation, dans le champ de l’entrepreneuriat ne peut se départir de l’action car « l’entrepreneur apprend en faisant » (Verzat et Toutain, 2014, p. 9). Proposer des situations concrètes permet à l’étudiant d’imaginer et de tester ses idées et aussi de les ajuster sur la base de ce qui produit les effets escomptés et ce qui les contrarie. Entre se projeter, mettre en œuvre et procéder à un retour évaluatif, se glissent des pratiques relevant du feedback, soit les « informations reçues à la suite d’une action » (Bosc-Miné, 2014, p. 316). Selon Boud et Molloy (2013), il est important de les aborder en tant que processus ce qui implique de s’inscrire dans la durée, de donner un rôle actif à l’étudiant en lui laissant la responsabilité de chercher par lui-même des informations en l’engageant dans une logique d’amélioration par l’exploitation des informations traitées. La prise en compte de matériaux issus de l’action permet de s’assurer d’un enseignement ancré dans une situation concrète d’entrepreneuriat. Il importe néanmoins d’être plus attentif aux finalités d’apprentissage qu’à l’objet qui sert de prétexte pour mettre les étudiants en action. L’auto-évaluation participe de cette démarche en attribuant au sujet une plus grande liberté par le développement de sa capacité critique sur lui-même (De Vecchi, 2011). Une grille reprenant les critères attendus, un étayage mené par l’enseignant, un retour assuré par un pair ou un groupe de pairs représentent autant de modalités pédagogiques permettant d’accroître l’autorégulation future en offrant à l’étudiant la possibilité de comparer ses « feedbacks internes », entendus « comme les retours autogénérés sur soi », avec des données en référence (Georges et Pansu, 2011, p. 102).
Les formations entrepreneuriales pour apprendre par l’action
7La faculté d’agir désignant ici la possibilité « de transformer les idées en actions pour résoudre des problèmes et créer de la valeur pour soi et les autres » (Bourachnikova et Merdinger-Rumpler, 2019, p. 62) constitue un des marqueurs de l’entrepreneur, elle se situe à la croisée de l’ensemble des compétences transversales et techniques. C’est en ce sens que l’incertitude et notamment sa capacité à s’y adapter, se situe au cœur de toute démarche entreprenante invitant, selon Verzat et Toutain (2014), à adopter une « démarche pédagogique active non prévisible » (p. 11) pour favoriser l’EEE. Verzat (2012, p. 126) en décrit quatre principes : 1) « apprendre par l’expérience de projets innovants en lien avec des problèmes réels » ; 2) « encourager, guider et faciliter la prise de responsabilité des apprenants » ; 3) « apprendre en groupe coopératif et en relation avec des adultes extérieurs à l’école » et 4) « évaluer par une approche formative à travers le travail réflexif et la valorisation externe ». Le caractère non prévisible se manifeste par des composantes relevant de la construction identitaire des apprenants et de l’engagement progressif de relations avec des adultes extérieurs dans un environnement entrepreneurial. La démarche pédagogique suppose la construction des conditions permettant l’interpellation de ces composantes a priori inanticipables car indéterminées, mais souhaitables afin de produire des effets en termes d’apprentissages. Ainsi, il apparaît que s’engager dans l’entrepreneuriat n’est pas affaire de traits de personnalité mais bien de compétences susceptibles d’être développées au sein d’environnements d’apprentissage (Nyock, Nyock et Hikkerova, 2013).
8Cependant, dans quelle mesure les modalités pédagogiques spécifiques aux formations entrepreneuriales favorisent-elles l’esprit d’entreprendre1 renvoyant ici à des dispositions généralement associées à l’entrepreneur capable d’apprendre de son expérience, de ses échecs voire de ses succès ? Cette contribution tente de répondre à cette question à partir d’une étude sur les effets d’une démarche d’auto-évaluation proposée dans un dispositif de sensibilisation à l’entrepreneuriat pour aider les étudiants à développer leur réflexivité. Si ce travail participe au développement des recherches évaluatives sur l’EEE encore peu nombreuses en France (Champy-Remoussenard, 2021), celui-ci intègre aussi le fait que les étudiants éprouvent des difficultés à s’auto-évaluer en partie parce qu’ils ont du mal à porter un regard critique sur leur travail et à évaluer avec justesse leurs performances (Lison et St Laurent, 2015 ; Perrault et Levené, 2019). Ainsi, l’hypothèse qui fonde la présente étude est que l’auto-évaluation centrée sur les compétences améliore chez les étudiants la réflexivité propice au développement de leur capacité à entreprendre.
