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Avancées, incertitudes et défis de la gouvernance territoriale environnementale à Peñas Blancas (Nicaragua)

p. 189-204


Texte intégral

Introduction

1La nécessité d’améliorer l’action publique dans la gestion environnementale, par la décentralisation de la prise de décision au niveau des territoires et le renforcement de la participation citoyenne dans les processus politiques, s’est imposée au Nicaragua au milieu des années 1990 comme fin et moyen de légitimer le rôle de l’État en la matière et accroître la qualité et l'efficacité de ses interventions. Dans ce contexte, favorisé par les conditionnalités de la coopération internationale pour prioriser la conservation de la nature et l’émergence d’une société civile active, la politique environnementale a été révisée pour favoriser une gouvernance territoriale participative, avec un transfert progressif des mandats et des responsabilités vers les niveaux inférieurs de la hiérarchie administrative et l’accroissement de la participation citoyenne. En parallèle, la nature cessait d’être sanctifiée et la protection de l’environnement s’inscrivait comme l’une des composantes du développement durable « intégral, décentralisé, participatif, responsable et équitable » (Jarquín 2003). Vingt ans plus tard, l’action publique « par le bas » est plus que jamais d’actualité dans les discours du gouvernement : le « peuple Président » est l’un des messages centraux du gouvernement Ortega depuis 2007. Pourtant, si des avancées sont perceptibles avec la création d’espaces de concertation qui ont favorisé la participation citoyenne et la prise de responsabilités d’acteurs territoriaux, il subsiste d’importantes incertitudes et de nombreux défis à relever.

2Le présent chapitre se propose d’examiner la territorialisation de l’action publique à Peñas Blancas, un territoire agroforestier du Nicaragua caractérisé par une problématique environnementale liée à la présence d’une aire protégée, depuis l’analyse de la gouvernance territoriale et de son évolution depuis les années 1980. Après avoir rappelé des éléments indispensables à la compréhension de la construction du cadre institutionnel et des fondements de la gouvernance environnementale au niveau national, nous apportons des précisions méthodologiques sur la recherche conduite dans un territoire administratif formé de trois communes du Centre Nord du pays. La recherche1 conduite dans ce territoire spécifique avait pour objectif global l’analyse des institutions gouvernant l’accès et l’usage des ressources naturelles au Nicaragua et au Honduras. Il s’est appuyé sur une collecte de données auprès d’acteurs à plusieurs niveaux impliqués dans la gouvernance environnementale. Nous verrons dans un premier temps pourquoi Peñas Blancas peut être envisagé comme un territoire aux enjeux environnementaux spécifiques et comment la gouvernance environnementale dans ce territoire s’est mise en place depuis les années 1980 marquant un tournant dans la vie politique et institutionnelle nationale et locale. Nous étudierons ensuite les acteurs et les processus en œuvre, leurs perceptions de la situation actuelle, pour enfin conclure sur des éléments de réflexion quant aux perspectives de la gouvernance territoriale environnementale, qui illustrent des tendances plus larges en la matière au Nicaragua.

La construction « par le haut » d’un cadre institutionnel et d’une architecture de gouvernance territoriale pour une gestion de l’environnement « par le bas »

3Parler de gouvernance territoriale environnementale au Nicaragua revient à considérer les processus politiques plus larges qui ont forgé l’histoire de ce pays pendant la deuxième moitié du vingtième siècle. En effet, alors que pendant plus de 40 ans, la dictature des Somoza a permis la constitution d’un État fondé sur l'idéal type wébérien du patrimonialisme en termes de contrôle des ressources par les chefs d’État ou leurs proches grâce à des techniques d'allégeance, de violence et de soumission (Saldomando 2011), la chute du régime et le triomphe de la Révolution en 1979 ont entraîné de profondes restructurations. Si l’État est resté extrêmement centralisé autour d’un parti unique pendant les années quatre-vingts, la vie politique et institutionnelle a été bouleversée, avec la promulgation d’une Constitution en 1987 stipulant que « les citoyens ont le droit de participer de manière égale à la gestion publique et aux affaires de l'État » et que « la loi devra assurer au niveau national et local, la participation effective du peuple » (Art. 50), actant pour la première fois le droit des citoyens à participer aux processus politiques et permettant, avec la restauration de l’autonomie municipale, l’émergence d’une société civile pouvant participer aux structures de gouvernance à tous les niveaux, en particulier territorial (Art. 49-52).

