1 Les origines de la Recherche-Action en Partenariat

1L’objectif de ce chapitre est d’exposer les premières notions de la recherche participative, notamment de la Recherche-Action, en partant des travaux de Kurt Lewin, considéré comme le précurseur de ce courant. L’Action Research aurait été élaborée dans le but de faire progresser la méthodologie des sciences sociales — notamment de la psychologie — mais également d’intervenir sur le terrain en provoquant le changement de la situation des acteurs concernés par l’étude. L’agronomie pour le développement, qui mobilise à la fois les sciences sociales et l’intervention a repris, adapté et appliqué cette démarche de recherche.

1.1 Kurt Lewin, précurseur de la théorie (recherche) pratique (action)

2La Recherche-Action ou la recherche participative s’inspirent des théories de Kurt Lewin, psychologue américain. Ses théories se fondent sur une réflexion méthodologique autour de la recherche en sciences sociales. Très « expérimentaliste », « [...] la psychologie de Lewin s’intéresse d’abord à la réalité de la vie quotidienne et communautaire des hommes » (Marrow, 1972 : 10). S’inspirant des sciences physiques, Lewin défend l’idée que c’est en provoquant une situation de changement dans une sphère sociale qu’il est possible d’identifier les différentes variables qui déterminent l’individu et son environnement. À cette fin, il recourt à la notion de « champ social » qui englobe et met en relation de causalité l’objet et/ou l’individu (Lewin, 1967). Par le changement que le chercheur doit provoquer, les faits sociaux étudiés se révèleraient de façon significative.

3L’autre but de cette démarche de changement est de résoudre les problèmes rencontrés par les acteurs étudiés et/ou les commanditaires de ses recherches. « La variété de ses intérêts et la riche fertilité de ses contributions s’unirent au service d’un seul but : “rechercher des explications profondes aux comportements des gens et découvrir comment ils peuvent apprendre à mieux se comporter”. » (Marrow, 1972 : 10). Kurt Lewin préconise l’étude des groupes par l’interdépendance qui existe entre ses membres. Le champ psychologique du groupe est ainsi étudié en priorité à travers les comportements individuels comme l’explique Claude Faucheux dans l’introduction de l’ouvrage de Kurt Lewin (1967) : « les buts du groupe, ses normes, la perception qu’il a de son environnement, la division des rôles et des statuts, sont autant de parties interdépendantes de l’ensemble qu’on appelle : le champ psychologique du groupe. »

4La première expérimentation significative de l’Action Research de Kurt Lewin se déroule dans un complexe industriel de Virginie (l’usine Harwood), en 1939. Elle avait pour objectif de résoudre le problème de manque de productivité de ses apprenties locales nouvellement employées dans ce secteur d’activité. Concrètement, Kurt Lewin a écouté la demande du directeur d’Harwood, et consulté les employées et contremaîtres. Il a émis un certain nombre d’hypothèses et de recommandations. D’après lui, il faut « cesser les pressions individuelles exercées sur les employées » (Marrow, 1972 : 120) et leur donner le sentiment que l’objectif de production est effectivement atteignable. C’est effectivement ce qu’il se passe lorsque l’usine décida d’embaucher des ouvrières qualifiées qui prouvent aux ouvrières non-qualifiées que les objectifs fixés par l’usine son réalistes. Afin d’accroitre toujours plus la productivité de l’usine, Kurt Lewin décide d’organiser des réunions de trente minutes plusieurs fois par semaine avec des petits groupes d’employées, ou chacune était invitée à donner son avis sur les difficultés rencontrées. Cette expérimentation va démontrer que les rendements sont bien meilleurs lorsque les employées sont impliquées dans le processus de discussions et que les décisions sont importantes et permettent un effet « fixateur » par la tendance qu’a l’individu à « s’en tenir à sa décision ». Les expérimentations à Harwood se poursuivent durant huit années par la formation des contremaitres à une meilleure technique d’encadrement, la modification des stéréotypes sur la faible productivité des employées de plus de trente ans, et anticiper la résistance des employées et des contremaitres aux changements.

5Les résultats de cette première expérience sont fructueux, à tel point que Kurt Lewin et son équipe de recherche fondent la Commission on Community Interrelations (CCI) commandité par l’American Jewish Committee (AJC) pour travailler sur les discriminations raciales et religieuses. Le CCI perfectionnera sa méthodologie d’Action Research sur une cinquantaine de projets aux thématiques diverses dont l’objectif était de changer les perceptions et les comportements des individus. Ainsi, le CCI a travaillé à changer le comportement d’un groupe de « jeunes italiens catholiques » intolérants au judaïsme, au changement d’une loi discriminant certaines races et religions pour l’entrée à l’université, à l’acceptation des boutiques pour recruter des vendeurs Noirs, à favoriser le mélange de différents « groupes ethniques » sur un même projet immobilier etc. (Marrow, 1972). Tout ceci, en développant des outils d’expérimentations divers, notamment les Training Group ou T-Group.

C'est une invention pédagogique qui a consisté à constituer un groupe qui soit à la fois sujet et objet d'expérience : chacun « se forme », apprend à « diagnostiquer » le fonctionnement des petits groupes en observant in vivo, dans le groupe dont il fait partie, les mécanismes divers caractérisant la vie de tout groupe (Hess, 1981 : 101).

6Après la disparition prématurée du concepteur de la Recherche-Action en 1947, le Tavistock Institute prend le relais de Kurt Lewin et rend cette démarche célèbre à travers ses nombreux travaux (Liu, 1997). Cette démarche se développe au sein de plusieurs laboratoires et dans les milieux de l’entreprise, de l’industrie, des hôpitaux etc. Les disciplines qui portent le plus d’intérêt à cette démarche de recherche sont la psychologie, la sociologie des organisations et les sciences de l’éducation.

7La RAP est donc issue de la Recherche-Action qui, au départ, s’élabore hors du champ de l’agronomie. Une grande partie de la théorie de Kurt Lewin semble dédiée à l’évolution méthodologique des sciences sociales et la modification des perceptions des acteurs sur des sujets sensibles tels que le racisme et la religion. Initialement, la préoccupation de ce précurseur était de développer une science théorique expérimentale et performante, permettant de récolter des données considérées comme plus « fiables », car contextualisées et produites dans l’action par les acteurs concernés. La résolution des problèmes était importante, mais il s’agissait plutôt de répondre aux problèmes exposés par les commanditaires de ses recherches. Ceci pose la question de l’instrumentalisation de la science à des fins politiques et/ou idéologiques, et de la dépendance financière des équipes de recherche.

1.2 La Recherche-Action comme méthode de travail pour les agronomes du développement dans « le Sud »

8Jusque dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la recherche agronomique adopte une démarche diffusionniste basée sur le transfert de technologies caractérisée par des expérimentations en stations de recherches et en laboratoires. Les résultats de ces recherches sont ensuite communiqués aux agriculteurs par des services de vulgarisation.

9Durant les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix s’effectue un virage dans la recherche agronomique. Progressivement, les chercheurs en sciences agronomiques se rendent compte que les techniques qu’ils proposent ne sont pas toujours adoptées par les producteurs (Chambers et al., 1994). D’après cet auteur, ceci ne vient ni de l’ignorance des agriculteurs ni des techniques développées par les agronomes, mais bien de la démarche de transfert de technologie. En effet, cette méthode ne permet pas de prendre en compte les variables climatiques, économiques et sociales des populations bénéficiaires. Les expérimentations en station sont particulièrement favorisées par des conditions physiques et économiques stables, alors que leurs résultats sont destinés à des agriculteurs exerçant leurs activités dans des contextes marqués par des incertitudes climatiques, pédologiques, environnementales, économiques etc. La recherche agronomique décide, sous l’impulsion des structures de développement, de travailler différemment avec les producteurs, en partant de leurs savoirs, de leurs problèmes, et des priorités qu’ils se donnent au sein de leurs activités. Grâce à l’approfondissement du contexte dans lequel les chercheurs agronomes proposent des inventions1, ils sont alors théoriquement plus aptes à proposer des techniques adaptables à chaque cas d’étude (Chambers et al., 1994).

10Par conséquent, la méthode systémique émerge. Elle consiste à comprendre comment les agriculteurs gèrent leurs activités, tout en prenant en compte leurs contraintes sociales et économiques. La recherche pour le développement met ainsi l’accent sur la participation des agriculteurs au processus de la recherche. Malgré cet effort, la méthode systémique reste assez critiquée, car insuffisante pour servir les intérêts des agriculteurs, tout en privilégiant les intérêts de la science par l’accumulation de connaissances. Certains auteurs disent de la Recherche Participative (ou Recherche Développement) qu’elle est au service des institutions et qu’elle sert de légitimation de l’intervention descendante (Albaladejo et Casabianca, 1997). C’est un peu dans le même esprit que les nombreuses critiques qui sont faites au « développement durable », deux termes qui pourraient être antinomiques, mais qui mis côte à côte dans un contexte de remise en question environnemental critique, servent en fait à relancer de plus belle l’économie.

11En France, Jean-Pierre Darré, socio-anthropologue spécialiste du développement agricole et de l’anthropologie de la connaissance, contribue également aux réflexions autour de la légitimité du savoir paysan. Sans être un concepteur ou un utilisateur chevronné de la Recherche-Action, ce dernier appelle à la vigilance des chercheurs, en soulignant les difficultés de la coopération. Entre autres difficultés, Jean-Pierre Darré évoque le risque que les interlocuteurs du chercheur ne se reconnaissent pas dans la recherche construite, ou bien que le chercheur mette de côté son activité scientifique pour se mettre à l’unique service de la pratique sur le terrain (Darré, 1997).

12Dans la recherche agronomique, les multiples courants de recherches participatives apparaissent suite à des questionnements éthiques que se posent les chercheurs concernant l’impact et l’utilité de leurs recherches auprès des paysans. En même temps, d’autres développeurs essaient, en priorité, de comprendre pourquoi leur intervention auprès des producteurs ne fonctionne pas comme ils l’ont prévu. Malgré deux questionnements différents, l’un d’ordre éthique et l’autre d’ordre davantage technique, la recherche intervention et ses multiples courants semblent devenir une solution à ces problèmes. La RAP au CIRAD peut-elle apporter une réponse aux questionnements des agronomes ?

1.3 Une volonté de légitimation de la RAP au CIRAD

13D’après l’un des théoriciens de la RAP au CIRAD, « notre premier postulat est qu’il existe plusieurs façons de produire en fonction des objectifs de la famille, sa situation, ses pratiques et savoir-faire, et du contexte socio-économique et culturel » (Chia et al., 2005). En d’autres termes, ce n’est plus aux destinataires des modèles agronomiques de s’adapter face à l’importation d’une invention technique mise en place par les chercheurs, mais aux chercheurs de s’adapter aux différents contextes rencontrés.

14Concrètement, les différentes phases d’élaboration de la RAP se font toujours à partir d’objets ou de thèmes techniques précis mis à l’étude. La première étape consiste à faire un diagnostic des besoins et de la demande socio-technique de la population locale. Tout ceci se déroule lors de réunions collectives ou bien d’entretiens menés individuellement avec des producteurs locaux. Ces résultats sont compilés et restitués aux acteurs concernés afin de mener un débat avec eux. Ensuite, il s’agit de contractualiser les modalités de partenariat et de travail entre les différents acteurs. C’est ici qu’est défini le cadre éthique des différents participants de la RAP. Le travail d’expérimentation chez les producteurs ne vient qu’après la définition de ce cadre, défini par des ateliers de formation, des voyages d’étude et des réunions. L’apprentissage des techniques se fait petit à petit, sans oublier le va-et-vient entre le travail et les restitutions publiques. Le mot clé semble être l’« échange » de savoir et de pratiques. La phase finale consiste à faire un bilan du travail effectué, en le valorisant scientifiquement et techniquement, et en facilitant le contact entre les producteurs et les structures institutionnelles susceptibles de les soutenir dans leur activité (Vall, 2005).

15La RAP est peut-être la solution aux méthodes de transfert de technologie non adaptées aux situations locales, mais elle ne semble pas encore satisfaire les chercheurs et les producteurs. En effet, le travail effectué lors des missions dans le cadre de RAP n’aboutit et ne perdure pas toujours une fois les chercheurs partis du terrain. Pour la plupart, les inventions fonctionnent seulement lorsque les chercheurs sont présents ou sur place. Le but de ces travaux est pourtant de construire des innovations de façon durable et de permettre aux populations locales de travailler de façon autonome. La RAP est censée renforcer la création des inventions en collaboration et en concertation avec les acteurs concernés. Le mot « partenariat » accentue cette démarche de recherche en indiquant clairement que tous les acteurs sont partenaires et donc en liens formels entre eux. Elle suppose donc qu’après signature d’un engagement écrit et moral, les acteurs soient tous impliqués dans une démarche collective pour atteindre un but commun. La RAP permet donc, a priori, de répondre aux exigences et aux contraintes de tous, en impulsant la création d’un projet viable, construit collectivement, localement, et favorisant l’autonomie des acteurs concernés.