Étude d’un dispositif de sensibilisation à l’entrepreneuriat
Description du dispositif
9Le dispositif « Entreprendre et Innover » (E&I) dont il est question ici concerne un module de sensibilisation à l’entrepreneuriat proposé durant le premier semestre de la deuxième année de master de sciences de l’éducation et de la formation à l’université de Strasbourg. La mise en place de ce dispositif tient, d’une part, aux finalités du diplôme, visant à former de futurs « leaders » et « innovateurs » en éducation et, d’autre part, à l’émergence de nouveaux métiers de l’ingénierie pédagogique relative au secteur EdTech regroupant l’ensemble des start-ups de la filière du numérique éducatif. Par ailleurs, ce module prépare aussi les étudiants souhaitant créer leur propre entreprise.
10Au niveau pédagogique, ce dispositif est guidé par les quatre principes de l’éducation entrepreneuriale cités plus haut (Surlemont et Kearney, 2009) et dont la mise en œuvre se traduit comme suit. Premièrement, concernant le principe de « l’apprentissage responsabilisant », les étudiants sont encouragés à se former de manière autonome à l’entrepreneuriat. Si des témoignages d’entrepreneurs sont prévus tout au long de la formation, il revient aux apprenants de choisir eux-mêmes les ressources jugées utiles pour acquérir des connaissances liées au domaine entrepreneurial (conférences, ouvrages, cours en ligne, etc.). Deuxièmement, le principe de « l’apprentissage par l’expérience directe » se concrétise en donnant la possibilité aux étudiants de concevoir un projet entrepreneurial réel. C’est dans cette perspective que le module prévoit la participation à un évènement entrepreneurial proposé par le service PEPITE Etena de l’université de Strasbourg (ex. Start Up WeekEnd, Social Cup, etc.). Troisièmement, le principe de « l’apprentissage coopératif » est fondé sur l’importance accordée au travail d’équipe et la mise en réseau des étudiants avec les différents acteurs de l’écosystème entrepreneurial. Quatrièmement, le principe de « l’apprentissage réflexif » repose sur trois modalités : 1) les confrontations possibles entre sa propre expérience et celle des autres participants, 2) les feedback donnés par les entrepreneurs et les coachs rencontrés tout au long du semestre et 3) le bilan réflexif que doivent remettre les étudiants à l’issue de leur formation dans le but de rendre compte des acquis d’apprentissage et de l’évolution de leur parcours. Pour favoriser la prise de recul nécessaire à la rédaction du bilan réflexif, une grille d’auto-évaluation, permettant de poser un regard distancié sur l’expérience vécue, est fournie aux étudiants qui sont invités à la compléter et à la joindre à leur production écrite.
11Mis en place en 2018, le dispositif E&I a subi des modifications importantes dès la deuxième année de son fonctionnement. Si les objectifs du module et les principes de la pédagogie entrepreneuriale ont été conservés, deux changements majeurs ont été apportés aux outils pédagogiques (grille d’auto-évaluation, bilan réflexif) proposés pour stimuler l’apprentissage réflexif. D’abord, la démarche pédagogique mise en œuvre pour soutenir la réflexivité des apprenants est passée d’une auto-évaluation centrée sur le projet à une auto-évaluation centrée sur les compétences. Plus concrètement, la grille d’auto-évaluation initiale permettait de porter un jugement sur la qualité du projet entrepreneurial (ex. originalité de l’initiative, introduction d’un changement, réponse à un besoin socio-éducatif, etc.) alors que la deuxième visait à apprécier le niveau de maîtrise des compétences entrepreneuriales attendues (ex. prendre des risques, défendre ses idées et expliquer ses choix, définir les conditions de faisabilité du projet, etc.). La formulation de ces compétences s’est appuyée sur deux référentiels nationaux utilisés par le pôle Etena de l’université de Strasbourg pour guider la conception de formations à l’entrepreneuriat : le référentiel de compétences Entrepreneuriat & Esprit d’entreprendre2 publié par le MESR (2011) et le référentiel de compétences pour les étudiants entrepreneurs3 proposé par le réseau PEPITE. Le recours à ces deux « outils », largement diffusés dans le milieu de l’enseignement supérieur, devait faciliter l’identification et la définition des compétences entrepreneuriales tout en tenant compte des spécificités du champ de l’éducation et de la formation. Le tableau 1 présente les différentes dimensions de chacune des grilles d’auto-évaluation et donne quelques exemples d’items qui les composent.