4Motivé par les exigences de la coopération internationale garante du financement de programmes publics sous conditionnalités, en particulier pour promouvoir la décentralisation et la conservation de la nature (Jarquín 2003, Urbina 2005), le Nicaragua a actualisé sa politique environnementale dans les années 1990 dans un contexte de signature accéléré de nombreuses conventions internationales2 et d’incorporation de la notion de développement durable dans son référentiel politique (Le Coq, Fréguin-Gresh et al. 2016). Ainsi, le gouvernement a engagé des changements institutionnels pour la gestion environnementale et amorcé une série d’exercices de planification intersectorielle dès la préparation du Sommet de la Terre : élaboration d’une stratégie de conservation pour le développement durable du Nicaragua (ECODESNIC, 1992) ; préparation d’un document de Stratégie de conservation, des terres et de l'environnement Plan d'action forestier (ECOT-PAF, 1991-1992) s’appuyant sur un large processus de consultation nationale : et enfin, élaboration du Plan d'action environnemental pour le Nicaragua (PAA-NIC, 1993) se fondant sur un document enrichi par des consultations d’ampleur avec différents secteurs, officialisé par le gouvernement à travers un accord présidentiel fin 1993 (no 261-93).

5Le PAA-NIC est resté, jusqu’à présent, le cadre de référence au Nicaragua en matière de politique environnementale. La plupart des mesures proposées dans le PAA-NIC ont rapidement été traduites en lois, programmes et actions provoquant un changement institutionnel, parmi lesquels : la création d’un ministère de l'Environnement et des ressources naturelles en 1994 (MARENA) ; la préparation et promulgation d'une Loi générale de l'environnement rédigée, consultée et approuvée en 1993, votée en juin 1996 et réglementée en août de la même année (Loi no 217-1996) ; élaboration de plusieurs cadres réglementaires sur les forêts (décret no 45-1993, suivi de la Loi no 462-2003), sur les mines (Loi no 387, 1999) et sur l’eau (Loi no 107-2001), entre autres. Dans ce document de politique, la Loi générale de l’environnement de 1996, réformée en 2008 mais toujours à la base de la réglementation environnementale en vigueur dans le pays, énonce les principaux éléments de la gestion de l’environnement et des ressources naturelles. D’une part, elle établit un zonage et identifie des « territoires » selon leur potentiel écologique et économique : territoires industriels ; territoires agricoles et d'élevage ; territoires forestiers ; territoires miniers ; aires protégées et territoires destinés à d'autres usages (tels que l’urbanisation, etc.). Pour la première fois, elle définit l'aménagement comme un « processus de planification visant à évaluer et planifier l'utilisation des sols sur le territoire national, selon leurs caractéristiques en termes de potentiels et d'aptitudes tenant compte des ressources naturelles, des activités économiques et sociales, et de la distribution de la population, dans le cadre d'une politique de conservation et d'exploitation durable des systèmes écologiques » (Art. 5). Elle met ainsi l'accent sur la dimension environnementale de l’aménagement qu’elle définit comme « aménagement territorial environnemental ». Elle distribue aussi les mandats et responsabilités aux différents acteurs concernés : le ministère de l’Environnement et des ressources naturelles (MARENA) et l’Institut nicaraguayen pour les études territoriales (INETER) s’imposent comme les organisations rectrices de l’élaboration et la mise en œuvre des directives sur l'aménagement territorial environnemental au niveau national (Art. 15) alors que les autorités locales3, dont les mandats sont spécifiés dans la Loi des Communes (no 40-1988), sont responsables de l'élaboration et de l’application de plans environnementaux au niveau des espaces municipaux leur correspondant (Art. 16).

