URL originale : https://books.openedition.org/pulm/21851

Les enjeux de la territorialisation des politiques publiques de traitement de la pauvreté en France
p. 205-221
Texte intégral
Introduction
1En dépit du développement des richesses dans notre société de l’information et de la connaissance, la pauvreté n’a pas disparu. Au contraire, le poids des populations en situation de précarité s’est renforcé au cœur de nombreux territoires urbains et ruraux. Dans un contexte mondialisé, la pauvreté et le chômage de masse sont devenus deux phénomènes structurels liés, générés par les mutations du système productif et les recompositions associées de l’économie. En 1973, il y avait en France 400 000 demandeurs d’emploi, vingt ans plus tard, le seuil emblématique des trois millions était franchi. Entre-temps, en décembre 1988, la création d’un revenu minimum d’insertion (RMI) avait symbolisé la reconnaissance politique et sociale du problème de l’exclusion économique (le RMI a été remplacé, le 1er juillet 2009, par le RSA, revenu de solidarité active). L’observatoire des inégalités1 dénombrait 1,9 million de personnes touchant le RSA socle (concernant des personnes sans activité2) en mai 2016, sur un total de quatre millions de personnes allocataires de minima sociaux ; avec les ayants droit, un peu plus de six millions de personnes vivent de ce type de prestations. En 2016, on comptait également environ 141 500 sans-abri3, plus de trois millions et demi de demandeurs d’emploi sans aucune activité, presque cinq millions de bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire et environ cinq millions d’habitants dans les 1 300 quartiers de la politique de la ville (telle que définie plus loin).
2En réponse à cette augmentation des surnuméraires de l’économie depuis les années 1970 — chômeurs, bénéficiaires des minima sociaux, travailleurs pauvres — et face à l’affaiblissement des protections sociales liées au travail salarié (Castel 1995, 2003), la puissance publique a construit un édifice complexe de traitement de la pauvreté. Au moment où le discours sur le territoire est omniprésent dans la société, l’objectif est ici de revenir sur l’impensé du territoire au regard de la mise en œuvre des politiques de lutte contre la pauvreté, en essayant d’apprécier comment les processus de territorialisation4 peuvent brouiller les effets attendus de ces politiques égalitaires. Ces processus, ne sont ni détachés du temps de l’histoire, ni des territoires de la société (Vant, 1986). Ils sont ainsi très complexes à démêler. Non seulement il y a deux pôles, objectif et subjectif, mais aussi, pour le cœur de notre sujet, à l’intérieur du pôle « objectif », il s’agit de démêler ce qui se joue entre les populations en situation de pauvreté dans leurs espaces et l’inscription des politiques publiques de lutte contre la pauvreté dans des territoires de projet ou de gestion, via leurs images associées dans les représentations collectives.
3Dans ce cadre, on peut se demander quels sont les paradoxes générés par la construction des politiques de traitement de la pauvreté et leur territorialisation. En quoi ces paradoxes limitent-ils l’optimisation de ces politiques en termes d’efficacité (cette politique répond-elle convenablement aux objectifs fixés par rapport au problème à traiter ?), d’efficience (certaines politiques ont-elles davantage d’effets que d’autres à coût identique ou comparable ?), d’effectivité (toutes les personnes susceptibles de bénéficier d’une politique ont-elles pu exercer leurs droits ?) ? Je tenterai de répondre à ces questions en examinant quelques-uns de ces paradoxes. Le premier est lié aux tensions entre protection et disqualification sociale, territoires pauvres et populations pauvres dans leurs territoires (partie 1), le deuxième aux tensions entre politiques égalitaires et inégalités territoriales (partie 2), le troisième aux tensions entre lutte contre la pauvreté des populations et requalification territoriale de quartiers en difficulté (partie 3).
Tensions entre protection sociale et disqualification sociale, territoires pauvres et populations pauvres dans leurs territoires
4Les politiques publiques de traitement de la pauvreté se déploient à travers trois sphères en interaction dont les logiques d’action s’opposent (figure 1). D’une part, les sphères de l’assurance sociale et de l’assistance (ou aide sociale) concernent les personnes ou « publics » dans le vocabulaire des travailleurs sociaux, qui bénéficient de mesures d’intégration (principe d’égalité) et d’insertion/réinsertion via des « guichets » liés à leur domiciliation dans des territoires de gestion. Ce sont des politiques de droit commun5. D’autre part, la politique de la ville est une politique de requalification de quartiers urbains bien circonscrits, selon le niveau élevé de pauvreté, de chômage des populations y résidant6, dessinant des territoires urbains de projet, précédemment appelés les zones urbaines sensibles (ZUS) et où s’appliquent des mesures spécifiques. Les mesures sont de trois ordres. Elles concernent le bâti, les habitants, l’économie : mesures de réhabilitation et de rénovation de l’habitat, le plus souvent des grands ensembles d’habitat collectif, mesures de développement social, de rattrapage scolaire (dans les zones d’éducation prioritaires), de promotion culturelle, de lutte contre la délinquance, enfin mesures de développement économique dans certains territoires, classés en zones franches urbaines. La politique de la ville est en quelque sorte un dispositif de « discrimination positive » de territoires urbains en crise (principe d’équité).