Tableau 1 — Dimensions des grilles d’auto-évaluation avec quelques exemples d’items
Grille d’auto-évaluation utilisée par la promo 1 | Grille d’auto-évaluation utilisée par la promo 2 |
Caractère innovant du projet | Adopter une attitude entrepreneuriale |
Envergure du projet | Faire émerger un projet |
Réponse à un besoin auprès d’un public cible | Développer un projet innovant |
Implication et mobilisation (partenaires, acteurs…) | Construire et présenter un projet |
/ | Apprendre de son expérience |
12Ensuite, un guide de rédaction du bilan réflexif a été conçu, lors de la deuxième année du dispositif, à l’usage des étudiants qui, jusque-là, ne bénéficiaient d’aucune indication pour rédiger leur bilan réflexif. Le tableau 2 (page suiv.) offre un aperçu du contenu de ce guide dont le but était de donner des consignes précises sur la production attendue et d’en expliciter les objectifs comme en témoigne cet extrait :
Le bilan réflexif consiste à évaluer les évènements vécus, à justifier les choix réalisés et à proposer des alternatives. Ce travail requiert un effort d’intériorisation […] Le bilan est plus qu’une simple observation ou une description de la réalité vécue. Il cherche plutôt à favoriser la confrontation entre l’expérience nouvelle, les connaissances/compétences antérieures et les préconceptions.
13En outre, la grille d’auto-évaluation est présentée comme un support de la démarche réflexive au sens où elle peut aider à « tirer les leçons de l’expérience en termes d’acquis d’apprentissage ». Au fond, de tels changements avaient vocation à renforcer voire activer le processus réflexif des étudiants qui, à l’issue de la première année du dispositif, n’étaient pas parvenus à démontrer leur capacité à réaliser une analyse approfondie et critique de leur expérience.
Tableau 2 — Aperçu du guide de rédaction du bilan réflexif transmis aux étudiants de la promo 2019
Critères | Éléments de description |
But | Favoriser la confrontation entre l’expérience nouvelle, les connaissances/compétences antérieures et les préconceptions. |
Objectifs pédagogiques | Développer son autonomie. Apprendre de son expérience. Prendre conscience de l’évolution de ses apprentissages. Reconnaître ses erreurs pour recommencer. Identifier les compétences et les connaissances acquises et celles qui ne le sont pas. Améliorer ses stratégies d’apprentissage. |
Format | Production écrite individuelle. |
Trame | 2 parties : 1) Bilan de l’expérience et 2) Analyse de l’expérience |
Présentation de la méthodologie d’enquête
14La présente étude repose sur une démarche qualitative fondée sur l’analyse des grilles d’auto-évaluation et des bilans réflexifs remis par les participants du dispositif E&I au cours de ses deux premières années de fonctionnement. Elle concerne ainsi deux promotions d’étudiants, soit 17 personnes (8 de la promo 2018 et 9 de la promo 2019).
15La grille d’auto-évaluation complétée par la promo 2018, comporte 13 items répartis selon quatre dimensions et évalués sur une échelle de Likert à quatre points (« insuffisant », « perfectible », « plus que satisfaisant », « très satisfaisant ») permettant d’apprécier la réalisation du projet entrepreneurial. La deuxième grille, élaborée pour la promo 2019, propose 22 items regroupés en cinq dimensions correspondant aux compétences visées par le dispositif. Pour chaque énoncé, les étudiants de la promo 2019 devaient préciser le degré de maîtrise atteint en utilisant une échelle de Likert en quatre points allant de 1 (« pas du tout d’accord ») à 4 (« tout à fait d’accord »).
Tableau 3 — Grille REFLECT
Niveaux Critères | Absence de réflexion sur l’action (niveau 0) | Ébauche de réflexion sur l’action (niveau 1) | Réflexion sur l’action (niveau 2) | Réflexion approfondie sur l’action (niveau 3) |
Profondeur du récit | Description superficielle (descriptions de faits, impressions vagues, sans réflexion ou introspection) | Description détaillée de la situation et impressions sans réflexion | Écriture au-delà du rapport de faits ou de la description approchant la réflexion (tentative de compréhension, de remise en question ou d’analyse de l’évènement sans analyse des conséquences de l’action) | Exploration et critique des préjugés, valeurs, croyances, biais, et des conséquences de l’action (immédiates et futures) |
Implication de l’auteur | Impression que le récit est impersonnel, l’auteur étant peu ou pas impliqué | Impression que l’auteur n’est que partiellement impliqué dans le récit | Impression que l’auteur est largement impliqué, permettant au moins partiellement d’accéder à ses pensées et d’identifier le rôle qu’il/elle a eu | Impression que l’auteur est pleinement impliqué tout au long du récit, permettant d’accéder à ses pensées et d’identifier le rôle qu’il/elle a eu |
Description des problématiques | Aucune description des problèmes, questionnement et/ou difficultés soulevés par la situation en question | Description insuffisante des problèmes, questionnement et/ou difficultés soulevés par la situation en question | Description détaillée des problèmes, questionnements et/ou difficultés soulevés par la situation en question | Description complète des problèmes, questionnements et/ou difficultés soulevés par la situation en question avec présentation de plusieurs perspectives, recherche de différentes explications et mise à l’épreuve d’hypothèses |
Attention portée à ses propres émotions | Peu ou pas de prise en compte ou d’attention portée à ses émotions | Reconnaissance de ses émotions sans prise en compte ou exploration | Reconnaissance, exploration et prise en compte de ses émotions | Reconnaissance, exploration, prise en compte et amélioration de ses capacités de gestion de ses émotions |
Analyse et recherche de sens | Aucune analyse ou recherche de sens | Ébauche d’analyse ou de recherche de sens | Analyse et recherche de sens incomplète | Analyse et recherche de sens complète et approfondie |
Onaisi, Severac et Lorenzo, 2021.