En parallèle, une Loi de participation citoyenne (no 475-2003) est votée pour promouvoir le plein exercice de la citoyenneté dans le domaine politique, social, économique et culturel, au moyen de la création et opération de mécanismes institutionnels qui permettent une interaction fluide entre l'État et la société, tout en contribuant au renforcement de la liberté et de la démocratie participative et représentative établi par la Constitution de la République. (Art. 1)

6Cette loi institutionnalise de nouveaux mécanismes visant à développer la participation citoyenne (Almendárez 2009) avec la création de forums de concertation pour l’élaboration des plans municipaux : les Comités pour le développement municipal (C.D.M.)4 doivent organiser un processus de consultation permanente avec la citoyenneté et orienter la prise de décision des conseils municipaux (décret no 78-2002). La loi no 337-2000 de Création d’un système national de prévention, de mitigation et d’attention aux désastres, prévoit aussi la création de commissions de travail sectorielles d’appui aux C.D.M. afin d'identifier les problèmes et les lignes d'action correspondantes à mettre en œuvre. Dans le domaine environnemental, des Commissions environnementales municipales (CAM) sont alors chargées de « la coordination des activités de conservation et de réhabilitation des ressources naturelles » (Art. 17). Les CAM ou dans certains cas les COMUSSAN (Comité municipal de sécurité et souveraineté alimentaire et nutritionnelle) sont alors formées comme bases de l’architecture de la gouvernance territoriale environnementale, appuyées par des Unités de gestion environnementale municipale (UAM) qui sont créées dans les mairies pour défendre les positions des élus (décret no 68-2001).

Précisions méthodologiques

7Les résultats présentés dans ce chapitre reposent sur des travaux de recherche réalisés dans le cadre d’un projet visant à cartographier les institutions gouvernant l’environnement et les ressources naturelles au Nicaragua et au Honduras (Fréguin-Gresh, Müller-Oporta et al. 2013 ; Fréguin-Gresh, Wilson Whitet et al. 2014). Ce projet, dont l’origine repose sur les résultats d’une étude de cas de la trajectoire de la gouvernance environnementale dans une commune du centre nord du Nicaragua conduite en 2012 (Baratier 2012 ; Fréguin-Gresh et al. 2016) dont certains éléments sont aussi présentés, a été conduit entre 2013 et 2014. Alors que le projet avait une portée binationale, incluant au Nicaragua une vingtaine de communes et une dizaine de territoires indigènes, les résultats présentés ici se centrent sur Peñas Blancas. Ce territoire, au sens où ses habitants se partagent des ressources (naturelles, sociales, économiques, politiques, etc.), des institutions et un sentiment d’appartenance propre (León Leiva 2014), correspond à un espace géographique autour d’un massif situé à l’interface de trois communes du centre nord du Nicaragua où la question environnementale est influencée par la présence d’une aire protégée : la Réserve naturelle de Peñas Blancas, qui est l'une des six zones cœur de la Réserve de biosphère de Bosawas qui s’étend sur près d’un quart du pays. Le territoire retenu pour la présente analyse s'étend sur les communes de El Cuá (46 % de la surface de la Réserve), El Tuma-La Dalia (22 %) et Rancho Grande (32 %) (Castillo, Bolt et al. 2011).

8L’approche mobilisée dans ce chapitre repose sur le cadre d'évaluation et de suivi de la gouvernance des forêts de l’Organisation mondiale pour l’alimentation (FAO) et du Programme sur les forêts de la Banque mondiale (PROFOR). Ce cadre offre un outil méthodologique et analytique permettant d’évaluer la gouvernance en œuvre dans la gestion des ressources forestières d’après les perceptions des acteurs, organisées par thématiques renvoyant aux cinq principes de bonne gouvernance (voir figure 1).

Encadré méthodologique
Le Cadre d'évaluation et de suivi de la gouvernance forestière, élaboré par la FAO et le Programme sur les forêts (PROFOR) géré par la Banque mondiale, fournit un protocole d’enquête (par questionnaire) permettant de construire des indicateurs normalisés sur divers aspects de la gouvernance forestière. Certains de ces indicateurs renvoient aux caractéristiques générales de la gouvernance forestière, d'autres abordent des aspects plus spécifiques ou servent de proxy pour analyser certains facteurs difficiles à évaluer directement. Dans ce protocole, la gouvernance forestière comprend les normes, processus, instruments, personnes et organisations qui contrôlent la façon dont les gens interagissent avec les forêts (institutions qui régissent l'accès et les utilisations des forêts). Tel qu'il est conçu, le protocole est complet car il s'inspire d'un vaste cadre international d'évaluation de la gouvernance forestière. Il fournit un résultat robuste en capturant de manière systémique les perceptions des acteurs enquêtés, parties prenantes de la gouvernance forestière. Ce protocole est très pratique car son utilisation ne nécessite pas d'expertise spécifique dans la réalisation d’un diagnostic de gouvernance.