5Le système constitué par les trois sphères du traitement public de la pauvreté a été construit lentement, par ajouts successifs de mesures initiées par des acteurs multiples, dans des contextes différents, avec des orientations diverses : traitement social et/ou développement par l’économique, orientations préventives et/ou sécuritaires, dispositifs structurels et/ou mesures d’urgence. Les tensions qui le traversent, entre l’affirmation de principes égalitaires et la prégnance des inégalités sociales et territoriales, entre les logiques d’action à destination des individus et les logiques strictement inscrites dans des territoires de projet, conduisent à de nombreux paradoxes qui peuvent limiter d’autant la portée des objectifs généreux de ces politiques publiques.
6Dans le cas de l’assistance, la tension entre protection et disqualification sociale est particulièrement vive. Les politiques publiques d’aide sociale sont une réponse de l’État providence au risque social que représente la pauvreté. En même temps, ces politiques concourent à la désignation des populations en situation de pauvreté et à la construction de l’objet pauvreté dans notre société. Être en situation de pauvreté, c’est être reconnu comme tel par la société (Simmel, 1907) parce que l’on est « client » des dispositifs publics de traitement de la pauvreté. Or, le recours occasionnel ou pérenne à l’aide sociale et à la charité publique protège et enferme tout à la fois. Par conséquent, ces politiques publiques opèrent de manière paradoxale en contribuant à la fois au maintien d’un minimum de cohésion sociale et à la production des catégories disqualifiantes (Paugam, 1993, 2005) et des représentations stigmatisantes qui créent une frontière sociale, la frontière de la pauvreté (Sélimanovski, 2008). De ce fait, la pauvreté acquiert une signification plus forte que les inégalités auxquelles elle est fortement liée parce que le recours à l’assistance, de manière occasionnelle ou durable, induit une rupture dans la continuité de l’échelle sociale. La finalité des politiques publiques de traitement de la pauvreté est pourtant de réduire cette rupture, en allégeant le poids des inégalités entre les personnes en situation de pauvreté et les autres membres de la société et de réserver un traitement semblable aux ayants droit afin de ne pas créer d’inégalités entre eux.
Figure 1 — Les différentes sphères du système de traitement de la pauvreté en France

Source : C. Sélimanovski, (2008).
7D’un point de vue pratique, la mise en œuvre de la territorialisation des politiques publiques de traitement de la pauvreté passe par un travail de repérage des populations en situation de pauvreté dans les territoires, qui est mené par des experts statisticiens, travaillant pour les collectivités territoriales et locales, de l’échelle européenne aux échelles les plus fines des territoires de proximité. Cependant, les difficultés sont nombreuses, tant dans la définition des mailles territoriales pertinentes, que de celle de la collecte et de l’harmonisation des statistiques, notamment à l’échelle européenne. Enfin, il se pose le problème de l’invisibilisation des populations en situation de pauvreté derrière des classifications statistiques multi-variées de territoires concernés par différentes formes de pauvreté. Et on observe là un glissement car on passe de l’étude des populations en situation de pauvreté dans des territoires à l’étude des territoires concernés par la pauvreté. Or de nombreuses études ont montré les discordances qu’il y a entre des territoires « riches » abritant des populations nombreuses en situation de pauvreté (c’est le cas de tous les cœurs de métropoles), et des territoires pauvres où les populations pauvres sont majoritaires. Mais en nombre, les populations pauvres présentes dans l’espace urbain peuvent être bien plus nombreuses que celles présentes dans l’espace rural. Les cartes statistiques relatives à la localisation des populations peuvent être utiles et sont très demandées pour la prise de décision politique aux niveaux fins, mais en même temps, si l’on s’en tient exclusivement à ce type de documents, il est délicat d’adapter les mesures de lutte contre la pauvreté à la réalité vécue des personnes en situation de pauvreté. Souvent, les observatoires statistiques, n’ont ni l’ambition, ni les moyens de mener des enquêtes qualitatives.
8Dans l’actualité de la réflexion sur la pauvreté en Europe, référons-nous à l’ouvrage La pauvreté en Europe. Une approche géographique dirigé par Emmanuelle Boulineau et Emmanuelle Bonerandi-Richard (2014) faisant une étude critique et détaillée de l’impensé de l’espace dans les politiques de lutte contre la pauvreté à l’échelle européenne. Les auteurs cherchent à saisir, non pas les formes spatiales de la pauvreté en milieu urbain et rural, mais l’articulation entre le volet social et le volet territorial des dispositifs européens de lutte contre la pauvreté. Ils se fondent sur une entrée par les maillages territoriaux comme niveaux d’observation, niveaux d’organisation spatiale, niveaux d’action. Le livre fait d’abord l’inventaire des sources statistiques disponibles à l’échelle européenne. Il démontre avec pertinence les difficultés de la lecture cartographique des disparités régionales de pauvreté en Europe en raison de la pluralité des définitions de la pauvreté constituant des sous-populations différentes, en raison de biais introduits par la forme, la taille des mailles et les procédures de discrétisation des données. Le livre fait aussi une étude statistique originale du lexique spatial des PNAI (Plans nationaux d’action pour l’inclusion) et une étude diachronique de l’émergence des niveaux territoriaux d’action à l’échelle européenne. Enfin, il explore, pays après pays (France, Allemagne, Italie, Bulgarie, Pologne, Suède) à des échelles fines, la diversité des répartitions spatiales de la pauvreté, les concentrations urbaines mais aussi les répartitions plus diffuses et la pauvreté cachée dans des espaces ruraux de faible densité. Il nous rappelle que la diversité des politiques publiques de lutte contre la pauvreté est liée à la variété des modèles d’État-providence et de protection sociale hérités de situations historiques différentes. Enfin, il montre d’importants effets de rupture au niveau des États et des régions, dans les anciens pays du bloc de l’Est, et à un niveau plus fin, ces ruptures débouchant sur un cumul entre crise sociale, crise urbaine, crise économique, voire crise politique et une perte de repères identitaires. Emmanuelle Bonerandi-Richard a été particulièrement attentive à ces ruptures dans l’espace rural français, dans un département « riche » comme celui de l’Ain, non exempt de situations de pauvreté masquée et en Thiérache marquée par la mémoire d’établissements industriels aujourd’hui disparus.