16La création d’un cadre éthique et la signature des engagements respectifs est un préalable à la mise en place d’un projet de RAP :

les chercheurs s’engagent à mettre au service du projet toutes les connaissances, restituer les résultats régulièrement dans un langage simple, développer les investigations décidées collectivement avec les acteurs, faciliter les contacts avec d’autres institutions et organismes susceptibles d’aider à la réalisation du projet, informer les producteurs de tout changement dans les protocoles de recherche, maintenir des contacts réguliers via les dispositifs de la RAP, et mentionner dans les publications les origines des données. [...] Les producteurs s’engagent à travailler collectivement et participer aux réunions de travail, mettre en commun les savoir-faire, mettre en œuvre les nouvelles techniques élaborées en commun, mettre à disposition de la recherche les étangs et ne pas « cacher » les informations, partager avec l’ensemble des acteurs de la RAP les informations techniques, financières, susceptibles de faire avancer le projet, permettre aux chercheurs d’utiliser les données, de façon anonyme, dans des publications scientifiques ou de développement2.

17C’est ici que se formalise en quelques lignes les modalités d’interaction entre les acteurs du projet participatif, une formalisation qui ne sera pas totalement respectée par les acteurs.

2 Analyse ethnologique d’un projet agronomique en cours de désengagement

18Ce travail ethnologique vient compléter une troisième phase du projet qui concerne l’application de la démarche de RAP sur deux terrains vivants3, le Cameroun et le Burkina Faso. Le début de notre étude coïncide avec la phase de désengagement de ces projets dans ces deux pays. La première mission au Cameroun se déroule un mois après la réunion marquant la fin de la convention entre les chercheurs et les producteurs. À la suite d’une forte demande des producteurs du GIC des Hautes Terres, l’un des chercheurs senior4 décide d’accompagner le désengagement progressif des chercheurs en organisant un concours de pisciculture. L’objectif est de motiver les producteurs à mettre en application les apprentissages qu’ils ont reçus durant les trois années du projet. La participation des producteurs est relativement élevée, peut-être grâce au caractère ludique et concurrentiel de ce dispositif. Les trois mois de cette mission ethnologique se déroulent durant la mise en place et une partie du déroulement du concours. Ceci permet de suivre les rapports qu’entretiennent les chercheurs et les producteurs, ainsi que la façon dont ils s’organisent entre eux. Tous ceux qui participent au projet sont rencontrés de façon officielle et officieuse, lors d’entretiens formels directifs et semi-directifs enregistrés, lors d’observation participante à la fois au CIRAD, avec l’équipe du projet à Montpellier, au Cameroun et au Burkina Faso. S’ajoutent à cela tous les échanges informels lors des déplacements sur le terrain, de partages de la vie quotidienne (repas, etc.), échanges de courriers électroniques et discussions via les réseaux sociaux (skype et facebook). Par la suite, une restitution des premières analyses des entretiens formels est effectuée dans les deux GIC, et sert de base de travail pour préparer la présentation des producteurs à l’atelier final du REPARAC, à Yaoundé. Ce séjour est un premier pas sur le terrain pour identifier les différents acteurs, essayer de s’intégrer au collectif, recueillir des données, comprendre les interactions entre les membres du projet, mais aussi pour travailler avec eux directement en respectant la méthode participante et interactionnelle que préconise la démarche de RAP.

19Quelques mois plus tard, un terrain de deux mois au Burkina Faso permet de recueillir des éléments comparatifs. Tout comme au Cameroun, deux villages du Burkina Faso travaillent conjointement avec une équipe de recherche en suivant la démarche de RAP. Malheureusement, des problèmes de santé ont écourté ce séjour. Cependant, quelques éléments de réflexions émanant du terrain au Burkina Faso viendront compléter cet ouvrage (cf. encadrés « La RAP au Burkina Faso »).

20Un troisième terrain de deux mois est effectué au Cameroun. Cette recherche avait pour but d’approfondir l’axe de recherche consolidé au retour du Burkina Faso. Ici, les entretiens sont davantage directifs dans le but d’approfondir les thèmes identifiés lors de la première mission.

21À l’issue de cette recherche de terrain, l’objectif global est de savoir quels sont les facteurs qui rassemblent ou divisent les acteurs dans une situation de RAP ? Pour ce faire, la question de recherche se divise en trois volets qui vont des questionnements éthiques aux questionnements pratiques relatifs à la démarche. Le premier volet traite de l’éthique. Le deuxième volet fait état des interactions des acteurs du projet. Le troisième volet analyse les moments forts de l’histoire du projet à travers la mise en place des dispositifs des chercheurs. Ainsi, l’analyse du projet à travers le prisme de ces trois facteurs (éthique, relationnel et directionnel) nous permettra de répondre à nos principaux questionnements à savoir, de quelles façons les objectifs visés en commun sont-ils facilités par la mise en place des dispositifs participatifs ? Et de quelles façons les valeurs et interactions des acteurs tiennent un rôle dans ces dispositifs ?

22« Restitution auprès du GIC des Hautes Terres »
Mercredi 29 mai 2009
Ma restitution s’est bien passée. J’essaie de parler de façon à ne pas ennuyer mes interlocuteurs, simplement, c'est-à-dire sans utiliser des mots qui n’appartiennent qu’à ma discipline. Je ne me prends pas pour une experte. J’essaie d’aider, de transmettre les discours des pisciculteurs et de mettre de l’ordre dans les idées de chacun. Pour le moment, avec le peu de temps dont je dispose pour traiter mes entretiens sur place, c’est le mieux que je puisse faire. Comme il y avait une coupure de courant au village, je n’ai pas pu montrer mes diapositives. Pierre s’est donc chargé de noter les points abordés sur le tableau. À la fin, tout le monde a applaudi. J’étais rassurée. Sur le retour, Pierre m’a dit qu’il était très content du résultat, que cette réunion avait été conviviale et avait renforcé la motivation des pisciculteurs à continuer leur travail et à se défendre au sein de leur activité.

2.1 Le complexe de l’ethnologue face à l’interventionnisme

23Cette partie expose les principes et l’éthique de la RAP qui seront confrontés au double contexte de ce travail, à savoir la recherche agronomique pour le développement, et la pisciculture au Cameroun. Quels sont les apports et les limites d’une telle démarche dans ces deux contextes ? Quelles questions cela pose-t-il ? Pour quelles raisons les chercheurs et les producteurs s’engagent-ils dans ce type de démarche ?

24Cette étude ethnologique commence en 2010, au moment où le CIRAD identifie la notion de partnering5 comme une réflexion possible à ajouter aux problématiques que pose la Recherche-Action. La lecture du manuel qui compile et montre les avancées des chercheurs du CIRAD sur la démarche de Recherche-Action, indique que la construction des innovations en partenariat n’est pas quelque chose de prévisible et rigide, malgré le développement de dispositifs rigides mais adaptables à chaque situation, et censés permettre d’atteindre un objectif précis malgré les imprévus. Les limites de la démarche de RAP, qui repose essentiellement sur des dispositifs, sont identifiées — par exemple, les relations d’asymétries et les confrontations de différentes valeurs entre les acteurs — mais aucun outil méthodologique, ni théorique, n’est encore mobilisé pour surmonter ces problèmes.

25Le partnering est une méthode de prévention de conflits dans l’aménagement du territoire conçue par l’industrie de la construction. Il repose sur une technique — autrement dit une procédure formelle ou dispositif — pour regrouper des acteurs aux motivations diverses et créer un climat de travail propice à la poursuite d’objectifs communs. Mais ce qui nous importe ici, c’est que ce dispositif repose sur une philosophie, des principes, une éthique : la démocratie, la responsabilisation, la collaboration, l’honnêteté et l’égalité (Ross, 2008).

26Ce savoir-être qui touche à l’éthique — au positionnement des différents acteurs, y compris les chercheurs, dans une situation de RAP — est à prendre en compte, et joue indubitablement dans la création de nouveaux savoirs et apprentissages, qui permettent d’atteindre l’un des objectifs de la RAP : la création de nouvelles connaissances scientifiques.

27Mais au-delà de la question même de l’éthique dans le cadre d’une RAP, il faut également songer à l’éthique de l’intervention en général. Les questions d’éthique et de positionnement du chercheur dans les recherches en partenariat sont très vives au CIRAD depuis quelques années, mais aussi, par exemple, à l’IRD dont le compte rendu des discussions autour de ces questions a été relevé par une anthropologue. Les recommandations de ce Comité datant de 2005 sont claires, et l’on peut voir en filigrane que la démarche de RAP tend également à respecter ces valeurs. D’après l’auteur, les chercheurs ont l’« obligation de réflexion pour l’action » (Ouattara, 2005 : 4). La RAP est une Recherche-Action et donc un lieu où il faut mener l’action et la réflexion de concert afin de nourrir les deux termes par leurs interactions. Il faut également « privilégier l’information destinée aux acteurs » (op. cit.). La RAP met en place des lieux de concertation entre acteurs hétérogènes, et met un point d’honneur à la restitution des données de la recherche aux acteurs concernés. Les chercheurs doivent « prendre en compte les spécificités culturelles » (op. cit.). Les chercheurs qui mènent la RAP essaient de faire preuve d’écoute et d’adaptation vis-à-vis des demandes des acteurs locaux concernant leur activité. La résolution des problèmes est l’un des objectifs principaux de la RAP. Il faut comprendre et écouter le milieu dans lequel les chercheurs travaillent pour mener à bien cet objectif. La dernière recommandation est de porter la « valeur de respect mutuel » (op. cit.). Comme pour le deuxième point, le chercheur doit créer des espaces de discussion suffisamment ouverts pour que tous les acteurs puissent s’exprimer et faire avancer le projet.

28Les chercheurs qui utilisent la méthode de Recherche-Action dans le domaine de l’agronomie pour le développement sont à la fois des acteurs du développement et des scientifiques. Il y a une évolution des mentalités de ce que Jean-Pierre Olivier de Sardan appelle les développeurs (Olivier de Sardan, 1995). L’intervention « des pays développés » dans les pays du Sud6 (ou « pays en voie de développement »), n’a rien d’anodin, et une première remise en question éthique pourrait commencer par une remise en cause de l’utilisation des termes tels que « pays du Sud ». « Prendre les points cardinaux comme critères a priori sûrs de découpage du monde semble un moyen pratique et cohérent de contourner le brouillage géographique : Nord/Sud, Est/Ouest, cela semble clair, précis, scientifique pour tout dire. Est-ce pour autant pertinent ? » se demande Philippe Pelletier en poursuivant sur l’idée que cette opposition souligne quand même les inégalités entre pays riches et pays pauvres (Pelletier, 2011 : 13-14). Elle soulève évidemment la question de la supériorité du pays développé sur le pays en voie de développement, et donc la supériorité culturelle, technique et scientifique du pays développé sur les autres, et indique par là même la seule voie possible à suivre : celle du développement. C’est l’idée que l’on retrouve également dans les écrits de Norman Long :

Following the Second World War, the idea of development as a form of social engineering, geared to designing and actively transforming so-called « traditional » societies through the injection of capital, technology, and forms of bureaucratic organisation, was added to the vocabulary of progress7. (Long, 2001 : 52).

29Tout ceci est d’autant plus marqué que l’histoire a laissé des traces, notamment dans le cadre de la colonisation des pays africains. Jean-Pierre Olivier de Sardan affirme qu’« en Afrique, la “mise en valeur” coloniale est l’ancêtre direct de l’actuel “développement” » (op. cit.). C’est un point de vue très critiqué, en particulier par ceux qui vivent du développement. Pourtant, cette affirmation prend tout son sens au contact du terrain. De plus, « même les chercheurs les mieux intentionnés courent le risque de reproduire des relations de domination, notamment paternalistes avec les populations avec lesquelles ils proclament travailler de façon participative » (Albaldejo et Casabianca, 1997). Qu’ils le veuillent ou non, les experts du développement — bureaucrates, responsables d’O.N.G., chercheurs, techniciens, chefs de projet ou agents de terrains — vivent du développement des autres et « chacun estime qu’il met au service de cette noble tâche une compétence qui fait défaut à ces populations » (Olivier de Sardan, 1995). C’est pourquoi nous pouvons d’ores et déjà soulever des questions éthiques concernant l’intervention des chercheurs/développeurs pour comprendre leurs motivations profondes. Pourquoi font-ils ce travail ? Qu’est-ce que cela leur apporte personnellement et professionnellement ? Ces interventions peuvent également être animées par de bons sentiments qui se rapprochent de la définition du populisme émise par ce même auteur. « Le populisme est une idéologie, une façon de faire qui aide le bas-peuple dans ses difficultés ». Cette définition sous-entend qu’il y a supériorité d’un groupe social sur l’autre. Jean-Pierre Olivier de Sardan évoque également les préjugés dont peuvent être empreints certains acteurs du développement comme la « surestimation des fonctions intégratives et communautaires des organisations paysannes », le « traditionalisme et le culturalisme », une « paysannerie soumise ou passive », ou bien une « paysannerie non capturée, rétive et rebelle ». Finalement, l’intervention — qu’elle soit neutre, réfléchie, préparée ou positive — pose toute une série de problèmes et de questionnements qu’il ne faut pas ignorer.

30Il ne s’agit pas de prendre ces constructions pour définitives, mais d’affirmer ou d’infirmer leur présupposés au contact du terrain. Ceux-ci ont pour but de préciser l’attente des développeurs et éventuellement leur déception face à leurs actions qui ne se déroulent pas comme prévu. De la même façon, les préjugés des producteurs locaux sur les chercheurs ou l’Occident sont à prendre en compte dans l’analyse de leurs actions. Il sera donc plus aisé de comprendre ensuite comment et pourquoi tel acteur agit de telle manière.

31L’éthique doit être comprise et posée, mais ne constitue pas le cœur du travail. Elle nous permet de rester vigilants sur nos observations et notre analyse, mais également de comprendre sur quelles valeurs et perceptions reposent les actions des individus dans le collectif.

