Quand la RAP s’adapte
p. 175-214
Texte intégral
1Un des points forts que l’on retient des théories de la démarche de RAP est que l’action se déroule en même temps que le chercheur mène une réflexion, à la fois sur sa démarche et sur l’impact de son travail et de sa présence auprès des populations locales. Il s’agit d’une auto-évaluation qui nécessite une auto-réflexion et une prise de recul au cours de l’action. « Dans une recherche-action la théorie découle de l’évaluation permanente de l’action. » (Barbier, 1996). Finalement, pratiquer la RAP n’est pas simplement appliquer une méthode sur un terrain. C’est également être capable de s’autocritiquer pour adapter son action aux conditions locales et à l’évolution de la situation. C’est un processus dynamique qui suppose que chaque expérience autorise à tirer des conclusions permettant d’améliorer cette démarche en y apportant ses propres éléments de réflexion.
2L’objectif de cette quatrième partie est de mettre en lumière les résultats de ce travail sous différents aspects. Il s’agit de mettre en avant les résultats concernant la résolution des problèmes des producteurs. Ces données, seront confrontées aux entretiens qualitatifs menés avec des chercheurs pratiquant la démarche de RAP. Les leçons de leur expérience seront tirées dans l’espoir de dégager des points communs ou des divergences avec l’étude de cas. C’est donc l’exposition des résultats concernant le changement de la situation locale, mise en lumière par d’autres expériences de RAP — ces dernières étant rapportées par des chercheurs — que nous pourrons ainsi conclure cet ouvrage.
1 Des apprentissages pour un changement vers l’autonomie ?
3De quelles façons le projet perçoit les apprentissages qui permettent le changement ? Quel est l’intérêt de la construction de nouvelles connaissances scientifiques dans la résolution des problèmes des producteurs ? Certains principes clés découlant de cette question des apprentissages seront analysés au regard des résultats observés au cours du travail de terrain. De quelle façon se construit l’autonomie des acteurs ?
4Au niveau méthodologique, les données recueillies sur le terrain ne sont pas suffisantes pour faire une évaluation approfondie des apprentissages des producteurs. En termes techniques, des résultats concrets sont obtenus comme l’apprentissage des producteurs concernant la fertilisation des étangs par exemple. Lors des entretiens, les producteurs et les chercheurs affirment avoir changé leurs pratiques, mais n’étant pas présente sur le terrain avant la venue des chercheurs et durant le projet, l’observation directe du processus par lequel les producteurs et les chercheurs acquièrent et co-construisent ces nouvelles connaissances n’était pas possible. De plus, l’évaluation de ce projet ne doit pas forcément se baser sur les objectifs initiaux que le projet compte atteindre (et qu’il a en partie atteint), mais plutôt entamer une réflexion autour des conditions d’apprentissage comme le précise Claire dans sa revue bibliographique sur la RAP.
La modification des objectifs traduit des processus d’apprentissage qui sont l’un des effets recherchés du programme, il semble donc que les objectifs initiaux ne doivent pas être pris pour base à l’évaluation1.
5En d’autres termes, dans les théories de la RAP, la production de connaissance doit être prise en compte tout autant que la résolution des problèmes techniques pour évaluer le projet.
6Ce chapitre s’appuie sur les avancées retenues par les chercheurs du projet en termes d’apprentissages pour les deux groupes de producteurs. Ces résultats, représentés par les chercheurs sous forme de tableau, indiquent pour chaque groupe la situation initiale, le problème identifié, le thème à traiter, le résultat et l’apprentissage produits au terme de ce processus2. Comprendre les rouages de ce processus étant l’intérêt de ce travail, il s’agit de recouper ces données aux entretiens menés sur le terrain, et de mettre en exergue le processus par lequel les acteurs sont passés d’une étape à l’autre, d’où l’intérêt d’une analyse des dispositifs les favorisant et des événements y répondant. Cette réflexion s’alimentera également du « manuel de pisciculture » co-construit avec les producteurs des hautes terres qui expose les différents résultats obtenus.
7Au final, le croisement de ces résultats permettra d’apporter un élément de réponse aux préoccupations des théoriciens de la RAP, notamment en ce qui concerne la favorisation de l’autonomie des acteurs à travers les apprentissages permis dans un processus de RAP.
8Les objectifs du projet sont de co-construire un modèle de pisciculture viable, tant au niveau socio-technique qu’organisationnel, en accompagnant et favorisant le changement social. L’intervention se fait donc au niveau technique, mais également au niveau socio-organisationnel, niveau qui nécessite pour changer, d’un bouleversement complexe et global qui touche l’acteur au plus profond de ses perceptions. D’après Chia et al. (2005) il ne s’agit pas seulement de modifier les règles et les mécanismes existants, mais de favoriser de nouvelles procédures. C'est-à-dire que le changement doit être durable. Ceci induit que le producteur soit convaincu du bienfait du changement que les chercheurs lui propose. Les principes de la RAP supposent que le producteur est capable d’adopter une technique, à condition qu’il participe au déroulement et à la mise en place de celle-ci.
9L’une des caractéristiques du projet est de produire de nouveaux apprentissages et de nouvelles connaissances dans le métier de « chercheur dans l’action ». Ce dernier révise sa façon de travailler en apprenant notamment le fonctionnement de la pensée du producteur, ainsi que son système technique, pour adapter les solutions qu’il souhaite lui proposer. « Les premiers [les producteurs] se sont habitués à se faire assister, et les seconds [chercheurs] à donner des leçons ou des subventions quand cela a été possible. Il s’agit ici d’identifier des ressources déjà disponibles d’un côté comme de l’autre pour les fédérer en vue d’atteindre l’objectif commun dans un processus d’apprentissages croisés où les deux parties s’édifient mutuellement3. » Le changement social se ferait donc à travers cet apprentissage croisé entre le chercheur et le producteur, apprentissage qui reprend et recrée les connaissances et les savoirs qui seront remobilisés dans l’action.
10Dans le rapport final de l’ATP, la RAP est définie comme un processus d’apprentissage permis par les expérimentations, qui elles-mêmes, se mettent au service d’un projet collectif. Les expérimentations sont menées pour la plupart individuellement (un étudiant avec un ou plusieurs producteurs), sur la base des problèmes posés par les producteurs et des questions identifiées en commun puis au fur et à mesure que de nouvelles questions émergent. Les apprentissages produits au cours de ces expérimentations sont individuels et collectifs. Comment s’effectue le passage entre l’expérimentation et le savoir, et entre un apprentissage individuel et collectif ?
11Dans ce même rapport, la co-construction des dispositifs de RAP et la négociation des questions communes sont mises en avant, notamment dans les premières phases du projet, et cette démarche dit s’appuyer sur les savoirs-locaux pour en produire de nouveaux dans le but de faire progresser l’activité. De quelle façon s’est établie cette co-construction et de quelle façon les savoirs-locaux sont mobilisés et retravaillés ?
12En dernier lieu, l’émancipation et l’autonomie des acteurs sont posées dans les théories de la RAP comme un produit des processus d’apprentissage. Cette notion d’autonomie peut s’interpréter comme la « capacité des participants à conduire par eux-mêmes de nouvelles expériences » (Faure et al., 2010) ou bien par la responsabilisation progressive des communautés par la consolidation de leurs stratégies collectives, de leurs moyens de subsistance et de leurs résistances culturelles (Scoones et Thompson, 1999 : 110). L’autonomie des acteurs par l’intervention peut sembler contradictoire, qu’en disent les acteurs sur le terrain ? Les techniques co-construites sont-elles appliquées par les producteurs ? De quelle nature est cette autonomie au sein du projet qui nous intéresse ?
1.1 Acquisition d’apprentissages techniques pour les producteurs des hautes terres
13Le problème technique présenté au départ par les producteurs est que les tilapias qu’ils récoltent sont trop petits. Ces poissons sont si petits qu’ils sont sujet à plaisanterie entre les producteurs et les consommateurs. Les tilapias sont surnommés dans la localité Tsié Môhli, ce qui signifie attendons que les enfants dorment pour le manger à cause de leur trop grand nombre d’arêtes, et du danger que les enfants puissent s’étrangler avec l’une d’entre elles4. Les chercheurs identifient plusieurs causes à ce problème, qu’ils décident de travailler pour co-construire un itinéraire technique permettant de produire de plus gros poissons. Plusieurs points sont travaillés avec les producteurs : la qualité des étangs et la gestion de l’eau, la gestion du peuplement en poissons, les apports trophiques, la commercialisation et l’organisation des producteurs.
Fig. 9 — Juvéniles de tilapias pêchés sur un étang des hautes terres, 2010

14Dès le départ, les chercheurs constatent que les étangs des producteurs sont trop petits et peu profonds. Pour continuer le projet, les chercheurs demandent aux producteurs de ne travailler qu’avec ceux qui ont une superficie suffisante. Théodore fait partie des gens qui n’avaient pas un étang assez grand.
Ils [les chercheurs] devaient travailler sur des étangs avec une superficie déterminée. C’est ça qui m’a obligé à augmenter les dimensions de mon étang. Ils voulaient un étang au moins de 300 mètres carrés. C’est le minimum. Parce que normalement ils voulaient travailler avec des étangs de 400 mètres carrés, mais mon espace m’empêchait d’élargir aussi grand5.
15Les producteurs et les chercheurs s’attachent au départ à sélectionner les producteurs possédant un étang aux bonnes dimensions, ou à leur demander de les agrandir.
16En ce qui concerne la qualité des étangs et la gestion de l’eau, les chercheurs constatent que ces aspects ne sont pas pris en compte par les producteurs. Lors d’un premier protocole d’expérimentation effectué par Denis, il met en évidence que les rendements dépendent du taux d’infiltration de l’eau dans les étangs. Les chercheurs décident de faire appel à un étudiant en génie civil, Sigmund pour travailler sur les problèmes d’infiltration des étangs. Cet étudiant fait une typologie des sites et des étangs. Ce travail permet d’identifier les sites sur lesquels la construction d’étang paraît difficile. L’un de ces sites identifié comme tel est le site de Théodore, situé à flanc de la montagne. Ce producteur fait part de ses difficultés à mener à bien son activité de pisciculture sur un tel site.
Ce n’est pas toujours dans les raphias6 ou les bas-fonds qu’on peut faire un étang. Je suis le seul où mes étangs sont exposés, c’est perché ! Les conditions sont difficiles. Il faut beaucoup se donner. C’est tellement haut7 !
17Théodore évoque les difficultés qu’il a pour accéder à ses étangs régulièrement, mais il se rappelle des défauts de construction de ses étangs à l’époque où c’était son père qui les gérait.
On a appris qu’il fallait un petit trou pour prévoir le trop plein de l’étang, pour ne pas faire basculer les digues. Mon père a eu des problèmes avec ça. Le poids de l’eau a coupé une partie de la digue. Maintenant je sais que lorsqu’on creuse le sol on envoie la terre vers le bas pour faire une digue solide8.
18Voilà ce que Théodore a appris au contact de Sigmund. Ce dernier devait, au départ, mener à bien son étude sur un étang déjà existant, mais constatant que tous les étangs des producteurs étaient différents, il décide d’en creuser un nouveau sur lequel il pourra mener ses expérimentations. Il choisit le site de Théodore car il considère que c’est un bon site9. Théodore est également le seul à accepter la demande de Sigmund qui décide de miser les 50 000 francs CFA de son indemnité mensuelle pour l’investir entièrement dans la construction de cet étang qui prendra trois semaines. Sigmund et Théodore creusent tous les deux l’étang avec l’aide d’enfants payés et nourris pour effectuer cette tâche. L’investissement du producteur et de l’étudiant est très important et risqué. Le producteur travaille comme manœuvre, nourrit et loge l’étudiant. L’étudiant investit entièrement son salaire pour payer la main d’œuvre et travaille lui-même à la construction. Sigmund raconte ce qu’il a dit à Théodore au début de leur collaboration.
« Comme tu as accepté de creuser un étang supplémentaire sur ton site, je veux juste un peu t’aider, mais ce n’est pas l’aide du projet. Toi, tu vas préparer la nourriture tous les jours pendant qu’on sera en train de creuser l’étang. Tu vas me loger chez toi. Tu vas te fournir comme manœuvre pour creuser. Moi je viens avec ma main d’œuvre personnelle » J’ai pris la pioche, et [Théodore] transportait les brouettes. Les enfants allaient poser la terre sur la digue [...] la terre foisonnait10.
19Par la suite, grâce à la mise en place de ses instruments de mesure « fabriqués maison » il mène à bien son expérimentation et obtient des résultats pour réduire le taux d’infiltration dans les étangs.