Tensions entre politiques égalitaires et inégalités territoriales
9Revenons au problème de la territorialisation des politiques publiques de traitement de la pauvreté et à leurs destinataires. Il y a là une relation binaire entre politique et « publics » que l’épreuve du territoire fait commuter en une relation ternaire dans laquelle l’espace joue un rôle très actif. Il convient de rappeler que la territorialisation des politiques d’assistance et d’assurance sociale et la mise en œuvre de la politique de la ville s’accompagnent de processus socio-spatiaux qui interfèrent avec les processus de la domination sociale en jeu dans les situations de pauvreté. La démonstration repose sur deux propositions de travail. La première est que la territorialisation des politiques publiques de traitement de la pauvreté produit des effets pervers contraires aux objectifs généreux de réduction des inégalités sociales qui sous-tendent ces politiques. La deuxième proposition est que la territorialisation des politiques publiques de traitement de la pauvreté, parce qu’elle épouse les inégalités des territoires sur lesquels elle s’appuie, contribue d’une certaine façon à la reproduction des effets de lieu associés à la pauvreté7 et que ces effets de lieu entretiennent ou aggravent la domination et l’hétéronomie sociale des personnes touchées par la pauvreté, habitant en ville ou à la campagne. Autrement dit, nous cherchons ici à comprendre comment la territorialisation des politiques publiques de traitement de la pauvreté peut rendre la frontière de la pauvreté plus dure et contribuer à entretenir la domination sociale des personnes en situation de pauvreté alors même que les objectifs de ces politiques sont de réduire les inégalités entre les personnes touchées par la pauvreté et les autres membres de la société (Sélimanovski 2007).
10Prenons le cas de Strasbourg et du département du Bas-Rhin. Ce sont des territoires riches à l’échelle de la France. Ils présentent pourtant de fortes concentrations locales de populations en situation de pauvreté. L’agglomération de Strasbourg est le premier foyer de pauvreté, sans aucun rapport d’échelle entre ce premier foyer et les autres foyers du département : Haguenau et ses marges, la ville de Sélestat, l’amont de la vallée de la Bruche entre Schirmeck et Saales. L’agglomération de Strasbourg abrite les plus grandes masses de ménages en situation de pauvreté, l’intensité la plus extrême de la pauvreté et les plus fortes concentrations de ménages paupérisés du département. Tous les types de précarité y sont dominants.
11Précisons que nous raisonnons ici à partir de données gestionnaires complexes collectées dans le cadre d’un très long travail de terrain, bien antérieur à cet exposé ; données traitées de manière à ce que la cohérence statistique soit parfaitement assurée à toutes les mailles (quartiers, communes, agglomérations, cantons, département du Bas-Rhin, France8). Ici, l’objet n’est pas l’étude empirique de la pauvreté mais l’analyse des effets de la territorialisation des politiques publiques de traitement de la pauvreté. Pour appuyer le raisonnement, il convient de décrire la répartition de la population en situation de pauvreté. Notons que les données statistiques récentes issues des études de l’INSEE et d’autres organismes liés aux collectivités territoriales valident complètement les résultats de ce travail passé, même si, d’un strict point de vue comptable et statistique les données actuelles ne sont ni vraiment comparables entre elles, ni avec nos données antérieures.
12En ville, le phénomène de concentration des ménages en situation de pauvreté se reproduit jusqu’à une échelle très fine. Dans la couronne péri centrale au sud de la ville, quatre quartiers (Meinau, Neuhof, Port-du-Rhin, Musau) qui sont aussi des quartiers de la politique de la ville, forment un espace de pauvreté continu où, à la fin des années 1990, la proportion des ménages de RMIstes dépassait souvent 20 à 25 % des ménages résidents. Ils rassemblaient presque un quart des bénéficiaires du RMI de la ville et un peu plus du dixième des bénéficiaires du département. Au niveau d’un quartier comme celui de la Meinau dans la couronne péri centrale, la répartition des ménages en difficulté présentait également de fortes disparités entre les deux parties du grand ensemble d’habitat collectif, la Canardière, gérées par deux bailleurs sociaux s’adressant à des publics différents. Enfin, même à l’échelle de la rue, on retrouvait des concentrations ponctuelles extrêmement fortes à l’est de la Canardière. Ce phénomène de concentration des ménages en situation de pauvreté en ville et au niveau de quartiers spécifiques est parfaitement représentatif des autres métropoles françaises et il ne s’est absolument pas atténué depuis vingt ans à Strasbourg, on le retrouve à Montpellier, Grenoble, Toulouse, etc.9
13À Strasbourg, on observe une forte inertie du profil des quartiers10 depuis vingt-cinq ans. Les quartiers précaires ont continué à s’appauvrir comme le montrent les inégalités de l’évolution des revenus et la persistance d’un taux de chômage élevé dans les quartiers d’habitat social. Les revenus ont augmenté de 16 % depuis 2001 dans les quartiers les plus riches et de moins de 1 % dans les quartiers les plus pauvres. Dans la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS), les dix quartiers les plus touchés par le chômage sont quasiment les mêmes en 1990, 1999, 2009. En 2009, le taux de chômage des actifs entre 15 et 64 ans dans les grands ensembles d’habitat collectif était compris entre 25 et 47 % (Polygone sud au Neuhof). La moyenne pour Strasbourg était de 16 %, pour la CUS de 13 %, de 4 % à Niederhausbergen, qui est une commune de banlieue située au nord-ouest de la ville où domine l’habitat pavillonnaire autour d’un noyau villageois constitué d’anciennes grandes fermes à colombages.