16L’analyse des bilans réflexifs, quant à elle, prend appui sur la version française de la grille REFLECT (Reflection Evaluation for Learners’ Enhanced Competencies Tool) proposée et validée par Onaisi, Severac et Lorenzo (2021). Utilisé dans le contexte de l’éducation médicale, cet instrument s’est avéré approprié aux objectifs de l’étude puisque son but est « d’évaluer le niveau de réflexivité des étudiants au travers de leurs traces d’apprentissage » (Onaisi et al., 2021, p. 24). Ainsi, la grille d’analyse comporte cinq critères pouvant être évalués selon quatre niveaux de réflexivité allant de 0 à 3 (0 : « absence de réflexion », 1 : « ébauche de réflexion », 2 : « réflexion sur l’action », 3 : « réflexion approfondie »). Le tableau 3 explicite les différents critères pour chacun de ces niveaux.
Démarche réflexive des étudiants : quelle évolution entre la première et la deuxième promotion ?
Auto-évaluation et écriture réflexive : entre stratégies collectives et individuelles
17L’analyse des différents matériaux empiriques (grilles et bilans) révèle des stratégies d’auto-évaluation et d’écriture différentes entre la promo 2018 et la promo 2019. Lorsque les étudiants ne sont pas guidés dans leur démarche de réflexivité (absence de consignes), ils ont tendance à s’auto-évaluer collectivement et à rédiger leur bilan réflexif « à plusieurs mains ». Cette situation peut sans doute s’expliquer par la place centrale de la dimension collective dans l’action entrepreneuriale (Coster, 2009) et dans le dispositif pédagogique lui-même. L’analyse porte donc, en ce qui concerne les 8 étudiants de la promo 2018, sur un nombre de matériaux inférieur à celui des participants soit 3 grilles (complétées par 2 binômes et 1 quadrinôme) et 4 bilans (dont 2 individuels et 2 collectifs). En revanche, les 9 étudiants de la promo 2019 ont tous remis des productions individuelles respectant ainsi les consignes qui leur avaient été transmises. Pour cette promotion, les données rassemblées permettent de disposer de 9 grilles et 9 bilans.
18Compte tenu des spécificités des deux grilles d’auto-évaluation, il n’est pas pertinent de présenter ni de comparer les scores des questionnaires mais plutôt d’observer leurs interrelations avec les bilans réflexifs soumis au préalable à l’analyse du niveau de réflexivité des étudiants à l’aide de la grille REFLECT.
Des niveaux de réflexivité disparates et hétérogènes
19Le tableau 4 synthétise les niveaux de réflexivité identifiés pour les étudiants de chaque promotion sachant que les scores attribués aux participants de la promo 2018 sont essentiellement collectifs, puisque, comme cela a déjà été souligné, seuls deux d’entre eux ont remis un bilan réflexif individuel.