9Si le protocole est inspiré de ce cadre, l'instrument de collecte des données a été adapté pour pouvoir interroger les acteurs individuellement sur leurs perceptions de la gouvernance territoriale environnementale sensu largo (pas seulement à propos de la gestion des forêts). Un instrument composé de 102 questions a été appliqué à 20 acteurs influents de la gouvernance environnementale du territoire de l’étude : fonctionnaires municipaux des ministères et instituts en charge de la gestion des ressources naturelles au niveau municipal ou territorial, fonctionnaires de la mairie, leaders politiques ou religieux, membres d’organisations de la société civile organisée. Les questions ont été posées en insistant sur le fait que la personne interrogée pouvait partager ses opinions librement qui ne reflètent pas nécessairement celui de l'organisation pour laquelle il travaillait au moment de l’enquête.

Figure 1 — Les cinq principes de bonne gouvernance déclinés en indicateurs renseignés dans le travail d’enquête.

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Source : adapté de l’outil FAO/PROFOR

10La gouvernance territoriale environnementale est ici envisagée comme un système institutionnel, politique, administratif et social de gestion de l’environnement et des ressources naturelles : cadre juridique et réglementaire, institutions au sens large c’est-à-dire règles en usage impliquant une multitude d’acteurs concernés par ces ressources et/ou impliqués dans leur gestion, leur exploitation, la conservation et la protection à l’origine de l’exercice du pouvoir et de la prise de décision.

La gouvernance territoriale environnementale à Peñas Blancas

Peñas Blancas : un territoire, malgré tout

11Pour analyser la gouvernance territoriale environnementale à Peñas Blancas, il convient d’abord de comprendre ce qui en fait un territoire et ses spécificités en matière environnementale. Pour ce faire, la notion d’identité territoriale (Guermont 2006) est utile et permet d’analyser comment les trois communes de El Cua, Rancho Grande et El Tuma-La Dalia « font territoire ».

12D’une part, le paysage de Peñas Blancas s’organise autour de la réserve naturelle5 qui est située à l’intersection des trois communes (voir figure 5). La réserve est constituée d’un massif montagneux d’une altitude comprise entre 600 et 1 750 m qui est bordé par des falaises blanches en dents de scie qui structurent le paysage et donnent son nom au massif. L’ensemble de la région est marqué par un relief accidenté et seules les pentes au centre du massif (qui est aussi zone cœur de la réserve) sont moins abruptes (Arribard 2013).

Figure 2 — Localisation du territoire d’étude et de la Réserve Naturelle de Peñas Blancas.

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13Tout converge ou provient du massif : la population, installée dans la région depuis le sud et l’ouest, qui a progressivement défriché l’espace jusqu’au piémont des falaises délimitant le massif ; les routes, ouvertes dans les années 1960, qui finissent par le contourner ; les rivières, qui y prennent leur source dans les forêts tropicales sempervirentes « de nuages » qui le recouvrent, et qui alimentent en eau toutes les communautés rurales situées en contrebas du massif. D’un point de vue socio-écologique, Peñas Blancas est donc un socio-écosystème ayant une certaine cohérence. De l’autre, les trajectoires institutionnelles des trois communes, si elles sont spécifiques à chacune d’entre elles, sont également très liées et imprégnées par l’histoire du massif de Peñas Blancas. L’organisation spatiale des communes d’abord, a fortement changé dans les années 1980 qui ont marqué un tournant à Peñas Blancas, comme dans d’autres régions du Nicaragua. Si tout le monde s’accorde sur l’intensité des conflits armés des années 1980, notoirement violents à Peñas Blancas, ayant provoqué la destruction de nombreuses communautés rurales et la méfiance de la population qui y a souvent tout perdu, c’est pourtant pendant cette période, puis celle de pacification qui a suivi, que les jalons de la gouvernance territoriale sont posés : d’abord, avec la réorganisation des espaces municipaux et la création d’un chef-lieu par commune où se sont positionnées les autorités élues qui, grâce à la Constitution et la loi no 40, ont vu leur autonomie restaurée et leur rôle renforcé ; ensuite, avec l’émergence de leaders pro- ou contre-révolutionnaires (León Leiva 2014) qui ont orienté la politique locale et la prise de décision à gauche (El Tuma-La Dalia) ou à droite (El Cua, Rancho Grande) depuis la « montaña », c’est-à-dire depuis les zones boisées les plus reculées du massif. Aujourd’hui, la plupart de la population adhère à un parti ou se reconnaît dans les leaders locaux ou nationaux en référence à cette période de conflits.