J’ai eu à concevoir mon infiltromètre, mon pluviomètre, même certaines règles que je mettais dans l’eau. Ces trois instruments de mesure clé pour mon travail, je les ai fait sur mesure. Je pense que ça a amusé certains paysans, car c’était des choses qu’ils pouvaient comprendre. Pour savoir si ton étang fuit, tu n’as pas besoin d’apprendre qu’il faut acheter une règle qui fait mille francs, ça fait peur11 ! (M. Sigmund)
20Théodore est aux premières loges du travail qu’effectue Sigmund sur la construction et les infiltrations des étangs. Ces résultats sont diffusés de plusieurs façons aux autres producteurs par les restitutions de l’étudiant lors des réunions de groupe qui permettent de transmettre oralement les résultats. Des étudiants de l’université viennent également construire des étangs supplémentaires chez trois autres producteurs en présence de Sigmund. Ceci permet de diffuser ce nouveau savoir par l’expérimentation à trois autres producteurs et à un groupe d’étudiants de l’université. Un dernier travail de diffusion est effectué lors du dispositif mis en place par Claire et Denis (les Journées d’Échanges Thématiques), dispositif qui engage une discussion avec les producteurs sur les étangs de Théodore.
21À la suite de ce travail, certains producteurs ont maintenant des connaissances sur les choix des sites où construire les étangs et sur la façon dont il faut entretenir l’étang pour réduire les infiltrations d’eau. Le tout, figure dans le manuel et les fiches techniques qui sont coécrites avec les producteurs et les chercheurs, et que chacun peut lire.
22Le problème de la prédation dans les étangs est également exposé comme un problème majeur par les producteurs. Plusieurs réunions entre les chercheurs et les producteurs traitent de ces problèmes :
les données qui entravent la pisciculture [sur les hautes terres] [...] les totems qui se manifestent par la loutre qui consomme les poissons dans les étangs et les serpents qui mangent le poisson dans l’étang12.
23À la suite de ces échanges où la question de la prédation est débattue, tout protocole portant spécifiquement sur cette question est écarté. Notamment la proposition faite par les producteurs de clôturer les étangs est soutenue au départ par William mais n’est finalement pas retenue. La disparition des clarias est d’abord attribuée à la trop petite taille des alevins introduits dans les étangs. Ce point est défendu par les chercheurs en s’appuyant sur les connaissances déjà certifiées. En effet, dans la littérature scientifique, il est connu que les juvéniles de clarias ont un meilleur taux de survie lorsqu’ils sont intégrés dans les étangs à un poids homogène et supérieur à dix grammes. Or, les vendeurs d’alevins ne fournissent aux producteurs que des juvéniles de tailles inégales et d’un poids ne dépassant pas, le plus souvent, trois grammes. D’après Pierre, les vulgarisateurs et les chercheurs camerounais expliquent le taux de mortalité trop élevé par un manque d’apport de nourriture et une prédation trop importante. Le problème de départ exposé par les producteurs (la prédation) évolue vers un problème de gestion du peuplement en poissons et des intrants trophiques mobilisables par chaque producteur. La question des intrants étant essentielle, un travail est conduit sur les quantités d’effluents porcins disponibles. La question traitée permet de savoir quelles ressources sont mobilisables par chacun des producteurs. Il s’agit bien de produire de nouvelles connaissances locales. Cette gestion adéquate du peuplement des poissons et des ressources trophiques mobilisables est traitée à travers deux protocoles.
24Les données de la littérature grise du projet ne permettent pas de quantifier et de comprendre exactement le lien entre la prédation et les totems. Quand les producteurs parlent de prédation aux chercheurs, parlent-ils uniquement des totems ? Ou bien parlent-ils également des vols dans les étangs, des gens du village ou des enfants ? Car la prédation peut venir des animaux, mais aussi des humains, qu’ils soient magiques ou non. L’un des derniers étudiants à travailler au sein du projet est Gregory. Il fait une étude sur les représentations qu’ont les consommateurs et les producteurs de poissons des hautes terres. Cette étude doit permettre d’identifier l’origine du problème de la commercialisation rencontré par le GIC des Hautes Terres. Dans le mémoire de cet étudiant en anthropologie, figure un paragraphe entier sur les croyances locales liées à la pisciculture. Une description est faite des trois principaux totems identifiés par les chercheurs. Le Mpehntse ou Mbùlù, qui signifient successivement « le chien de l’eau » et « super13 ». Ce totem appartiendrait à celui du chef. Ànù est le totem dont la population parle le plus couramment. C’est un serpent qui est généralement envoyé par autrui dans le but de dévorer les poissons. Mais cette tâche est risquée, et c’est en quelque sorte l’un des problèmes majeurs des totems, car si l’animal envoyé meurt, son propriétaire disparait également. Le dernier totem connu est nommé Nungem, il se manifeste sous forme de lézard aquatique capable de dessécher un petit étang. Sa respiration dégage une vapeur qui forme un arc-en-ciel14. Ces données ne sont pas généralisables, puisque l’auteur de ce mémoire précise que « ce sujet semble tabou car bon nombre de pisciculteurs nient leur existence. Seuls deux d’entre eux en font mention dans nos entretiens15 ». D’après un compte rendu de réunion, trois producteurs évoquent la présence de ce dernier prédateur, sans pour autant exprimer le souhait d’approfondir la question.
Suite à l’évocation de [Gaia] de la présence d’arc-en-ciel dans son étang (gros prédateur de la région selon certains producteurs) une photo du varan est présentée et tous les producteurs déclarent qu’il n’existe pas dans leur région [...]. À la suite de cette idée, [Gaia] raconte avoir vu sortir de son étang un petit animal à la forme d’un lézard brillant (arc-en-ciel d’après elle) en y jetant un fruit avec des petits piments. À la question de [William] de savoir si quelqu’un d’autre avait déjà vu un animal qui lance un arc-en-ciel, [Umar] répond qu’un petit lézard vivait dans un trou d’une zone humide de leur champ et qu’à toute légère pluie il émettait des vapeurs chaudes sous forme d’arc-en-ciel et qui se dirigeaient toujours dans des zones d’eau profonde et qu’il avait réussi à le chasser en déviant de l’eau de la zone. [Laurent] abondant dans le même sens, déclare avoir déjà vu un petit lézard avec des bandes latérales qui émet des vapeurs qui forment un arc-en-ciel16.
25Les données de terrains ne sont pas plus bavardes à ce sujet. En effet, seulement deux personnes abordent le problème de la prédation. L’un est un producteur qui décide d’abandonner la pisciculture, justement à cause de ce problème de prédation. Il fait part, lors de son entretien, de la disparition totale de ses poissons dans les étangs à cause de la jalousie de ses voisins qui ont engagé leur totem pour venir le voler. L’autre producteur à parler ouvertement de la prédation et des totems est le délégué du GIC des hautes terres. Mais il aborde la question en l’associant au problème des enfants du village qui pêchent les poissons à la cane dans son étang et des animaux prédateurs, le dernier étant un oiseau qu’il a fini par chasser lui-même. Quant aux totems, il ne nie pas leur existence, mais se définissant lui-même comme un Mo’o qui signifie littéralement un(e) autre (Toukam, 2008) il semble qu’il se considère comme protégé par toute manifestation surnaturelle.
26Concernant la question de la prédation, finalement, celle-ci n’est pas abordée par un grand nombre de producteurs en fin de projet, ce qui signifie peut-être que ce problème lié à des représentations sociales magico-religieuses se déplace avec l’aide des chercheurs sur un problème technique : la gestion du peuplement des étangs en poissons.
Fig. 10 — Figure mystique dans un étang des hautes terres, 2010

27Dès lors que les producteurs savent qu’il leur faut des alevins de bonne qualité et d’un poids égal pour empoissonner leurs étangs, les chercheurs s’attachent à leur conseiller un producteur d’alevins capable de leur fournir ce dont ils ont besoin. En plaine, les pêcheurs/pisciculteurs ont justement une grande quantité d’alevins de qualité dans leurs étangs. De plus, d’après les chercheurs, ces alevins ne sont pas suffisamment valorisés, puisqu’ils sont jetés lors des vidanges, ou consommés sous forme de brochettes fumées. Les chercheurs et les producteurs travaillent à mettre en place un nouveau métier, celui de producteur d’alevins. Pour cela, il faut identifier l’espèce de silure qui sera la mieux adaptée aux conditions de production des étangs des hautes terres. Les chercheurs apprennent aux producteurs des hautes terres de quelle manière reconnaître les différentes espèces de silures. Les producteurs de la plaine savent déjà comment différencier les deux espèces, mais seulement lorsqu’elles sont à taille adulte. De plus, il faut identifier à quelle période de l’année les alevins de la plaine peuvent être collectés. Tout un travail de collecte, de stockage et de commercialisation des alevins de la plaine s’engage, mais nous verrons cela dans la prochaine partie qui traite des apprentissages du GIC de la Plaine.
28Le GIC des Hautes Terres et la Plaine sont mis en relation par les chercheurs pour l’achat et la vente des alevins. D’après les entretiens, certains producteurs des hautes terres, se fournissaient déjà en plaine avant l’arrivée des chercheurs, mais de façon individuelle. Par l’officialisation de ces échanges, les producteurs s’organisent en groupe pour acheter et transporter les alevins, le délégué étant la personne la plus active et la plus appropriée, du point de vue des producteurs, pour effectuer ce travail d’intermédiaire entre les deux groupes. Le premier échange s’effectue avec l’aide des chercheurs. Ce sont eux qui achètent les alevins au GIC de la Plaine et les transportent jusqu’aux hautes terres. Par la suite, les délégués reprennent cette mission, mais elle n’est pas fructueuse. Le délégué des hautes terres se plaint que le délégué de la plaine n’ait pas les alevins à disposition au bon moment et qu’il ait revu à la hausse le prix des alevins négociés lors d’une réunion avec l’équipe des chercheurs. Alors que le délégué de la plaine se plaint que le délégué des hautes terres ne se soit jamais rendu chez lui pour acheter les alevins et, qu’au lieu de cela, il soit allé les acheter dans un village à côté, chez un autre collecteur d’alevins. Certains acteurs disent qu’il a fait ce choix par préférence « ethnique », car ce dernier est d’origine bamiléké, comme lui. Depuis ce jour, les deux délégués n’ont apparemment pas pu trouver un accord d’échange. Cependant, un producteur du GIC de la Plaine témoigne de son côté avoir vendu des alevins au délégué des hautes terres sans que cela ne pose de problème. Cependant, à l’issue de cette vente, plusieurs producteurs des hautes terres se plaignent du prix trop élevé des alevins. Le producteur de la plaine a-t-il vendu ses alevins plus cher que prévu par le protocole d’échange ? Aux dernières nouvelles, le délégué des hautes terres achète toujours ses alevins au producteur du village voisin du GIC de la Plaine. Quant à l’un des producteurs d’alevin de la plaine, il déclare ne pas avoir de difficulté pour vendre ses alevins à sa propre clientèle, sans devoir traiter avec les hautes terres.
29Une fois les étangs des hautes terres construits et chargés d’alevins, il s’agit de contrôler la production. Dans la littérature scientifique, il est connu que le tilapia est une espèce qui prolifère très vite, et que le clarias est une espèce carnivore. Il s’agit de trouver le bon équilibre entre les deux espèces pour les produire en association dans le même étang. Les producteurs ne savaient pas que les silures mangeaient les tilapias. Cette association silure/tilapia a pour conséquence un contrôle quasi total de la prolifération des alevins de tilapias qui nécessite leur reproduction dans un autre étang. Alors qu’avant, les producteurs récupéraient les petits poissons restant à la fin de la vidange pour les remettre au prochain cycle d’élevage. Maintenant, presque tous les producteurs des hautes terres ont construit un autre étang destiné à reproduire les alevins de tilapia. Une expérimentation est menée sur les étangs d’une productrice pour identifier les périodes de reproduction des tilapias. Ces résultats sont restitués et discutés lors des réunions. À la suite de ce travail, les producteurs sont informés de certaines notions relatives au pré-grossissement des poissons.
30Les chercheurs proposent également d’introduire une nouvelle espèce (la carpe commune) avec le soutien des producteurs curieux de connaître d’autres espèces de poissons. Mais cette espèce, bien qu’elle soit appréciée des producteurs, détruit les digues, ce qui demande un travail supplémentaire d’entretien des étangs. Certains producteurs parlent de protéger les digues avec du grillage ou du bois, mais ils considèrent que ce projet n’est pas réalisable pour eux, car ces matériaux sont trop coûteux.
31Grâce à l’association de plusieurs espèces dans les étangs, les producteurs sont capables de faire la relation entre la densité de mise en charge suivant les espèces et la taille de leur étang, et la capacité de croissance des poissons. Ce principe de pisciculture est connu par les chercheurs, mais doit être correctement appliqué pour obtenir des résultats satisfaisants. Lors de mes entretiens, la plupart des producteurs sont capables de préciser leur densité de mise en charge en se basant par exemple sur un tilapia : « il faut tant de carpes et de silures pour un tilapia sachant que mon étang fait tant de mètres carrés ».