Tableau 4 — Niveaux de réflexivité des étudiants mesurés à l’aide de la grille REFLECT
Promo | Étudiant | Profondeur du récit (et de l’analyse) | Implication de l’auteur | Description des problématiques | Attention portée à ses propres émotions | Analyse et recherche de sens |
Promo 1 | Julien | 1 | 3 | 1 | 1 | 1 |
Klara | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | |
Julia | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | |
Basma | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | |
Chloé | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | |
Carina | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | |
Nina | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | |
Tourya | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 | |
Promo 2 | Antoine | 2 | 3 | 1 | 0 | 1 |
Vincent | 1 | 3 | 1 | 0 | 1 | |
Théo | 2 | 3 | 3 | 2 | 2 | |
Daniela | 1 | 3 | 1 | 2 | 2 | |
Aline | 1 | 3 | 2 | 0 | 1 | |
Valeria | 2 | 3 | 2 | 1 | 2 | |
Orane | 1 | 3 | 1 | 3 | 1 | |
Daniela | 1 | 3 | 0 | 1 | 1 | |
Aya | 1 | 3 | 1 | 0 | 1 |
20En ce qui concerne la promo 2018, l’analyse des bilans réflexifs signale une « absence de réflexion », pour tous les étudiants à l’exception d’un seul, et ce sur les cinq critères de la grille REFLECT (tableau 4, p. 163). Dans l’ensemble, les textes sont descriptifs et présentent de manière synthétique le projet entrepreneurial. Par-delà la tendance générale, un des quatre bilans, rédigé de manière individuelle, présente globalement une « ébauche de réflexion sur l’action ». Bien que ce texte soit également très synthétique (1 page), il ne se limite pas à une description du projet mais fournit également des éléments d’analyse se rapportant à l’expérience du défi entrepreneurial :
Autant dire que ce n’était pas une situation confortable pour un introverti perfectionniste. Mais je me suis très bien débrouillé ! […] Ma volonté de départ a surtout été de cristalliser [l’idée de départ] en un produit cohérent, innovant et fiable économiquement. (Julien, promo 2018)
21Contrairement aux collègues de sa promotion, l’auteur de ce bilan est largement impliqué dans le récit de son expérience, révélant sur ce critère, un niveau de « réflexion sur l’action ». Cependant, il n’évoque que brièvement les difficultés rencontrées et les émotions suscitées par la situation vécue sans chercher à les explorer ou à les relier. En outre, ce texte ne témoigne pas de questionnements pourtant nécessaires à la transformation et à la consolidation des apprentissages (Onaisi et al., 2021). En effet, les propos de Julien (promo 2018) relèvent plutôt d’une « posture de témoignage » au sens de Jorro (2005), c’est-à-dire qu’ils traduisent une réalité de terrain donnant à voir certains moments jugés importants mais ne faisant pas l’objet d’une analyse approfondie.
22En ce qui concerne la promo 2019, les résultats montrent que tous les bilans comportent une dimension réflexive sur au moins quatre des cinq critères de la grille REFLECT. Une « absence de réflexivité » est effectivement constatée dans 5 des 9 bilans à propos du critère « attention portée à ses propres émotions » (4 textes) ou encore sur celui de la « description des problématiques » (1 texte). Si tous les étudiants démontrent une « réflexion sur l’action » en ce qui concerne le critère « implication de l’auteur » (ex. écriture en « je », utilisation des adjectifs possessifs, identification de son propre rôle,…), les niveaux de réflexivité sont variables suivant les participants et les autres dimensions de la grille REFLECT. En dépit de cette hétérogénéité, quatre observations peuvent être effectuées.
23Premièrement, tous les textes portent sur l’expérience vécue par les étudiants du défi entrepreneurial. Alors qu’une majorité d’entre eux (6 sur 9) présente des descriptions factuelles et détaillées de la situation (ex. date, lieu, nature du projet, déroulement de la journée, modalités du travail de groupe,…), une minorité (3 sur 6) va au-delà des faits exposés et cherche à analyser l’évènement. C’est dans cette optique qu’une étudiante explique que la contrainte de temps l’a conduite à changer de rôle au sein de son groupe constatant par elle-même son manque de maîtrise de la langue française et de ce fait sa difficulté à assumer les tâches d’écriture :
Je veux, quand même, noter ici que mon premier rôle [secrétaire] répondait à un défi personnel, car je suis consciente qu’écrire en français n’est pas mon point le plus fort […] Je me suis rendu compte qu’il était plus pertinent d’échanger les rôles [avec les co-équipiers] car nous avions la contrainte du temps. À un moment donné, j’ai pris le rôle de facilitateur, cela m’a permis d’apporter mes compétences de synthèse et de communication. (Valeria, promo 2019)
24Deuxièmement, un peu plus de la moitié des étudiants (5 sur 9) évoquent les ressentis liés à leurs émotions (ex. peur, plaisir, confiance, frustration,…). Toutefois, seule une étudiante approfondit l’analyse en révélant ce qui lui a permis de surmonter ses premières peurs.
J’avais peur de ne pas réussir à présenter mes idées d’une manière claire mais je voulais être un élément utile pour le projet […] J’ai pris l’initiative de m’appuyer sur mes capacités de créativité pour présenter le projet devant le public avec une collègue sous la forme d’un jeu de rôle […] On a eu un retour positif du public. À partir de là, j’ai décidé de travailler sur mes compétences qui ont besoin d’être améliorées et de donner plus d’importance à mes capacités qu’à mes manques. (Orane, promo 2019)
25Pour les autres participants, les niveaux de réflexivité oscillent entre « ébauche de réflexion » et « réflexion sur l’action ».
