Introduction

1Depuis 2003, l’État brésilien a adopté une approche territoriale du développement dans le cadre de diverses politiques publiques, dans une volonté de décentraliser les actions gouvernementales, de donner un rôle de premier plan aux acteurs sociaux locaux dans la construction et la gouvernance des processus de développement, et de favoriser le dynamisme socioéconomique des territoires. Une des politiques pionnières dans l’approche territoriale était le Programme national de développement durable des territoires ruraux (PRONAT), également connu sous le nom de Programme des territoires ruraux d’dentité (P.T.R.I). L’objectif du Programme était « d’accélérer les processus locaux et sous-régionaux qui permettent de multiplier les opportunités de création de richesse de façon décentralisée et durable, en lien avec le réseau de soutien et de coopération solidaire » (Brésil, M.D.A., s.d.). À l’aide d’un ensemble d’institutions, les acteurs locaux sont encouragés à construire, à sélectionner, à développer et à mettre en œuvre le contrôle social sur des projets collectifs répondant aux demandes des territoires en matière de production, d’économie, de culture, d’environnement, mais aussi sociale. Placé sous la responsabilité du Secrétariat au développement territorial (S.D.T.) — rattaché au ministère du Développement agraire (M.D.A.) — le PRONAT a démarré ses activités en 2004 sur 65 territoires ruraux, pour en toucher aujourd’hui 239, répartis dans les cinq grandes régions brésiliennes.

2Partant des expériences et des opportunités ouvertes par le PRONAT, le Programme territoires de la citoyenneté (P.T.C.) a été créé en 2008. S’appuyant sur les mêmes découpages territoriaux et les mêmes institutions mises en place par le PRONAT et organisés sur 120 des 239 territoires ruraux, le P.T.C. a pour objectifs l’élimination de la pauvreté et la création d’emplois et de revenus en milieu rural. Porté par la Casa Civil1, coordonné par le M.D.A. et rassemblant les actions de divers ministères et secrétariats dans un montage plus complexe que le PRONAT, le Programme s’attache à assurer l’universalisation des programmes essentiels de citoyenneté et la promotion de l’inclusion dans les systèmes de production des populations défavorisées de ces territoires. Dans cette conception, le territoire devient un espace privilégié de concentration et de synergie des politiques publiques, visant à transformer les conditions socioéconomiques existantes.

3Comme le soulignent Leite et al. (2010), on peut, dans les deux programmes, identifier au moins trois dimensions de l’usage de l’approche territoriale, qui sont : la territorialisation des politiques publiques, la territorialisation de la gouvernance et la territorialisation du développement. D’après ces auteurs, la territorialisation des politiques publiques se traduit par le ciblage des actions de l’État sur des territoires définis à partir du zonage d’un problème donné ou des particularités de certains secteurs. Dans cette dimension, même si l'on tient compte des particularités locales, le centre stratégique de décision se situe hors du territoire, à des niveaux administratifs plus larges (l’État fédéré et l’État national). En revanche, la dimension de la territorialisation de la gouvernance s’efforce d’utiliser la notion de territoire comme un locus spatial et socioéconomique privilégié pour mettre en œuvre des processus de décentralisation des décisions et des activités gouvernementales, et de la relation entre État et société au niveau local. Fruit de revendications pour plus de participation depuis l’époque de la redémocratisation du pays au milieu des années 1980, cette perspective met en valeur la création d’espaces publics (collèges territoriaux) et l’autorité qui leur est conférée pour penser, planifier et agir sur les réalités locales. Enfin, pour la territorialisation du développement, l’axe central de l’analyse est la question du développement, désormais envisagée du point de vue territorial. Ici le territoire est l’unité spatiale d’intervention de l’État et de la société civile au sein de laquelle on souhaite bâtir ou dynamiser une institution publique capable de créer ou de faire naître des opportunités favorables au déclenchement de processus économiques, sociaux et politiques collectivement jugés comme étant adaptés au développement durable du territoire (Leite et al., 2010). À des degrés divers, ces trois dimensions sont présentes au sein du PRONAT et du P.T.C. et guident le montage et la mise en œuvre des politiques publiques.

4Après plus d’une décennie d’expérimentations de politiques territoriales, il est opportun de mener une réflexion autour des divers enjeux qui ont traversé la mise en œuvre de cette approche dans le pays. Prenant en compte les diverses phases d’une politique publique, telles que présentées par Jones (1970)2, ce chapitre s’attachera à la formulation des politiques territoriales et la façon dont celles-ci se sont traduites dans les réalités sociales tout au long de leur mise en œuvre. Pour cette réflexion, nous nous efforcerons à mettre en perspective les idées à l’origine des politiques territoriales, les différents intérêts impliqués, et les institutions qui se sont montrées réticentes aux innovations de cette approche et à leur concrétisation. Nous partirons de l’hypothèse selon laquelle le manque de convergence entre idées, intérêts et institutions (à divers niveaux de la gouvernance publique) a engendré les écarts constatés entre les attentes initiales à l’égard de la perspective territoriale (conception) et les résultats de sa mise en œuvre, en termes de territorialisation des politiques publiques, de la gouvernance et du développement.