2.2 Les perceptions et interactions des acteurs comme éléments centraux pour analyser le projet

32La prise en compte des perceptions et des interactions des acteurs, appartenant supposément à deux groupes antagonistes, est une des bases de ce travail. Cela suppose également que des perceptions différentes entre les acteurs rendent plus difficile la construction et la solidité d’un partenariat, mais est-ce réellement le cas ?

33À l’image de la réflexion de Thomas Bierschenk et Jean-Pierre Olivier de Sardan (1994), notre étude se focalise sur trois angles de vue qui nous permettent d’observer le projet à l’étude. Les auteurs reprennent le constat empirique socio-anthropologique classique qui vise à dire que le conflit est inhérent à toute vie sociale. L’analyse structurelle « classique » explique ces conflits par les différences de positions des acteurs concernés. Un approfondissement de cette analyse structurelle vise à défendre l’idée qu’il ne suffit pas de constater une différence de position, mais qu’il s’agit de compléter ce constat par l’analyse des stratégies. Bien que le terme de « conflit » soit approprié pour décrire la plupart des interactions des acteurs observés sur le terrain, nous préférons parler ici d’interaction dans le sens où le terme de « conflit » peut-être communément perçu comme négatif. Cependant, les interactions que nous pouvons qualifier de « problématiques » sont décrites en priorité — au risque d’être considérées comme des anecdotes anodines de la vie quotidienne — car nous considérons qu’elles constituent le cœur de l’analyse. C’est également la thèse que défendent les auteurs qui inspirent ce travail. « Postuler l'existence d'un consensus est une hypothèse de recherche beaucoup moins puissante et productive que de postuler l'existence de conflits. Les conflits sont des indicateurs privilégiés du fonctionnement d'une société locale. Ce sont aussi des indicateurs du changement social, particulièrement pertinents pour une anthropologie du développement » (Bierschenk et Olivier de Sardan, 1994 : 2). Ces conflits, que nous appelons « interactions » se déroulent dans des lieux nommés arènes (op. cit. : 1-7) par ces auteurs. Les arènes sont décrites comme un espace social où prennent place les confrontations. Ce terme est également utilisé par Francis Chateauraynaud (2011) pour qualifier de multiples espaces et situations traversées par les arguments des acteurs à l’étude : arènes de confrontations, arènes de discussion, arènes publiques, arènes du débat public, arènes hétérogènes, arènes médiatico-politiques etc.

34Ces arènes sont pour nous les lieux d’observation et d’enquête tant à l’échelle spatiale (groupe de producteurs, arrondissement etc.) que conceptuelle (un collectif éclaté géographiquement). L’arène délimitée et nommée « terrain d’observation » est un ensemble « doté de normes communes, de formes d'action collective ou de procédures de concertation ». Elle est également un agrégat artificiel (Bierschenk et Olivier de Sardan, 1994 : 3) construit, qui trace les contours de l’étude. Les groupes d’acteurs hétérogènes sont décrits à travers leurs stratégies et les perceptions qui les poussent à agir.

35Les perceptions et les interactions des acteurs sont étudiées pour comprendre de quelle façon la RAP peut atteindre son but dual, à savoir, la production de savoir scientifique et la résolution des problèmes des acteurs. La construction d’une technique agronomique dans le cadre de la RAP dépend surtout des stratégies des acteurs sur le terrain et répond à des contraintes techniques, individuelles, sociales et collectives. La détermination de ces choix et de ces stratégies — qu’elles émanent du chercheur ou du producteur — influence directement l’objet technique en construction. La définition d’un savoir autour de ces techniques découle également des modalités d’interaction entre les acteurs.

36C’est pour cela que les termes de « partenariat » et de « cadre éthique » sont déterminants dans l’étude de ces interactions. Ils constituent un cadre et/ou une arène qui rassemble tous les acteurs et borne leurs stratégies pour s’orienter vers un objectif collectif. L’engagement écrit et moral qui dessine les contours conceptuels de l’arène détermine fortement les relations que les acteurs entretiennent entre eux, mais pas seulement. Les stratégies des acteurs se font également à l’intérieur d’un autre cadre qui détermine a priori, les limites à ne pas dépasser. Ce cadre est limité par les stratégies individuelles et les stratégies communes des groupes stratégiques qui se forment réellement sur un objectif commun. Concrètement, le cadre commun (ou arène) entre les chercheurs et les producteurs du projet à l’étude est posé, en principe, lors de la signature de la convention de la RAP. Ce cadre commun se heurte aux stratégies des groupes et des individus. Cette confrontation est étudiée par l’ethnologue.

37La RAP se constitue d’individus ayant signé un partenariat, qui constitue un cadre, dans le but d’atteindre des objectifs selon une démarche constructive de collaboration. Ce cadre est à la fois contraignant et protecteur, puisqu’il fixe les limites à ne pas dépasser par les acteurs, mais les encadre également, de façon à leur laisser une marge de liberté pour interagir. La méthodologie d’analyse se situe donc entre le structuralisme par l’observation de ce cadre et l’individualisme par l’observation des interactions interindividuelles. Chaque individu bénéficie d’une marge de manœuvre permise par les dispositions individuelles qui s’expriment différemment suivant les cadres d’interaction (Lahire, 1998).

38L’approche acteur (actor-oriented) mobilisée par Norman Long est, selon lui, pertinente pour étudier des projets de développement planifiés (planned development) et permet d’expliquer des réponses différentielles (differential responses) à des circonstances structurelles (structural circumstances). Car selon ce sociologue,

Social actors, however, must not be depicted as [...] passive recipients of intervention, but as active participants who process information and strategise in their dealings with various local actors8 [...] » (Long, 2001 : 13).

39C’est une méthode que l’on retrouve également dans la sociologie pragmatique qui s’efforce de suivre les acteurs dans leurs activités, leurs déplacements, aux jugements et aux éléments de situation. Ainsi, l’action des acteurs est décrite à travers les micro-épreuves que l’on peut définir très rapidement comme toute forme de résistance à la volonté des acteurs. Cela peut-être une résistance venant d’un autre acteur, d’un cadre défini, d’un élément physique etc. L’on observe également les dispositifs « dans la mesure où ceux-ci jouent un rôle clé dans les chances dont disposent les acteurs de gérer dans un sens déterminé les conflictualités inhérentes à leurs pratiques » (Lemieux, 2018 : 66).

40La prise en compte des interactions permet de déterminer ce que chaque acteur est capable de produire en termes de techniques et de savoirs agronomiques dans les projets observés. Inversement, elle permet d’évaluer ce que chacun des acteurs concernés est capable de faire au sein de ce cadre collectif dans lequel il s’inscrit. Les relations de pouvoir entre les différents acteurs et l’étude des stratégies sont l’approfondissement du partenariat et sont nécessaires pour saisir la façon dont les groupes d’acteurs vont présenter et valoriser leurs savoirs. Nous supposons que les producteurs ont un savoir local empirique, alors que les chercheurs ont un savoir scientifique forgé en station, mais aussi empirique, car éprouvé sur le terrain. Cependant, ce savoir scientifique et empirique n’est pas forcément approprié à la situation sociale à laquelle les chercheurs se confrontent.

41Le terme de « partenariat », dans un projet de RAP, est-il assez porteur de sens, en pratique, pour que tous les acteurs soient disposés à atteindre un objectif commun ? En effet, le sens commun compare aisément les projets participatifs à des vitrines vides. Pierre-Yves Le Meur (2008), nous montre que le terme de « partenariat » est souvent employé pour sa beauté, mais que dans les faits, un déséquilibre est toujours présent entre les partenaires du projet. Cet éventuel déséquilibre permet-il la construction de savoirs empiriques équilibrés entre les contractants ?

42L’étude des stratégies, des motivations, et des engagements des producteurs et des chercheurs, doit permettre de vérifier l’hypothèse que la nature du savoir produit par la démarche de la Recherche-Action, diffère de celui produit par les démarches diffusionnistes. Par conséquent, une interaction qui n’aboutit pas à un consensus entre les acteurs ne permet-elle pas de construire des savoirs et des connaissances communes mobilisables ? La méthode de la RAP favorise-t-elle les interactions entre les acteurs pour faciliter le processus d’échange ?

43La production des savoirs et des connaissances est dépendante de la qualité des interactions entre les acteurs. Ces interactions sont elles-mêmes dépendantes d’une éthique commune entre les acteurs qui s’engagent. Cet aspect-là — considéré comme mou, imprévisible, et aléatoire — est confronté à l’étude des dispositifs organisationnels que mettent en place les chercheurs de la RAP dans le but de fédérer les acteurs autour d’un projet commun visant à produire des connaissances.

44« L’innovation est le fruit de la créativité et se distingue de l’invention dans la mesure où elle est concrétisée par une réalisation » (Mucchielli, 2004). Autrement dit, l’innovation s’inscrit dans l’action et doit aboutir à un résultat. Ce terme est fréquemment utilisé dans la recherche qui doit être de plus en plus inventive, tout en se concrétisant. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’elle œuvre pour le développement. Dans ce cadre, elle se met directement au service des acteurs de terrain, dans le but de résoudre des problèmes concrets. La démarche de RAP se développe et vise à produire des connaissances actionnables grâce au travail en commun des chercheurs et des producteurs locaux. Le partenariat mis en place entre ces deux groupes permet aux populations locales de participer à toutes les phases de la recherche (Chia et al., 2008). Pourtant les termes de « recherche » et « action » sont peut-être complémentaires, mais supposément incompatibles. C’est en tout cas ce que propose Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995) lorsqu’il écrit que « l’une se garde de croire, l’autre en a besoin. L’une se veut désintéressée, l’autre revendique d’avoir les mains dans le cambouis. L’une exige du temps, l’autre n’en a pas. L’une veut observer les processus sociaux, l’autre veut les orienter ou les contrôler ». Ainsi, les notions de valeur, de temps et d’engagement de la recherche et de l’action peuvent ne pas être compatibles. De même, le terme de « partenariat » peut être trompeur, supposant une collaboration sur un pied d’égalité entre les deux parties concernées. Mais souvent, cette asymétrie est forte, surtout lorsque le partenariat concerne une organisation du « Nord » avec une du « Sud » (Le Meur, 2008).

45Avant d’émettre des résultats ethnologiques concernant une innovation, il est important de comprendre de quelle façon elle se construit en amont, c'est-à-dire, comprendre le contexte dans lequel ce processus d’innovation se développe. L’étude des innovations organisationnelles permet de comprendre l’assimilation des innovations techniques. Elles sont complexes et s’évaluent en priorité à partir de l’étude des interactions des différents acteurs de la RAP. L’ethnologie et la sociologie proposent des méthodes d’analyse pour comprendre les modalités de sa construction et ainsi réduire les zones d’incertitudes liées à la réussite ou à l’échec de la mise en place d’une innovation.

46Notre travail s’inspire également de la théorie des jeux, décrite par Alex Mucchielli. Elle permet d’identifier certaines invariabilités dans les relations qui permettent de dégager et de comprendre les coups possibles à jouer pour chaque acteur (Mucchielli, 2004). La situation de la RAP au Cameroun nécessite de comprendre comment se divisent les différentes catégories d’acteurs afin d’en tirer une typologie qui définisse pour chacun ses contraintes, son rôle et donc ses actions possibles.

47Il est possible d’attribuer deux facettes à tout individu en s’inspirant de la théorie de l’interactionnisme symbolique de George Herbert Mead (1963) au sein de l’école de Chicago. La première relève de tout ce qui représente la personne, son statut, son rôle, ses objectifs et ses devoirs. C’est ce qui est appelé le je. Ce dernier détermine la façon dont il va aborder autrui et faire ses choix d’action. La deuxième facette concerne l’image que l’autre a de cet individu, et ainsi, sa façon de se comporter avec lui et de répondre à ses actions. C’est le moi (Coulon, 2004). La double influence sur les individus en interaction — relative à ce qui le constitue et aux actions des autres, nommé le soi — nous permet de comprendre le processus social (Mead, 2006 : 242) qui les poussent à agir de telle ou telle manière. En effet, même si le soi réfléchit dans une structure organisée, il a sa propre individualité et son point de vue unique et singulier (op. cit. : 261). Mais quels sont les leviers que ces acteurs sont capables d’actionner ? Quels sont leurs outils d’action ? Pour les chercheurs qui ont conceptualisé la démarche de RAP, c’est à travers les dispositifs qu’ils mettent en place qu’ils agissent sur le terrain. Est-ce vraiment le cas ? Qu’en est-il pour les producteurs ?

2.3 Des dispositifs et des événements comme moteur et indicateurs de l’évolution du projet

48Les dispositifs de la RAP peuvent être considérés comme les outils des chercheurs pour atteindre leurs objectifs. Mais qu’est-ce qu’un dispositif dans la RAP ? Si nous supposons que les dispositifs sont les outils des chercheurs — puisqu’ils en sont les concepteurs et les applicateurs — quels sont les outils des producteurs et des autres acteurs ? Dans un premier temps, les événements semblent être un outil en réaction aux dispositifs.

49La démarche de RAP est, à elle seule, un dispositif de recherche composé de plusieurs outils et dispositifs permettant d’optimiser les interactions et les actions locales pour atteindre des objectifs. Initialement, le dispositif de recherche est conçu par le chercheur à partir de ses propres représentations et de la programmation qu’il envisage pour le projet.