14Les bases de la gouvernance territoriale étant ainsi posées, les institutions se sont réellement mises en marche dans les années 2000 avec la création des C.D.M. et, dans le domaine environnemental, avec la création des CAM (à El Cua et à Rancho Grande) et COMUSSAN (à El Tuma-La Dalia). Au début des années 2000, des UAM sont créées et dirigées par un fonctionnaire de la mairie, le secrétaire environnemental. Jusqu’à la création des CAM par arrêté municipal au milieu des années 2000, il en assure seul la gestion, sans ressources dédiées et en sus de ses autres responsabilités (planification municipale, titularisation rurale, entre autres). Dès la création des CAM, il organise son travail sur la base d’un Plan opérationnel annuel avec d’autres membres intégrant la CAM : « les délégués municipaux du MARENA, du MINED, du MINSA, la Police et le Maire » (entretiens) qui s’intègrent à la structure de gouvernance de manière formelle, ne laissant pas de place à la participation citoyenne. À ce moment-là, un projet de la coopération internationale lance une initiative visant à créer une association de communes à Peñas Blancas (AMUPEBLAN) pour renforcer les institutions existantes. L’association a alors deux objectifs : réaliser un plan cadastral, élaborer des politiques locales d’aménagement territorial environnemental (plans environnementaux municipaux, PAM) et élaborer un plan de gestion de la réserve naturelle au niveau du territoire de Peñas Blancas.

15Les CAM deviennent alors des arènes d’élaboration de politiques locales, conformément aux lois en vigueur. Et, en accord avec la Loi de participation citoyenne, les CAM orientent l’élaboration de réglementations selon un « processus participatif basé sur la promotion d’une prise de conscience collective afin d’analyser les problèmes environnementaux et leur apporter des solutions de manière concertée pour faciliter leur mise en œuvre » (entretiens). Ce processus, fondé sur la consultation avec les associations locales et la population, dure plus d’un an et bénéficie de l’appui financier et méthodologique d’un autre programme de la coopération internationale « car les choses n'avancent pas toutes seules, il y a toujours besoin d’un coordinateur extérieur qui donne des orientations et indique ce qu'il faut faire et comment le faire » (entretiens). Quoi qu’il en soit, les contours d’un projet de territoire se dessinent et les acteurs locaux sont investis dans l’action publique au niveau territorial.

Une multitude d’acteurs, dont l’influence est variable

16Depuis la création des CAM et leur mise en marche avec l’élaboration des plans environnementaux municipaux et celle au niveau territorial du plan de gestion de la Réserve, l’architecture de la gouvernance territoriale environnementale à Peñas Blancas repose sur la participation à la prise de décision de plusieurs acteurs.

17En premier lieu, les autorités municipales élues (maire ou vice-maire, fonctionnaires de la UAM) et les représentants municipaux des organisations déconcentrées de l’État en charge de la gestion de l’environnement, de l’agriculture ou de la forêt, s’imposent, ce que confirment les enquêtes sur les perceptions de la situation de gouvernance (figure 3) : la mairie, le MARENA, l’INAFOR (Institut national des forêts), le MAG (ministère de l’Agriculture et de l’élevage) sont les acteurs les plus fréquemment mentionnés dans les enquêtes comme influençant la prise de décision territoriale en matière environnementale.

18Ensuite, d’autres acteurs sont perçus comme influents : les délégués municipaux des ministères de la Santé (MINSA), la dimension santé publique étant très présente dans les discours environnementaux et de l’éducation (MINED), ainsi que le procureur général de la République, la police et l’armée (pour l’application des sanctions en cas de délits environnementaux). Comme l'expliquait l’un des membres de la CAM de El Cua, la mairie, les délégués municipaux et une ONG de défense de l’environnement locale (voir intra) forment un directoire exécutif « composé de sept membres : le président [le maire adjoint, délégué par le maire], le vice-président [un membre d’une ONG environnementale très active], un secrétaire [le délégué du MINED], un trésorier [un fonctionnaire de la Police], un contrôleur [la déléguée du MARENA] — puisque ce sont eux qui se rendent dans les communautés pour contrôler l'abattage des arbres —, et le [délégué du] MINSA, puisque c’est lui qui va effectuer les inspections [sanitaires pour vérifier la qualité de l'eau potable] » (entretiens).