26Troisièmement, les étudiants abordent souvent les difficultés rencontrées de manière brève sans les questionner ou les mettre en perspective. Seul un étudiant, disposant d’une dizaine d’années d’expérience dans l’engagement associatif, fait preuve de « réflexion approfondie » sur cet aspect. Dans son bilan, Théo (promo 2019) évoque un manque « d’honnêteté » de sa part et de celle de ses co-équipiers vis-à-vis du chef de projet et propose deux stratégies alternatives qu’il aurait pu mettre en œuvre, en l’occurrence redéfinir le projet de départ ou quitter le groupe pour en rejoindre un autre.
27Quatrièmement, quelques étudiants (3 sur 9) parviennent à donner une signification personnelle à l’évènement en revisitant la situation vécue (« Je ne pense pas que nous serions arrivés au même résultat si… » Daniela, promo 2019) ; en identifiant leurs cadres de références (« D’habitude, je suis quelqu’un qui… » Valeria, promo 2019) ou encore en remettant en cause leurs conceptions initiales (« En réalité, je me trompais complètement ! » Théo, promo 2019). Si de telles attitudes évoquent la « posture interprétative » mise en évidence par Jorro (2005) dans la mesure où elles relèvent d’un questionnement sur soi, celles-ci restent rares. La plupart des étudiants de la promo 2019 (6 sur 9) adopte, à l’instar de Julien (promo 2018), une « posture de témoignage » (ibid.). De manière générale, les textes tentent de relater le plus fidèlement possible l’expérience vécue et comportent de nombreuses banalités comme l’illustre l’extrait suivant :
Je pense avoir eu une attitude entrepreneuriale, bien qu’il me manque des compétences afin de développer un projet du début à la fin. J’ai compris la difficulté de se remettre en question pour s’adapter aux besoins identifiés. Selon moi, cette expérience me servira dans de futurs projets puisque ces apprentissages sont transverses et multidisciplinaires […] Ainsi, il est formateur de participer à plusieurs évènements de ce type pour se forger une expérience entrepreneuriale permettant de construire des bases solides et d’apprendre de ses erreurs. (Aline, promo 2019)
28Au terme de cette analyse, il est donc possible d’observer une amélioration qualitative de la réflexivité des étudiants entre la première année de fonctionnement du dispositif et la deuxième. Cependant, il convient de croiser les résultats de cette analyse avec la manière dont les étudiants se sont auto-évalués et ont utilisé la grille mise à leur disposition, et ce dans le but d’identifier les liens entre l’auto-évaluation et la réflexivité.
Potentialités et limites de l’auto-évaluation au service de la réflexivité des étudiants
29Il ressort d’abord que les contenus des bilans réflexifs sont liés à l’orientation de la grille d’auto-évaluation. Les propos des étudiants qui se sont appuyés sur la grille centrée sur le projet (promo 2018) portent sur le défi entrepreneurial tandis que ceux des étudiants qui ont complété la grille centrée sur les compétences (promo 2019) sont focalisés sur les actions réalisées. L’« absence de réflexion » constatée pour la quasi-totalité des étudiants de la promo 2018 (7 sur 8) semble donc s’expliquer par le fait que les étudiants ont assimilé le bilan réflexif à un bilan de projet dont la réalisation et les résultats sont appréciés à l’aune des critères de la grille d’auto-évaluation. Par exemple, un groupe d’étudiantes justifie le caractère innovant du projet en écrivant : « Notre projet est innovant car c’est un projet éducatif destiné aux parents migrants » (Julia et Basma, promo 2018) ; un autre met en avant l’intérêt du projet en indiquant : « Nombreuses sont également les personnes qui voudraient venir en aide aux SDF mais les solutions existantes ne leur conviennent pas » (Chloé, Carina, Nina et Tourya, promo 2018).