32Pour ce qui est des apports trophiques dans les étangs, avant l’arrivée des chercheurs, les poissons n’étaient nourris qu’occasionnellement avec les déchets de cuisine et des herbes jetés dans la compostière. La compostière est une technique apprise par le biais des vulgarisateurs agricoles camerounais et des Peace Corps américains. Une expérimentation est mise en place pour optimiser la gestion de la compostière. Les chercheurs proposent aux producteurs d’ajouter à cette compostière les sous-produits et effluents issus de leur exploitation agricole en fonction de la disponibilité des intrants. Durant 225 jours de suivi, les producteurs notent dans un cahier le lieu de collecte, la nature et la quantité des intrants, le temps pris pour effectuer cette tâche, et l’identité de la personne en charge de ce travail. Cette méthode d’utilisation d’un cahier permet aux chercheurs de récolter les données nécessaires à la caractérisation de la compostière, et permet aux producteurs d’apprendre à noter leurs activités dans un cahier. Aujourd’hui les cahiers sont peu utilisés car selon Umar, ils leur ont permis à un moment de communiquer avec les chercheurs. Maintenant, ils se disent capables de retenir les données « de tête » sans avoir à se référer aux instructions écrites.
Le cahier a servi presque à tout le monde. Aujourd’hui on ne s’en sert plus tellement parce qu’on a déjà un rythme [...] mais ça a servi aux chercheurs à faire de la recherche comme il se doit17. (M. Umar)
33Grâce à ce travail sur les compostières, les chercheurs évaluent les quantités d’intrants et les ressources financières mobilisées pour effectuer cette tâche. Les producteurs se retrouvent face à un choix : faut-il davantage mobiliser les intrants pour les champs ou pour la pisciculture ? La pisciculture, en tant qu’activité secondaire, passe souvent au deuxième niveau. C’est également à la suite de cette expérimentation que les chercheurs montrent aux producteurs que les intrants organiques d’origine animale fournissent de meilleurs rendements.
34Lors de cette expérimentation, les chercheurs et les producteurs découvrent qu’un des producteurs utilise des déchets de boulangerie pour nourrir ses poissons. Grâce à cette méthode, il obtient de bons résultats. Chaque producteur sait maintenant que le pain est un intrant intéressant pour la croissance des poissons. Ce travail autour des intrants durant plusieurs mois nécessite que les producteurs se rendent plus souvent sur les étangs. Finalement, d’après les chercheurs, la compostière qui devait être retournée régulièrement — ce qui est fastidieux et souvent mal fait — est partiellement abandonnée par les producteurs, au bénéfice d’une alimentation des étangs plus régulière et plus diversifiée. Pour Pierre, le résultat de cette expérimentation crée un apprentissage très important pour les producteurs.
Cela créé le lien qui doit toujours exister entre l’éleveur et l’animal. [Gabriel] qui était le meilleur, passait tous les jours donner quelque chose. Il observe beaucoup et donc apprend18.
35L’itinéraire technique piscicole est retracé et retravaillé en partenariat avec les producteurs. Pour les chercheurs et quelques producteurs du groupe, il s’agit maintenant d’optimiser la commercialisation des poissons. Pourtant, auparavant, la commercialisation n’était pas perçue comme un problème pour les producteurs. Encore aujourd’hui, la plupart d’entre eux se contentent d’en manger pour les fêtes de fin d’année plutôt que d’en faire un revenu. Dans les marchés locaux des hautes terres, le poisson issu des étangs des producteurs est peu acheté. Une étude est faite par un étudiant en anthropologie pour comprendre les perceptions des consommateurs des différentes localités autour du GIC des Hautes Terres et dans la ville la plus proche. Les résultats de son travail révèlent que les consommateurs des marchés locaux ne savent pas préparer ces poissons. Ils en ont également une perception assez méfiante puisqu’ils ne sont pas habitués à manger du poisson qui provient de leur localité. De plus, ce poisson d’eau douce et local est plus cher que le poisson consommé habituellement. Ceci est un frein supplémentaire à sa consommation. Par contre, en ville, le poisson est apprécié. Ceci est dû à la diversité d’origine des habitants de la ville, déjà habitués dans leur région à cuisiner d’autres poissons que le maquereau surgelé importé de Douala. La publicité faite par le GIC des Hautes Terres est à l’origine des premiers achats. Les démarches auprès des fonctionnaires de la ville, les prospectus, les passages à la radio permettent de préparer les clients à l’achat du poisson. Aujourd’hui, la plupart des clients sont des fonctionnaires de la ville prêts à mettre deux fois le prix vendu sur le marché des hautes terres. Cependant, le déplacement en ville et l’organisation d’une vente groupée pose encore aujourd’hui des problèmes d’organisation et de coût.
Le problème se pose souvent au moment de la vente. Nous faisons la vente groupée [en ville]. Mais les moyens pour le transport nous font penser autrement. Parce qu’emporter ses récoltes à [la ville], tu vas vendre un bon prix, mais le transport va prendre cela. Je vends [dans un village voisin des hautes terres] aussi mais il faut faire une grande publicité. Par rapport aux efforts fournis, je me dis que la vente me rapporte moyennement19. (M. Théodore)
36Dans les hautes terres, aujourd’hui, la pisciculture est considérée comme un métier qui n’est pas forcément rentable. Cette activité est perçue comme exigeant du savoir-faire et accessible à ceux qui disposent de suffisamment de moyens. Les itinéraires techniques sont connus par les producteurs, même s’ils se heurtent encore à des problèmes organisationnels et financiers.
Encadré 8 — La RAP au Burkina Faso
Concernant les apprentissages produits, pour chaque thème traités par le projet de RAP, les producteurs avaient déjà une conduite personnelle de leur activité. Par exemple, pour les fosses fumières, certains producteurs pratiquent déjà le compost (ce qu’ils appellent dépotoir yaréwégé20 en senoufo). Ce dépotoir est constitué principalement des déchets de cuisine ramassés dans la cour, et stockés dans des fosses creusées pour fabriquer les briques en terre des maisons ou des fenils. Le projet permet d’améliorer ces fosses en les déplaçant aux champs, en cimentant les bords pour les consolider, et en variant les déchets qui permettent leur remplissage. Déplacer la fosse au champ permet également d’y ajouter les déchets des cultures, sans avoir à les transporter jusqu’à la cour des maisons. Chaque thème n’est pas appris dans sa totalité. Le projet ne fait que proposer une modification des activités pour permettre une meilleure pratique. Ces modifications sont surtout de nature organisationnelle, comme avancer la date des labours, ou bien nourrir davantage les animaux pour faciliter les labours.
Sur le plan technique, l’histoire de la découverte du mucuna par les producteurs volontaires, met à jour quelques défauts organisationnels qui dérangent les producteurs. Le mucuna est proposé aux producteurs, au début du projet, comme plante fourragère permettant de nourrir les animaux de traits pour qu’ils soient plus performants pour le travail du labour. Des graines sont distribuées, et l’année suivante, le projet rachète des sacs de graines de mucuna pour en proposer à d’autres producteurs. Le prix d’achat est plus avantageux que le maïs par exemple, et les producteurs continuent, l’année suivante, de produire le mucuna en grande quantité, croyant que le projet allait continuer à en racheter. Mais ce ne fut pas le cas. Ce quiproquo frustre les producteurs, croyant détenir une épargne importante grâce à tous les sacs de mucuna qu’ils stockaient dans leurs greniers. Les producteurs ont donc cru que le mucuna allait devenir leur culture de rente, et qu’ils avaient trouvé un marché pour la revente des graines. Encore aujourd’hui, certains gardent les graines comme épargne espérant pouvoir les vendre en cas de coup dur.
L’autre problème concernant le mucuna se situe au niveau de l’utilisation de la plante en elle-même. Les producteurs assistent à deux formations sur le mucuna, dont l’une propose l’utilisation des feuilles comme fourrage, et l’autre l’utilisation des graines comme complément alimentaire. Les deux formations ne sont pas organisées par les mêmes personnes, mais les producteurs ne font pas la différence. L’une est dispensée par le CIRDES, et l’autre par l’Institut de l’Environnement et de la Recherche Agricole (INERA). Mais le CIRDES ne soutient pas l’utilisation des graines de mucuna pour l’alimentation des animaux, disant que les graines sont toxiques. Nous constatons donc que les producteurs ne font pas forcément la différence entre les différents projets qui interviennent dans leur village, et ceci est d’autant plus marquant lorsque les chercheurs ne proposent pas des interventions unifiées concernant les pratiques qu’ils proposent.
1. 2. Des apprentissages organisationnels pour le délégué de la plaine
37En plaine, la situation sociale et économique, ainsi que l’activité piscicole, sont considérées par les chercheurs comme davantage traditionnelles que sur les hautes terres. De plus, les pisciculteurs n’adhérent pas immédiatement au projet, contrairement à l’autre groupe. Pour ces deux raisons, une étudiante en anthropologie réalise une étude qui caractérise les différents étangs, qu’ils soient modernes, semi-modernes ou à tendance traditionnelle. Ce dernier type d’étang est en déclin suite à l’implantation massive des cultures de rentes telles que le cacao et le café, et à cause de la perception surnaturelle qu’il représente. En effet, lorsqu’un pisciculteur récolte beaucoup de poissons, les villageois le suspectent d’avoir sollicité une force supérieure chargée de sacrifier un enfant en échange d’une récolte abondante. Pour éviter de tels soupçons, une partie des producteurs décide d’abandonner la pratique traditionnelle de la pisciculture. Pourtant, l’étude des chercheurs fait apparaître que l’activité est plus rentable en suivant les méthodes traditionnelles.
38Dès leur prise de contact avec le terrain, les chercheurs identifient une profusion d’alevins présents naturellement dans le milieu et principalement cuisinés et consommés en brochettes. Ils perçoivent cette richesse comme une possibilité de développement d’une nouvelle activité : la commercialisation des alevins. Cependant, l’idée de commercialiser le poisson en plaine n’est pas totalement acceptable pour tous ses habitants. En effet, l’abondance naturelle du poisson dans les cours d’eau fait que celui-ci est perçu comme un don de la nature qui doit être partagé et non privatisé. Lors de la vidange des étangs, les poissons sont répartis entre tous ceux qui participent à leur récolte. Ce qui reste est ensuite vendu (environ 30 %) puis fumé pour être conservé et consommé par la famille. Ce poisson est donc partiellement commercialisé. L’autre justification du don repose sur la difficulté qu’ont ceux qui ne sont pas pisciculteurs à considérer que les étangs sont la propriété de quelqu’un. À partir du moment où le poisson se trouve dans un lieu public et, de surcroît, qu’aucun investissement financier n’est nécessaire pour l’obtenir et le mettre en valeur, les gens considèrent que le poisson est le bien de tous ceux qui habitent la localité.
39Malgré cet état des lieux, les chercheurs discutent avec les producteurs de cette opportunité de commercialisation. Un groupe plus restreint de producteurs décide de s’engager dans la démarche avec les chercheurs. Ils commencent par déterminer les différentes espèces de poissons que les producteurs différencient par leurs aspects et par le lieu de leur collecte. Les pêcheurs font cette identification uniquement lorsque les poissons dépassent le stade d’alevin. L’espèce de silure dite la plus récente — espèce qui s’est probablement échappée, dit-on, des bassins d’élevage de l’université — a une meilleure croissance que les autres, et peut s’adapter au modèle piscicole développé sur les hautes terres. Les chercheurs engagent un travail avec les producteurs afin de leur permettre de sélectionner cette espèce pour la vente sur les hautes terres ou pour tout étang de pisciculture aux techniques similaires.
40En plaine, les chercheurs et les producteurs ne travaillent pas sur l’itinéraire technique d’un modèle de pisciculture, mais sur une meilleure compréhension du fonctionnement des étangs traditionnels, et sur la valorisation des poissons et des alevins obtenus « naturellement ». À la suite du travail fait sur la compréhension du fonctionnement des étangs par deux étudiants avec l’aide des producteurs, les chercheurs encouragent les producteurs à conserver et commercialiser leur poisson vivant, gage de fraîcheur pour le consommateur. Cette pratique permet également d’économiser le prix du bois nécessaire au fumage du poisson. De même, l’étudiante en économie constate que la vente du poisson au kilogramme serait plus rentable qu’en tas comme pratiqué par la majorité des producteurs.
Ce que l’on a vérifié là-bas, et qu’il y a dans mon résultat, c’est qu’un tas pèse un kilogramme et demi. Quand ils vendent ce tas, ils le vendent comme si c’était un kilogramme. Ça fait qu’ils perdent cinq cents grammes de poissons. Et quand tu vends les choses à ton voisin, s’il n’a que deux cents francs CFA, il va venir te le donner. Alors que si tu vas sur le marché, tu peux le vendre à un bon prix21. (Mme Hélène)
41Ensuite, Emmanuel est chargé de caractériser les étangs d’inondation.