5Pour répondre à l’objectif et à l’hypothèse énoncés ci-dessus, nous nous appuierons sur l’approche analytique des politiques publiques dite « des trois i » (Palier et Surel, 2005), qui prend en compte les idées, les intérêts et les institutions en jeu. En résumé, analyser les politiques publiques à partir des idées signifie s’intéresser aux croyances, aux conceptions et aux représentations sociales des acteurs dans la construction de leur rapport au monde et aux problèmes sociaux, et à la façon dont ces interprétations jouent sur la construction des politiques publiques (Muller, 2008). Croyances, savoirs partagés et interprétations du monde constituent le socle cognitif qui permet d’appréhender les problèmes sociaux et politiques et d’imaginer leurs solutions (Muller, 2008 ; Fouilleux, 2011 ; Sabatier et Jenkins-Smith, 1999, 1993 ; Hall, 1993). Dans notre cas, il s’agit de décrypter les différentes interprétations qui ont contribué à construire l’idée du développement territorial, ainsi que la démarche empruntée par les différents acteurs impliqués dans le processus.

6Analyser les politiques publiques à partir des intérêts signifie identifier les acteurs sociaux concernés, les logiques de l’action collective, les calculs et les stratégies bâties par les acteurs en fonction des coûts et des retombées escomptées d’une action, ainsi que les conséquences des anticipations faites par les individus ou par les organisations impliquées dans l’action publique (Ostrom, 2005 ; Alston et al. 2005). Les intérêts influencent les stratégies et les formes de l’action collective. Cela ne veut pas dire que les acteurs agissent sur la base d’informations complètes et dans le seul but de maximiser leurs résultats, mais plutôt qu’il est important de comprendre les intérêts qui conduisent les groupes sociaux à agir et à s’impliquer dans les politiques territoriales et dans les stratégies que celles-ci mettent en œuvre pour avoir accès aux fonds publics.

7Enfin, une lecture des politiques publiques sous l’angle des institutions consiste à interroger l’influence des règles et des normes formelles ou informelles sur le comportement des acteurs publics et privés (Flexor, 2011 ; Pierson, 2003 ; Mahoney, 2001 ; Thelen, 1999). Les institutions contribuent à créer des positions et des intérêts, déterminent la façon dont les participants acquièrent ou abandonnent leurs positions, délimitent l’éventail d’actions permises ou interdites et indiquent les résultats escomptés. Ainsi, ce qui nous intéresse ici, c’est de connaître les possibilités institutionnelles ouvertes par les politiques territoriales, mais aussi la façon dont les institutions préexistantes ont pu freiner les innovations proposées par l’approche territoriale.

8Considérant que les trois « i » (idées, intérêts et institutions) définissent et influencent de manière concomitante les politiques publiques, le texte s’efforce de les réunir pour une analyse des politiques territoriales au Brésil. Comme l’indiquent Palier et Surel (2005), mobiliser, de façon articulée, les intérêts, les idées et les institutions permet de souligner la pluralité des dimensions d’analyse et la diversité de causes possibles dans l’étude de l’action publique. Nous nous emploierons ici à mettre en lumière l’influence prédominante, à certains moments, d’un élément ou évènement de la politique publique, sans pour autant négliger le poids des autres.

9Ces réflexions sont le fruit d’une série d’études menées par l’Observatoire des politiques publiques pour l’agriculture (OPPA). Réalisées à des périodes différentes, ces enquêtes ont exigé un travail de terrain sur neuf territoires ruraux/territoires de la citoyenneté, dans plusieurs régions brésiliennes : la Borborema (État de Paraíba), le nord-ouest Colonial (État du Rio Grande do Sul), la Basse-Amazone et le sud-est du Pará (État du Pará), le centre-ouest de Contestado (État de Santa Catarina), le Sertão occidental (État de Sergipe), la Serra Geral (État du Mato Grosso), Irecê (État de Bahia) et Raposa Serra do Sol et São Marcos (État de Roraima). Au moyen d’entretiens semi-structurés menés avec les principaux acteurs engagés dans la politique territoriale, au niveau fédéral et dans les territoires, les enquêtes abordaient la gestion sociale, la gouvernance, l’articulation entre acteurs et politiques publiques, la décentralisation des politiques publiques, les résultats des politiques et la promotion du développement dans les territoires.

10Ce chapitre est organisé en quatre sections. La première décrypte les conceptions à l’origine de l’approche territoriale dans les politiques brésiliennes et la manière dont ces dernières ont délimité les territoires. La seconde section analyse quelques institutions de la politique territoriale, la participation de divers acteurs dans ces espaces et les intérêts qui les amènent à interagir. La troisième section met en évidence certaines permanences institutionnelles (ou « dépendances de sentier ») qui ont limité la mise en œuvre des politiques territoriales. Nous conclurons par de brèves considérations, en reprenant l’hypothèse qui sous-tend la réflexion.

L’idée de développement territorial et son expression dans la délimitation des territoires

11L’émergence des politiques de développement territorial est le résultat de la confluence de plusieurs processus ou « flux » (Kingdon, 1984), dont l’élection de Luiz Inacio Lula da Silva à la Présidence de la République a permis le rapprochement. Les flux de problèmes et de solutions, pour reprendre les termes de Kingdon, ont apporté des idées, des pratiques et des apprentissages de provenances diverses sur la problématique du développement territorial. Le changement politique (le flux politique) a ouvert la porte à la participation de « nouveaux » acteurs, idées, intérêts et institutions dans la construction des politiques publiques, qui se sont mobilisés pour « concrétiser » l’approche territoriale dans le cadre de l’action publique brésilienne.