14Parmi les facteurs explicatifs de la répartition de ces foyers de pauvreté marqués, le logement social semble un déterminant important. Les indicateurs de densité du parc régional de logements sociaux montrent la prééminence du parc strasbourgeois et le déficit du secteur locatif public dans l’espace à dominante rurale et dans la zone périurbaine strasbourgeoise. Pourtant, la coïncidence entre la concentration du parc de logements sociaux et la concentration des populations en difficulté ne suffit pas à expliquer la répartition des foyers de pauvreté. D’autres facteurs doivent être pris en compte.
15En réplique à la concentration des populations précarisées dans la ville, il s’est constitué une exception strasbourgeoise en matière d’intervention sociale. À son tour l’exception strasbourgeoise a produit une logique de polarisation consolidant cette concentration. Elle trouve son origine dans la puissance des structures d’assistance et d’assurance sociale que la municipalité a édifiées depuis plus d’un siècle et se manifeste par le fait que le département délègue certaines de ses fonctions sociales à la ville. Par la qualité de ses structures d’action sociale, par sa situation frontalière, par sa renommée de capitale européenne, par les opportunités d’emploi qu’elle offre, Strasbourg, comme d’autres métropoles de rang régional ou européen, attire ainsi des catégories très variées de populations en difficulté : populations spécifiques plutôt jeunes, personnes sans-domicile, exclus à la recherche d’un emploi non qualifié, demandeurs d’asile, prostitués, etc. Dans le même temps, le poids du nombre des personnes en situation de pauvreté présentes dans la ville pose des problèmes d’encadrement.
16L’examen du fonctionnement du dispositif du RMI à Strasbourg avait bien montré ces difficultés car la gestion des bénéficiaires du RMI et du RSA d’aujourd’hui se heurte aux lois du nombre en dépit de l’accumulation de l’offre sociale que l’on y observe. L’encadrement social était moins bon à Strasbourg que dans le reste du département avec un nombre élevé de bénéficiaires du RMI par instructeur : 54,6 personnes, en 1998, soit un ratio cinq fois plus élevé que dans la CLI (Commission locale d’insertion correspondant aux arrondissements dans le Bas-Rhin) de Sélestat ou dans celle de Haguenau. À cette date, à Strasbourg, il y avait corrélativement un nombre très élevé de bénéficiaires du RMI sans contrat depuis plus de deux ans (1 016 sur les 1 095 individus que compte le département) et un plus faible taux de contractualisation des RMIstes : 26 % contre une moyenne départementale de 40 %11. Notons ici que les services sociaux de la ville avaient suivi plus de mille cinq cents personnes en 1998, là où les services des CLI de Saverne ou de Wissembourg accompagnaient une centaine de personnes. Pourtant le contrat d’insertion est une obligation réciproque inscrite dans la loi fondatrice du RMI et c’est à Strasbourg même que sont implantés de très nombreux opérateurs d’insertion (associations, entreprises d’insertion, régies de quartiers, etc.). Enfin, toujours en 1998 à Strasbourg, la part des bénéficiaires du RMI ayant passé plus de trois ans dans le dispositif était supérieure à 50 %. Elle atteignait 37 % pour ceux ayant passé plus de cinq ans dans le dispositif, alors que dans le reste du département, la part des bénéficiaires du RMI enfermés dans le dispositif depuis plus de cinq ans était comprise entre 12 et 15 %.
17Nous l’avons dit, le poids du nombre a pour effet d’engorger les structures existantes et de rendre caducs ou très insuffisants les efforts qui ont été entrepris, aussi novateurs soient-ils. Ce phénomène lié à des logiques spatiales de concentration et de polarisation se complexifie dans les quartiers « sensibles » de l’agglomération parce qu’à ces logiques de concentration et de polarisation, se superposent des logiques de proximité et de désignation du territoire qui sont associées à l’exercice de la politique de la ville.
18La logique de proximité part de l’idée positive qu’il faut rapprocher les services sociaux de la population des quartiers de la politique de la ville. Elle a pour effet pervers de réduire la pratique quotidienne de la ville chez les personnes en situation de pauvreté et donc d’enfermer les intéressés dans le strict périmètre de leur quartier, puisque justement les « guichets » de l’aide sociale ont tendance à être installés au pied des immeubles. C’est l’une des causes de la territorialité du repli qui se développe parmi les populations paupérisées de ces quartiers. La logique de désignation du territoire est liée à la dévalorisation du parc locatif public des grands ensembles d’habitat collectif et du parc privé ou public des quartiers anciens où se concentre un grand nombre de personnes en situation de pauvreté, dont une partie est issue de l’immigration étrangère. La dévalorisation de l’image de ces quartiers périphériques, ou plus rarement centraux, génère ainsi des réactions de rejet et des représentations disqualifiantes de la part de groupes sociaux extérieurs, à plus forte raison quand ces espaces de pauvreté rétractés sont des territoires « sensibles » de la politique de la ville. L’addition de ces logiques et leur recombinaison avec des processus ségrégatifs antérieurs aboutissent à démultiplier les effets de lieu associés à la pauvreté.