Avec la caractérisation des étangs, on leur à fait comprendre que : « voici là où on peut créer les étangs, où il y a l’inondation facile. Et si vous voulez les créer, vous pouvez les créer dans des zones où on a certaines espèces végétales22. »
42Cette expérimentation permet de déterminer que certaines pratiques traditionnelles sont bénéfiques pour la production comme la construction des abris dans les étangs comme en témoigne Kevin.
Nous creusons des cachettes sur les parois des étangs, et nous mettons des arbres [troncs] spéciaux qui ont des trous à l’intérieur. Ça permet que les poissons se sentent bien et ne sortent plus de l’étang23.
43Le couvert végétal et l’intensité de la crue sont également des facteurs influençant la production. Les galeries forestières, qui sont les sites les plus occupés, sont identifiées comme les plus favorables à la production piscicole, car ce milieu naturel permet de fertiliser et nourrir les étangs. Ces sites sont d’ailleurs en danger, comme en témoigne encore une fois Kevin.
On utilisait beaucoup la forêt naturelle, mais la nature se dégrade à cause de la poussée démographique, de l’agriculture et des pesticides24.
44Cette expérimentation permet aux producteurs de prendre conscience de l’importance des forêts, et de la nécessité de les préserver. Ce constat débouche sur une nouvelle préoccupation du délégué du GIC de la Plaine qui compte mettre en place un projet visant à protéger les forêts.
Présentement, je suis en train de monter [un] projet [...] sur l’environnement et le reboisement des sites. J’en suis encore au montage25.
45Les chercheurs et les producteurs se concentrent sur la valorisation des alevins de la plaine issus du milieu naturel. L’apport des chercheurs est de mettre en relation les groupes des hautes terres et de la plaine. Cependant, la période de collecte (de novembre à février) ne coïncide pas avec la période à laquelle les producteurs des hautes terres chargent leurs étangs d’alevins (d’avril à juin). Cette période de collecte n’est pas flexible puisqu’elle correspond au moment où les eaux se retirent et où l’accès aux étangs pour la récolte des alevins est possible. Vient alors, pour les producteurs de la plaine, la nécessité de conserver les alevins entre la période de collecte et la période de demande des producteurs des hautes terres. Une expérimentation est mise en place avec trois collecteurs volontaires pour tester trois modes de stockage possibles, et pour déterminer celui qui est le plus efficace. L’étudiant Antoine est en charge de cette expérimentation.
D’après mon expérimentation, ce qui fonctionne le plus ce sont les bacs et les fosses aménagées. Les marmites et les fûts ne sont pas appropriés pour le stockage, parce qu’il faut changer l’eau tous les jours, et que le producteur n’a pas le temps. Les membres du groupe ont dit que, vraiment, stocker les alevins c’est pénible26 !
46Pour conclure, le délégué de la plaine résume en quelques mots les apprentissages qu’il a acquis au cours de son travail avec les chercheurs. Il n’identifie pas que des apports techniques mais aussi des apports organisationnels.
Du point de vue technique nous avons appris à manipuler les alevins et les proportions pour le transport, pour ne pas avoir de mortalité. Au niveau de la vente, on n’a pas trop traité, mais on nous a conseillé de vendre au kilogramme. Mais beaucoup gagnaient très peu. Sur le plan organisationnel, ça m’a permis une ouverture d’esprit, une collaboration, une connaissance, un apprentissage dans le montage d’un projet. On m’a appris comment est-ce qu’il fallait monter un projet. Comment rencontrer les gens. Comment collaborer avec les gens. Comment discuter de certaines négociations. C’est [Pierre] qui m’a formé27.
47En conclusion, les chercheurs traduisent les problèmes des producteurs en question de recherche traitable.
48Sur les hautes terres, les connaissances piscicoles de départ sont récentes (années cinquante) et encore en construction. Les chercheurs doivent retravailler entièrement l’itinéraire technique de production. Chaque problème est repris point par point, en effectuant une expérimentation capable de produire des résultats applicables. Cependant, ces nouvelles connaissances techniques et organisationnelles ne sont pas toujours appliquées. Ceci s’explique souvent par le contexte socio-économique (manque de moyens financiers) ou bien par certaines relations de pouvoir qui ne permettent pas à tous les producteurs d’appliquer avec succès les apprentissages acquis. L’achat des alevins et la commercialisation se font effectivement collectivement, tel que prescrit par les chercheurs. Mais ce système ne semble pas satisfaisant pour tous les producteurs du GIC.
49Que ce soit sur les hautes terres ou en plaine, les chercheurs s’attachent à faire de l’activité piscicole, une activité rentable, autrement dit génératrice de revenus. Même si les perceptions que se font les producteurs de l’activité ne sont pas forcément tournées vers cette notion de rentabilité, certains producteurs changent de point de vue à travers les expérimentations. Ceci leur permet d’accéder à une réalité qui leur était inaccessible. Pourtant, une grande majorité d’entre eux continue de croire, peut-être à juste titre, que cette activité n’est pas rentable. En effet, le passage du projet a démontré les points à améliorer pour que l’activité soit plus rentable, mais celle-ci se heurte aux contraintes citées précédemment, et que les producteurs semblent de pas pouvoir dépasser.
50En ce qui concerne l’analyse des échanges de savoirs, scientifique et local, les chercheurs tiennent les rôles d’experts, de formateurs, de conseillers et d’accompagnateurs dans le processus d’apprentissage. En d’autres termes, les nouvelles techniques sont davantage transmises que co-construites, avec un bémol, puisque les producteurs orientent les chercheurs vers le problème à résoudre et valident les nouvelles techniques proposées. L’hybridation du savoir local et du savoir scientifique se fait au niveau de la capacité d’adaptation, et de traduction de la demande des producteurs en solution technique adaptée localement.
51L’expérience relatée par Sigmund est très parlante quant aux prises de décisions et de risques inhérentes à l’expérimentation chez les producteurs. Son engagement est total puisqu’il investit son propre salaire dans la confection de l’étang, et qu’il travaille lui-même dans la construction de ce dernier. Il a ainsi pris un risque important, celui d’investir sans être assuré du résultat. Il sait également convaincre le producteur de s’engager dans ce projet, et de l’aider dans sa réalisation. Il fait preuve d’ingéniosité en confectionnant avec peu de moyens les instruments de mesure nécessaires à son travail, ce qui démontre aux producteurs que certains savoirs peuvent compenser le manque de moyens financiers. Cet exemple particulier répond point par point aux conditions exposées dans les principes de la RAP pour évaluer le degré d’autonomie d’un individu ou d’un groupe : la prise de risque, la capacité de faire adhérer autrui à ses idées, et la prise de décision. Mais, cet exemple est unique au sein du projet.
52La volonté des chercheurs de mettre en relation les deux GIC pour les échanges d’alevins, démontre l’échec partiel des dispositifs mis en place pour atteindre ce but. Dans un premier temps, ce sont les chercheurs qui jouent le rôle d’intermédiaire entre les deux groupes en achetant les alevins en plaine pour les introduire sur les hautes terres. C’est également à travers des dispositifs émanant des chercheurs (protocole d’accord, élaboration d’un prix fixe, mise à disposition d’un lieu de négociation) que les producteurs entament des négociations qui n’aboutissent pas. Le processus d’autonomisation engagé par les chercheurs ne tient pas puisqu’il ressort des entretiens que les deux groupes ne sont pas contre cet échange, à condition que ce soient les chercheurs qui restent l’intermédiaire. L’investissement des deux délégués dans l’échange d’alevins n’est pas concluant. Le délégué des hautes terres trouve son propre fournisseur dans un village voisin du GIC de la Plaine. En plaine, le seul producteur d’alevin qui les commercialise de façon rentable dit avoir aujourd’hui sa propre clientèle, autre que celle du GIC des Hautes Terres. Cependant, même si le but collectif recherché au départ (l’ouverture d’un marché d’alevin entre les hautes terres et la plaine) n’est pas atteint, ces deux producteurs trouvent leur compte en mobilisant les principes transmis par les chercheurs pour faire évoluer leur activité. Si certains producteurs arrivent à mobiliser, à leur avantage, certaines pratiques transmises par les chercheurs, d’autres paraissent adhérer que momentanément à celles-ci.
53L’exemple de l’utilisation du cahier illustre ce constat. Alors que pour les chercheurs, l’utilisation du cahier est un outil indispensable pour gérer l’activité, pour les producteurs, cet outil est utile seulement dans le but de maintenir l’échange avec les chercheurs. Fréquemment, les producteurs se justifient d’adhérer aux conditions des chercheurs dans le but de leur faire plaisir28 ou bien, de peur qu’ils n’arrêtent le projet. Cette raison, bien qu’elle soit compréhensible, pousse à interpréter avec prudence la durabilité des apprentissages des producteurs au-delà de la présence des chercheurs sur le terrain.
54On peut considérer que certains acteurs sont autonomes grâce aux dispositifs mis en place lors du projet. En général, ce sont ceux qui localement ont déjà un certain pouvoir comme les deux délégués des groupes, mais aussi certains membres du bureau des deux GIC qui s’impliquent dans le projet et prennent à cœur certains conseils des chercheurs. L’autonomie peut se construire à travers les négociations constantes que nécessite ce type de projet, comme peut le témoigner le délégué du groupe de la plaine.
55Pour certains étudiants impliqués dans le projet, le fait de concevoir eux-mêmes leur dispositif expérimental, et de travailler sur le terrain indépendamment des chercheurs, leur permettent d’acquérir également une autonomie. Par contre, pour les producteurs des deux groupes qui ne sont pas vraiment engagés dans les négociations avec les chercheurs, leur autonomie apparaît au fur et à mesure que de nouveaux éléments techniques concernant leur activité sont validés. En effet, chacun dispose aujourd’hui des connaissances nécessaires pour mener à bien son activité, bien que les conditions locales ne leur permettent pas une grande marge de liberté.
56La création de nouvelles connaissances techniques adaptées à la situation des hautes terres est effective — notamment par la rédaction du manuel technique de pisciculture — mais incomplète, puisque le tome 2 devant traiter des aspects socio-techniques n’était pas encore terminé et rédigé à la fin du projet. La valorisation des données est réalisée, puisque la publication d’articles scientifiques et la diffusion des résultats sont effectives. Les problèmes des producteurs ont en partie trouvé des réponses, mais pour le moment, le changement consiste davantage dans une prise de conscience d’une possible évolution de certains aspects techniques et organisationnels que dans une réelle concrétisation.
57C’est à travers les expérimentations que les acteurs acquièrent de nouveaux savoirs. Pour les producteurs, il est fondamental que les chercheurs démontrent l’avantage des techniques qu’ils préconisent à travers l’application concrète de celles-ci. Globalement, les savoirs par transmission orale ne sont, pour les producteurs, que bavardages29 inutiles. Les expérimentations et les actes sont un gage de confiance pour les producteurs qui ont besoin de « croire » ce que les chercheurs avancent.
On leur a dit : « si tu appliques comme ceci, tu peux obtenir tel résultat ! » Au départ ils ne croyaient pas qu’ils pouvaient faire un silure de huit cents grammes en huit mois ! Ils disaient : « vous nous trompez vous nous mentez » et tout un tas de choses. On leur a dit : « le jour où vous allez pêcher vous verrez ! » Le jour où ils ont pêché et où ils ont vu que les poissons avaient grandi, ils ont dit que nous étions sorciers, et c’est à partir de ce moment qu’ils ont commencé à croire30. (M. Ulrich)
58Le passage entre les connaissances individuelles — c'est-à-dire celles transmises à travers une expérimentation entre un étudiant et un producteur — et les connaissances collectives se fait à travers d’autres dispositifs de concertations, ou à travers les restitutions et les réunions. Cependant, pour les producteurs, ces dispositifs sont insuffisants pour les convaincre et les amener à changer leurs pratiques.
59Le moyen le plus évident à employer pour qu’un producteur adhère à une nouvelle connaissance, ou bien à une invention, paraît être l’expérience de l’expérimentation en direct entre un chercheur (ou étudiant) et un producteur. Les restitutions collectives sur la base de supports visuels agrémentés d’un discours ne suffisent pas dans la mesure où elles représentent à nouveau pour les producteurs des échanges oraux dépourvus de dimensions concrètes.