50Cependant, la mise en place de ces dispositifs crée une réaction de la part des acteurs qui en dépendent. En s’appuyant sur nos entretiens, nous supposons que ces réactions sont de l’ordre de l’évènementiel, c'est-à-dire qu’elles surviennent suite à une vision ponctuelle des producteurs sur l’action quotidienne.

51Une lecture des différents dispositifs et événements apparus au cours de l’action du projet, nous permet de mieux connaître les acteurs et leurs intentions, mais aussi, de voir en quoi les dispositifs et les événements créent des apprentissages. L’observation des dispositifs met en relief les actions des acteurs car « on considère qu’un acte ou un jugement a d’autant plus de prise sur le monde, d’autant plus d’effets sur une scène ou un auditoire, qu’il prend appui sur un dispositif, entendu comme un ensemble de relations fonctionnelles entre entités, déjà frayées et codifiées, inscrit dans le répertoire des outils collectifs. » (Chateauraynaud, 2011).

52L’étude simultanée des dispositifs et des événements permet de relier le volet éthique et opérationnel de la démarche de RAP. Ils ponctuent l’histoire du projet et permettent de définir un cadre d’analyse de la réalité, en décortiquant leur déroulement respectif. Ce processus causal qui s’effectue entre le dispositif et l’événement s’inscrit dans un mouvement temporel d’analyse. Francis Chateauraynaud parle de changement de phases qui s’effectuent à des moments de basculement qu’il nomme épreuves, événements, moment-clés pour expliquer l’évolution possible d’une situation par les jeux d’acteurs.

[...] la trajectoire d’un dossier n’est jamais le produit d’un groupe d’acteurs déterminé mais résulte des transformations successives engendrées par les confrontations répétées, qui dessinent des configurations d’amplitude variable. À chaque moment-clé, les protagonistes mobilisés font un travail d’analyse et d’interprétation sur lequel s’appuient les dispositifs intentionnels, ou si l’on préfère les stratégies, qui motivent de nouvelles actions. (2011 : 180).

53L’usage sociologique du terme de « dispositif » apparaît dans les années soixante-dix avec Michel Foucault. Par la suite, les dispositifs sont définis différemment suivant les disciplines, les objets de recherche et leur application sur le terrain. Il y a quasiment autant de dispositifs que de situations. Aussi, il est impossible de donner une seule définition. En revanche, il est possible d’en dégager certaines caractéristiques communes décrites par nos prédécesseurs. Le dispositif vise à produire des normes pour la société, et peut être perçu comme un ensemble de moyens mis en œuvre en vue d’une finalité. Il instrumentalise le réel et cherche à atteindre une certaine efficacité (Peeters et Charlier, 1999). « Un dispositif consiste donc en un cadre artificiel procédant à une mise en forme particulière de la réalité en fonction d'objectifs prédéterminés » (Vandendorpe, 1999 : 199). De plus, il serait toujours l’apanage d’agents ou d’experts chargés de faire fonctionner des ensembles organisés (Peeters et Charlier, 1999).

54Michel Foucault (1975) donne un caractère plus dynamique à la notion de dispositif qu’il conçoit comme un agencement d’éléments matériels et immatériels servant à planifier un ensemble hétérogène (Beuscart et Peerbaye, 2006). Le dispositif serait donc un processus dynamique où se jouent des stratégies et des rapports de pouvoir entre les acteurs (Agamben, 2007). La détermination de l’individu retrouve donc sa place dans ce cadre favorisant l’action et le changement (Peeters et Charlier, 1999). S’éloignant des définitions où le dispositif et les agents tirent les ficelles d’une situation en cours, il se définit également comme un cadre facilitant « [...] la participation de porteurs d’intérêts de plus en plus diversifiés » (Chia et al., 2008 : 2). Enfin, d’autres auteurs considèrent que le dispositif a pour but de favoriser l’autonomie des acteurs (Vandendorpe, 1999 ; Peeters et Charlier, 1999). Le concept de dispositif serait passé d’une définition « hyper-normative » alimentant la dépendance des individus concernés, à une définition inverse, posant l’autonomie de l’acteur comme élément primordial de l’action et de l’innovation. Hugues Peeters et Philippe Charlier (1999) posent en effet que le concept de dispositifs se situe la plupart du temps dans l’entre-deux (op. cit. : 15-22), entre la dépendance et l’autonomie des acteurs, le dispositif et l’événement, le formel et l’informel. C’est par l’analyse de cet entre-deux (op. cit.) que nous cherchons à démontrer la pertinence de l’utilisation des dispositifs dans le but de rendre autonomes les acteurs.

55Comment parler de la forme sans aborder l’informe ? Et pourquoi ne pas rapprocher la notion d’événement à l’informel ? L’événement peut se situer dans l’informel et reste une notion que certains sociologues trouvent délicate à saisir. « [...] l’événement est longtemps apparu comme le contraire de l’objet susceptible d’être pensé scientifiquement », il est perçu également comme singulier, unique, accidentel, aléatoire, (Delacroix, 2006). C’est à peu près le même discours qui ressort des analyses de Gilbert Renaud (1995) sur l’informe, disant qu’il est difficile de comprendre l’informe en utilisant nos cadres théoriques et nos discours analytiques (op. cit. : 142). Gilbert Renaud va même jusqu’à personnifier l’informe comme une entité échappant à toute loi et à toute tentative de formalisation et qui « [...] contrecarre la pleine réalisation de toute planification et de toute programmation » (op. cit. : 146). Malgré cette vision destructrice de l’informe, celle-ci alimente la forme, l’un n’allant jamais sans l’autre. C’est en cela que la notion d’événement, perçue comme l’informe du dispositif peut être pertinente.

56En revanche, pour les historiens, l’événement est un objet palpable qu’ils savent mobiliser pour questionner le passé. Selon eux, c’est un concept bien moins délicat qu’il n’y paraît. Il ponctue l’histoire quotidienne tel un marqueur du changement. « [...] l’événement c’est tout ce qui arrive [...] » (Ricœur, 1992 : 29). L’événement est construit autant que l’est un dispositif, il est donc palpable et explicable. Selon Paul Ricœur, il est possible d’identifier les événements suivant trois conditions. Premièrement, ils sont déclenchés par des humains. Deuxièmement, est événement tout fait suffisamment pertinent ou marquant pour les témoins oculaires et pour celui en charge de raconter l’histoire. Troisièmement, il faut prendre conscience du décalage épistémique entre l’événement tel qu’il s’est produit et l’événement tel qu’il est raconté et retranscrit. L’identification des événements que nous tirons de l’histoire de la RAP au Cameroun s’inspire de la proposition méthodologique de Paul Ricœur.

57Ce qui est nommé « événement » dans ce travail se rapproche également du concept d’épreuve qui consiste « [...] à prendre systématiquement en compte la résistance que la matérialité du monde oppose aux représentations et aux manipulations humaines (résistance), et à ne pas préjuger à l’avance de la victoire ou de l’échec de certains acteurs (symétrie), en reconnaissant ainsi l’existence, au cœur des rapports sociaux, d’une irréductible part d’incertitude (indétermination relative). » (Lemieux, 2018 : 38).

58Il y a une diversité d’interrogations qui apparaissent au contact du sujet et du terrain. Le courant ethnologique le plus pertinent en matière de réflexion sur les questions de développement en Afrique semble être celui de la socio-anthropologie du développement. Ce travail reprend ces idées en y apportant un peu de méthodologie de sociologie pragmatique. Trois éléments principaux sont identifiés et analysés dans ce travail.

59(1) L’éthique, car nous la considérons comme la première chose qui doit être prise en compte et traitée avant toute action à engager vers autrui. Même si l’éthique est déjà abordée dans les instituts agronomiques français (IRD, CIRAD, INRA. etc.) et qu’elle est une des motivations premières à développer le projet à l’étude, elle est relativement absente au détriment d’approches scientifiques visant la fonctionnalité. Ce travail prend également en compte plus largement la question de l’éthique, en initiant une réflexion qui peut se faire simultanément à toute recherche scientifique. Cette réflexion en amont et simultanée doit être d’autant plus exigeante lorsqu’il s’agit d’intervenir dans des pays « lointains » culturellement, géographiquement et économiquement.

60(2) Les interactions entre les acteurs du projet, qui constitue le cœur du cadre d’analyse permet également de délimiter le projet. C’est grâce à l’étude des interactions et des stratégies des acteurs qu’il est possible d’interroger la façon dont la RAP peut atteindre ses objectifs collectifs.

61(3) Les « dispositifs » et les « événements » comme des « outils » de ces interactions entre acteurs (Carbonnel et al., 2013).

62Ces trois éléments clé prennent en compte les différentes dimensions de ce projet afin de comprendre de quelle manière le dispositif de Recherche-Action en Partenariat permet-il (ou pas) de faciliter les interactions entre les acteurs afin d’atteindre des objectifs prédéfinis ?

« Une longue journée »
Lundi 21 avril 2009
Ce matin, mon téléphone sonne à sept heures. Au bout du fil, c’est le délégué des producteurs du groupe de la plaine. Il est en colère car, soit disant, il m’attendait hier pour un rendez-vous. Il n’avait pas compris que l’on avait rendez-vous aujourd’hui à 17 h ! À seize heures, je quitte la ville en direction de la plaine. Sur le chemin désert qui mène au rond-point le plus proche, je marche en espérant croiser une moto qui voudra bien me déposer à la gare routière. Justement, un homme en moto me dépasse, je lève le bras, il s’arrête. Je lui demande de me déposer à la gare routière qui va à la plaine. Il me dit qu’il veut bien me rendre ce service, mais qu’il ne me fait pas payer parce qu’il n’est pas taxi moto. Sur le trajet, il me dit qu’il travaille à l’hôpital, que c’est « un homme de médecine ». Il me demande ce que je fais dans la vie et de lui envoyer les livres que j’ai écrits. J’arrive à la gare. Suivant le nombre de personnes qui attend déjà dans la voiture, on sait à peu près combien de temps on va attendre avant de partir. Là, il manquait deux personnes pour remplir la voiture. J’attends à l’arrière, patiemment. Par chance, la voiture part. Après des virages et des virages9 à faire des efforts pour ne pas écraser ma voisine, j’arrive à la plaine. Je m’assois à la table de l’auberge, et j’attends que le délégué arrive. Complètement perturbé par le coup de fil de ce matin, il me fait mille excuses. Il s’est même demandé si j’allais quand même venir. Je l’ai rassuré. J’étais là ! J’étais finalement à l’heure pour mon rendez-vous avec un pisciculteur. Le délégué et moi, nous attendons un ami à lui qui a une moto pour s’y rendre. À l’heure prévue pour le rendez-vous, son ami n’est toujours pas là. Le délégué prend mon téléphone pour l’appeler et me dit qu’il arrive d’un moment à l’autre. Très bien ! J’attends. J’ai soif, mais j’attends son ami pour commander à boire. Puis le délégué me propose de changer de table, et me dit qu’il va manger. Je n’ai pas faim, le délégué mange. Je le regarde manger et finalement je commande une limonade pour l’accompagner, à ma façon. Le délégué finit son plat. Nous attendons toujours. Deux heures plus tard, je commence franchement à m’impatienter ! J’oublie le rendez-vous et j’attends finalement le premier délégué du GIC, pour un entretien. Le producteur arrive, s’excuse du retard. Je demande au délégué de nous laisser seuls, et je commence le travail. Il commande deux bières sans me consulter. Nous entretenons une conversation agitée et passionnante jusqu’à 23 heures.

3 Construction d’un cadre méthodologie ethnologique pour l’évaluation d’une RAP

63L’immersion au sein d’un projet — et tout particulièrement au Cameroun — pousse à poser quelques questions à propos de l’éthique et de la posture du chercheur en ethnologie. La situation vécue, au sein du projet et sur le terrain, interroge également l’éthique des chercheurs et des étudiants du projet. La démarche de RAP s’impose d’intervenir sur le terrain dans le but d’effectuer un changement, notamment social et technique. Cette position est peut-être évidente pour un technicien ou un agronome dont le but est d’améliorer le rendement de la pisciculture, mais elle l’est moins pour un ethnologue qui — de par sa formation — peut avoir quelques scrupules à modifier la réalité qu’il observe. Pour ce dernier, quelle est sa capacité d’action ? Et tout d’abord, est-il en droit d’impulser un changement local dans une société qui lui est étrangère ?

3.1 Des difficultés pour justifier la présence de l’ethnologue sur le terrain

64Arrivée dans le projet durant la phase de désengagement de la RAP, il était difficile d’obtenir des données relatives au déroulement du projet via l’observation participante et l’analyse directe des interactions entre les acteurs. Dans un premier temps, c’est à travers la lecture de tous les documents du projet, en particulier à travers les comptes rendus de réunions, qu’il est possible de recueillir des informations sur l’évolution de l’objet technique et des différents échanges. En effet, ces comptes rendus étaient plus ou moins précis en fonction de l’acteur qui l’a rédigé. Certains sont sous forme de dialogue très précis entre les différents acteurs et c’est ceux-là qui sont les plus fidèles à la réalité et les plus utiles lors du recueil des données. Par conséquent, le premier temps fort d’immersion dans le projet s’est effectué à travers le prisme des écrits des chercheurs et des étudiants qui y ont travaillé.