12Un des processus qui a contribué à l’adoption de l’approche territoriale nous renvoie aux évolutions politiques et conceptuelles survenues en Europe, au début des années 1990, et à leurs répercussions dans le débat académique du « vieux continent » et du Brésil lui-même (Delgado et al., 2013a ; 2013b ; Medeiros et Dias, 2011 ; Favareto, 2006 ; Abramovay, 2003). La réforme de la Politique agricole commune (PAC) en 1992, avec la création du ii^e Pilier (la politique de développement rural) et de l’Initiative Communautaire Leader (Liaison entre Actions de Développement de l’Économie Rurale), a jeté les bases d’une nouvelle conception du développement rural, basée sur l’approche territoriale, intégrée et participative. À la même époque, l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) intensifiait le débat en revoyant la classification rural/urbain en Europe et en créant une base territoriale commune à partir de critères tels que la densité démographique et les dynamiques territoriales rurales-urbaines. Depuis lors, les régions sont classées en essentiellement urbaines, intermédiaires, et essentiellement rurales. Ce classement questionnait les taux d’urbanisation et, dans le même temps, alimentait le débat autour du développement basé sur des caractéristiques territoriales. Ces évolutions ont connu des prolongements dans le monde académique européen, en aiguillant les discussions et les études vers des questions comme la multifonctionnalité de l’agriculture et le développement territorial.

13Au Brésil, cette thématique a pris de l’importance à la fin des années 1990. Ricardo Abramovay et José Eli da Veiga sont considérés comme les pionniers de cette réflexion, par leur remise en cause de la dichotomie rural-urbain et des taux d’urbanisation. Ils ont également affirmé la nécessité de penser le développement du point de vue de l’interaction ville-campagne, de la dimension spatiale de l’économie et des ressources locales d’un territoire (Abramovay, 2003 ; 1998 ; Veiga, 2002a ; 2002b).

14Il faut préciser que ces auteurs entretenaient à l’époque des liens étroits avec les mouvements syndicaux de l’agriculture familiale — qui ont également rallié le camp des partisans de l’approche territoriale — et l’un d’entre eux a occupé le poste des exécutif du Conseil national du développement rural durable (C.N.D.R.S.)3 en 2001-2002, quand la conception de politiques territoriales a commencé à gagner du terrain dans les négociations politiques. Ici prend toute son importance la circulation des acteurs entre différents espaces (l’académique et le politique) de production et de discussion d’idées et de « référentiels » de politique publique, en favorisant leur institutionnalisation.

15En parallèle au débat académique, des organisations non-gouvernementales, des mouvements sociaux et autres organisations de la société civile ont réclamé la décentralisation des actions de l’État et la participation sociale, et à exiger des projets de développement et des démarches intercommunales et intersectorielles, dans un souci de valorisation des potentiels régionaux similaires de l’agriculture familiale. Certaines expériences et pratiques de ces mêmes organisations — comme le « Projet alternatif de développement rural durable (P.A.D.R.S.) » de la Confédération nationale des travailleurs de l’agriculture (CONTAG), le Projet « Umbuzeiro », coordonné par l’ONG Association d’orientation des coopératives du Nordeste (ASSOCENE), les actions intercommunales de syndicats ruraux du Nordeste, par le biais des pôles syndicaux, l’initiative du Projet Dom Helder Camara et l’articulation dans le semi-aride brésilien (ASA) — fournissaient déjà des éléments et des apprentissages susceptibles d’alimenter l’idée de construction d’une politique nationale de développement territorial (Bonnal et Maluf, 2009).

16Notons que, avec l’élection de Luiz Inacio Lula da Silva, un représentant syndical lié à la CONTAG a intégré l’équipe de transition du nouveau gouvernement et a assuré le poste de Secrétaire du développement territorial, favorisant ainsi la circulation des idées et des apprentissages capitalisés par ces expériences, leur appropriation au sein du gouvernement fédéral et leur mise en œuvre dans des politiques nationales. On remarquera également que, avant l’élection de Lula, ce représentant du mouvement syndical était déjà membre du C.N.D.R.S. où, comme on l’a évoqué plus haut, la construction de politiques territoriales s’installait dans les débats.

17À côté de ces processus, un ensemble d’études et de bilans menés par des universitaires, mais aussi par les mouvements sociaux eux-mêmes, commençaient à signaler et à critiquer les contraintes du PRONAF (Programme national de renforcement de l’agriculture familiale) concernant notamment le volet Infrastructure et Services municipaux, créé en 19964. Parmi ces contraintes on soulignera : les fragilités de nombreux conseils de développement rural au niveau des communes et des États, chargés de la coordination de ce volet, en particulier la prédominance des exécutifs municipaux en termes de représentation et de pouvoir de décision (la « municipalisation » des conseils) ; l’exiguïté du niveau municipal pour le développement rural, si l’on considère que les moyens financiers servaient généralement à répondre aux besoins individuels de chaque municipalité, en l’absence de stratégie de développement pour dynamiser les diverses ressources présentes sur le secteur/la région/le territoire ; et la prédominance d’actions essentiellement agricoles, généralement axées sur les besoins économiques et productifs de l’agriculture de la commune (Schneider et Cassol, 2013 ; Abramovay, 2003 ; Cazella, Mattei et Delgado, 2002 ; Abramovay et Veiga, 1999). Ces constats ont permis de lancer une reformulation du PRONAF Infrastructures et Services qui s’est d’abord concrétisée par la Résolution nº. 27/2001 du C.N.D.R.S. définissant l’emploi de « 5 à 15 % du montant du quota de chaque État fédéré dans le soutien à des projets de développement rural et de renforcement de l’agriculture familiale, présentés par des organisations intercommunales régulièrement constituées dans l’État concerné » (Brésil, C.N.D.R.S., 2001).