19À ce directoire, s’ajoute le Cabinet de la famille, la vie et la communauté, une entité émanant du Parti Sandiniste anciennement connus comme Comités du pouvoir citoyen (Almendarez, 2009), qui se veut défendre les intérêts des communautés avec un représentant au niveau municipal. Les Cabinets de la famille sont ainsi considérés par les enquêtés comme influents d’une part car leurs membres servent de relais technique aux délégués municipaux et aux fonctionnaires de la mairie au niveau communautaire et, d’autre part, en raison du poids grandissant du Parti sandiniste au niveau territorial (depuis les élections municipales de 2012, toutes les mairies de la région d’étude sont sandinistes).

20Enfin, les enquêtés considèrent que la société civile organisée (ONG) a peu d’influence de manière générale, hormis une ONG de défense de l’environnement qui se démarque pour son influence dans la prise de décision au niveau territorial : cette ONG, lors des processus d’élaboration des PAM et du Plan de gestion de la réserve, a été très active dans l’organisation de la concertation au sein des CAM et dans l’écriture de ces Plans (Baratier, 2012).

Figure 3 — L’influence des acteurs impliqués dans la gouvernance environnementale territoriale et leurs relations.

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Source : Enquêtes, 2013. N.B. : la taille des noms des acteurs représente la perception de l’influence de ces acteurs dans la gouvernance environnementale territoriale établie sur la base des résultats d’enquêtes. La grosseur des traits symbolise la proximité des relations entre ces acteurs, selon leurs déclarations.

Des perceptions mitigées de la situation actuelle

21Les enquêtes révèlent des perceptions mitigées de la situation actuelle de la gouvernance territoriale environnementale (voir figure 4). Si le cadre politique et légal est considéré par la plupart des enquêtés comme clair, légitime, représentant correctement les intérêts de la société, il est utile de voir que finalement, les responsables de sa mise en œuvre ne le connaissent pas tous (certains ignorent l’existence ou ne maîtrisent pas le contenu de certaines réglementations qu’ils doivent pourtant faire appliquer) et pour beaucoup d’enquêtés, sa mise en œuvre est complexe et très bureaucratique. Il est possible, pour illustrer ce propos, de mentionner la procédure pour légaliser l’abattage d’un arbre qui nécessite d’avoir, entre autres, un titre de propriété (ce que beaucoup n’ont pas) et un permis d’avoir une tronçonneuse. Généralement, les enquêtés pensent que si les textes légaux sont bons, leur efficacité ne l’est pas : leur mise en œuvre, quand elle est opérationnelle, ne permet pas d’obtenir les résultats escomptés et réduire les conflits quand il y en a. Cette inefficacité est attribuée au manque de capacités du personnel à faire son travail (bas salaires, manque d’incitations, absence de ressources nécessaires) et aussi, au manque de participation réelle dans l’élaboration des règles. En fait, les enquêtés pensent que la décentralisation est favorable à la gestion de l’environnement mais qu’elle n’est pas effective au Nicaragua, et s’ils reconnaissent une certaine concertation au niveau municipal et territoriale, au final peu d’acteurs croient pouvoir influer sur la prise de décision (le cadre de politique générale est élaboré par l’État central), en particulier les groupes vulnérables et minoritaires. En termes d’équité et de transparence, la plupart des enquêtés considèrent que la justice est partiale, que les partis influencent les processus politiques et que la corruption et le trafic d’influence sont monnaie courante. Il est nécessaire de signaler que pour ces deux derniers points, certains informateurs ont commenté le fait que, grâce à la corruption et à l’importance du parti sandiniste dans la vie politique, les mécanismes de collaboration intersectorielle fonctionnaient mieux.