65Le témoignage de Claire, étudiante en sociologie restée seize mois sur le projet au Cameroun m’a été très précieux pour obtenir des éclairages sur certains dialogues retenus dans ces comptes rendus. Sa perception, bien qu’elle lui soit propre, permet notamment de comprendre le positionnement fragile d’une sociologue dans ce type de démarche de recherche. Elle n’était pourtant pas la seule étudiante en sciences humaines dans le projet puisqu’il y a eu également Gregory, étudiant en anthropologie, qui est resté un mois sur les hautes terres. Gregory avait également remarqué une difficulté pour affirmer sa méthodologie et son approche disciplinaire au reste de l’équipe de recherche, mais aussi lors des ateliers pluridisciplinaires et face au « grand public ». En ce qui concerne Claire, sa posture au sein du groupe des chercheurs n’a jamais été totalement limpide et définie. Par répercussion, sa posture était bancale vis-à-vis du groupe des producteurs. Sans trop tenir rigueur de ces deux expériences précédentes, il est nécessaire de se rendre sur le terrain avec une certaine prudence, tout en s’interrogeant constamment sur la position à adopter.

66Une fois sur le terrain, cette position s’est imposée d’elle-même puisque l’effet de surprise qui aurait pu permettre de poser soi-même les modalités de la venue dans le projet, n’était pas au rendez-vous. Les acteurs du projet étaient au courant de la venue d’une nouvelle étudiante en sciences humaines depuis plusieurs mois, et rien que le fait d’avoir été introduite par l’équipe de recherche lors d’une première réunion collective mettait déjà cette nouvelle actrice dans une certaine position vis-à-vis des producteurs. Clairement, pour eux, toute nouvelle personne introduite par les chercheurs appartenait à cette équipe de recherche, et son travail s’inscrivait forcément dans la continuité des travaux déjà engagés, ou bien au service direct des chercheurs. Même si ceci était peut-être voulu par les chercheurs, cette situation oblige à justifier constamment auprès des acteurs une neutralité et un détachement idéologique et méthodologique vis-à-vis de l’équipe de recherche afin de gagner la confiance des producteurs. L’incompréhension des acteurs à propos du rôle de Claire, la prédécesseure, n’a pas non plus facilité les choses. Il fallait se défaire de cette perception qu’ont les acteurs de l’inutilité des sciences humaines sur le terrain.

67Ayant identifié très rapidement ce double enclicage10 (Olivier de Sardan, 2008) du chercheur en sciences humaines sur ce terrain, songer à la façon de s’en défaire était un travail de tous les instants. Dans un premier temps, le plus important est de gagner la confiance des producteurs, et en particulier, celle du délégué des hautes terres, qui dès le départ fait comprendre qu’il ne compte pas me donner d’information. En effet, il considère que les chercheurs envoient des chercheurs en sciences humaines dans leur village pour obtenir des informations sur leur GIC dans le but de surveiller leurs écarts vis-à-vis du partenariat qui les lie. Ensuite, cette discipline ne lui inspire pas confiance, disant qu’il a été déçu du professionnalisme de Claire :

Une sociologue qui étudie une porcherie doit plutôt comprendre comment les porcs vivent dans cette porcherie, et non dire aux porcs « vous êtes sales, pourquoi vous vous roulez dans la boue11 ?». (M. Umar)

68Finalement, son propos démontre que le délégué a très bien intégré une partie de la fonction et de l’éthique d’un chercheur en sciences humaines, ce qui est un premier pas positif vers une compréhension mutuelle. Cependant, il n’est pas souhaitable de prendre position entre Claire et Umar, qui s’est dit très affecté. Par conséquent, il livre clairement son intention de rester vigilant au travail des chercheurs durant leur séjour sur le terrain.

69D’après l’un des chercheurs, dans ce contexte de désengagement, les producteurs revendiquent plus fortement les choses qu’ils n’ont pas pu obtenir tout au long du projet. Ce qui ressort le plus des échanges avec eux sont donc les manquements des chercheurs. Cette volonté des producteurs de se faire entendre une dernière fois avant que le projet ne s’arrête définitivement, est exacerbée par la définition donnée du travail engagé avec eux, puisqu’ils sont vivement incités à se confier sur ce que le projet leur apporte, tant au niveau technique que social.

70L’objectif de ce travail était de comprendre le point de vue des chercheurs et des producteurs. L’effort pour sortir de ce double enclicage (op. cit.) de sociologue et d’étudiante appartenant à l’équipe des chercheurs, fût vain. D’autant plus qu’au premier abord, et d’après leurs discours, la clique (op. cit.) des chercheurs semble perçue négativement.

71Malgré le fait d’être présentée et introduite par l’équipe de recherche, il a été nécessaire de revendiquer une volonté d’indépendance — en particulier en ce qui concerne les idées et opinions personnelles — avec pour seul objectif, celui de faire ressortir le plus justement possible la réalité du terrain. Il a été dit que ce travail porte sur tous les acteurs du projet, à part égale, et qu’il ne s’agit aucunement d’étudier les façons de faire des producteurs dans le but de les rapporter à l’équipe des chercheurs. Le métier de chercheur en sciences humaines est présenté comme un outil de compréhension du déroulement du projet, de retranscription de ses points forts et faibles, et d’écriture des mémoires du projet. Mais ce terme de « comprendre » n’a pas l’air de leur convenir. Ils disent ne pas saisir l’utilité concrète (matérielle ?) de ce travail. Pourquoi dépenser autant d’argent pour faire déplacer de France quelqu’un qui ne sera là que pour comprendre ? Il faut alors affiner ce rôle. Dans un contexte où beaucoup de producteurs disent ne pas toujours comprendre les tenants et les aboutissants du projet, la fonction possible à tenir est d’interpréter les choses qui sont encore obscures pour eux. Essayer de leur expliquer la façon dont pensent les individus (chercheurs, étudiants, techniciens) avec lesquels ils travaillent, leurs contraintes, leurs rôles, leurs devoirs, et leurs objectifs était une façon de se rendre utile. Ainsi, petit à petit, la fonction de médiatrice, traductrice, messagère, interprétatrice entre les chercheurs et les producteurs s’impose.

72Lors de ce premier séjour au Cameroun, trouver où loger sur les hautes terres pour s’imprégner de la vie du village et rencontrer les producteurs de manière informelle, dans les lieux publics s’est avéré difficile.

73Le délégué du groupe, Umar, propose un hébergement, mais connaissant son influence et son poids au sein du groupe, il est risqué d’indiquer aux producteurs une quelconque préférence avec leur chef. Le délégué propose alors de demander l’hospitalité à une productrice du groupe, vivant seule avec ses enfants. Mais cette productrice, fait part de sa mauvaise expérience avec une étudiante qu’elle a hébergée précédemment. Finalement, pour résider au village, mieux vaut ne pas être hébergée par l’un des membres du groupe, sans compter que d’après certains, héberger un Blanc12 leur rajoute un poids dans leur vie sociale. Les gens du village — voyant les producteurs de façon régulière avec les Blancs, et croyant que ces interactions les enrichissent13 considérablement — leur demanderaient de redistribuer à la communauté les richesses acquises. Le refus des producteurs serait alors pris comme une injustice et un manque de respect, alors que ces derniers n’ont réellement pas de richesse à distribuer aux autres. C’est un discours entendu très souvent sur place mais en partie réfuté par l’un des acteurs local du projet :

Je crois qu'il s'agit là des cas isolés dans certains milieux à ne pas généraliser. [...] La plupart des milieux qui jadis ont eu à recevoir les Américains de Peace Corps [...] blancs savent qu'on n'attend pas de l'argent des Blancs qui viennent travailler au village. [...] Moi-même j'ai connu des cas similaires dans certains villages du département du Noun. [...] C'est un problème de pauvreté et de complexe pour les paysans qui n'ont pas généralement eu plusieurs occasions de voir un Blanc ou une Blanche venir vers eux14.

74Cette question de couleur de peau a créé un malaise intérieur, tant durant le terrain qu’au cours de l’écriture de l’ouvrage, d’autant plus que pour des raisons très personnelles et intimes, la culture et le couleur de peau noire ont toujours été familiers d’un parcours social ouvert aux cultures non-occidentales. Les acteurs locaux ont d’ailleurs souvent fait cette remarque qui confirme ce sentiment lors des séjours sur le terrain, pour faire référence à des gouts culinaires, musicaux, vestimentaires, comportementaux etc. semblables. Mais concernant les remarques sur les couleurs de peau, il fallait supporter cette situation sur le terrain, en se disant que c’était aussi le devoir de l’ethnologue de respecter la façon dont les acteurs se définissaient mutuellement, y compris le chercheur.

[...] l’anthropologue peut décrire la manière dont les individus se racialisent eux-mêmes, racialisent les autres ou les stigmatisent sur un mode racial sans pour autant redoubler le geste de stigmatisation. (Mazouz, 2008 : 94).

75Finalement, le prêtre du village des hautes terres accepte d’héberger une étrangère quelques temps au presbytère. Cette solution n’est également pas d’une grande neutralité, mais elle a l’avantage d’éviter de se positionner pour l’un des membres du groupe. Après quelques jours passés chez le prêtre, l’isolement au presbytère est trop important. Ce n’est pas plus facile de croiser les producteurs dans le village car ils ne s’y rendent pas souvent, et la compréhension des différents enjeux du projet à l’étude n’est pas plus aisée. Retour en ville dans la maison du chercheur senior, Pierre, partagée notamment avec l’un des étudiants du projet, Ulrich. Les interactions quotidiennes avec cet étudiant camerounais, également en thèse dans le projet, sont riches en enseignements, particulièrement pour comprendre les rapports entre les différents acteurs du projet et les usages des habitants de la plaine dont il est originaire. Ulrich fait partie de ces étudiants longue durée15 qui ont été présents une très grande partie du projet, et qui connaissent très bien son déroulement ainsi que les stratégies des différents acteurs. Il devient très rapidement un « informateur privilégié ». Il faut cependant ne pas tomber dans ce travers propice à devenir dépendant « des propres affinités et hostilités de son interprète » (Olivier de Sardan, 2003), et rester prudent et critique par rapport à son discours. Ainsi, les nombreuses expériences et discussions avec le délégué des producteurs des deux groupes, les producteurs, les chercheurs, les étudiants et le prêtre permettent de faire la part des choses entre les différents registres du discours et des actes d’Ulrich.

76La prise de position implicite que comporte le choix du lieu de résidence du chercheur passe également à travers le choix du moyen de déplacement. Au début, les déplacements pour rencontrer les producteurs se font avec le chauffeur du projet. C’était prévu ainsi depuis le départ. Ce chauffeur de voiture du projet loue une moto pour guider le chercheur avec plus de discrétion qu’une voiture chez les producteurs. Ces premiers trajets permettent de localiser et d’identifier les étangs des producteurs, mais suppose, encore une fois, l’appartenance à la clique des chercheurs. Sans compter que ce chauffeur — dont la profession est mécanicien automobile — connaît très bien les producteurs et l’activité piscicole à force d’accompagner les chercheurs du projet sur les étangs. Lors des premiers entretiens, celui-ci vient parfois se greffer à la discussion, ou reformule les mots prononcés par le producteur dans le but d’aider, comme pourrait le faire un traducteur. Mais en réalité, cette attitude interfère dans la conversation entre le producteur et le chercheur puisqu’elle ne permet pas de découvrir, avec leurs propres mots, ce que les producteurs ont à dire. Finalement, ce chauffeur décide de ne pas continuer à conduire les chercheurs sur les étangs en moto. Il justifie ce choix par le fait qu’il est chauffeur de voiture et non de moto, et qu’il ne se sent pas à l’aise avec cet engin. Ensuite, il considère qu’en qualité de chauffeur de moto, son travail n’est pas assez rémunéré.

77Dès le lendemain de sa démission, le déplacement se fait en moto taxi choisie au hasard pour monter sur les hautes terres. Finalement, c’est un chauffeur de moto qui dit connaître tous les producteurs avec lesquels travaille le projet qui fait ce premier déplacement. Plutôt que de changer continuellement de chauffeur, nous décidons de faire systématiquement appel à lui lors de tous les déplacements. À travers nos discussions durant les longs trajets et les moments d’attente et de marche pour rejoindre les points de rendez-vous, il enseigne quelques mots du village des hautes terres. Il existe, ce qu’ils appellent un patois spécifique à ce village. Ces moments permettent aussi de connaître sa vision de la localité en tant qu’acteur villageois extérieur au projet. Cette nouvelle rencontre offre donc un nouvel angle d’observation du terrain. Novice en pisciculture, il découvre cette activité et n’émet pas d’opinion hâtive grâce à sa méconnaissance de l’activité.

78Durant cette première période passée au Cameroun, Pierre, présent quelques jours au début et à la fin du séjour continue d’interagir avec les producteurs pour s’occuper de l’organisation du concours de pisciculture. Ceci a permis de l’accompagner lors de ses interventions sur le terrain, et lors des réunions. À la fin du séjour, se déroule un atelier organisé par le REPARAC. Lors de cet atelier, des producteurs des deux groupes sont conviés à intervenir et à partager leur expérience dans le projet. Pour l’équipe des chercheurs, l’utilité de ce travail ethnologique sur le terrain est également de préparer avec eux cette intervention, et de leur être utile tout en recueillant des données. Cette idée cadre avec les principes de la recherche et de l’action.

79Durant la première période de terrain au Cameroun, de nombreux efforts sont faits pour échapper aux contraintes de l’enclicage qui comportent des inconvénients, comme celui de n’adopter que le point de vue de sa clique, et par conséquent, de se voir fermer les portes des autres cliques. Étant également consciente que « l'insertion du chercheur dans une société ne se fait jamais avec la société dans son ensemble, mais à travers des groupes particuliers » (Olivier de Sardan, 2003), un effort d’interaction est entrepris avec des cliques différentes, celles des chercheurs, des étudiants, des villageois, autant de personnalités et de points de vue différents qui permettent de comprendre de façon plus large, les règles de vie de la société concernée et le déroulement du projet étudié.