18Ces divers « flux » de problèmes et de solutions, comme le changement politique intervenu en 2002 (élection du Président Lula) et la participation de nouveaux responsables publics au niveau fédéral, ont ouvert une « fenêtre d’opportunités » à l’institutionnalisation de l’idée de développement territorial et à son expression dans des politiques publiques. La reformulation du PRONAF Infrastructure et Services donne naissance au PRONAT, porté par le S.D.T., avec des conceptions qui mettent l’accent sur la territorialisation des politiques publiques, de la gouvernance et du développement, même s’il maintient des caractéristiques importantes du programme précédent. Pour le S.D.T. — corroborant l’influence des idées présentées plus haut — l’approche territoriale trouve sa justification dans quatre constats majeurs :

a) le rural ne se résume pas à l’agricole, et il faut faire le lien entre activités agricoles et non agricoles et entre le rural et l’urbain ; b) l’échelle municipale est trop restreinte pour la planification, la gouvernance et l’organisation d’efforts visant à favoriser le développement, et l’échelle de l’état fédéré est excessivement étendue ; c) il faut décentraliser les politiques publiques ; et d) le territoire est l’unité qui dimensionne le mieux les liens de proximité entre les individus, les groupes sociaux et les institutions, qui sont la base des initiatives en faveur du développement. (Delgado et Leite, 2011, p. 91).

19Conceptuellement, le S.D.T. envisage le territoire comme un « espace physique, géographiquement défini, généralement continu, comprenant des villes et des campagnes, caractérisé par des critères multidimensionnels, tels que l’environnement, l’économie, la société, la culture, la politique et les institutions, et une population, avec des groupes sociaux relativement distincts, qui établissent des relations en interne et en externe au moyen de processus spécifiques, où on peut distinguer un ou plusieurs éléments qui indiquent l’identité et la cohésion sociale, culturelle et territoriale » (Brésil, M.D.A., 2003). Du point de vue méthodologique, un territoire devait répondre aux critères suivants : i) un ensemble de communes avec une moyenne maximum de cinquante mille habitants ; ii) des communes affichant une densité démographique inférieure à 80 habitants/km² ; iii) une concentration du public prioritaire du M.D.A. (paysans en exploitation familiale, paysans installés sur une parcelle par la réforme agraire, quilombolas descendants d’esclaves évadés etc.), pour qui la demande sociale est plus intense ; et, iv) régions bénéficiaires de programmes d’infrastructure du M.D.A. et dont l’Indice de Développement Humain est faible, avec une priorité accordée aux communes ayant les conditions de développement les plus défavorisées (Echeverri, 2009). La délimitation ou le découpage initial des territoires s’efforçait, en principe, de rassembler des communes ayant des caractéristiques similaires en termes socioéconomiques, de production, d’environnement et de culture, conférant une certaine identité aux acteurs sociaux et permettant la construction de projets pour l’ensemble du territoire.

20Toutefois, au-delà de ces critères, la délimitation territoriale tenait souvent compte des intérêts et des découpages spatiaux préétablis par certaines organisations sociales, résultant d’intenses négociations politiques, qui sont venues corroborer ou fragiliser l’identité territoriale « projetée » par les acteurs et/ou la politique gouvernementale. Sur le territoire centre-ouest Contestado, par exemple, la délimitation initiale prenait en compte le découpage établi par l’Association des communes du Haut-Irani, qui correspondait déjà à un Syndicat national de sécurité alimentaire et de développement local. Mais, afin de satisfaire des intérêts liés à l’accès aux ressources publiques et aux revendications de certaines organisations sociales, plusieurs acteurs ont fait pression sur l’exécutif de l’État fédéré qui a demandé au M.D.A. d’y inclure d’autres communes (Tecchio, 2012). Les enjeux de gouvernance et de territorialisation du développement ont alors pris plus d’importance, conséquence de l’augmentation du nombre de communes et des différences d’identité. Le territoire est alors devenu bien plus une unité de planification administrative qu’un espace ayant une identité homogène.

21La création du P.T.C. n’a fait qu’attiser les intérêts à l’égard des fonds publics — car faire partie d’un Territoire de la citoyenneté conférait un traitement spécial par certaines politiques, les municipalités faisant alors pression pour y être rattachées — et plusieurs territoires ont vu leurs frontières s’agrandir avec l’adjonction de nouvelles communes affichant, assez souvent, des caractéristiques socioéconomiques, politiques et culturelles distinctes du groupe de départ. Au-delà de l’intensification de la concurrence à l’égard de l’argent et des projets politiques entre communes et groupes sociaux — déjà âpre auparavant — l’inclusion de nouvelles municipalités (dont beaucoup méconnaissaient complètement les institutions et le concept même du développement territorial) a tendu à « affaiblir », d’une certaine manière, la cohésion sociale et l’identité territoriale antérieures, ainsi que la gouvernance, venant ajouter des difficultés supplémentaires à la réalisation d’alliances pour la définition des priorités et des projets territoriaux. Dans le territoire du Sertão occidental, par exemple, où deux groupes de communes aux profils socioéconomiques différents avaient été réunis dans un même territoire de citoyenneté, lors des débats sur les plans territoriaux, les acteurs locaux ont eu bien du mal à rendre compatibles les diverses sollicitations issues de chacun de ces groupes (Lopes, Delgado et Grisa, 2013). En pareil cas, les possibilités de territorialisation du développement s’en trouvent fortement amoindries.