Figure 4 — Pourcentage de réponses des enquêtés selon les indicateurs de perception de bonne gouvernance

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Sources : Enquêtes, 2013. N.B. : le diagramme en araignée est construit sur la base de l’application du protocole d’analyse du PROFOR qui regroupe dans les 5 composantes de la gouvernance 16 indicateurs construits sur la base des questions adressées aux acteurs enquêtés. La notation des réponses à ces questions, généralement un degré d’accord ou de désaccord avec une affirmation, permet d’attribuer un score à chaque indicateur, comme le protocole le recommande.

Une situation révélant des incertitudes et des défis

22La notion de territorialisation renvoie non seulement au contenu de l’action publique qui incorpore les demandes locales, mais aussi au mode de prise de décision, à la participation des acteurs et des niveaux d'autorité impliqués dans les processus d’élaboration et la mise en place des interventions dans le cadre d'une relation selon laquelle les parties s'affrontent et négocient la prise en compte des priorités locales. L’analyse de la gouvernance territoriale environnementale à Peñas Blancas révèle un certain nombre d’incertitudes et de défis.

23Une incertitude renvoie à la participation et à la représentativité des demandes de la population. Si bien évidemment, il y a des intérêts divergents au sein de la société, il est à déplorer la faible participation de la société civile, en particulier les organisations professionnelles agricoles, dans la gouvernance territoriale environnementale. Si des efforts constants sont faits pour inclure les associations locales dans les processus de concertation organisés au sein des CAM, force est de constater que seul un faible nombre d’organisations de la société civile participe effectivement et que, pour une population faiblement organisée, les intérêts du plus grand nombre ne sont pas souvent pris en compte, n’étant défendus par aucun représentant. En effet, si les élus (mairie) ou certains leaders (Cabinets de la famille) sont présents, il n’est pas certain qu’ils défendent dans ces arènes les priorités telles qu’elles seraient définies par la population. De plus, il serait nécessaire de se demander si tous peuvent effectivement participer aux processus politiques : les observations participantes lors de séances de travail des CAM montrent que lorsque des citoyens sont présents, ils ne s’expriment pas en public et laissent les plus éduqués ou ceux ayant plus de prestance parler en leur nom, même lorsqu’ils ne sont pas d’accord. Comme le rappelait un producteur agricole « il n’est pas facile de relever la tête lorsque pendant des décennies, le paysan a dû la baisser » (entretiens). Ainsi, si la loi autorise la création d’espaces de concertation ouverts à tous, son application n’entraîne pas la généralisation de la participation et seuls ceux qui disposent déjà de ressources (humaines, sociales, financières) finissent par contrôler la prise de décision.

24Une autre incertitude, probablement liée à la précédente, renvoie à la portée des décisions prises et à l’effectivité des politiques élaborées dans le cadre des CAM. D’une part, ces politiques doivent s’inscrire dans le cadre du règlement en vigueur au niveau national, ce qui contraint leur contenu et, d’une certaine manière, limite leur portée puisque ne pouvant s’ajuster que dans une certaine mesure aux priorités locales. De l’autre, les observations participantes lors de séances de travail des CAM montrent que tous les participants n’ont pas le droit de vote pour les décisions qui sont prises (seuls les membres du directoire l’ont) en particulier si celles-ci ont des implications financières : la décision finale est toujours votée en conseil municipal et la CAM ne reste qu’un espace de conseil aux autorités locales. Toutefois, l’analyse des budgets dédiés aux questions environnementales est révélatrice (moins de 1 % du budget municipal est alloué aux interventions décidées en CAM, dans le cadre d'un budget total restreint). Si des décisions sont effectivement actées au niveau municipal par des ordonnances, ce sont encore les organisations déconcentrées de l’État (MARENA en particulier) et dans une moindre mesure les Cabinets de la famille vers qui transite une partie des fonds gouvernementaux qui gèrent les budgets et mettent en œuvre des interventions. En l'absence de mécanismes financiers assurant l’autonomie effective des autorités municipales dans la gestion environnementale dans l’espace administratif qui leur correspond ou le territoire dans lequel elles s’inscrivent, les politiques locales restent des documents écrits, mal connus et peu appliqués.