80Un an plus tard, un deuxième séjour de deux mois est effectué sur le même terrain. Les conditions sont totalement différentes, puisque le désengagement des chercheurs à ce moment-là est total. Cette mission commence seulement quelques jours après la remise des prix du concours de pisciculture aux producteurs. L’un des chercheurs senior, Pierre, est également en train de négocier — à distance par l’intermédiaire d’un consultant d’une ONG, Tristan, et de l’étudiant longue durée, Denis — la remise d’un don à titre personnel pour les deux groupes de producteurs. Pour marquer son désengagement du terrain, Pierre décide d’offrir, à titre personnel, au GIC des Hautes Terres un moulin, et au GIC de la Plaine une pompe. La distribution des prix du concours ne s’est pas bien passée, d’après les producteurs, ils sont de nouveau dans un état d’esprit revendicatif.

81La réception des dons de Pierre est également un sujet sensible pour ces producteurs qui jugent le délai entre la promesse et la distribution du don beaucoup trop longue. Toujours est-il que cette deuxième mission se déroule dans un climat de tension, et à nouveau, de dépendance des actions passées et présentes de l’équipe de recherche. Ce terrain est difficile, en l’absence de Pierre et d’Ulrich, l’« informateur privilégié ». Sur les hautes terres, il n’a pas été possible de rencontrer les producteurs au cours du premier mois de terrain durant lequel il a fallu négocier avec le délégué l’accès aux producteurs des groupes pour effectuer des entretiens individuels. Pourtant, les rendez-vous ont bien été pris avec chacun des producteurs lors de la première réunion collective organisée en début de mission. Lors de cette réunion, les producteurs et le délégué ne manifestent pas leurs désaccords concernant les rendez-vous pris individuellement avec les producteurs.

82Du côté de la plaine, seulement trois producteurs sont présents à la première réunion collective qui marque le début de cette deuxième mission. Le délégué dit s’être démené pour rassembler les membres et pour les convaincre de venir, mais ceux-ci se sont fermés selon lui, car ils attendent un retour des chercheurs au village accompagnés de la pompe promise par Pierre. C’est au fur et à mesure de l’avancée des négociations, pour l’obtention de la motopompe16 promise (cf. Annexe III : Négociations autour de la motopompe), que les producteurs acceptent de participer aux entretiens individuels.

83L’immersion sur le terrain, fut très complexe et difficile moralement. L’enclicage en tant qu’ethnologue appartenant à l’équipe des chercheurs dans un contexte de désengagement des chercheurs du projet, fait naître chez les producteurs des revendications difficiles à honorer pour une simple étudiante. Cependant, une critique pourrait être faite concernant la durée jugée trop courte de ces deux missions sur le terrain pour établir un réel rapport de confiance avec les producteurs. Mais au vu de la situation, une immersion plus longue aurait-elle réellement débouché sur des rapports de confiance et plus apaisés avec les producteurs ? Rien n’est moins sûr, d’autant plus que l’objectif de ce travail était d’enquêter une situation d’interaction entre chercheurs occidentaux et producteurs locaux, et non pas de faire une monographie de village.

3.2 Un positionnement difficile entre neutralité et action

84Quels peuvent être les différents positionnements des chercheurs en sciences sociales au sein de la démarche de RAP ? Ces chercheurs peuvent-ils être à la fois évaluateurs et concepteurs de l’action en cours, ou bien de l’action une fois terminée ? Quelle éthique correspond à ces différents positionnements ?

85La place du chercheur en sciences sociales semble toujours surplombante du point de vue des acteurs extérieurs, et c’est aussi en partie pour cela qu’il a du mal à se faire accepter lorsqu’il travaille à découvert. Mais dans les faits, il doit assumer le rôle de celui qui étudie les actions des acteurs avec qui il peut être amené à travailler. Pour ce travail, l’étude ethnologique se fait ex post, c'est-à-dire au moment où les chercheurs se désengagent du terrain. Mener des enquêtes qualitatives, même en dehors du projet, suppose que le chercheur en sciences sociales devienne un acteur supplémentaire du terrain. Son intégration au sein des acteurs qu’il étudie n’est pas invisible, et c’est en cela qu’elle nécessite un cadre éthique. Seule sa présence sur le terrain suffit au chercheur à devenir acteur, c'est-à-dire à interagir dans le but de mener à bien le recueil de ses données et de comprendre la situation locale.

86La mise à distance de ses représentations, de sa culture, de ses idées politiques ou de ses préjugés est nécessaire à toute étude. Après avoir expliqué à chaque acteur concerné sa fonction sur le terrain, sa neutralité est de mise lorsqu’il interagit au sein de la société, même s’il est conscient que la totale neutralité n’existe pas complètement. Ce n’est pas pour autant qu’il se fond dans la masse par jeux de miroirs, en copiant les façons de faire du groupe étudié. C’est par la clarté de ses propos et la compréhension de tous les discours, qu’il se positionne comme un simple analyste et non comme un juge ou un évaluateur.

87Adopter ce positionnement de chercheure ethnologue issue de l’université n’a pas été facile dans un contexte de RAP où l’on demande de participer à l’action en train de se faire. Ce qui est également délicat, c’est l’intégration des commanditaires de cette étude dans le panel des acteurs à enquêter, ainsi que « l’évaluation » de projets qu’ils ont mis en place. Les résultats obtenus peuvent être alors plus sensibles.

3.3 Une volonté d’ouverture des frontières disciplinaires

88En quoi ce travail est-il pertinent ? Quelle est la place des sciences sociales dans le projet ? De quelles façons s’expriment la pluri- et l’inter-disciplinarité dans l’équipe des chercheurs du projet ? Quel positionnement adopter en tant que doctorante en ethnologie travaillant dans cette équipe pluridisciplinaire ? Les sciences sociales sont utilisées dans la recherche agronomique pour le développement, mais de quelle façon ? Il existe des nuances entre la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité, la polydisciplinarité (Morin, 2003 : 10) et la transdisciplinarité. De quel côté les chercheurs se placent au sein d’une démarche de RAP dans ces multiples façons d’user de la discipline ? Enfin, qu’est-ce que la pluridisciplinarité de l’équipe des chercheurs a apporté au déroulement du projet ?

89La RAP est mise en place après l’échec de l’adoption des innovations techniques et agricoles encouragées par les développeurs utilisant la méthode du transfert de technologie (Séjeau, 2004 : 10). Pourtant, malgré une approche qui se veut davantage concertée entre les chercheurs et les producteurs locaux, les inventions ne sont pas encore complètement adoptées.

90Confrontés à cette réalité, les chercheurs agronomes aux compétences multiples se tournent vers les sciences sociales dans le but de prendre en compte la situation sur le terrain dans sa globalité et dans sa complexité. Ce virage se fait de deux façons. La première consiste à développer et préciser l’apprentissage des sciences sociales dans les écoles d’agronomie. La deuxième consiste à s’approcher des chercheurs spécialisés en sciences sociales pour former des équipes de recherche pluridisciplinaires. Dans la première façon de faire, le chercheur mobilise plusieurs compétences. Il est considéré comme « polycompétent » (Morin, 2003 : 7). Dans la deuxième façon de faire, des équipes se forment de chercheurs aux disciplines différentes. Dans ce cas de figure, le travail pluridisciplinaire peut se faire de plusieurs façons suivant le degré d’interaction entre les chercheurs et les disciplines. C’est ce qu’Edgar Morin appelle l’inter- la trans- et la polydisciplinarité (op. cit.). La transdisciplinarité, qui est apparemment la forme la plus poussée de l’interdisciplinarité est décrite par Edgar Morin comme un apport nécessaire à l’analyse des objets complexes. Pourtant, la transdisciplinarité, perçue comme une forme « idéale » des interactions entre les disciplines reste peu décrite et précisée. « La problématique de la transdisciplinarité nécessite encore une clarification épistémologique » (Jollivet et Pena-Vega, 2002). Un grand nombre de chercheurs universitaires mobilisent de plus en plus de disciplines différentes dans leurs travaux de recherche malgré le fait que l’université cloisonne toujours ses différentes disciplines. Par exemple, un chercheur qui mobilise à la fois de la sociologie et de l’anthropologie peut trouver des difficultés pour obtenir la qualification dans l’une des deux disciplines.

[...] Un immense savoir s’est accumulé depuis cinquante années sur l’humain, ses origines, sa nature, ses complexités, mais il est dispersé, morcelé et compartimenté entre toutes les sciences et l’incapacité ou l’impuissance à réunir ce savoir entretient une immense ignorance sur notre identité même. (Morin, 2017 : 101-102).

91L’agronomie s’est enrichie de nouvelles disciplines au fur et à mesure des années. Elle s’est tout particulièrement enrichie de la géographie, de l’économie puis de la sociologie. Ces disciplines sont apportées par des professeurs d’agronomie pour élargir les compétences de l’agronomie. Dès les années 1947, René Dumont est l’un des premiers à intégrer les problématiques sociales, politiques et écologiques dans son travail. Ce dernier insistait sur la nécessité de prendre en considération d’autres disciplines, en particulier l’économie. Ce courant agronomique, appelé agriculture comparée (Séjeau, 2004), est décrit comme s’adaptant aux réalités complexes du développement rural (op. cit.). Finalement, de nos jours, les compétences multiples que les agronomes mobilisent, sont à la fois celles des sciences de gestion, de la géographie, de l’économie, de la sociologie, de l’ethnologie etc. Dans les équipes de recherche, un double dialogue se fait (ou pas) entre les différentes disciplines que chaque chercheur est capable de mobiliser, mais aussi entre les chercheurs porteurs de disciplines différentes. Pour reprendre les termes d’Edgar Morin (2003), ces équipes sont à la fois pluridisciplinaires, mais aussi « polycompétentes » (op. cit.) tant collectivement qu’individuellement.

92La place des chercheurs qui ne sont pas agronomes dans ce système est alors complexe. C’est le cas par exemple, des chercheurs en sciences humaines et sociales formés à l’université et n’ayant pas de compétence en agronomie. Les agronomes, qui se sont orientés vers les sciences sociales dans leur carrière professionnelle, sont moins aptes à déléguer du travail aux chercheurs spécialistes. Ces chercheurs agronomes, qui ont quelques compétences en sciences sociales, sont capables de porter un regard critique et de mobiliser des outils d’analyse pour questionner le travail du chercheur en sciences sociales. Mais encore faut-il que les compétences acquises par l’agronome soient du même ordre que celle du chercheur spécialiste des sciences sociales. Par conséquent, un rapport de confiance entre ces deux chercheurs doit s’établir en même temps qu’une ouverture commune entre les disciplines qu’ils mobilisent. Idéalement, l’un et l’autre peuvent porter un œil extra-disciplinaire (op. cit. : 6) sur le travail de son collègue, ce qui est décrit comme un avantage par Edgar Morin. En effet, ce dernier retrace l’histoire des disciplines et des grandes découvertes scientifiques en mettant l’accent sur celles qui ont été amenées par cet œil extra-disciplinaire (op. cit.), autrement dit, ce regard naïf (op. cit.) porté sur l’objet d’étude.

93Du côté des chercheurs en sciences humaines et sociales, leur rôle dans ces équipes varie difficilement de celle d’expert ou d’évaluateur des actions des agronomes qui interviennent sur le terrain. En effet, un ethnologue invité à travailler dans une équipe pluridisciplinaire et dans un milieu autre que le sien, se focalise facilement sur l’analyse du milieu où se déroule son travail, tout autant que sur l’analyse qui lui est demandée sur l’objet à l’étude. Cette « déformation professionnelle » peut indisposer les membres de l’équipe qui peuvent se sentir observés par l’ethnologue et ainsi affaiblir les rapports de confiance.

94L’équipe de recherche du projet de RAP se décrit comme étant interdisciplinaire. Pourtant, l’utilisation du terme « interdisciplinaire » n’a de sens qu’en vue de la qualité des interactions entre les chercheurs et les disciplines. En effet, d’après Edgar Morin, une équipe peut être interdisciplinaire dans le sens ou chaque discipline peut coopérer avec l’autre mais tout en se protégeant des empiètements des disciplines voisines. Mais l’interdisciplinarité peut être poussée plus loin lorsque les disciplines s’articulent véritablement entre elles. La polydisciplinarité décrite toujours par le même auteur correspondrait d’avantage aux interactions concrètes observées au sein de l’équipe de RAP. La polydisciplinarité serait « une association de disciplines en vertu d’un projet qui leur est commun » (op. cit. : 10). Dans ce cadre, certaines disciplines sont appelées comme techniciennes spécialistes pour résoudre tel ou tel problème. C’est effectivement ce que nous avons observé sur le terrain et c’est également le rôle tenu au sein de l’équipe durant ce travail. Lorsque cette polydisciplinarité n’est pas poussée, elle reste simplement une association de disciplines visant à interroger un objet commun. C’est lorsque cet objet devient un projet et que les disciplines sont en profondes interactions que la polydisciplinarité est alors considérée comme performante.

95Dans la démarche de RAP, les sciences sociales doivent être présentes autant dans les phases de diagnostics, d’action et d’évaluation. L’ethnologue n’est plus simplement un observateur du déroulement du projet. Les sciences sociales dans la RAP peuvent intervenir à la fois comme moteur, conceptrices et évaluatrices de ce partenariat. Si une confiance mutuelle n’est pas construite entre les chercheurs agronomes et les chercheurs en sciences sociales, l’instrumentalisation de l’ethnologue fait alors partie des risques. Réciproquement, l’évaluation que l’ethnologue exerce sur les concepteurs du projet peut être contraignante pour le chercheur agronome.