19Dans les espaces urbains ou ruraux où la pauvreté est peu représentée, la logique du suivi social se construit à l’inverse de celle de la grande ville. Les taux élevés de contractualisation que l’on observe dans les CLI enseignent qu’une fois les bénéficiaires du RMI entrés dans le système, ils sont mieux pris en charge et mieux suivis que leurs congénères à Strasbourg. Le problème est ailleurs. Il porte sur la nature décalée de l’offre sociale. Dans ces territoires où l’identité régionale se construit en référence à la prospérité rhénane, la pauvreté est une réalité difficile à admettre. Les entretiens menés avec des travailleurs sociaux enseignent que tous les problèmes associés à la pauvreté, le logement, le suivi social, la maladie, la maladie mentale, l’alcoolisme, etc., sont le plus souvent réduits, niés ou masqués par les acteurs institutionnels derrière le paravent plus acceptable du chômage.
20Encadrer des bénéficiaires du RMI/RSA sous couvert exclusif de les insérer par l’emploi permet de mieux coller à l’idée que les Bas-rhinois et leurs élus se font d’un département riche. Dans les campagnes alsaciennes où la pauvreté est très peu liée aux difficultés de l’agriculture et où les lieux de concentration de la pauvreté sont plus rares, la pauvreté est cachée. Les pesanteurs du milieu sont ainsi différentes de celles de la ville. L’offre sociale est beaucoup moins importante et certaines distances restent prégnantes. L’obstacle principal demeure celui de l’accès aux « guichets » sociaux et aux structures d’insertion alors que, par ailleurs, l’offre sociale est décalée et que la distance aux services de base est supérieure à l’enclavement moyen dans le département. À la question de la distance matérielle s’ajoute le problème du poids des regards négatifs qui pèse sur les individus bénéficiaires du RSA et pouvant même induire un phénomène de non-recours (Warin, 2009).
21Nous avons vu que les difficultés de l’encadrement de la pauvreté contribuent à reproduire les effets de lieu associés à la pauvreté. C’est ainsi que la ville fixe les services sociaux, car la localisation des services d’action sociale obéit aux principes généraux de localisation des services dans les places centrales d’un réseau urbain. L’excessive concentration des administrations de proximité ainsi que des services parapublics et sociaux sur les chefs-lieux départementaux et dans les territoires de la politique de la ville est un facteur aggravant de cette polarisation. Malgré la richesse de l’offre sociale liée à l’accumulation sociale et à la concentration du parc locatif public en ville et surtout à Strasbourg, les effets positifs de la logique de proximité y sont contrecarrés par l’effet de masse généré par le très grand nombre de personnes en situation difficile résidant en ville. Pour ces personnes, mal prises en charge, les opportunités d’insertion en sont d’autant plus réduites. À la campagne, la faible logistique sociale interfère avec des effets de distance, de position et d’inertie. Les possibilités d’aides structurelles sont moins nombreuses et au niveau institutionnel, on préfère masquer la spécificité du phénomène de pauvreté derrière le chômage, socialement plus banal et mieux accepté que la pauvreté.
Tensions entre lutte contre la pauvreté des populations et hyper-territorialisation de la question sociale
22Aujourd’hui, les grands ensembles d’habitat collectifs (photographie 1) sont devenus des quartiers de relégation en raison de la crise et de son corollaire, le chômage, qui affecte durement les habitants12. Territoires de la politique de la ville pour la plupart, les grands ensembles d’habitat collectif ont été ainsi protégés pendant plus de trente ans des plus grandes dérives sociales (Wacquant, 2006), mais aussi stigmatisés. Avec le développement de la politique de la ville, la question sociale s’est décalée sur le terrain de la ville et les territoires de la politique de la ville sont devenus, en une vingtaine d'années, des espaces emblématiques de la question sociale. Dans ce processus, le phénomène médiatisé des violences urbaines a été un déterminant important. En France, les violences dites urbaines ont une résonance particulière en raison des séquelles conjuguées de la guerre d’Algérie et d'un urbanisme social aujourd’hui daté et critiqué.
23On pourrait démontrer que la politique de la ville s'est construite en réponse à ce phénomène des violences urbaines et qu'elle a, de ce fait, involontairement contribué, elle aussi, à créer ces espaces emblématiques. Il faudrait retracer la chronologie fine de la question des banlieues, à travers la mise en scène de cet espace. La question actuelle est récurrente. Elle succède à la dénonciation de la « sarcellisation » dans les années 1970, sur fond de délinquance des « blousons noirs » dans les banlieues « dortoirs » de Paris ou de Lyon. Le plus intéressant, sans doute, tient à ce que l'on peut aujourd’hui mettre dos à dos des actions hautement symboliques qui s'exercent dans les territoires « sensibles », sur fond de chômage massif des adultes habitants et encore plus des jeunes. Il y a d'une part la symbolique forte des violences et émeutes urbaines suivant le plus souvent la mort de jeune(s), délinquant(s) ou non, poursuivis par les forces de l’ordre. Ces violences, subséquemment aux actes délictuels pénalisant les proches des auteurs des dégradations, effraient et interpellent la société sur les difficultés de l'entrée dans la vie des jeunes en mal d'intégration. Il y a d’autre part, la symbolique, non moins puissante, des destructions programmées en nombre, destructions instantanées de tours et de barres qui paraissent cristalliser localement les plus grandes difficultés sociales.