60L’idée la plus flagrante à saisir à l’issue de cette étude des apprentissages à travers les dispositifs de la RAP, c’est ce décalage entre la volonté des chercheurs et celle des producteurs. Grand nombre de dispositifs mis en place pour combler ce décalage ne trouve malheureusement que peu de réponse de la part des producteurs, préoccupés par d’autres problématiques plus urgentes et vitales pour eux. Ceci revient à l’idée de l’éthique dans ce type de recherche qui doit être un « garde-fou » entre une volonté d’expérimentation sur le réel de la part des chercheurs, et une vie effectivement vécue et réelle pour les producteurs.
Encadré 9 — La RAP au Burkina Faso
Au village Mbwaba, les entretiens ne sont pas assez nombreux et approfondis pour faire ressortir des choses intéressantes concernant les techniques de production. En revanche, les entretiens avec le président Cédric et le trésorier Benjamin du groupe de producteur permettent de comprendre plusieurs choses importantes. Le projet aurait permis de dissiper les conflits entre les producteurs et les éleveurs, en travaillant sur les pratiques agricoles de chacun, dans un contexte où les espaces de pâturage sont réduits par l’extension des surfaces agricoles cultivées.
Les éleveurs laissaient leurs animaux divaguer, et les champs aussi divaguaient, car tout a été coupé dans la brousse : les passages des animaux et les collines31. (M. Cédric)
Dans la conception des agriculteurs qui entrent en conflit avec les éleveurs, ils considèrent qu’ils ne sont pas responsables des dégâts produits par les animaux sur leurs cultures, car m’ont-ils dit : « les champs ne bougent pas32 ». Ils ne se sentent pas concernés dans la résolution de ce problème. Dans sa citation, Cédric dit que : « les champs aussi divaguaient », pour indiquer que l’expansion de ces derniers empiète également sur le territoire disponible pour l’élevage. Voici une illustration de l’évolution du conflit, à travers le témoignage du président du CCV qui est aussi agriculteur. La cause de la mésentente entre les agriculteurs et les éleveurs se déplace progressivement vers l’anthropisation de l’espace.
C’est à force de réunions réunissant les deux secteurs d’activité que les producteurs se rendent compte des contraintes des uns et des autres, et que le conflit se règle par une meilleure organisation des activités. Dans ce cas là, cela suppose que les conflits entre ces deux activités sont issus d’une mauvaise connaissance du métier et des contraintes de l’autre. Les échanges, réunions et dialogues au sein du projet informent les producteurs sur les contraintes de leurs voisins, et développe l’empathie. Cette volonté de regrouper les agriculteurs et les éleveurs est un choix de la part de Florent, et ne s’est fait qu’à travers la création des groupes de producteurs, qui sont les seuls regroupements mixtes, dont les membres sont des agriculteurs et des éleveurs. Le souhait de regrouper ces deux corps de métier est dans l’optique de créer une dynamique au niveau du territoire, et pas seulement au niveau d’un métier. Florent n’avait d’autres choix que de créer ces groupes mixtes pour atteindre son but, puisque le mode associatif déjà existant — le Groupement de producteurs de coton (GPC) — est organisé par filière. Cependant, les chercheurs font le choix de ne pas institutionnaliser la création de ces groupes pour ne pas perturber l’organisation villageoise locale. En effet, en 2007, des Conseils villageois de développement (CVD) sont créés par l’État, dans la continuité de la création des communes. Ces CVD fonctionnement comme des mairies, d’après Florent.
Avec la décentralisation et la mise en place des communes, il est prévu que chaque village mette en place un comité CVD, qui a un mandat assez large. Il peut intervenir dans tous les aspects du développement au niveau du village, pas simplement dans l’agriculture. [...] On sent qu’ils ne voient pas d’un très bon œil, l’existence d’une [organisation] qui pourrait être structurante et ils ne souhaitent pas qu’il y ait une prolifération des cadres de concertation au niveau des villages33.
Florent décide alors de travailler autour de l’élaboration d’une collaboration entre les groupes de producteurs et les CVD, plutôt que de les institutionnaliser, ce qui d’après lui, pourrait être source de conflit au niveau local.
Grâce à des formations sur la façon de diriger un groupe de producteurs, les membres du groupe ont optimisé leur capacité de synthèse et de communication dans les groupes. Ce qui leur permet de prendre seul les rênes du groupe sans l’aide des chercheurs. L’autonomie de ces décideurs paraît alors en bonne voie pour supporter le désengagement des chercheurs du projet.
2 Prise de recul des chercheurs sur leurs méthodes de recherche
61Ce chapitre s’appuie sur les analyses d’entretiens menés avec neuf chercheurs, utilisant la démarche de RAP ou de recherche participative en général. Ils ont tous en commun d’avoir été impliqués, de près ou de loin, dans l’élaboration et le déroulement de l’ATP Ces réflexions se croisent avec l’analyse du projet RAP au Cameroun. Sont exposés l’évolution professionnelle de ces chercheurs, leurs motivations à utiliser la démarche de R.A., puis les contraintes et les points forts concernant cette démarche.
2.1 Parcours professionnels et intellectuels des chercheurs
62Christian est ingénieur agronome. Il dit appartenir au courant de l’agronomie système (représenté par Michel Sebillotte) qu’il oppose au courant du développement agricole (représenté par Marcel Mazoyer). Lors de sa césure, il travaille avec des ONG, puis il effectue son VSN (Volontaire du service national). Dans les années quatre-vingt, il rédige une synthèse bibliographique au CIRAD portant sur l’expérimentation en milieu paysan qui devait répondre aux interrogations du CIRAD dans un contexte ou l’agronomie incite les agronomes à travailler en dehors des stations. Fort de cette réflexion autour de la façon dont les agronomes doivent travailler en milieu paysan, Christian est détaché dans un centre international d’agronomie d’un pays d’Amérique Latine, qui incite également ses agronomes à travailler en milieu paysan. Il effectue alors durant trois années ce qu’il appelle « du conseil à la mise en œuvre de démarche système agraire ». À la suite de ce travail, Christian décide de se diriger vers un doctorat technique aux États-Unis durant lequel il s’insère sur un terrain de deux ans en Amérique Centrale dans un village où, dit-il, une innovation paysanne a émergé seule, sans intervention extérieure. Son travail, à ce moment-là, était de faire des relevés techniques dans ce village qui était alors devenu un lieu de curiosité et de travail pour un grand nombre de chercheurs intéressés par cette innovation paysanne. Christian considère à ce moment-là que la visite de ces nombreux chercheurs n’est autre que de la recherche extractive, que les paysans n’ont pas de retour et qu’ils perdent énormément de temps lors de ces interactions avec la recherche. Dès lors, il remet en cause les principes de cette recherche extractive qui consiste, pour lui, à recueillir des données chez les paysans sans leur proposer de contrepartie. Il décide ensuite de travailler pour une fondation américaine sur la gestion des ressources naturelles dont le but principal est de résoudre les problèmes des acteurs de terrain. Il se confronte alors à un réseau multi-acteurs au sein duquel il travaille en collaboration avec des universités, des ONG, des centres de recherche etc. De retour au CIRAD dans les années quatre-vingt-dix, Christian est affecté dans un pays d’Amérique Latine. Il crée alors une plateforme interinstitutionnelle à grande échelle en collaboration avec une Organisation Paysanne qui comporte alors 10 000 membres. Il travaille avec les acteurs du gouvernement, les banques et la recherche locale. Les principes de participation sur lesquels repose la création de cette plateforme sont par la suite empiétés par les pouvoirs locaux, ce qui entraîne l’expulsion du chercheur :
Les institutions [de ce pays d’Amérique Latine] n’avaient pas de dépendance envers le CIRAD, ils n’avaient pas besoin de notre argent ni de notre savoir-faire34.
63Les principes de participation portés par ce chercheur ne sont pas partagés avec le pouvoir en place. D’après Christian, le CIRAD à l’époque, n’était pas encore scientifiquement préparé à soutenir ces principes de participation. De plus, il appartenait à un département technique du CIRAD, qu’il oppose aux départements de sciences humaines, davantage attachés aux valeurs de participation. Dans les années deux mille, il retourne au CIRAD et travaille sur la technique du semis direct35. C’est lors de ses échanges avec ses collègues qu’il participe aux premières réflexions de l’ATP Par la suite, il ne va pas continuer les activités au sein de l’ATP car il s’est chargé d’organiser un congrès mondial en Afrique. Cette activité lui prenait alors énormément de temps. Il était également en charge d’un autre projet. L’autre raison de son désengagement réside dans le fait qu’il ne s’est pas retrouvé dans les valeurs de l’ATP portées par de nouveaux chercheurs en charge de la faire fonctionner.
64Bilal est ingénieur agronome. Il a effectué un stage dans un pays d’Afrique sur l’utilisation des phosphates naturels et s’intéressait déjà aux pratiques des agriculteurs autour des fertilisants et par conséquent, sur les questions de sécurité alimentaire. Ensuite, il travaille dans un autre pays africain où le CIRAD lui demande d’étudier les systèmes de production pour évaluer leurs possibilités d’évolution. Dans ce travail, il prend alors en compte la diversité des activités des acteurs mais également la diversité des types d’exploitants agricoles. Ensuite, il est en poste de longue durée dans un autre pays d’Afrique au cours duquel il travaille avec une équipe d’un centre d’agronomie d’un pays d’Amérique Latine. Cette équipe pluridisciplinaire devait relever un « challenge important » : nourrir une population extrêmement dense sur un territoire où peu de terres sont disponibles pour l’agriculture. Il essayait donc de répondre aux questions des locaux qui disaient que les engrais minéraux ne fonctionnaient pas. Son travail portait sur cette question qui émanait des producteurs. En même temps, l’équipe du centre d’agronomie latino-américain avec lequel il travaillait, mettait en place une variété d’haricots. Cette invention a été adoptée par les producteurs, et d’après Bilal, elle l’a été grâce au travail pluridisciplinaire de l’équipe. Il travaille ensuite dans un pays insulaire africain, sur des rizières. Il considérait que les riziculteurs étaient très performants, mais il devait tout de même réfléchir à la façon d’augmenter la productivité. Il trouve la solution pour augmenter la productivité, non pas dans la riziculture, mais dans l’élevage des poules qui ralentissent l’activité :
Il fallait prendre la riziculture de façon assez large pour comprendre comment on pouvait l’améliorer36.
65Il rédige ensuite sa thèse et repart pour ce pays insulaire africain pour travailler sur un projet de développement régional. Il s’occupe de l’interface entre la recherche et le développement pour mettre au point un nouveau système de culture sous couvert végétal37. Il effectue des expérimentations en milieu contrôlé sur le coton, expérimentations qui obtiennent de très bons résultats et qui permettent de multiplier par cinq les rendements. Cependant, cette invention n’est pas adoptée par les producteurs à cause du pouvoir de la société cotonnière en place qui empêche les chercheurs d’intégrer ce système de production :
C’est pour cela qu’on s’est dit que mettre une innovation au point en milieu contrôlé — sans associer les acteurs pour mettre au point cette innovation, ou bien en les associant mal — était voué à l’échec. On s’est dit qu’il y avait une recherche à faire sur la façon d’associer les acteurs à la mise au point d’une innovation38.
66De retour au CIRAD, Bilal est chargé de coordonner un plan d’action agronomique à échelle mondiale sur le semis direct, mais il quitte rapidement l’équipe de travail car il ne se retrouve pas dans les valeurs de ses collègues :
J’étais dans une équipe d’agronomes qui étaient de vrais cow-boys, ils savaient ce qu’il fallait faire et quand l’agriculteur ne faisait pas ce qu’ils proposaient, c’était l’agriculteur qui était un imbécile. Ça me gênait un peu39.
67Il décide alors de participer à l’organisation d’un séminaire mondial qui doit se dérouler dans ce pays insulaire africain. Ce séminaire de dix jours a pour but d’associer des chercheurs de disciplines différentes pour travailler ensemble sur la mise en place d’itinéraires techniques :
C’est à partir de ça qu’on s’est dit qu’il fallait vraiment qu’on propose une recherche méthodologique, sur la conception des innovations et la recherche en partenariat40.
68Il fait partie des fondateurs de la première ATP avec Christian, ATP qui n’a été acceptée qu’à la suite de l’école-chercheur à laquelle il a également participé. Lors de cette école-chercheur, il se rend compte que la pluridisciplinarité est difficile au sein de l’équipe des chercheurs. Il décide de quitter le CIRAD. Un an plus tard, l’ATP est lancée, mais il ne peut plus y participer.