96En vue de l’état d’avancement du projet RAP dans les deux pays concernés — le projet est terminé au Burkina Faso et en phase de désengagement au Cameroun — le positionnement de l’ethnologue dans l’équipe ne peut être autre que celui appelé dans une équipe pluridisciplinaire pour faire l’évaluation ex post d’un projet.

97Ce travail est aussi une réflexion sur l’apport des sciences sociales dans la recherche appliquée, technique et pluridisciplinaire. Il se focalise sur la posture de l’ethnologue comme évaluateur et non pas comme concepteur de l’action. Même si les données empiriques de cette dernière posture ne sont pas assez importantes pour développer une analyse poussée, l’expérience d’acteurs ayant été dans ce cas de figure sera retranscrite.

98La pertinence de l’introduction d’un chercheur en sciences sociales dans l’équipe de recherche permet aux chercheurs-acteurs d’appréhender les situations d’étude-intervention, pour lesquelles ils ne disposent pas forcément des compétences scientifiques en sciences sociales.

99Les sciences sociales peuvent être très utiles dans la phase de diagnostic en effectuant un travail préliminaire approfondi des sociétés dans lesquelles l’équipe des chercheurs du projet comptent intervenir. Cette phase nécessite également de mobiliser d’autres disciplines comme l’histoire, l’économie, la géographie etc. Cet état des lieux général fournit une vision globale du fonctionnement de la société dans laquelle les acteurs (chercheurs et producteurs) vont avoir à travailler ensemble.

100L’ethnologue, adoptant la posture d’évaluateur, n’observera pas forcément les mêmes choses que le chercheur-acteur, car les actions de ce dernier, une fois engagées, sont difficilement maîtrisables avec une prise de recul simultanée. Ainsi, un chercheur spécialiste des interactions, et non plongé dans l’action, est capable de fournir une analyse de la situation distanciée, et peut également conseiller le chercheur dans ses actions. L’ethnologue envisage également la possibilité que les actions des chercheurs n’atteignent pas toujours le but recherché. En étant distant de l’action, l’ethnologue peut étudier les stratégies de sélection et de détournement des producteurs vis-à-vis des inventions techniques des agronomes. La mise en exergue des conflits, ou bien des tensions possibles au sein de la RAP seront dévoilées, non pas dans le but de dépeindre un portrait négatif de la situation, mais plutôt afin de révéler la structure des normes et des codes établis avec le cadre partenarial et éthique (Bierschenk et Olivier de Sardan, 2007). La RAP sera alors étudiée comme une arène au sens que Frederick George Bailey lui donne : comme un lieu de confrontations concrètes d’acteurs sociaux en interaction autour d’enjeux communs (cité par Bierschenk et Olivier de Sardan, 1994). Il s’agit là de se focaliser tout particulièrement sur les difficultés des situations d’intervention qui permettent de mettre en exergue les stratégies, les représentations et les buts de chacun, et d’élaborer de nouvelles bases de concertation.

101Alors que les concepteurs de la RAP réfléchissent sur l’émergence d’un nouveau métier de chercheur qui mobilise des compétences spécifiques pour cette démarche, les sciences sociales — en particulier dans le domaine de l’anthropologie du développement — réfléchissent à l’élaboration d’un nouveau métier d’anthropologue visant à travailler pour l’action. Ces réflexions sont notamment engagées depuis 2004 par Jean-Pierre Olivier de Sardan qui parle alors de chaînon manquant (Olivier de Sardan, 2004) dans le domaine du développement et de la socio-anthropologie. Jusque là, l’action publique, en particulier en Afrique, fait appel aux anthropologues pour leur fournir des connaissances sur le social. Or, l’enseignement de l’anthropologie ne prévoit pas, ou rarement, des études orientées vers l’action. Le chaînon manquant (op. cit.) serait alors un nouveau métier qui serait capable de faire l’articulation entre les besoins opérationnels et la production de données socio-anthropologique. L’anthropologie pour l’action serait alors une catégorie socio-professionnelle qui reste encore à instituer (op. cit. ; Bierschenk et al., 2007).

102Il faut également noter que l’interdisciplinarité et la Recherche-Action au sein de la recherche universitaire sont difficilement légitimes. Dans certains instituts de recherche, les frontières sont parfois très marquées même entre deux disciplines voisines telles que la sociologie et l’ethnologie. Un chercheur qui se revendique comme étant de ces deux disciplines peut avoir des difficultés à entrer dans les catégories du Conseil National des Universités (CNU) en vue d’une titularisation. Alors que dire, par exemple, d’un chercheur qui pourrait avoir un double parcours de sociologue et de biologiste ? Les équipes de Recherche-Action ont ce même problème de légitimité, certainement par manque de pratique et de méthodologies adaptées.

103« Premier entretien »
Mardi 17 mars 2009
J’ai effectué mon premier entretien avec un étudiant en pisciculture qui a collaboré avec les pisciculteurs que je vais rencontrer demain. Au cours de notre entretien, l’étudiant m’a mise en garde. Il a eu du mal à travailler sur le projet. Au départ, il se sentait considéré comme un étranger. Sa mission était de contrôler l’évolution de la pisciculture auprès de douze pisciculteurs. Avant moi, une sociologue a également travaillé avec cet étudiant et elle n’a jamais été vraiment acceptée. On lui disait que les étudiants en sciences techniques aident à produire plus, et donc à gagner de l’argent, mais que l’étudiante en sociologie ne sert qu’à poser des questions. Je me demande donc, comment je vais justifier l’intérêt que je porte aux producteurs. L’étudiant m’a également confié que sa collaboration avec cette sociologue lui a permis de mieux comprendre le système productif des pisciculteurs, et donc de répondre de façon plus pertinente aux problèmes qu’ils rencontrent. Demain matin, je me lève à l’aube pour rejoindre la ville à plusieurs heures de route de Yaoundé. À midi, je vais assister à la réunion de tous les pisciculteurs de la région pour faire connaissance et prendre contacts.

3.4 La nécessaire explicitation des méthodologies classiques des sciences sociales

104L’équipe de RAP intégrée par l’ethnologue était très en demande d’outils ethnologiques. Quels sont les outils utilisés ? Comment délimite-t-on le sujet tant au niveau de l’espace géographique que de l’espace virtuel ? Quelles sont les techniques classiques de cette discipline, tels que l’observation participante, les entretiens et leurs traitements ?

105La délimitation de l’espace de l’étude est alors la première étape de la méthode utilisée. Il faut, dans un premier temps, comprendre la genèse de toutes les dimensions de l’objet d’étude, tant au niveau historique (espace passé), que géographique (espace présent). Le contexte historique est indispensable à toutes les études de terrain. Le contexte géographique doit être déterminé et délimité le plus rapidement possible dans le but d’éviter un égarement, des tâtonnements, et donc une perte de temps lors des missions sur le terrain. Avant même l’arrivée de l’ethnologue dans l’équipe de recherche, il est déterminé que l’étude porte sur deux villages dans deux pays différents. Par conséquent, l’échelle géographique minimale retenue est celle des quatre groupes des producteurs.

106Chaque groupe et chacun de leurs membres, s’inscrivent dans un cadre relationnel plus large qu’il s’agit également de prendre en compte, pour comprendre les mécanismes à l’œuvre au sein de chaque localité. Si cet espace géographique supplémentaire peut être atteint physiquement à travers la rencontre d’acteurs supplémentaires, l’espace de l’étude sera alors élargi. Si au contraire, cet espace est virtuel et n’est que mentionné, ou évoqué par les acteurs principaux de l’étude, ils appartiendront donc à l’espace virtuel de l’étude et seront traités de façon différente dans la phase de traitement des données.

107De plus, ces groupes bénéficient de la même démarche de recherche malgré des objets techniques, des situations sociales et une application différente. Cela explique qu’une simple étude d’interactions dans un espace géographique, restreint au départ, ne laisse pas une place assez importante pour expliquer la globalité d’un sujet.

108L’autre espace de l’étude est celui du monde des chercheurs à travers la participation à la vie du laboratoire au CIRAD. C’est au fur et à mesure de l’analyse que l’étude s’élargit à cet espace, lorsqu’il est apparu indispensable pour comprendre l’histoire du projet à l’étude, de comprendre où et comment ce projet a été conçu dans l’espace des chercheurs. Au final, la frontière virtuelle de l’étude s’est arrêtée au projet de RAP, de son intervention au Cameroun et au Burkina Faso, à sa conception en laboratoire, en allant même jusqu’à sa naissance dans l’esprit et le parcours des chercheurs, la construction du sujet s’est donc faite à rebours de l’histoire et de la conception du projet, de son résultat, à sa naissance.

109Une fois l’espace délimité, il faut prendre en compte les acteurs qui évoluent en son sein. De la même façon qu’un espace géographique peut être schématisé, l’espace social doit être dessiné en y figurant les différents acteurs et leur fonction officielle dans un premier temps et officieuse dans un second temps. Ce travail s’effectue grâce à l’immersion sur le terrain. L’observation et la discrétion sur ses intentions sont primordiales. Elles permettent à l’ethnologue de faire une lecture de la situation sans interagir et sans donner aux acteurs l’occasion de se faire « cataloguer ». Ce temps d’observation permet d’adapter son intervention et ses interactions avec les acteurs dans le but d’être en accord avec son éthique et son protocole de travail. Dans certains cas, il sera même nécessaire de rester le moins précis possible sur son travail tout au long de la mission.

110Le fait de dire que l’on est chercheur dans une discipline peu reconnue ou connue inquiète et stresse certains interlocuteurs inutilement, alors qu’il est plus simple de se présenter en simple curieux et novice d’une situation sur laquelle nous demandons à nos interlocuteurs de nous apprendre, de nous orienter, de nous commenter. Sur le terrain, il faut être attentif à la lecture officielle et officieuse de toutes les interactions observées et vécues. Une simple lecture des discours officiels et publics ne permet pas de comprendre les actions de chacun, déterminées également par des choix individuels répondant à des perceptions individuelles tout autant que collectives. Lors des entretiens individuels, l’ethnologue doit essayer de déterminer la part du discours empruntée à son groupe social, et celle forgée en tant qu’individu décideur et capable de se construire un discours propre.

111Ces deux dimensions au sein de chaque individu complexifient l’étude des actions qui sont déterminées à la fois par des contraintes sociales et individuelles. C’est la confrontation de ces deux contraintes qui explique des actions mal comprises par les autres acteurs, ainsi que certaines situations dites de « déviance ». « Elle [l’analyse] procède à l’inventaire des contraintes respectives auxquelles les uns et les autres sont soumis, et au décryptage des stratégies que les acteurs déploient à l’intérieur de leurs marges de manœuvre » (Olivier de Sardan, 1995). C’est en cela que chaque but atteint, ou chaque fait réel, n’est pas forcément le résultat attendu des actions de chacun. Cette marge de manœuvre dont chaque acteur bénéficie, est définie par Jean-Pierre Olivier de Sardan comme des multirationnalités. « Les acteurs « réels », individuels ou collectifs, circulant entre plusieurs contraintes, sont au confluent de plusieurs rationalités, et vivent dans un univers mental et pragmatique tissé d’ambiguïtés et d’ambivalences, placé sous le regard des autres, en quête de leur reconnaissance ou confronté à leur antagonisme, et soumis à leurs influences multiples » (ibid.).

112Pour ce qui est de l’étude de la dimension sociale de l’acteur, il est bien évidemment supposé que celle-ci se divise en plusieurs sous-parties, une organisation sociale formelle et informelle. L’ethnologue doit s’attacher à comprendre ces relations non-officielles qui constituent les représentations et les actions de chacun (amitiés, réseaux, alliances, coalitions et rivalités).

113La méthode jongle avec plusieurs dimensions de l’objet de l’étude, et de chaque individu, afin de comprendre et d’expliquer, de la façon la plus claire possible, la situation étudiée dans toute son ampleur.

3.5. La construction d’un cadre méthodologique spécifique

114Après avoir retracé rapidement quelques généralités sur les méthodes anthropologiques, cette partie expose les outils d’analyses utilisés pour répondre à la question de recherche. Cette étude se fait en deux étapes : le recueil des données — dépendant du positionnement de l’ethnologue sur le terrain — et les méthodes analytiques pour traiter ces dernières.

3.5.1 Les différents cadres d’observation des interactions des acteurs

115Pour recueillir les données, l’ethnologue use sur le terrain de l’observation participante issue de l’école de Chicago (Grafmeyer, 1990) et de l’observation distanciée, imposée et parfois nécessaire. En sociologie, le chercheur qui pratique une observation participante dans sa propre société peut avoir des facilités pour s’insérer totalement dans un milieu social, et peut donc manifester son empathie avec aisance. Le chercheur se met à la place des acteurs pour essayer d’évaluer leurs futures actions (Becker, 1947). Du côté de l’ethnologue, une distance est perceptible dès le départ, puisqu’il se plonge dans un monde qui, à première vue, est différent du sien. L’ethnologue n’a d’autre choix que d’accepter cette distance et d’en tirer profit en pratiquant le dialogue avec les acteurs locaux, en manifestant de la curiosité pour les comprendre et de la tolérance vis-à-vis des cultures qui les séparent.