Photographie 1 — Strasbourg, le grand ensemble d’habitat collectif de Hautepierre, construit à partir de 1969.

Auteur : Aliénor Heil- Sélimanovski, mars, 2006.
24Les premières destructions de tours ont eu lieu à Vénissieux en 1985. La technique de l'implosion des immeubles en quelques secondes, tours, grandes barres HLM dégradées, comme en mai et juin 2000, la Tour no 5 aux Tarterêts à Corbeil-Essonnes, la Muraille de Chine à Saint-Étienne, la Barre Renoir à La Courneuve en présence du ministre délégué à la ville, des représentants des collectivités locales et des anciens habitants de ces immeubles, est à la fois spectaculaire et symbolique de la volonté d'en finir avec la question sociale. À l’inverse, le problème de l’effacement brutal des repères vécus pour les habitants de ces immeubles qui ont occupé les lieux pendant de longues années est très peu médiatisé, comme si l’on faisait table rase de leur histoire. De même, leur devenir résidentiel est généralement passé sous silence et résolu de manière très différente d’un lieu à l’autre.
25Les images d’implosion sont simultanément diffusées dans les journaux télévisés et publiées dans les quotidiens, les magazines, avec des titres chocs signifiant cette volonté d’en finir avec la question sociale : « cités HLM à la casse », « casser les ghettos ». On peut se demander si la destruction des cités est un remède miracle offert en miroir des « maladies » qui affectent les banlieues, systématiquement habillées de métaphores médicales, « fièvre », « fracture », « traitement d’urgence » (Rigouste, 2004). On peut s’interroger sur la signification du symbole : est-ce que la destruction légale des cités renvoie aux exécutions capitales et à une pratique sacrificielle à laquelle se résoudrait notre société (Ménard, Plassard 2000) ? Quoi qu’il en soit, une fois l’événement passé, ces images de destructions instantanées sont encore présentes dans la société. Elles sont reprises en fond de générique de certains feuilletons télévisés et sont parfois exposées dans des galeries. L’image de la destruction de tours à Vénissieux, en 1994, a été accrochée par Paul Virilio dans son exposition de 2003, Ce qui arrive : ce dernier traitement donnant un statut d’œuvre d’art au moment précis de la destruction.
26Après une pause médiatique, liée au choc produit par la diffusion mondiale en boucle des vidéos de l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center à New-York, lors des attentats du 11 septembre 2001, les images de l’implosion programmée de tours et barres HLM sont revenues dans les médias français. Dans le même temps, les gouvernements successifs n’ont cessé d’afficher leur ferme volonté d’accélérer le programme de rénovation urbaine ; avec des effets d’annonces amplifiés, en intensité égale à celle des troubles, à chaque fois qu’il se produisait des violences urbaines.
27Cette mise en scène de la politique de la ville a largement contribué au glissement de la question sociale sur les territoires de l’urbain. Le premier effet pervers de cette instrumentalisation du territoire est l’effacement de la problématique de la pauvreté dans ces quartiers, même si la pauvreté a été prise en compte dans la nouvelle délimitation/définition de ces quartiers. La frontière de la pauvreté s’inscrit avec beaucoup de force dans les quartiers sensibles de la politique de la ville où résident de très nombreux ménages en situation de pauvreté. Cette frontière est redoublée car elle est générée par plusieurs phénomènes associés deux à deux : extranéité et pauvreté, ségrégation résidentielle et territorialité du repli, territorialité individuelle de la « finitude13 » et territorialité collective du conflit14. Cette frontière si marquée apparaît néanmoins dans les représentations communes comme une simple frontière ethnique séparant les Français de souche des populations issues de l’immigration non-européenne, lesquelles par glissements successifs finissent par être perçues comme une classe sociale dangereuse. Il est donc tout à fait paradoxal que la disparition de la pauvreté de la scène sociale se fasse précisément dans les territoires où elle est la plus représentée. La survenue des attentats en France réactive violemment cette représentation de la frontière ethnique dans la société.
28Le deuxième effet pervers de cette instrumentalisation du territoire est la naturalisation de la question sociale dans des territoires substantialisés. Les territoires de banlieue seraient étanches. Ils contiendraient tous les tenants et les aboutissants de la question sociale. Or la cristallisation de la question sociale sur les territoires de l’urbain fait oublier que question touche au cœur de notre fonctionnement et de notre projet social à travers les problématiques de l’emploi, de l’éducation, de la santé, du logement, de l’accès aux droits... En termes d’éducation, par exemple, on peut montrer la persistance du lien entre pauvreté et échec scolaire et établir que le revenu des parents est un facteur beaucoup plus discriminant que la catégorie socio-professionnelle (Goux, Maurin 2000). Par ailleurs, l’inscription spatiale d’une telle question n’est absolument pas limitée aux seuls territoires de la politique de la ville. Ces territoires ne sont pas des poches étanches de pauvreté, ils ne sont que le miroir déformant de la géographie de la pauvreté.