Les institutions dans la politique territoriale, les acteurs et leurs intérêts

22Parmi les institutions créées par les politiques, le Collège de développement territorial (CODETER) constitue le principal espace de discussion, de délibération et de gouvernance. Il s’agit d’un espace public qui, bien que suivant les orientations d’institutions nationales, confère un rôle plus affirmé aux acteurs locaux, dans un souci d’élargissement du champ de la politique, car il s’efforce de redéfinir les rapports entre État et société. Dans ce cadre et comme l’affirme un document gouvernemental, le S.D.T. recommandait que les instances collégiales respectent trois principes : parité, pluralité et représentativité (Brésil, M.D.A., 2006).

23Quant au premier principe, la recommandation était que le Collège ait une composition paritaire équilibrant représentants de la société civile et gouvernementaux. Selon le S.D.T., « il faut rechercher l’équilibre entre ces deux forces en comprenant que, dans cette perspective, l’une ne remplace pas l’autre. Le critère de la parité est envisagé comme équilibre de forces et de possibilités et pas simplement comme égalité numérique » (Brésil, M.D.A., 2010, p. 15). Toutefois, jusqu’à la création du P.T.C. (quand a été réaffirmée l’importance de la parité), la composition aux 2/3 des membres venant de la société civile et 1/3 de représentants de l’exécutif a prévalu, comme stratégie et attitude préventive des organisations de la société civile pour que le collège ne devienne pas « un bras du gouvernement », comme cela était souvent le cas avec les Conseils communaux de développement rural (CMDRs), créés dans le cadre du PRONAF Infrastructures et Services (Delgado et Leite, 2011).

24L’analyse des cas étudiés par l’équipe de recherche montre une participation plus active et assidue de la société civile que des acteurs gouvernementaux. En général, cette disparité d’implication s’explique, d’un côté, par l’enthousiasme avec lequel les représentants de la société civile, ceux du secteur de l’agriculture familiale en particulier, ont accueilli les possibilités de discussion et de proposition de politiques et de projets à partir de leurs particularités et ce à une échelle plus large et plus complexe que l’échelle municipale. La décentralisation, la participation et la territorialisation de la gouvernance faisaient naître de nouvelles espérances au sein de la société civile. D’un autre côté, cette différence s’explique aussi par la réticence voire l’opposition de certaines municipalités et C.M.D.R. à la politique territoriale, dans la mesure où elles « perdaient de leur pouvoir » avec la disparition du PRONAF Infrastructures et Services (Delgado et Leite, 2011).

25Cependant, les études montrent dès 2008, un intérêt accru des municipalités à l’égard du P.T.C., bien qu’à des degrés divers d’intensité par rapport au collège territorial. S’agissant d’un programme fédéral doté d’un poids politique plus important, parce que directement rattaché à la Casa Civil de la Présidence, et affichant des moyens financiers expressifs provenant de plusieurs ministères, le P.T.C. se montrait très alléchant pour les responsables municipaux qui pensaient ainsi avoir accès à plus de fonds ou d’actions des politiques publiques pour leurs communes, que ce soit par le biais des institutions territoriales, ou par le biais de leurs relations politiques. Même si une grande partie de ces attentes ont été frustrées, car les investissements étaient déjà fléchés par chaque ministère, sans intervention expressive du collège et des mairies, on a pu observer que, quand elles faisaient partie d’un P.T.C., les communes recevaient une espèce de « label P.T.C. », attrayant pour les agences et les banques gouvernementales qui, avant cela, ne s’intéressaient pas à elles, et facilitaient l’accès aux fonds et aux politiques publiques, moins par le programme directement que grâce à son prestige politique. En effet, dès sa création, il avait été considéré comme le plus important programme du pays dans la lutte contre la pauvreté rurale. Ainsi, au-delà des responsables municipaux, on a pu noter une augmentation de la participation des acteurs rattachés aux divers niveaux de gouvernement, tels que des représentants de l’entreprise brésilienne de recherche agricole (EMBRAPA), du service brésilien d’appui des micros et petites entreprises (SEBRAE), des universités, des agences de vulgarisation agricole (ATER), des banques, des secrétariats des exécutifs des États fédérés, etc. Certains responsables municipaux estiment que l’accès facilité par le « label P.T.C. » à ces organismes et à ces acteurs représente le principal apport du programme vis-à-vis des territoires. De fait, il a permis d’ouvrir de nouvelles opportunités de projets, d’actions et de moyens financiers, au-delà même de la politique territoriale. Dans le territoire Sertão Occidental, par exemple, les témoignages rapportent qu’à partir du P.T.C. les banques se sont montrées plus sensibles aux demandes des petits exploitants familiaux (Lopes, Delgado et Grisa, 2013).

26En revanche, on n’a vu aucun représentant du secteur privé siéger à quelque CODETER que ce soit, malgré qu’ils y aient été invités. Cela se doit en grande partie au fait que la politique territoriale a poursuivi, à l’échelle intercommunale, le modèle d’intervention du PRONAF Infrastructures et Services et sa vision étroite et isolée du « rural », qui tendait à laisser de côté les interactions rural-urbain et privilégiait dans les CMDR la présence d’acteurs gouvernementaux et de l’agriculture familiale (Delgado et Leite, 2015). Enfin, la relative fragilité politique, voire même financière, de la politique fait que, dans la plupart des territoires, les représentants du privé ne voient aucun intérêt à participer à l’organisme territorial (Bonnal, Delgado et Cazella, 2011).