69Florent, le principal chercheur qui a travaillé sur le projet du Burkina Faso, est ingénieur agronome spécialiste en zootechnie. Il a passé son diplôme de fin d’étude dans le sud de la France sur le thème de l’amélioration du système fourrager. Il devait pour cela, tester différentes variétés de fourrages. Il effectue ensuite son VSN dans un pays africain pour analyser le rôle de la traction animale dans les systèmes agropastoraux. Il utilise deux méthodes de travail : les enquêtes en milieu paysan et les expérimentations en station. Dans les années quatre-vingt-dix, il obtient sa thèse qui traite de ce volet expérimental en station. Par la suite, il est embauché au CIRAD et affecté dans un pays africain dans le cadre d’un projet régional. Il travaille toujours sur la question de la traction animale mais avec une approche qu’il dit moins expérimentale. C’est le département du CIRAD incluant des sciences sociales qui est en charge de ce projet dans ce pays africain, et ses nombreux échanges avec les membres de ce département l’incitent à ouvrir son champ d’analyse. Florent devait réfléchir à la façon de développer le conseil aux producteurs dans un contexte local particulier : le désengagement de l’État et la recomposition des services d’appuis à la technique :
« La problématique, c’était de savoir comment on pouvait réorganiser tout ça pour permettre à cette technique de continuer à se développer en dehors des grands projets de développement qui l’avait accompagné jusque dans les années quatre-vingt-dix41 ».
70À la fin de ce travail, le CIRAD ne traite plus des problématiques de mécanisation et de traction animale et son département de l’époque lui demande de se repositionner sur le plan scientifique. Il décide d’analyser la dynamique des systèmes agropastoraux en Afrique de l’Ouest et du Centre. C’est à travers ce repositionnement qu’il est affecté au Burkina Faso. Pendant les deux premières années de son affectation, il s’attache à trouver des financements et décroche un projet qui porte sur l’analyse des savoirs-locaux et leur valorisation dans les systèmes agropastoraux. Ce projet à caractère régional était également développé au Mali, au Cameroun et au Tchad. Parallèlement, il s’investit dans le projet de RAP pour développer cette démarche dans le but de concevoir des innovations dans le cadre des systèmes agropastoraux. Il développe alors le projet RAP au Burkina Faso.
« Au départ, quand je suis parti là-bas [Burkina Faso], l’idée c’était plutôt de développer des conseils à l’élevage, et en fait il y a eu cette ATP [...] qui s’est montée et dans laquelle je suis rentré. Du coup, l’idée a été plutôt de travailler sur la conception d’innovation suivant une méthode de RA plutôt que sur le conseil parce qu’il y avait cette opportunité qui se présentait là et qui semblait être intéressante42. »
71Elijah est chercheur agronome spécialisé en économie. Dans les années quatre-vingt, il effectue son VSN dans un pays d’Afrique dans un institut de recherche sur le coton et les fibres textiles dans une station du CIRAD.
C’était l’époque où effectivement on se disait qu’il fallait connaître ce que faisaient les producteurs pour pouvoir adapter les messages, pour pouvoir améliorer les techniques, ou améliorer le conseil que l’on donnait aux producteurs43.
72Il s’attachait dans son travail à connaître les pratiques des producteurs pour effectuer l’analyse des systèmes de production en zone cotonnière. À la suite de son VSN, il produit sa thèse sur ce sujet, mais considère que ce travail ne permet pas de changer les perceptions et les pratiques de la société cotonnière. Il travaille ensuite dans un autre pays africain, au sein d’un programme, toujours sur le coton, au cours duquel il travaille à l’appui d’un projet de motorisation intermédiaire (petits tracteurs). Il doit comparer les performances de la motorisation intermédiaire avec celle des systèmes de production attelés et manuels. Pour cela, il élabore notamment des outils de conseils aux producteurs dans le but de « donner des outils aux conseillers pour les aider dans leur travail44 ». L’élaboration de ces outils le pousse à réfléchir sur la façon de travailler avec les techniciens, les conseillers et les responsables de projets dans le but de définir des objectifs communs et de mettre en place des expérimentations. Dans les années quatre-vingt-dix, il retourne au CIRAD de Montpellier où il s’occupe d’un programme de recherche sur les savanes et les systèmes irrigués. Au sein du CIRAD, il continue de développer des méthodes de conseils aux exploitations. Cette méthode de conseil diffère des méthodes de vulgarisation classique dans le sens où « c’est toute une série d’outils qui vont aider le producteur à se forger une opinion des résultats de son exploitation et à suivre ses activités45 ». Ensuite, il part dans un autre pays d’Afrique promouvoir son travail auprès du ministère de l’agriculture, intéressé par cette méthode. Il travaille ensuite dans un pays d’Amérique Latine pour le renforcement des capacités des organisations paysannes. L’un des objectifs principaux de son travail semble être l’autonomie des acteurs. De retour d’Amérique Latine, il participe à l’école-chercheur au cours de laquelle il s’insère dans le groupe de chercheurs voulant réfléchir sur la RAP. À ce moment-là, deux groupes distincts de chercheurs se forment, l’un voulant participer à la rédaction d’un ouvrage sur la RAP et l’autre considérant que la rédaction de cet ouvrage est prématurée sachant que le projet RAP censé capitaliser les expériences des chercheurs n’est pas arrivé à son terme. L’ouvrage sera tout de même publié dans les années 2010, les chercheurs Christian, Florent, Elijah, Igor et Isaac ont contribué à la rédaction de cet ouvrage.
73Nicolas est ingénieur agronome. Il se revendique comme appartenant au courant de Michel Sebillotte. Il effectue son VSNA dans un pays d’Afrique dans des domaines autogérés au sein desquels il essaye de comprendre les prises de décision des agriculteurs. Intégré dans un institut d’agronomie, il y occupe un poste de chercheur-enseignant, et met un point d’honneur aux enquêtes de terrain pour que les étudiants soient capables de comprendre et d’analyser l’activité des agriculteurs. Après trois années sur place, Nicolas rentre en France et travaille comme rédacteur pour un journal agronomique. Cette expérience était selon lui très importante puisqu’elle a permis d’affiner son travail de synthèse autour d’entretiens et de documents scientifiques. Il réintègre ensuite un poste d’enseignant pour des étudiants en BTS. Ici encore, il développe notamment avec ses étudiants le travail d’enquête sur les exploitations. Dans les années quatre-vingt, il rencontre le directeur scientifique du CIRAD dans un pays d’Amérique Latine, leurs échanges autour des questions d’agronomie et de développement sont alors fructueux, et aboutissent à l’intégration de Nicolas au CIRAD dont les objectifs à l’époque étaient les suivants :
L’idée à l’époque ce n’était pas tant un travail commun avec les agriculteurs et les techniciens ou les différents acteurs, c’était faire le bien des travailleurs avec eux, malgré eux, contre eux46.
74Durant cinq années, il travaille alors en coopération avec une organisation d’extension agricole qui gère les coopératives de productions communes. En même temps, il tient le rôle de médiateur entre ces derniers et un programme d’un pays du nord de l’Europe chargé de faire des expérimentations chez les agriculteurs latino-américains. Ce travail de médiation qui consistait à l’organisation de débats et d’ateliers avec tous les acteurs concernés, a permis d’effectuer un glissement de l’expérimentation chez les agriculteurs à une gestion collective de leur activité. Il travaille ensuite deux ans dans un pays d’Afrique insulaire comme enseignant en agronomie, mais démissionne pour des raisons personnelles. Il retourne en France et travaille sur une ATP pour l’INRA sur le thème de la Recherche-Action. En même temps, il organise un congrès international sur la recherche de terrain pour le développement, ce travail lui permettant de se rapprocher d’autres chercheurs qui ont une approche similaire à la sienne.
C’est quelque chose qui m’a pris beaucoup de temps et qui m’a permis de prendre du recul, mais aussi qui m’a permis, comme d’autres, d’avoir des piliers un peu stables, par quelque chose qui était considéré par certains comme de la non science47.
75Durant cette période, il travaille également à la valorisation de son expérience en Amérique Latine par l’écriture et la publication d’un article. Il effectue ensuite plusieurs missions en Afrique et travaille dans un pays insulaire d’Amérique Latine sur l’analyse de l’organisation des coopératives de producteurs. Il organise ensuite un grand débat autour de la loi d’orientation agricole de 1999 dans un territoire français d’outre-mer.
Ce que j’ai trouvé très intéressant c’est que c’était quelque chose de relativement novateur pour moi. D’une part de travailler avec des étrangers, dans le sens de Camus — c'est-à-dire non métropolitain — sur une loi française parachutée, et avec différents acteurs plus ou moins concernés. Donc c’était de lourds paquets d’enquêtes, avec les agriculteurs, il y avait 80 contacts48.
76Il s’investit ensuite dans la création de l’ATP et commence à effectuer un travail de recherche bibliographique et de mise en forme du projet qu’il ne peut pas continuer pour des raisons personnelles.
77Isaac est économiste, issu de la faculté des sciences économiques. Il effectue un VSN durant deux années en Afrique dans un centre africain de recherche sur les bananiers. Son rôle est de mettre en place des dispositifs de diagnostic chez les producteurs pour faire remonter leurs besoins vers la recherche. Sa thèse d’économie traite de ce sujet. Il est ensuite affecté pendant dix ans dans un pays africain où il met en œuvre des recherches participatives. Il travaille tout particulièrement sur les questions d’organisation et de validation des résultats de la recherche auprès des producteurs par le biais de la co-construction de processus d’échanges multi-acteurs (développeurs, producteurs et chercheurs). D’après Isaac, cette expérience de dix ans lui permet de comprendre la façon de discuter collectivement dans un village49, des règles à respecter dans l’organisation de la prise de parole, des erreurs à éviter sur certains sujets et de s’assurer continuellement de la compréhension mutuelle. Il poursuit son travail dans un pays d’Afrique insulaire, dans les Caraïbes et en Amérique Centrale, où il effectue sur ce dernier une évaluation ex-ante de la faisabilité d’innovations agroalimentaires. Il ne manifeste son intérêt pour l’ATP que tardivement car le département auquel il appartient au CIRAD est un département où on effectuait des processus de transferts linéaires, une pratique éloignée des objectifs du département où se développe l’ATP.
Les gens du réseau de l’ATP avaient fait un choix éthique et professionnel de ne pas s’intéresser à ces processus linéaires et de partir de la démarche inverse. Ça me mettait en rupture avec cette forme de recherche alors que j’essayais de l’accompagner50.
78Même si Isaac souhaitait intégrer durablement cette ATP, son rôle d’accompagnateur des processus linéaires de transfert le mettait dans une posture délicate vis-à-vis de ses objectifs professionnels. Ce chercheur s’est alors investi de la mission de valoriser son expérience dans ce pays d’Afrique sur le bananier à travers la rédaction d’un article. Il fera ensuite parti des rédacteurs du manuel de la RAP mais ne s’investira pas davantage dans le déroulement de l’ATP CIROP.
« Fête nationale »
Lundi 20 mai 2009
Je sors voir le défilé du 20 mai, fête nationale au Cameroun. Il y a beaucoup de monde dans les rues de la ville. Je me faufile dans un endroit bien placé pour le voir. Je me place tout près de l’endroit où les organisateurs ont tracé des lignes blanches au sol pour définir le parcours du défilé. Des hommes et des femmes habillés en survêtements Adidas bleu-marine sont chargés de mettre les gens qui défilent sur cette ligne. Les premiers à défiler sont les militaires. Puis c’est au tour des élèves du primaire, puis du lycée et de la faculté. J’arrive sur place au moment où c’est au tour des primaires. Je suis émue par le cœur qu’ont l’air de mettre ces enfants et les organisateurs au bon déroulement de cette cérémonie. Endimanchés et/ou uniformisés, ils marchent d’un pas sûr et cadencé en chantant joyeusement : « Cameroun terre de liberté, Cameroun et la démocratie. ».
2.2 Des parcours de chercheurs qui mènent à des objectifs et méthodes différents
79À partir des années soixante-dix, les chercheurs du CIRAD se trouvent dans un contexte changeant, tant au niveau institutionnel, que politique et idéologique. Mais c’est bien plus que le contexte changeant qui influence les chercheurs à se tourner vers une démarche participative. Leur intérêt pour ce type de démarche aurait été sollicité par des précurseurs par un fort intérêt pour les sociétés lointaines et par un engagement idéologique et citoyen.