Conclusion
29Nous avons essayé de montrer dans ce chapitre comment l’impensé du territoire, dans les processus de territorialisation des politiques publiques de traitement de la pauvreté, pouvait perturber les objectifs d’égalité et d’équité définissant ces politiques et aboutir à une certaine invisibilisation des populations en situation de pauvreté. Nous avons montré notamment comment les territoires de gestion du RMI/RSA — alors même que le RMI/RSA a été pensé comme un dispositif égalitaire a-territorial — épousent les inégalités spatiales préexistantes, contribuant de ce fait à la reproduction d’effets de lieu négatifs. Nous avons également rappelé que l’instrumentalisation des territoires de projet en zone urbaine sensible, via leur médiatisation, aboutit à une naturalisation de la question sociale dans les territoires de l’urbain.
30Cela met en évidence trois biais, de nature très différente, qui peuvent expliquer le phénomène de l'invisibilisation de la pauvreté. Premièrement, la pauvreté est souvent masquée au regard de l'observateur par une échelle de lecture tout simplement inadaptée à son objet. Ce biais scalaire peut s'avérer gênant pour comprendre que coexistent des espaces où se situent les plus fortes concentrations de populations en situation de pauvreté et des espaces de pauvreté faible où elles sont très dispersées. Il peut également occulter les micro-ségrégations résidentielles perceptibles à l'échelle infra-communale. Deuxièmement, le combat contre la pauvreté dans une société égalitaire comme la société française est un défi que relèvent tous les hommes politiques de droite et de gauche et auquel s'attellent de nombreuses associations. Quoique généreux et consensuels, les discours politiques masquent très souvent une absence de volonté politique. À long terme, cela se traduit dans les ambiguïtés d'une gestion paradoxale de la pauvreté. Avec de nombreux acteurs associés en partenariat, parfois rivaux, le traitement de la pauvreté se déroule en tension permanente entre des actions émiettées, opposées, voire contradictoires : incitations à l'insertion sociale et injonctions répressives dans les mesures de soutien aux personnes (on peut penser aux partisans de l'idée que l’aide sociale rend fainéant et qu'il faut imposer à ses bénéficiaires une contrepartie sous forme de travail d'intérêt public et, à l’inverse, aux partisans de l'idée d'un revenu d'existence sans contrepartie) ; prévention et répression dans le traitement des violences urbaines ; ouverture et fermeture, réhabilitation et destruction d’immeubles dans la politique de requalification des territoires sensibles, etc. Cette gestion induit une dichotomie pernicieuse entre bons et mauvais pauvres et fait « disparaître » les « bons » pauvres mais stigmatise les « mauvais » pauvres. De même, le traitement dans l’urgence15 de la question du logement des sans-abri conduit à une vision compassionnelle de la pauvreté qui fait oublier l’étendue, la diversité, les causes profondes des situations de pauvreté. Enfin, dans les campagnes d’une région riche et conservatrice comme l'Alsace, la pauvreté est cachée par beaucoup d’acteurs politiques et institutionnels derrière le voile bien plus acceptable du chômage ou du handicap.
31Troisièmement, beaucoup d’habitants des quartiers rétractés-ségrégués vivent dans la pauvreté. Or ces quartiers sont exclusivement perçus comme des quartiers communautaires, des ghettos, où se concentrent des populations issues de l'immigration étrangère, sans que l’on fasse état de la diversité des origines géographiques des immigrés et de la pauvreté d’une partie de ceux qui y vivent. On peut imputer cette focalisation aux ressentiments hérités de l'histoire coloniale dans la conscience collective nationale, à l’émergence d’un islamisme radical sans frontières et aux effets pervers de la politique de la ville. On enferme ainsi la pauvreté dans des territoires qui seraient étanches et où tout pourrait se résoudre localement mais, de fait, on l’oublie. Même dans certains discours publics concernant la ville durable, la problématique de la pauvreté s’efface. À l’adjectif durable est accolé l’adjectif solidaire — la ville durable et solidaire. Pourquoi ajouter ce mot, pourtant redondant par rapport au précepte de la durabilité entendu dans ses trois dimensions sociale, économique, écologique. Que signifie-t-il ? Dans les discours récents, il ne se rapporte qu’à la politique de la ville et aux recommandations de maintien de la cohésion sociale par la promotion de la mixité sociale. Là aussi, la référence à la pauvreté a disparu. Pourtant, nous savons que l’inscription urbaine et rurale de la pauvreté ne se limite en rien aux périmètres des quartiers sensibles. Nous savons qu’à l’échelle de l’Europe, la question de la pauvreté touche au cœur même du projet social et régional à travers les politiques d’emploi, d’éducation, de santé, de logement, d’accès aux droits...
Notes de bas de page
1 L’Observatoire des inégalités est une association loi de 1901 reconnue d’intérêt général fondée à Tours en 2003 par Louis Maurin, Serge Monnin et Patrick Savidan. Celle-ci se fixe comme objectif de rassembler des données et des éléments d'analyse sur les inégalités en France et dans le monde. Site web : http://www.inegalites.fr/.
2 Montant du RSA socle au 01/04/2016 : 524 € pour une personne seule sans enfant, 944 € pour une personne seule avec deux enfants, 1 101 € pour un couple avec deux enfants. On déduit un forfait logement de ce montant pour ceux qui sont hébergés gratuitement ou perçoivent les allocations logement.