27Il s’agit d’une limitation fondamentale dans les territoires car, comme le remarque Offe (2001), l’expérience historique montre que les projets de développement qui se veulent démocratiques et pérennes doivent associer les trois secteurs de la société — l’État, le privé et la société civile. Ce n’est pas si simple, car chaque combinaison possible va dépendre de la politique et du rapport de forces entre les acteurs dans les territoires, ce qui revient à dire que l’intensité des conflits entre eux peut bloquer toute possibilité de construction d’une composition durable et de la territorialisation du développement. Sur le territoire sud-Est du Pará, par exemple, le pouvoir et l’intervention de grandes sociétés, comme Vale, sur la définition de l’avenir de la région affaiblit considérablement la capacité d’intervention de l’organisme territorial existant et la conception de projets territoriaux, dont les actions peuvent souvent être annulées ou minimisées par le secteur privé. Dans des cas comme celui-ci, on peut dire que la territorialisation est moins engendrée par l’intervention gouvernementale que par les dynamiques économiques et sociales des grandes entreprises.

28Quant au principe de la pluralité, le S.D.T. préconisait une composition du collège « représentative, diverse et plurielle des acteurs sociaux liés à la promotion du développement rural des territoires ». Selon ce principe, la pluralité des conceptions et de la représentation des intérêts « serait une des manières de renforcer les mécanismes de gestion sociale, et permettrait d’apporter au collège des conceptions ou des visions différentes (complémentaires ou divergentes) pour que soient négociés des ententes et des accords sur les voies du développement du territoire » (Brésil, M.D.A., 2006, p. 30).

29Cependant, dans tous les territoires étudiés on a pu observer au sein des collèges une prédominance des acteurs liés au monde rural, en particulier du milieu agricole, mieux organisé et plus puissant. C’est là un signe que la création du territoire n’a pas permis de mettre en place un espace où la multidimensionalité et l’intersectorialité — annoncées par la littérature comme caractéristiques du développement territorial — puissent constituer des éléments majeurs de la gestion sociale (Echeverri, 2009 ; Bacelar 2009). La création du P.T.C. a donné lieu à quelques tentatives d’améliorer la situation, mais la faible capacité d’intervention des acteurs du CODETER sur la configuration locale du Programme a inhibé la participation des différents acteurs et groupes sociaux5. Le manque d’intersectorialité a renforcé une vision étroite de la ruralité et du développement territorial, dominante dans les collèges, et c’est également une barrière supplémentaire à l’influence de problématiques comme la santé, les services, l’éducation, l’environnement, etc., sur les actions et les projets de développement proposés. Par ailleurs, la prédominance au sein du collège d’acteurs sociaux plus organisés et influents peut conduire à ne pas favoriser la lutte contre la pauvreté rurale et reproduire les conditions de vulnérabilité sociale déjà présentes sur le territoire, dans la mesure où les projets et les actions approuvés ne vont pas, en général, s’adresser aux groupes les plus vulnérables étant mis en œuvre au profit des groupes sociaux détenant le plus grand pouvoir de décision.

30Les membres de la société civile au sein du CODETER sont pour l’essentiel des représentants d’organisations syndicales et de mouvements sociaux, d’ONG, de coopératives et d’associations rurales, en grande partie représentatives de l’agriculture familiale. Les paysans installés par la réforme agraire sont aussi présents la plupart du temps, mais la réforme agraire n’est pas un thème aussi constant dans les discussions et les actions du collège. Certains segments spécifiques de l’agriculture familiale, comme les femmes et les jeunes n’y ont pas une présence expressive, même s’ils obtiennent plus de visibilité dernièrement. La faible représentation des peuples et des communautés traditionnelles, comme les quilombolas, les communautés noires, indiennes (sauf sur les territoires Raposa Serra do Sol et São Marcos) interpelle également. On sait par ailleurs que, dans plusieurs territoires, le P.T.C. semble avoir favorisé, sous l’égide de ses organes (Commissions thématiques, parité etc.) la participation et la prise en compte des femmes et des jeunes agriculteurs, des communautés noires et quilombolas à rechercher plus de visibilité et de participation, sans toutefois modifier fondamentalement leur relative marginalité au sein des collèges.

31Ce sont en général les secrétaires municipaux à l’agriculture qui siègent pour les pouvoirs publics, ainsi que les représentants des organismes d’assistance technique et de formation continue rurale et d’autres organisations/agences/sociétés/banques relevant du niveau des états ou de la fédération, comme les universités, EMBRAPA, le SEBRAE, l’INCRA (en général peu présents) et les secrétariats des états fédérés, la représentation publique s’étant accrue et diversifiée avec la création du P.T.C.

32Sur le principe de la représentativité, le S.D.T. recommandait que les représentants des diverses entités aux instances collégiales soient désignés par leurs organisations respectives et que ces nominations soient formellement inscrites au procès-verbal de la réunion au cours de laquelle chaque nomination était décidée (Brésil, S.D.T., 2006). On notera que chaque collège jouit d’une entière autonomie pour définir sa composition en termes de nombre de participants, d’organisations d’origine et de secteurs d’intervention, dans le respect des principes énoncés plus haut.

33Le règlement interne du collège est un outil pour délimiter la représentativité propre à chaque catégorie. En définissant la composition du collège, le règlement influera sur la promotion de la multisectorialité, de l’intersectorialité et sur la participation de segments en situations de vulnérabilité. Des modifications dans les règlements des territoires Sertão occidental et sud-est du Pará, par exemple, ont permis d’assurer la participation des femmes, des jeunes et de représentants des secteurs de la santé et de l’éducation, avec droit de parole et de vote, augmentant ainsi les possibilités d’approbation de projets les intéressant. Ceci étant dit, tous les territoires ne se sont pas dotés d’un règlement interne. Même s’il s’agit d’un texte normatif « assurant » la présence de certains acteurs au sein des collèges, sans intervenir sur la « qualité » de leur participation, son absence peut avoir des effets négatifs sur la prise en compte de l’intersectorialité, sur les démarches de territorialisation de la gouvernance (et sa qualité) et sur la capacité des acteurs à contribuer à la construction de projets effectivement territoriaux.