25Finalement, un des défis, non des moindres, renvoie au rôle des organisations de la coopération internationale dans la gouvernance territoriale. Comme mentionné, les acteurs locaux manquent de ressources (financières, humaines notamment) pour mettre en œuvre les interventions pensées localement et le territoire abonde de projets ayant une dimension environnementale financés par la coopération et mis en œuvre soit directement par des consultants, soit via des organisations locales. Certaines de ces initiatives visent à renforcer l’institutionnalité en matière environnementale et dans ce cas, des acteurs extérieurs au territoire se positionnent dans les CAM, y apportent des fonds et des experts, occupant parfois un rôle démesuré dans ces espaces de concertation au détriment des acteurs locaux. Cette situation, outre les questions de légitimité qui se posent, questionne la durabilité du modèle. Actuellement, la survie des CAM dépend de leur capacité à capter ces financements et cette dépendance in fine met en doute la territorialisation de l’action publique à Peñas Blancas.

Réflexions finales et perspectives

26L’analyse de la gouvernance environnementale au prisme des perceptions des acteurs d’un territoire permet d’apporter une réflexion plus large sur les processus de territorialisation de l’action publique au Nicaragua. Si certains aspects de l’évolution et de la situation de gouvernance environnementale dans ce territoire sont spécifiques, l’étude de cas révèle des avancées, mais aussi les incertitudes et les défis de la territorialisation de l’action publique dans ce pays.

27D’une part, l’architecture de la gouvernance territoriale dans le domaine environnemental s’est mise en place avec l’émergence d’acteurs locaux, notamment des élus qui auparavant ne pouvaient jouer aucun rôle dans la prise de décision mais aussi des leaders ayant participé et conduit aux conflits armés (qu’ils soient compas ou contras selon les localités) et ayant permis l’émergence d’une identité territoriale depuis les années 1980. Dans les années 1990 et 2000, la création d’arènes de concertation thématiques promouvant la participation citoyenne et celle de la société civile dans le but d’élaborer des réglementations fondées sur les priorités locales (plans d’aménagement et de gestion de l’environnement), situées dans les mairies et animées par les élus, est l’une des avancées les plus remarquables du processus de territorialisation en cours. De l’autre, les incertitudes quant à la participation citoyenne, quant à la représentativité voire la légitimité des acteurs impliqués dans ces arènes et les défis quant à leur soutenabilité sans intervention externe, en particulier financière, questionnent le processus de territorialisation. Ces interrogations sont d’autant plus fortes que depuis 2012, les élections municipales ont porté au pouvoir des maires adhérant au parti sandiniste (le parti gouvernemental depuis 2007) qui, de par leur proximité partisane, exécutent davantage les demandes de Managua que n’élabore « depuis le bas » des propositions alternatives et que la tendance générale est à la recentralisation de la prise de décision aux mains de l’État central, voire du palais présidentiel.

Notes de bas de page

1 Le projet a été financé par le Centre Mondial d’Agroforesterie (ICRAF) dans le cadre du programme de recherche « Forêts, Arbres et Agroforesterie : moyens d’existence, paysages et gouvernance », à travers son initiative Sentinel Landcape. Le projet a été élaboré et mis en œuvre par le CIRAD, l’Institut de Recherche et de Développement Nitlapan au Nicaragua et le Centre d’Agriculture Tropicale et d’Education Supérieure (CATIE) au Honduras. Le travail de terrain à Peñas Blancas a été conduit et supervisé par Sandrine Fréguin-Gresh (CIRAD) en collaboration avec Karen Pavon et Patricia Mungia del Socorro (Nitlapan).

2 En moins de cinq ans, le pays ratifie ainsi la Convention de Vienne pour la protection de la couche d’ozone (05/03/1993), la Convention régionale sur le changement climatique (29/10/1993), la Convention sur la diversité biologique (20/11/1995), la convention pour la conservation de la biodiversité et la protection des aires forestières prioritaires en Amérique Centrale (12/01/1996), l’Accord général sur le mouvement transfrontalier des déchets dangereux (26/10/1996) et la Convention relative aux zones humides d’importance internationale RAMSAR (30/11/1997).

3 Dans le cas des deux Régions Autonomes de la Côte Atlantique, les Conseils et Gouvernements Régionaux.

4 Un CDM, présidé par le Maire, se compose alors de délégués ministériels municipaux, de représentants d'organisations de la coopération internationale et d’ONG intervenant localement et d’organisations communautaires religieuses, professionnelles, associatives, etc.

5 Crée par décret présentiel et sans consultation préalable avec la population locale.

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