3 Voir le 21e rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre, L’état du mal logement en France ; 2016.
4 Les processus de territorialisation procèdent de la territorialité. Selon Guy Di Méo (2000), la territorialité se situe entre deux pôles. Le premier, de caractère objectif, renvoie à un territoire désigné par un nom, associé à une forme d’appropriation, de contrôle, de pouvoir qui contribue à lui fixer des limites et à l’institutionnaliser. Le second pôle tire vers l’individu et ramène celui ci à sa pratique et à son vécu de l’espace géographique. La tension entre ces deux pôles entraîne d’innombrables et d’imprévisibles déformations d’un territoire constamment remis en question par la logique des sujets-individus. Dans le cas présent, le premier pôle est l’espace configuré par les rapports sociaux liés aux actions d’habiter, de produire, d’échanger et les représentations collectives réifiant cet espace, où les populations en situation de pauvreté sont plus ou moins présentes et l’espace de la puissance publique où s’inscrivent, entre autres, les politiques publiques de lutte contre la pauvreté. Le second pôle est lié aux pratiques spatiales des personnes touchées par la pauvreté et correspond à la strate de l’espace vécu dans ses dimensions temporelles étirées entre la vie toute entière et les temps court du quotidien.
5 Voir les études de l’INSEE et les travaux de l’ONPES, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, www.onpes.gouv.fr/.
6 Voir INSEE Première, Les habitants des quartiers de la politique de la ville. La pauvreté côtoie d’autres fragilités, no 1593, mai 2016, 4 p. ; consulter aussi le site de l’ONPV, l’Observatoire national de la politique de la ville, http://www.onpv.fr/zoom/rapport2015 et le SIG Ville, le Système d’information géographique de la politique de la ville, https ://sig.ville.gouv.fr/.
7 En un sens proche de celui que Pierre Bourdieu (1993) donne à cette expression.
8 On peut se reporter très facilement à un petit atlas de trente deux pages, inséré dans le livre La frontière de la pauvreté (C. Sélimanovski, 2008).
9 Cf. Une pauvreté très présente dans les villes-centres des grands pôles urbains, INSEE Première, no 1552, juin 2015.
10 Cf. Typologie des quartiers CUS, Les expertises de l’ADEUS (Agence d’urbanisme de l’Agglomération de Strasbourg), décembre 2013 et Les inégalités de revenus à Strasbourg, Simon Leyendecker et Marc Schalck de COMPAS, pour le site de l’Observatoire des inégalités, le 4 février 2011.
11 En 2014, le nombre de bénéficiaires du RSA socle (ex-RMI) est plus élevé qu’en 1998, le taux de contractualisation a lui aussi bien augmenté, cependant presque la moitié de la population des bénéficiaires du RSA reste encore sans contrat. Cf. Strasbourg.eu, Bilan d’activité RSA, 2014.
12 Les grands ensembles d’habitat collectifs construits dans les années 1960-1970 furent à l’origine des cités satellites et des laboratoires de la modernité urbaine. Faute d’avoir été initialement desservis par des transports en commun efficaces et d’avoir été pourvus en services et emplois en nombre suffisant, dix ans plus tard, ils n’étaient que des quartiers dortoirs. Y habitaient des ménages d’ouvriers et d’employés, français ou étrangers, sélectionnés et triés par les bailleurs sociaux. Les ménages issus des classes moyennes en étaient déjà partis (Chamborédon, Lemaire, 1970).
13 Il s’agit de l’idée que les personnes en situation de pauvreté sont touchées par des formes de repli social et territorial qui les enferment dans un espace ne dépassant souvent pas les limites de leur quartier. Pierre Bourdieu emploie cette expression dans son texte « Effet de lieu » dans La misère du monde (1993).
14 Je fais référence aux pratiques de l’espace des auteurs de violences urbaines en pensant à la composante du repli collectif sur un territoire de quartier que l’on s’approprie par des pratiques d’occupation pouvant être douces mais surtout inciviles ou délictueuses, assurant une forme d’intégration à un groupe et une reconnaissance médiatique quand l’intégration dans la société française fait par ailleurs défaut.
15 Le système de traitement de la pauvreté est traversé de temporalités plurielles. Le temps vécu des personnes en situation de pauvreté s’étire entre le déroulement de la vie et les rythmes du quotidien, il oscille entre des périodes d’immobilité, de changement ou de rupture, de mobilité ou d’errance et des moments dramatiques qui interpellent la société pendant lesquels l’attente (qui n’a pas la même valeur aux différents âges de la vie) se fait dépendance, entre l’urgence de sortir de l’impasse et le devoir de répondre aux injonctions des institutions gestionnaires. Le temps des institutions est scandé plus régulièrement. Il est découpé en séquences correspondant au fonctionnement annuel ou pluriannuel des exercices budgétaires et aux durées de gestion des demandes d’aide, alors que les processus de gestion se déclinent dans le structurel et/ou dans l’urgence. La gestion de et dans l’urgence l’emporte fréquemment. Enfin, le temps du système de traitement de la pauvreté se déchiffre dans l’articulation des temps longs et des temps courts : les temps longs de la société et de ses institutions, les temps plus courts des fluctuations de l’économie et de l’adaptation des structures, les temps de l’alternance politique, prédécoupés par la durée des mandats électifs. D’une façon générale, on peut observer que l’urgence traverse tous les rouages du système et qu’elle accompagne les moments de crise. L’urgence des besoins sociaux appelle la mise en place de dispositifs de traitement de l’urgence sociale, lesquels sont montés dans l’urgence.
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Action publique, dynamiques sociales et pauvreté
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