30Ensuite, il est possible d’observer, dans les deux promotions, un lien entre les jugements portés par les étudiants sur leur projet ou leurs actions et le niveau global de leur réflexivité. Ainsi, les grilles d’auto-évaluation présentant un score global élevé au questionnaire (entre 3,5 et 4 sur 4) renvoient à une écriture sans réflexion (niveau 0 ou 1 de la grille REFLECT). Dans ce cas, les étudiants cherchent à démontrer la qualité de leur projet (promo 2018) ou encore la maîtrise des compétences entrepreneuriales visées par le dispositif (promo 2019). Les propos sont généralement vagues et prescriptifs : « il est indispensable d’être curieux […] il faut prendre des risques » (Vincent, promo 2019). Ils sont aussi parfois marqués par une « survalorisation positive » renvoyant à « un jugement très positif sur une pratique qui n’est pas exposée » (Gremion, 2016, p. 266). Les extraits suivants sont assez représentatifs de cette attitude : « La construction de l’équipe s’est faite de manière très bienveillante » (Klara, promo 2018) ; « Je suis extrêmement contente du résultat auquel nous sommes parvenus en l’espace de quelques heures » (Daniela, promo 2019). Inversement, quand le score global des questionnaires est relativement faible ou moyen (entre 1 et 2,4 sur 4), les étudiants ont tendance à privilégier une écriture réflexive reflétant une certaine prise de distance (niveau 2 de la grille REFLECT) révélée dans les extraits présentés dans la section précédente. En outre, il est intéressant d’observer, concernant la promo 2019, que les étudiants adoptant une « posture de témoignage » ont tendance à se juger plus positivement que ceux manifestant une « posture interprétative » (Jorro, 2005).
31Par conséquent, les résultats de cette étude suggèrent que l’auto-évaluation centrée sur les compétences entrepreneuriales attendues favorise davantage la réflexivité des étudiants que l’auto-évaluation centrée sur le projet d’entrepreneuriat. Cependant, elle demeure insuffisante pour développer une « réflexivité approfondie sur l’action », ce qui conduit à nuancer l’hypothèse de départ. Par ailleurs, la démarche d’auto-évaluation centrée sur les compétences présente une limite pédagogique : les étudiants de la promo 2019 ont tendance à surestimer leurs capacités réflexives en s’attribuant, sur la dimension « Apprendre de son expérience4 », des scores élevés (entre 3 et 3,75 sur 4) contrastant ainsi avec les niveaux de réflexivité mesurés à l’aide de la grille REFLECT.
Des pratiques d’accompagnement médiatisées et socialisées
De « l’enveloppement » de l’auto-évaluation par la forme académique
32Le dispositif étudié mobilise les pratiques d’auto-évaluation comme outil visant à favoriser le processus de réflexivité tout en contribuant au développement de compétences entrepreneuriales. Les grilles d’auto-évaluation et les écrits réflexifs mettent en scène les étudiants en tant que sujets de leurs apprentissages, ils sont amenés à penser en tant qu’acteurs (avec le projet entrepreneurial) et auteurs (avec l’utilisation d’outils d’auto-évaluation), aspects qui interrogent conjointement leur rapport au savoir. Celui-ci, s’il est tributaire de l’influence de déterminants socioculturels, implique également un processus de conformation aux attentes universitaires (Perrenoud, 2013). Ainsi, les résultats qui témoignent d’une faible réflexivité révèlent un effet d’« enveloppement » des apprentissages par la forme académique, cette dernière se traduisant par les exigences de validation du diplôme qui conditionnent un comportement d’étudiant centré sur des tâches à satisfaire au détriment des visées développementales inhérentes aux connaissances universitaires. Plus en phase avec des attendus en termes de restitution de connaissances, « l’impératif académique peut décourager les étudiants de s’engager dans une démarche honnête » (Onaisi et al., 2021, p. 22). Dans une telle perspective ils ne dévoilent d’eux-mêmes que ce qu’ils pensent que les enseignants attendent d’eux. Par ailleurs, s’ils « n’en voient pas le sens ou n’en assument pas le coût, les étudiants peuvent feindre d’adopter une posture réflexive […] parce qu’on la leur demande » (Perrenoud, 2013, p. 80).
33Se rajoute une difficulté inhérente à l’écrit réflexif, l’usage de la première personne comme « écriture de soi » en contexte de formation (Cadet, 2006). Onaisi et al. (2021) soulignent d’ailleurs la prudence avec laquelle il convient d’associer des capacités réflexives à des compétences rédactionnelles et narratives. À ce titre, l’usage du « je » repéré comme indicateur d’apprentissage réflexif dans les écrits dédiés invite à se demander quelle valeur accordent les étudiants à leurs discours ou évaluations sur eux-mêmes dès lors qu’ils utilisent des outils introduits par les enseignants. Vanhulle (2005) suggère de faire dialoguer un processus de subjectivation qui consiste à « poser un regard à la fois personnel et distancié » (p. 62) avec une démarche d’objectivation de manière à favoriser la transformation de soi. Par conséquent, il revient aux enseignants de tenir compte de cette dialectique subjectivation versus objectivation dans les pratiques d’auto-évaluation. Des moments de « feedback en fin de séquences » (Vanhulle, 2005) voire de « débriefings intermédiaires » (Verzat, 2011) peuvent répondre à cette logique. Ces modalités ambitionnent de stimuler la réflexivité des étudiants en cherchant à dépasser les effets de la forme académique au bénéfice de la qualité des apprentissages. Cette démarche évite que des pratiques visant à développer les compétences entrepreneuriales par la réflexivité ne produisent pas de développement chez des étudiants pourtant engagés dans l’action.