116Les méthodes sociologiques et anthropologiques sont complémentaires puisqu’elles mobilisent des apports différents de chaque discipline. Le socio-anthropologue sur le terrain est ainsi censé être capable de combiner empathie et autonomie (Bouvier, 2000).

117Les entretiens menés sur les terrains sont de nature qualitative, informelle et formelle. Ils permettent surtout de dégager une tendance qui est difficilement quantifiable. En fonction de la nature des grands thèmes émanant du terrain, l’ethnologue choisit la méthode analytique la plus pertinente tout en s’auto-analysant grâce à la rédaction de son journal de terrain. Cela lui permet de prendre de la distance avec lui-même pour franchir le passage entre son immersion sur le terrain et l’analyse scientifique qu’il doit en tirer. « Il m’a semblé indispensable de comprendre la façon dont j’avais observé pour pouvoir tirer des leçons de mes observations elles-mêmes » (Weber, 2009 : 17-35).

118Le tableau ci-dessus indique la méthodologie d’enquête, en particulier celle qui repose sur les entretiens formels et informels. Les lieux de rencontre et d’interactions ne seront indiqués que pour les producteurs au Cameroun, simplement pour donner un ordre d’idée sur les relations entre les différents lieux et la méthodologie adoptée.

Fig. 3 — Entretien formel collectif enregistré près d’un étang des hautes terres, 2009.

119Pour le projet du Cameroun, nous percevons trois cadres d’observation : les villages, le CIRAD et les arènes où se déroulent les rencontres entre les chercheurs et les producteurs. Cette rencontre s’effectue dans un espace et un temps bien définis, permis par les dispositifs de la RAP. Ces trois espaces qui se superposent peuvent également se distinguer par trois niveaux sociaux qu’identifie Bruno Latour. Le milieu culturel du Cameroun répond aux exigences du social 1 défini comme routinier, sédentaire et froid. L’assimilation du social 1 à la vie villageoise du Cameroun réside dans le fait que les rapports entre les acteurs sont hiérarchisés et déterminés, et qu’il paraît difficile pour les différents acteurs de changer de statut. Le milieu des chercheurs au CIRAD pourrait très bien fonctionner selon l’image du social 2, l’acteur-réseau fait d’interactions entre les groupes et d’échanges autour d’un objet commun : la science, un concept, une idée. Pour comprendre les relations qui se créent entre les chercheurs et les producteurs dans un double cadre de RAP et culturel local, et en fonction de la petite taille des groupes concernés, une approche du social 3 — c'est-à-dire interindividuelle — semble pertinente pour analyser l’évolution de la situation et les savoirs et connaissances que ces interactions produisent (Charvolin, 2006).

120L’observation de ces interactions et l’analyse des outils des acteurs (les dispositifs et les événements) permet de comprendre le passage entre la conception d’une idée, son application et ses conséquences. L’analyse des dispositifs et des événements est alors indispensable pour comprendre le déroulement de l’action et les mécanismes du changement.

3.5.2 Le milieu de la recherche comme sujet de recherche

121À la différence d’autres méthodes de développement agronomiques qui se focalisent principalement sur l’application d’une technique, la RAP considère que c’est à travers la création de nouveaux savoirs et apprentissages que les techniques s’adoptent localement. Cette idée, émanant des chercheurs a donc été analysée à travers la perception qu’ils se font des savoirs et des apprentissages, mais également à travers l’analyse de leur capacité au changement et à la flexibilité nécessaire pour acquérir un savoir.

122La RAP est une démarche de recherche collective et interdisciplinaire ancrée sur le terrain et imposant des contraintes aux chercheurs. En effet, le chercheur sur le terrain doit être réactif face aux demandes des populations locales, tout en menant son travail de recherche. Cette situation ne facilite pas la prise de recul sur les actions qu’il entreprend. Ainsi, les interactions sur le terrain sont le moteur dans la construction des savoirs et des connaissances, permettant d’atteindre l’objectif de la RAP, qui est le changement.

123L’identification des apprentissages et des savoirs permet de décrire la profondeur du changement qui a été effectué au cours du projet. L’« apprentissage » pris comme un terme technique, empirique, concret, mesurable, découle du savoir qui se comprend comme une construction individuelle ou collective des représentations des individus. À l’inverse, un apprentissage peut également se faire sans savoir préalable, et ainsi, créer de nouveaux savoirs. L’un ne va pas sans l’autre en ce qui concerne leur construction réciproque et simultanée.

124Ensuite, les savoirs et les apprentissages sont de nature différente sur les terrains à l’étude. Pour le moment, trois formes d’apprentissages et de savoirs apparaissent : épistémologiques, organisationnelles et techniques. Ces trois formes sont à prendre en compte simultanément de la même façon que les deux termes « apprentissages » et « savoirs », dans le sens où les techniques exigent une organisation, une méthodologie et une épistémologie particulière.

125Les entretiens avec les chercheurs permettent de confronter le chemin de vie de l’interlocuteur, et d’en faire ressortir les apprentissages et les savoirs. Les entretiens non-directifs avec les chercheurs durent maximum deux heures et peuvent se renouveler deux ou trois fois suivant la richesse des informations recueillies. Ces informations permettent de comprendre trois questions fondamentales pour répondre à la question de recherche. De quelle façon s’est construit l’individu ? Quels sont les rapports entretenus avec son institution et les producteurs locaux ? Qu’est-il capable de produire au regard des deux premiers éléments (apprentissages et savoir) ?

126L’aspect non directif de l’entretien permet d’amener progressivement notre interlocuteur vers la question centrale (ici les apprentissages). Il se déroule selon une arborescence en partant du tronc (première question), pour arriver à des branches supportant les différents éléments nécessaires à la réponse à la question. C’est la réponse de l’interlocuteur à la première question qui va mener à poser de nouvelles questions, et ainsi de suite. Cette méthode laisse l’interlocuteur aborder le sujet qui intéresse l’ethnologue, en lui demandant de préciser certains aspects de sa réponse. Les questions ne sont que des relances. Ceci permet de comprendre dans quel ordre d’importance il traite le sujet central de ce travail et son cheminement de pensée.

127Par exemple, lors d’un entretien avec un étudiant en pisciculture Camerounais, pour comprendre de quelle façon il perçoit les savoirs locaux des pisciculteurs avec qui il travaille, il faut éviter de poser directement la question pour ne pas le brusquer, si bien qu’au fil de l’entretien, il aborde ce sujet en réponse à la question suivante : « quel est votre parcours professionnel ? » Il répond que c’est une passion depuis qu’il est jeune parce qu’il partait pêcher avec son oncle. Puis, naturellement, il en vient à expliquer que son oncle avait des pratiques mystiques pour effectuer une bonne pêche. Il dit que lui-même, en tant que scientifique, a testé les méthodes de son oncle qui se sont révélées fructueuses. C’est ainsi qu’il répond à la question centrale sans avoir à la lui poser : « les paysans ont raison dans ce qu’ils font, je suis à l’écoute des savoirs locaux parce que j’ai testé moi-même que cela marche, et que la science ne peut pas tout expliquer18 ». Il a éprouvé lui-même les pratiques mystiques des pisciculteurs qu’il étudie, et malgré sa formation scientifique, il ne minimise pas ces savoirs. Pour lui, la recherche ne vient qu’en complément des pratiques traditionnelles. Ainsi, son savoir est à la fois empirique, mystique et scientifique. La question du savoir sera encore alimentée par d’autres éléments recueillis dans des réponses à d’autres questions, des réponses qui encore une fois ne sont pas posées directement, brutalement, froidement. Dans certains cas de figure, l’interlocuteur ne répond pas automatiquement aux questions posées. Il faut parfois attendre la fin de l’entretien pour poser de façon directe les questions importantes qui alimentent le sujet. Mais cette situation est très rare, si cela arrive trop souvent, ceci s’explique par la non pertinence des questions voulant répondre à l’hypothèse de la question de recherche. Ainsi, il est préférable de changer d’hypothèse ou de la modifier.

128La question des apprentissages et des savoirs ne doit pas être posée telle quelle aux interlocuteurs car ils ne feront qu’apporter une réponse positive ou négative : « oui j’ai appris » ou « non je n’ai pas appris ». Ce qui est intéressant, c’est de savoir comment s’est déroulé l’apprentissage et quelle en est la nature. C’est lors de l’analyse de l’entretien que l’on pourra répondre à cette question sur les apprentissages en se focalisant sur la façon dont l’individu s’est construit personnellement et professionnellement, et la façon dont il a interagi avec les acteurs du terrain. L’analyse des contraintes qui pèsent sur lui et des choix qu’il a dû faire au vu de ces contraintes, permet également de dégager ce qu’il a appris stratégiquement et scientifiquement.

129Pour faire l’analyse des entretiens des chercheurs, une retranscription intégrale des fichiers audio est effectuée. Pour deux heures d’enregistrement, il faut grosso modo sept heures, de retranscription. Ensuite, une mise à plat de cette retranscription permet d’en faire une analyse thématique. Les entretiens des chercheurs sont classés par thèmes. Une fois les morceaux d’entretiens réunis sous les mêmes thèmes, chaque thème est développé suivant sa pertinence vis-à-vis du sujet. Pour faire ressortir les apprentissages et les savoirs des chercheurs, il est important d’identifier dans leur récit de vie, les moments-clés qui font ressortir ou qui produisent tel ou tel apprentissage. Par la suite, il est possible de monter en généralité sur les apprentissages des chercheurs en confrontant et recoupant les facteurs de même nature qui produisent des apprentissages et des savoirs.

130Certains chercheurs agronomes de l’équipe de RAP reprochaient aux sciences sociales de retranscrire intégralement et méthodiquement tous les entretiens. Pour eux, cette retranscription était une perte de temps inutile dans un projet où l’action doit prendre une part aussi importante que la recherche. En effet, Jean-Claude Kaufmann (2011) préconise une méthode plus rapide qui se dispense de la retranscription totale des entretiens comme phase préliminaire de tout traitement de données. Il garde et réécoute ses entretiens audio régulièrement et rédige des fiches sur lesquelles il note tout ce qu’il retient de ces écoutes. Il travaille ensuite régulièrement au cours de son terrain sur ces fiches qu’il classe de manière à commencer l’élaboration d’un plan d’analyse. Dans l’urgence d’une enquête de terrain de type RAP, cette méthode semble plus pertinente que d’attendre la fin du recueil de tous les entretiens pour les retranscrire intégralement puis les classer, pour enfin tirer un plan d’analyse des données.

131Il est également important de préciser que deux types principaux de données sont tirés des entretiens : les données informatives qui alimentent l’histoire du déroulement des événements, et les données subjectives qui sont relatives aux discours des acteurs.

132La méthode et la spécificité de l’ethnologie reposent sur des concepts et des pratiques communes à tous les chercheurs, mais se décline différemment suivant la sensibilité de ces derniers, suivant le terrain sur lequel ils travaillent, et le sujet traité. Les premières lignes que trace cette méthode sont dédiées à l’immersion du chercheur sur le terrain. Cette étape est primordiale et annonciatrice de la qualité des données recueillies. Tout particulièrement en ethnologie, cette phase d’immersion nécessite une prudence extrême de la part du chercheur, et donc, une remise en question concernant son éthique, sa vision des choses et son attitude avec autrui. La qualité de ses données dépend directement de cela. Ce travail s’est réalisé au sein d’une équipe pluridisciplinaire pour répondre notamment à une demande de la part d’un institut de recherche agronomique. Dans ce contexte, l’ethnologue ne peut pas occulter l’analyse de son insertion dans un milieu professionnel autre que celui de l’université ou de la recherche fondamentale. C’est en cela que la méthode choisie amène également à réfléchir à la pluridisciplinarité et l’ethnologie en action.

133Une fois la collecte des données effectuée, la méthode de traitement et d’analyse se divise en deux principales étapes : l’analyse des interactions à travers la mobilisation par les acteurs des outils de l’action tels que les dispositifs et les événements, et l’analyse des chercheurs pour saisir leur volonté de changement des savoirs et des apprentissages. Tout ce processus permet de saisir si effectivement, la RAP favorise l’autonomie des acteurs à travers une réelle co-construction des savoirs et des apprentissages, ou bien tout simplement à travers un changement technique classique comme le faisait auparavant le modèle de transfert de technologie.

« Le temps c’est de l’argent »
Vendredi 20 mars 2009
Un pisciculteur m’a dit cela : « pendant que tu me poses des questions, je ne peux pas relever mes pièges dans la forêt. Je perds de l’argent ! ». Que répondre à cela ? Je culpabilise maintenant de prendre de leur temps... Il me dit : « tu vas nous rapporter quoi toi ? Quand tu seras repartie là-bas, au loin, tu vas penser à nous ? Tu vas revenir ? ». Il a peur que je ne sois que de passage et que je ne leur renvoie pas l’ascenseur. Mais que faire pour eux ? Un autre pisciculteur me demande : « Quand tu repartiras tu vas nous laisser quoi comme souvenir ? ». Je réponds : « Comment ça ? À quoi tu penses ? », il me rétorque : « je ne sais pas ! C’est à toi de me dire ! ». Je ne sais que répondre. L’organisation de nos rendez-vous pour nos entretiens est assez chaotique. Je reste plusieurs heures à attendre le chercheur qui m’accompagne chez le délégué des hautes terres. Pendant ce temps, je discute avec sa femme. Nous nous asseyons toutes les deux sur le banc en bambou et elle me raconte son travail dans les champs, en même temps qu’elle dépiaute les arachides, son bébé endormi sur ses genoux.