Les reproductions institutionnelles dans la politique territoriale

34La politique territoriale a représenté d’importantes innovations dans les politiques de développement rural au Brésil. Mais sa mise en œuvre s’est montrée prisonnière ou, en d’autres termes, elle a révélé une dépendance à l’égard du modèle d’intervention du Programme PRONAF Infrastructures et Services, qu’elle voulait dépasser. Quatre types de considérations peuvent illustrer ce point de vue.

• 1) Malgré l’existence d’un débat plus large autour du rural (associé à l’urbain et au territoire) et malgré la diversité des groupes sociaux dans la plupart des territoires, le monde rural représenté au sein des collèges est restreint, presque dissocié de l’urbain et reste identifié à un segment du secteur agricole, en général les exploitants familiaux. En ce sens, les projets territoriaux affichent, pour la plupart, un caractère productiviste et sont proposés par les représentants des exploitants familiaux (Delgado et Grisa, 2013 ; Grisa, 2013 ; Tecchio, 2012). Ce sont des projets relativement « traditionnels », plutôt axés sur les aspects de la production et de la commercialisation, qui laissent peu de place aux jeunes, aux femmes, aux quilombolas, aux indiens, aux populations traditionnelles et aux paysans installés par la réforme agraire. Ils n’abordent guère les questions comme la gestion des ressources et l’environnement durable, l’innovation technique et institutionnelle, ainsi que l’accès à la terre. La dimension socioculturelle et éducative constitue une exception significative à la prédominance des projets tournés vers la production. On constate que la question de l’éducation rurale est apparue avec force dans les collèges territoriaux, souvent grâce à l’influence des universités locales (Delgado et Grisa, 2013 ; Grisa, 2013).
• 2) Dans la mesure où la plupart des projets territoriaux privilégient la dimension agricole du rural, tout en négligeant les liens entre le rural et l’urbain, le PRONAT reproduit, dans la pratique, le caractère sectorialisé du PRONAF Infrastructures et Services. Si l’on ne repense pas la conception de ruralité dominante dans les politiques de l’État brésilien, il sera certainement difficile d’exercer l’intersectorialité dans la politique territoriale, c’est-à-dire de valoriser les potentialités de l’économie, de la société et de l’environnement dans leur ensemble pour impulser le développement rural qui, de cette façon, ne sera plus envisagé comme cet espace à part où il n’est guère que les activités agricoles traditionnelles qui puissent être valorisées.
• 3) La permanence du modèle du PRONAF Infrastructures et Services a également permis de reproduire dans la gouvernance et dans les institutions du PRONAT la prédominance de deux types d’acteur sur le territoire : les représentants de la société civile locale, notamment des exploitants familiaux les plus organisés, et les représentants des trois niveaux de gouvernement (municipal, des états et fédéral). La non-prise en compte explicite du privé et des populations « invisibles » tend à fragiliser la territorialisation de la gouvernance et du développement. Des idées, des intérêts et des projets antagonistes peuvent être mis en œuvre parallèlement sur le territoire (dans et hors des institutions territoriales), mais l’emportent ceux qui disposent de plus de moyens financiers ou de puissance politique, la territorialisation se retrouvant ainsi détournée par la force incontournable (que les instances créées sont incapables de maîtriser) de certaines dynamiques économiques et financières entrepreneuriales (grandes sociétés minières, agroalimentaires, etc.) ;
• 4) Le fait que les collèges territoriaux ne soient pas constitués en personnes morales impose certains défis en termes de mise en œuvre et gestion des projets territoriaux, et surtout de territorialisation des politiques publiques (Caniello, Piraux et Bastos, 2013 ; Medeiros et Dias, 2011). Les flux de fonds publics pour les territoires restent régis par les normes régulant les transferts de l’Union aux exécutifs municipaux et aux organisations privées. Ainsi, d’après Medeiros et Dias (2011, p. 205), « Pour les collèges ne possédant ni attributions ni compétences légales en ce sens, le processus de gestion des projets se limite au suivi des procédures mises en œuvre par les exécutifs municipaux et les organisations privées (en ce qui concerne les fonds de fonctionnement) ». En l’absence de cadre légal, les fonds d’investissement destinés aux projets territoriaux doivent être reversés aux mairies ou aux agences de l’état fédéré. Cela limite les possibilités de gestion sociale des territoires, car les communes ont souvent des difficultés de gestion ou préfèrent « municipaliser » les projets territoriaux, et de leur côté, les exécutifs des états, lorsqu’ils sont dirigés par des partis d’opposition au gouvernement fédéral, tendent à entraver la mise en œuvre de la politique territoriale. Ainsi, même approuvés, de nombreux projets ne sont pas exécutés à cause de problèmes de ce type (mais pas seulement) (Delgado et Grisa, 2013).