De la nécessité de socialiser les pratiques d’auto-évaluation
34Bien qu’une amélioration qualitative de la réflexivité entre les deux promotions soit constatée, les étudiants atteignent rarement un niveau de « réflexion approfondie » permettant de réaliser des « apprentissages transformateurs » pouvant s’exprimer, selon Onaisi et al. (2021), par un élargissement du champ de compétences ou encore un changement des cadres de référence. Les résultats de cette étude suggèrent donc que l’outillage pédagogique mobilisé, caractérisé par plusieurs objets de médiation (référentiel, grilles d’auto-évaluation, écrits réflexifs), n’est pas suffisant pour soutenir « l’effort réflexif » (Verzat et Toutain, 2015). En outre, ils attestent des limites de l’approche « individualisante » de la démarche réflexive déjà soulignées par Boud (2010). Certes, le sujet reste l’acteur principal du travail réflexif en ce sens que celui-ci repose sur son analyse de ses différentes façons de penser et d’agir. Cependant, comme le rappelle Bourgeois (2018), le rôle des autres dans « l’exercice d’une pensée réflexive critique » n’en demeure pas moins important. L’évaluation par les pairs en ce qu’elle offre un temps de recul sur sa propre production à partir des rétroactions fournies par les collègues constitue à ce titre un vecteur d’apprentissage et de développement. Des pratiques probantes ont déjà été identifiées dans la littérature, notamment l’implication des élèves à la co-construction des critères évalués ou encore la co-évaluation de copies types (Laveault et Miles, 2008).
35Mais au-delà de l’intérêt de l’évaluation par les pairs, qui peut également susciter un questionnement sur soi par l’examen critique du travail d’autrui, cette étude soulève la question de l’accompagnement à la réflexivité permettant d’approfondir « la relecture de l’expérience » (Starck et al. 2014, p. 116). Si des temps et des espaces d’échanges collectifs sont généralement prévus dans les dispositifs d’EEE, comme c’est le cas ici, on sait peu de choses sur la manière dont enseignants et apprenants doivent conjuguer leurs efforts pour coordonner leurs tâches respectives. Une étude longitudinale pourrait être menée pour enrichir la compréhension du processus réflexif dans l’EEE. L’objectif recherché serait de documenter à des grains fins la manière dont les uns et les autres font l’expérience de l’entrepreneuriat sur des temps réguliers de retours collectifs.
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Notes de bas de page
1 Force est de reconnaître qu’il n’existe pas de définition stable de la notion d’« esprit d’entreprendre » qui continue de renvoyer à une multitude de désignations aux contours parfois flous (Verzat, 2015 ; Champy-Remoussenard, 2021). Dans le cadre de cette étude, les dispositions liées à l’esprit d’entreprendre ont été traduites sous la forme de compétences définies à partir de plusieurs textes institutionnels (voir section 2.1 du présent chapitre).
2 Ce référentiel, datant de 2011, se présente comme un « guide d’action » à destination des acteurs de l’enseignement supérieur souhaitant développer des formations à l’entrepreneuriat pour les étudiants inscrits à l’université ou dans une grande école. Il distingue deux types de modules (« sensibilisation » et « spécialisation ») pour lesquels des orientations et des objectifs spécifiques sont définis.
3 Conçu comme un outil visant à harmoniser les pratiques des PEPITE du territoire national, ce référentiel, élaboré en 2017, dresse une liste de 27 compétences réparties en quatre domaines d’activités censés correspondre au processus entrepreneurial. Pour plus de détails à la fois sur le contenu et la démarche de conception de ce référentiel, voir Brenet et al. (2017).
4 Cette dimension comprend les 4 items suivants : 1) Je prends du recul par rapport à mon expérience pour identifier les forces et les qualités dont j’ai fait preuve au cours du projet ; 2) J’analyse et comprends mes difficultés et/ou mes erreurs ; 3) Je parviens à valoriser les apprentissages que j’ai réalisés et à les mettre au service d’autres projets ; 4) Je me sens capable de rédiger un bilan réflexif rendant compte des apprentissages que j’ai faits au cours du projet.
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