80Ainsi, les entretiens avec les chercheurs révèlent que leur intérêt pour la participation existait déjà lors de leurs premières expériences professionnelles, bien avant d’entrer au CIRAD. Les chercheurs étaient évidemment intéressés par l’environnement, les territoires et l’agronomie, mais aussi pour tout ce qui était social, sociétal, politique et humain. L’intérêt pour le social au sens large provient (pour les agronomes) tantôt des études qu’ils ont effectuées — influencées par des précurseurs, entre autre, Michel Sebillotte — tantôt d’une empathie pour les sociétés qu’ils considèrent comme défavorisées. D’autres, autodidactes, se sont penchés sur des lectures d’ouvrages de sociologie et d’anthropologie. Les rencontres, tant dans le domaine professionnel que personnel ont également motivé ces chercheurs dans leurs prises en compte de l’humain au sens large. Les agronomes, qui à leur début s’étaient focalisés sur des recherches très techniques avec les producteurs, en sont venus au contact du terrain, à se poser la question suivante : « comment améliorer les conditions de vie des agriculteurs avec lesquels nous travaillons ? » Cependant, la réponse ne résidait plus uniquement dans les apports techniques qu’ils souhaitaient apporter aux producteurs, mais bien dans la manière de travailler avec eux. Bilal par exemple, éclaire bien ce décalage entre d’un côté son objectif de produire toujours plus et mieux (encouragé par son institution) et de l’autre côté, des producteurs locaux déjà performants dans leurs activités. Les améliorations qu’il tentait alors d’apporter fonctionnaient au niveau technique dans un contexte fermé (laboratoire) mais étaient difficilement intégrées par les producteurs. Ce fut le cas pour une nouvelle variété de coton qui n’a pas été mise en place dans un pays d’Afrique insulaire à cause du leadership de la société cotonnière locale. Le questionnement de Bilal se focalise alors sur la posture à adopter localement pour aider les populations à adopter de nouvelles techniques.
81Malgré les efforts de formalisation de la démarche à travers l’ATP, tous les chercheurs disent pratiquer la RAP à leur façon, suivant leurs propres expériences et leurs propres valeurs. La RAP n’est pas encore clairement formalisée par les chercheurs ne serait-ce que dans la définition du terme, et ceci est encore le cas à l’heure actuelle, y compris dans d’autres domaines (politiques publiques, transitions écologique, mouvements citoyenne etc.). « Sur le plan scientifique, il est impossible d’identifier aujourd’hui une théorie unifiée et définitive de la démocratie participative. » (Mazeaud et al., 2018 : 110). Certains ont commencé à suivre ces valeurs dès leur première expérience professionnelle, d’autres ont mené deux travaux en parallèle — l’un répondant aux méthodes imposées par l’institution, et l’autre destiné à alimenter un travail personnel — d’autres ont découvert le fonctionnement de la RAP de façon formelle, ou différencient difficilement la méthode des développeurs et celle fondée par la RAP.
82Pierre fait un travail de développeur avant de rentrer au CIRAD. Il a une sensibilité pour former les producteurs. Il évolue petit à petit vers une formalisation de ses méthodes issues de ses valeurs, c'est-à-dire « développer mais pas n’importe comment51 », mais également former les producteurs pour qu’ils puissent se développer seuls. Il a donc une forte sensibilité pour l’autonomie, sensibilité finalement partagée par la plupart des chercheurs.
83Nicolas, quant à lui, fait un travail de recherche dès le départ (enquêter, analyser, comprendre) tout en se dirigeant vers une sensibilité à la formation et à la restitution. Il veut donner les outils aux agriculteurs pour qu’ils soient autonomes, tout comme Pierre. Il n’est pas dans une démarche de développement, mais plutôt dans une tentative de compréhension de l’évolution des sociétés dans des contextes changeants. Sa sensibilité se situe alors davantage au niveau de la sociologie, comprendre l’évolution des sociétés tout en restant prudent sur le changement que la recherche peut effectuer sur le terrain.
84Les agents du CIRAD qui pratiquent la R.A. ne se reconnaissent pas forcément comme des chercheurs, soit parce que l’institution ne leur reconnaît pas ce statut, soit parce qu’eux-mêmes se définissent tantôt comme des ingénieurs, tantôt comme des développeurs et tantôt comme des techniciens. Le mot d’ordre retenu par les agents est : la publication. Certains se sont rendus compte par eux-mêmes de l’intérêt de publier, ou plutôt, de formaliser leur démarche. D’autres se plient à cette exigence, même si elle ne répond pas à leurs envies, et d’autres ne reconnaissent pas l’importance de la publication et veulent continuer à faire un métier de développeur. Le métier de chercheur est même rejeté par certains qui disent que comprendre n’est pas suffisant et qu’il faut également agir. Le chercheur est souvent considéré comme celui qui prend des données aux acteurs de terrains sans rien donner en retour et dans un but purement égoïste de progression professionnelle. La production de connaissances génériques étant inutile pour les acteurs de terrain, les chercheurs restent toujours frileux à se définir comme tels.
85D’après tous les chercheurs, un débat au sein du CIRAD se perpétue entre ceux qui se focalisent sur les aspects techniques de la recherche et ceux qui cherchent à intégrer les sciences sociales dans leur démarche. Ce débat est issu dès le départ de l’appartenance des chercheurs à tel ou tel département du CIRAD. Certains départements sont considérés comme techniques et d’autres comme pluridisciplinaires. Particulièrement, les chercheurs des départements pluridisciplinaires ont le sentiment que les chercheurs en sciences techniques considèrent que leur recherche n’est pas scientifique. L’engouement de ces chercheurs pour l’ATP vient pour tous d’un besoin de légitimer leur démarche de travail auprès de leur institution et de leurs collègues. Ces chercheurs veulent également « s’assurer » que leurs pratiques — issues des valeurs qui les ont poussées à « discuter avec les producteurs52 » et à prendre en compte le niveau social de leur activité — sont légitimes. Ainsi, Nicolas se pose la question : « est-ce que ça a une valeur scientifique ce que l’on fait53 ? ».
86Cela revient à l’éthique discutée et partagée avec les comités d’éthique. Pourquoi légitimer ? Parce que tous les chercheurs ne sont pas d'accord avec cette approche compréhensive, en particulier ceux qui appartiennent aux deux autres départements techniques du CIRAD. De plus, le CIRAD, depuis quelques années, a changé le statut de ses agents — pour la plupart techniciens ou ingénieurs — en chercheurs.
C’était l’idée de donner un drapeau scientifique à cet espèce de bricolage que l’on a mis en place parce qu’à un moment on avait viré, pour des raisons citoyennes et sociales on s’était mis à discuter avec des agriculteurs54. (M. Nicolas)
87La RAP est également perçue par Christian, par exemple, comme un outillage méthodologique visant à accompagner le changement, « pour que les gens changent, s’adaptent, s’améliorent, sortent de la misère et de la pauvreté55 ». L’objectif de son travail est alors purement tourné vers l’humain et l’amélioration des conditions de vie des producteurs avec lesquels il travaille. Pour d’autres chercheurs, la RAP est aussi perçue comme un outil, pour accompagner les aspects organisationnels et interactionnels des actions qu’ils ont à mener sur le terrain. Elle permet également de leur apporter un éclairage pour comprendre et analyser le milieu social dans lequel ils travaillent.
88La plupart des chercheurs prennent en compte l’importance d’un savoir en sciences humaines et sociales pour pratiquer cette démarche. Ils ont commencé à s’intéresser aux SHS par le biais de lectures. Les uns mobilisant des auteurs qui traitent des sciences de l’organisation, de la philosophie ou du social. Les autres mobilisent surtout des références en anthropologie du développement. Cette approche des sciences sociales leur permet de développer une éthique sur leurs terrains, et de comprendre comment fonctionne la société dans laquelle ils travaillent. Pour l’un des chercheurs, sa conversion aux SHS lui permet de trouver un équilibre en prenant du recul vis-à-vis de ses actions de recherche par la réflexion qu’imposent ces disciplines.
89Tous les chercheurs se mobilisent pour produire des articles, chose complètement rejetée par l’un des chercheurs qui affirme que la production de connaissances génériques n’est pas son premier centre d’intérêt et qu’il préfère se consacrer à la résolution des problèmes. Deux autres chercheurs se livrent avec plaisir et intérêt à cette nouvelle pratique devenue nécessaire, même si le passage de la rédaction de rapports techniques à la rédaction d’articles scientifiques publiables demande plus de temps, de compétences et d’investissements.
90La plupart des agronomes ayant travaillé en interdisciplinarité avec des chercheurs en S.H.S. reste sceptique quant à l’adaptation de ces derniers au monde de l’action. On retrouve encore une fois l’idée concernant une certaine incompatibilité entre la recherche et l’action, la recherche devant produire des connaissances génériques, et par son éthique, évitant de trop influencer les groupes sociaux qu’ils étudient. Si la conversion des agents du CIRAD aux sciences sociales leur paraît nécessaire, la conversion des SHS issue des milieux universitaires à l’action est quelque chose de moins visible. En effet, les sciences sociales en milieu universitaire paraissent privilégier la réflexion, par exemple anthropologique plutôt qu’ethnologique, l’ethnologie considérée comme la phase de recueil de données sur le terrain, et l’anthropologie comme la réflexion et la généricité des différents concepts, outils et méthodes. Le pont entre la recherche-enseignement à l’université et la recherche-action en institution, en laboratoire et/ou adressée au public n’est pas évident.
91Pour finir, les chercheurs identifient quelques limites à la démarche de RAP. La multiplicité des rôles et des tâches qu’ils ont à tenir et à effectuer sont trop nombreuses. De plus, les exigences vis-à-vis de la recherche et de l’action sont à tel point différentes qu’ils ont du mal à résoudre les problèmes des producteurs tout en produisant des connaissances génériques. L’action et la réflexion simultanées semblent encore problématiques par manque de temps, de recul, mais également par manque d’outil et de méthode en SHS pour analyser les différentes actions.
92Pour certains chercheurs, l’intérêt de la RAP au départ, est de sortir la recherche de son laboratoire pour travailler en milieu réel. Ils parlent alors d’un déplacement du laboratoire en milieu réel. Mais pourtant, celui-ci semble encore poser des problèmes éthiques.
[La RAP], c’est quand même un laboratoire de terrain, on engage des gens dans une activité où ils sont comme ils disent " des cobayes ", ce n’est pas faux ! Ils payent de leur personne quand même ! C’est des gens qui acceptent à contrecœur parfois56. (M. Pierre)
93L’un des « risques » pour un chercheur qui travaille dans l’action avec des acteurs est de se faire instrumentaliser. Mais que fait-on de l’instrumentalisation des producteurs et de l’investissement du territoire ? De plus, l’aspect confiné du laboratoire peut se recréer sur le terrain, puisque la RAP est encore perçue par la plupart des chercheurs comme fonctionnant uniquement sur des territoires restreints, à l’échelle d’un groupe ou d’un village. Le terrain confiné, transformé en laboratoire de recherche, accueille de nombreux étudiants qui viennent faire des stages, et devient un lieu dédié à la science. L’un des objectifs des chercheurs serait de développer ces projets à plus grande échelle, mais d’après eux, ce n’est pas encore réalisable. La question de l’échelle se pose également dans tout dispositif participatif. En effet, les chercheurs critiquent ceux qui travaillent avec des groupes restreints, et considèrent qu’il est plus facile de construire une proximité avec un petit groupe de producteurs dans le but d’atteindre des objectifs communs.
94Finalement, la méthodologie de RA et la participation en général, sont en constante construction. Elles ont cependant l’avantage de soulever des problèmes qui n’étaient jusque-là pas réellement pris en compte par la recherche.
Encadré 10 — La R.A.P. au Burkina Faso
Un rapport de partenariat a été établi entre le CIRDES et les deux villages grâce à la formation des groupes de producteurs qui se composent de membres du bureau chargés de la communication entre les chercheurs et les producteurs, mais aussi des agents de suivi spécialisés pour accompagner les producteurs volontaires dans leurs activités. Ces agents de suivi ont un rôle clé et indispensable pour le bon déroulement des activités puisqu’ils appartiennent aux membres du village et qu’ils sont censés savoir de quelle façon communiquer avec les producteurs. De plus, étant sur place, ils se rendent souvent chez les producteurs qui se sentent alors motivés et encadrés, tout cela dans un climat de confiance. Le projet de R.A.P. a donné suite à deux autres projets, qui sont en cohérence et en continuité avec le travail qu’avait débuté ce projet.