Considérations finales

• Après plus de dix ans de politique des territoires ruraux, beaucoup de résultats positifs ont pu être atteints grâce à cette démarche qui voulait s’attaquer à la complexité du développement rural, dans un pays caractérisé par une forte diversité et hétérogénéité socioéconomique et environnementale, une prédominance d’une culture politique autoritaire, devant faire face à bien d’autres défis tout au long de sa trajectoire. Parmi ces résultats, on notera :
• 1) La période 2004 - 2009 a connu une forte ébullition avec la création et la mise en place des institutions dans les territoires, surtout chez les acteurs de la société civile. Les collèges territoriaux représentaient des espaces publics plus complexes que les conseils municipaux de développement rural (CMDR), dans la mesure où ils favorisaient une grande mobilisation autour de l’idée de formulation et de contrôle des politiques de développement rural à une échelle plus large que la commune (avec moins de risque de devenir « municipalisables »), et en tant que résultat de l’engagement conjoint (bien que conflictuel, tendu, inégal et à reconstruire en permanence) d’acteurs de l’État et de la société civile locale. Allant plus loin encore dans la démocratisation de l’État brésilien et des politiques publiques, ces expériences ont constitué un véritable apprentissage, bien que souvent inégal, autant pour la société civile que pour les agences étatiques, en termes de formation au leadership social ; pour la formulation et la mise en œuvre de plans et de projets de développement rural ; pour la construction d’alliances ; pour la relation institutionnelle entre représentants des différents niveaux de gouvernement (municipal, des états et fédéral) et des communautés et des mouvements sociaux locaux, en somme, pour la pratique de la gouvernance territoriale.
• 2) L’expérience de la politique du S.D.T./M.D.A. a été essentielle pour diffuser l’approche territoriale, au moins en milieu rural, et pour l’effort de dépassement des limites de la commune comme unité de planification et de mise en œuvre de politiques de développement rural (Favareto et Seifer, 2011). L’idée de territoire s’est imposée comme unité intermédiaire adéquate pour concevoir et mettre en œuvre des politiques décentralisées et comme échelle la mieux adaptée à l’articulation entre politiques publiques, à tel point que le CONDRAF, dans sa proposition de Politique de Développement du Brésil Rural lancée en 2011, fait de l’approche territoriale son axe central. De fait, l’idée de territoire renvoie aussi à l’impératif du dépassement du caractère éclaté et sectoriel qui a été la marque historique des politiques qui assimilent le rural à l’agricole. Par ailleurs, l’expérience territoriale a également stimulé la réflexion analytique et politique sur la réaffirmation de l’importance du « rural » pour la reconnaissance et la consolidation des politiques organisées autour de la diversité comme caractéristique centrale du traitement contemporain du rural qui, en mettant l’accent sur la présence de différents groupes sociaux, communautés et peuples, affirme trois attributs fondamentaux et indissociables du rural comme espace simultané (i) de production, d’activités économiques diversifiées et intersectorielles, et de fourniture de biens publics, (ii) de reproduction de différents modes de vie et (iii) de rapport à la nature.

35Pourtant, et malgré les avancées réelles et rhétoriques, l’expérience des politiques territoriales n’est pas parvenue à avancer sur tous les fronts ou sur les fenêtres d’opportunité qu’elle avait pu ouvrir. Plusieurs interprétations et attentes initiales autour de la territorialisation des politiques publiques, de la gouvernance et du développement sont restées lettre morte. L’absence de convergence entre les idées, les intérêts et les institutions a contribué à certaines des limitations décrites ci-dessus. Au cours de cette trajectoire, les idées et les expectatives autour de l’approche territoriale, et présentes à l’origine de la politique territoriale, n’ont pas toujours correspondu à celles des acteurs et des groupes sociaux locaux, avec leurs intérêts et leurs institutions établies, lesquelles se sont montrées réticentes et ont parfois pu bloquer les innovations souhaitées. Dans certains territoires, des acteurs locaux ignoraient les éléments qui ont fait naître la politique territoriale au Brésil et, malgré ce, exigeaient d’y participer, surtout en vertu d’intérêts instrumentaux (l’accès aux financements publics). L’inclusion opportuniste dans le découpage territorial de plusieurs communes aux caractéristiques territoriales trop dissonantes et la faible participation de certaines municipalités et acteurs au sein des organismes territoriaux, ou seulement présents lors des débats sur l’allocation des fonds, illustrent le manque de convergence entre les différentes interprétations de l’approche territoriale et entre les idées et les intérêts. Dans d’autres situations, les innovations apportées par l’approche territoriale se sont heurtées à des entraves institutionnelles qui ont freiné la territorialisation de la gouvernance et du développement. En particulier, l’absence de cadre légal pour les territoires a renforcé la sujétion de la politique territoriale aux découpages municipaux traditionnels et au pouvoir des élus locaux. De la même manière et dans plusieurs cas, la reproduction de conceptions et de règles formelles et informelles du PRONAF Infrastructures et Services a continué à guider les interventions des acteurs, limitant l’institutionnalisation des idées de l’approche territoriale.

36En vertu de la taille du Brésil, de la diversité des situations sociales, économiques et culturelles qui y coexistent, et de l’ampleur de la politique publique elle-même (articulation de différents ministères et secrétariats et intervention dans 239 territoires), le manque de convergence entre idées, intérêts et institutions est sans doute inhérent à la politique territoriale (et à toutes les politiques publiques). En effet, divers auteurs qui mobilisent pour l’analyse des politiques, les approches cognitives, du choix rationnel et de l’institutionnalisme, soulignent que les idées et les intérêts différents (et souvent même contradictoires) doivent être négociés dans le cadre de la formulation d’une politique publique et que les nouvelles institutions sont contraintes par les institutions préexistantes. Toutefois, l’analyse réalisée dans ce texte a sans doute rendu plus complexe cette réflexion en réunissant idées, intérêts et institutions. Mais elle montre, corroborant d’autres perspectives, combien la mise en œuvre des politiques publiques tend à s’éloigner de leur conception et de leur formulation, ainsi que des attentes qu’elles ont pu faire naître.