Le projet n’a pas apporté que des sacs de ciment et de graines, il a surtout apporté ce que l’agent de suivi Pape se plaît à appeler « des idées favorables57 ». En effet, les producteurs qui se sont portés volontaires et qui ont mené au bout les activités ont été satisfaits par les idées techniques que le projet leur a proposé. Au niveau des connaissances organisationnelles, le témoignage de deux membres du bureau des producteurs du village Mbwaba permet de comprendre leurs difficultés pour tenir leur rôle :
Il faut […] être dirigeant pour savoir que vraiment il est difficile de gérer une association ou un groupement en milieu paysan58 !» (M. Benjamin)
Ils mettent beaucoup en avant le côté répétitif de leur activité. D’après eux, c’est par la répétition et la persistance que leur travail peut aboutir à des résultats. Ils disent travailler sur la même chose depuis cinq ou six ans. Leur rôle d’intermédiaire entre les chercheurs et les producteurs nécessite qu’ils communiquent et rassemblent les producteurs pour leur expliquer au mieux ce qu’eux-mêmes ont compris des objectifs du projet. L’agent de suivi anime les réunions, pendant que les membres du bureau notent sur un cahier le compte rendu de chaque rencontre et de chaque mission. Lorsqu’une mission leur est confiée par le chercheur — par exemple prélever des échantillons sur un champ — les membres du bureau s’attachent à ce que le travail soit terminé à temps, quels que soient les moyens employés. Les différentes activités au sein du projet se déroulent suivant trois étapes essentielles : la formation, l’expérimentation et le suivi des activités. La formation se déroule en salle, dans les champs-école, et durant des voyages d’échanges. L’un d’eux s’est déroulé durant cinq jours au Mali pour l’acquisition de bases théoriques relatives à la culture sous couvert végétal. Florent explique l’importance de ces voyages d’échanges dans la prise de conscience des producteurs concernant leur activité, et dans la construction du cahier des charges pour l’expérimentation à venir. Cet échange permettait aux producteurs de voir comment font les autres, et de réfléchir à certaines idées reçues concernant l’application de telle ou telle technique. Cela permettait également à Florent de dépasser l’abstraction de certaines réunions, dépasser le stade de la parole pour en venir aux actes, aux preuves concrètes :
[Ces échanges] faisaient tomber un certain nombre de préjugés. L’idée, c’était de les mettre en contact et de les laisser entre eux. Parce qu’on se rendait compte que les formations et les bonnes paroles ça ne suffisait pas 59.
L’étape suivante, celle des expérimentations est alors essentielle d’après les producteurs, mais aussi les membres du bureau qui témoignent « qu’il faut le voir pour y croire ». C’est également ce que nous avons pu observer sur le terrain au Cameroun. La troisième étape qui consiste à suivre les expérimentations, est également essentielle pour entretenir de bonnes relations avec les producteurs, nourrir leur confiance et leur motivation. Cet aspect est également visible au Cameroun puisque aux dires d’un grand nombre de producteurs, la présence des chercheurs sur leur activité est source de réconfort et d’encouragement. La perception que se font les deux membres du bureau du village Mbwaba de la démarche de R.A.P. est positive puisque cette démarche permet d’après eux une proximité entre les membres hétérogènes du projet, mais aussi une prise de responsabilité collective et un moyen de transmettre et faire passer les informations :
Dans la R.A.P. il n’y a pas de patron, tout le monde est au même niveau pour travailler aisément. […] Les responsabilités ne se prennent pas individuellement. […] J’ai été formé, il faut que je forme. J’ai été informé, il faut que j’informe les autres60 ! (M. Benjamin)
Contrairement au Cameroun où ce sont les chercheurs et les étudiants qui allaient directement au contact des producteurs et qui étaient à la fois chargés de mener les expérimentations et d’organiser les activités du projet, au Burkina Faso, deux acteurs supplémentaires ont été mobilisés. Ces derniers ont permis à Florent de rester plus en retrait sur l’organisation du projet et de se concentrer davantage sur les aspects techniques des activités avec les producteurs. Un conseiller de gestion était chargé d’effectuer le suivi comptable des groupes. Il s’est mobilisé pour le projet où son rôle était alors d’animer les réunions, de traduire — certains producteurs ne parlent pas, ou ne souhaitent pas, parler Français — et d’expliquer les principes de la R.A.P. Un technicien de l’élevage du CIRDES avant de se mobiliser également entièrement dans le projet, tenait le même rôle que l’acteur précédent, avec un appui particulier sur le suivi technique des différents thèmes d’activités. Grâce à l’appui de ces deux acteurs, les différents rôles dans le projet sont départagés, ce qui permet à chacun de se consacrer entièrement à la tâche qu’il doit effectuer. De plus, Florent, porteur du projet, n’est pas le seul acteur placé au cœur des négociations. Au Cameroun, Pierre était le principal acteur vers qui les autres membres du projet se tournaient, pour la plupart des aspects techniques et organisationnels. Ce rôle multiple qu’il tenait, ne lui permettait donc pas de mener toutes les actions de front et de répondre à toutes les sollicitations. Des points communs sont alors à relever entre le projet au Burkina Faso et le projet au Cameroun. Ce qui confirme, au vue des contextes et des acteurs différents, que la démarche de R.A.P. dispose de dénominateurs identiques certainement liés à des caractéristiques intrinsèques à la démarche. Il y a une déception apparente des producteurs des deux pays, vis-à-vis des projets de développement antérieurs, mais aussi, des techniciens de l’État qui mettent en place de nouvelles techniques sans effectuer de suivi, autrement dit sans se préoccuper suffisamment des conséquences de leurs actions. La distribution de biens non durables et le manque de suivi des acteurs par rapport à l’apport de ces biens a poussé les producteurs à se mettre dans une posture de receveurs passifs. La méfiance, la déception et la passivité des producteurs vis-à-vis des projets de développement, complexifient la mise en place d’un projet de R.A.P. qui nécessite alors, pour fonctionner, le passage à une posture active de la part de tous les acteurs. Bien plus que des mots et des formations, les producteurs ont tous besoin d’actes de la part des chercheurs de la R.A.P. C’est à travers l’expérimentation et les résultats concrets que les producteurs prennent confiance dans les chercheurs, c’est aussi en cela qu’ils trouvent l’utilité du travail qu’ils accomplissent avec eux. Pris dans le feu de l’action, le chercheur R.A.P. est alors l’acteur clé du projet, puisque c’est de lui que vient l’initiative de le développer dans tel ou tel village et avec tels ou tels acteurs. Le chercheur tient alors une multitude de rôles qu’il ne peut pas accomplir seul. Les principes de la R.A.P. veulent également que le travail soit effectué collectivement et en équipe. Déléguer certaines actions à un acteur supplémentaire devient indispensable, mais nécessite une longue préparation durant laquelle ce nouvel acteur devra idéalement adhérer aux principes de la R.A.P. pour agir, en accord avec la ligne de conduite fixée souvent au préalable. Cette dernière peut également se définir au moment de l’introduction de ce nouvel acteur. Les producteurs — qui sont uniquement membres du groupe, et qui n’ont pas de responsabilités particulières, ou de négociations à faire — ont des difficultés à identifier la finalité du projet et à saisir qui fait quoi, à quel moment et dans quel but. Ils restent sousmis aux décisions des « chefs » de groupe (délégués, présidents et membres du bureau). Cette situation ne leur permet pas de prendre en main totalement leur activité et d’accéder à l’autonomie que la R.A.P. est censée favoriser. Ce fait est d’autant plus marquant lorsque les décideurs s’accaparent les prises de décision et les biens communs. Cette dépendance peut également être un frein au bon déroulement de leurs expérimentions et provoquer leur incompréhension vis-à-vis des actions engagées dans le projet. Cependant, l’aspect positif, c’est que les acteurs placés au cœur des négociations et des décisions, acquièrent une capacité organisationnelle non négligeable. La présence régulière des chercheurs auprès des producteurs est source de motivation pour eux. Les échanges concrets avec d’autres producteurs d’une autre localité sont également source d’apprentissage et engagent une ouverture à laquelle les producteurs sont très sensibles. Dans les deux pays qui nous intéressent, le « poids social » est un frein à l’engagement des producteurs dans le projet. L’investissement d’un producteur dans un projet extérieur suscite alors des réactions de la part des membres de sa communauté qui découragent le producteur ou le culpabilisent quant à la non-redistribution des « richesses » supposément acquises. Ceci aurait mérité d’être vérifié par des entretiens formels auprès des membres de l’entourage des producteurs.
« Soutenance d’un étudiant »
Vendredi 31 mai 2009
Pierre reçoit un appel en catastrophe à 11h30 pour assister à la soutenance de mémoire de master d’un étudiant. Elle a déjà commencé, et lorsque nous arrivons sur place, l’étudiant a terminé sa présentation. C’était au tour du jury de poser les questions, apparemment déstabilisantes, au futur ingénieur. Nous sortons pour la pause avec Pierre, et l’étudiant, nous propose de le rejoindre à la cérémonie qui aura lieu chez lui. Une heure plus tard, l’étudiant vient nous chercher pour nous conduire à la fête. Arrivés là-bas, les gens habillés en costumes et en robes de soirée, attendent calmement dans le grand salon sombre. Nous entrons et l’étudiant nous propose de nous asseoir sur le canapé du chef. Je décide de me mettre sur une chaise à côté de lui et de me faire discrète. Des femmes restées dans l’arrière-cuisine, cachées derrière un rideau observent parfois d’un air curieux la scène. Le frère de l’étudiant se lève et prend la parole : « Je suis vraiment honoré aujourd’hui de rendre hommage à mon frère. Je sais que mon discours peut vous paraître un petit peu endeuillé, mais nous sommes ici aujourd’hui pour célébrer le nouveau statut de mon frère : ingénieur agronome. C’est une chance pour nous en Afrique d’obtenir ce titre. » Après son discours, tout le monde applaudit, et c’est au tour de la meilleure amie de l’étudiant de faire la prière. On se lève, on joint les mains, je prononce un petit « amen » timide, puis tout le monde se rassoit. C’est ensuite au tour de l’étudiant de faire son discours. Très ému, il remercie tout le monde d’être là et se justifie sur la « mauvaise » appréciation (mention assez bien) qu’il a obtenue. Ensuite, la famille lève le drap posé sur la table au centre de la pièce, où un grand festin nous attend.
Notes de bas de page
1 Source : Littérature grise et documents de travail (2006).
2 Source : Rapport technique et financier rédigé par le P.R.P. Pisciculture et destiné au REPARAC (2008).
3 Source : Rapport final de l’A.T.P. « Bilan et perspectives », 2008.
4 Source : Littérature grise et documents de travail, 2010.
5 Entretien formel enregistré sur les hautes terres entre octobre et novembre 2010.
6 Le raphia appartient à la famille des palmiers et ne se rencontre que dans la zone intertropicale. C’est une plante spontanée qui n’est pas cultivée en plantations. (Musset, 1933 : 190)
7 Entretien formel enregistré sur les hautes terres entre octobre et novembre 2010.
8 Entretien formel enregistré sur les hautes terres entre octobre et novembre 2010.
9 Entretien formel enregistré à Bafoussam en septembre 2010.
10 Même source.
11 Entretien formel enregistré à Bafoussam en septembre 2010.
12 Compte rendu d’une Journée d’animation mensuelle, août 2008.
13 En référence au qualificatif donné aux chefs traditionnels.
14 Source : littérature grise et document de travail (2008).
15 Même source.
16 Source : littérature grise et documents de travail.
17 Compte rendu d’échange lors de la visioconférence à l’institut de la Banque Mondiale.
18 Entretien formel enregistré à Montpellier en février 2011.
19 Entretien formel enregistré sur les hautes terres entre octobre et novembre 2010.
20 Yaré signifie « ordure » et wégé signifie « trou ».
21 Entretien formel enregistré à Dschang entre octobre et novembre 2010.
22 Même source.
23 Entretien formel enregistré en plaine entre octobre et novembre 2010.
24 Entretien formel enregistré en plaine entre octobre et novembre 2010.
25 Même source.
26 Entretien formel enregistré à Dschang entre octobre et novembre 2010.
27 Entretien formel enregistré en plaine entre octobre et novembre 2010.
28 Entretiens informels menés sur les hautes terres et en plaine durant les deux missions au Cameroun.
29 Entretiens informels menés sur les hautes terres et en plaine durant les deux missions au Cameroun.
30 Entretien formel enregistré à Rennes en décembre 2010.
31 Entretien formel enregistré au village Mbwaba entre novembre 2009 et janvier 2010.
32 Même source.
33 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
34 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
35 Le semis direct est une technique culturale « sans labour » basée sur l'introduction directe de la graine dans le sol, sans passer par le travail du sol.
36 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
37 Le système de culture sous couvert végétal consiste à laisser un ensemble de végétaux recouvrir le sol afin d’y placer le semis par la suite. Il s’agit de rendre le sol plus fertile et de limiter la pousse des mauvaises herbes.
38 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
39 Même source.
40 Même source.
41 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
42 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
43 Même source.
44 Même source.
45 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
46 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
47 Même source.
48 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
49 « La notion de village ne tient pas la route là-bas [dans ce pays d’Afrique], des fois, la dimension de village peut s’étaler sur dix kilomètres voir des centaines de kilomètres, et réunir différentes personnes qui actionnent des niveaux de décision dans un territoire donné. » (M. Isaac).
50 Entretien formel enregistré à Montpellier en septembre 2010.
51 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
52 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
53 Même source.
54 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
55 Même source.
56 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
57 Entretien formel enregistré au village Senoufo entre novembre 2009 et janvier 2010.
58 Entretien formel enregistré au village Mbwaba entre novembre 2009 et janvier 2010.
59 Entretien formel enregistré à Montpellier entre janvier et septembre 2010.
60 Entretien formel enregistré au village Mbwaba entre novembre 2009 et janvier 2010.
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